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[1994] 3 C.F. 514

A-443-93

Jose Adan Equizabal (appelant)

c.

Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : Equizabal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.)

Cour d’appel, juges Heald, Stone et Décary, J.C.A.—Vancouver, 11 mai; Ottawa, 26 mai 1994.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugié au sens de la Convention — Crimes contre l’humanité — L’appelant a déserté de l’armée guatémaltèque après avoir participé à des actes de torture contre des civils — Applicabilité de l’arrêt Finta de la Cour suprême du Canada à la définition des crimes contre l’humanité et au moyen de défense de la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres — Conséquences de la désertion — Défaut de déserter le plus tôt possible.

L’appelant, citoyen du Guatemala, avait été enrôlé de force dans l’armée guatémaltèque où il apprit le maniement des armes et les techniques de torture. Il prit part à quatre opérations militaires visant à interroger et à torturer des paysans « afin de leur faire dire la vérité ». Au cours des deux premières opérations, il participa activement aux actes de torture. Lorsqu’il dit à son supérieur que ce qu’ils faisaient aux gens était un péché, il a été battu et forcé de boire un mélange qui l’a rendu malade. Il a pris part à deux autres opérations au cours desquelles sa compagnie a torturé et tué des civils. C’est alors qu’il a déserté et qu’il est parti pour le Canada où il revendiqua le statut de réfugié. La peine applicable à la désertion était un emprisonnement de 12 mois mais l’appelant connaissait des déserteurs qui avaient été repris et qui étaient disparu sans laisser de traces.

La section du statut a conclu que l’appelant n’a pas déserté le plus tôt possible et que sa présence et sa participation aux actes de torture valaient indiscutablement complicité dans la commission de crimes contre l’humanité. Elle en a décidé que le demandeur tombait sous le coup de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et était, de ce fait, exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention. Son recours en contrôle judiciaire a été rejeté mais le juge de première instance a certifié que l’affaire soulevait deux questions graves de portée générale : 1. La section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant tombait sous le coup de la clause d’exclusion, savoir la section F de l’article premier? 2. Dans l’affirmative, la section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant serait passible de sanctions de droit commun pour désertion et que, de ce fait, il n’était pas un réfugié au sens de la Convention?

Arrêt : il faut répondre par la négative à la première question et il n’est pas nécessaire de répondre à la seconde.

L’appelant ne saurait invoquer la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres. Dans l’arrêt R. c. Finta, la Cour suprême du Canada a posé pour règle que le moyen de défense fondé sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur du fait d’une contrainte se limite aux menaces « imminentes, réelles et inévitables » qui pèsent sur la vie du subalterne. La cause Finta est différente de l’affaire en instance, du fait que dans la première, il y avait poursuite au criminel soumise à la norme de la preuve sans l’ombre d’un doute raisonnable, alors que cet appel porte sur une décision rendue sous le régime de la Loi sur l’immigration, où la norme de preuve est définie par « des raisons sérieuses de penser » que l’appelant a commis l’un des crimes visés à la section F de l’article premier. La décision Finta s’applique cependant en l’espèce pour ce qui est de la définition des crimes contre l’humanité et du moyen de défense de la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres. À la lumière de la définition donnée par l’arrêt Finta, il est clair que l’appelant, qui a commis des actes de « cruauté barbare », était coupable de crimes contre l’humanité. Puisque les ordres en question étaient manifestement illégaux et qu’aucune « menace imminente, réelle et inévitable » ne pesait sur la vie de l’appelant, celui-ci ne pouvait invoquer l’obéissance aux ordres d’un supérieur. Qui plus est, il aurait pu déserter plus tôt qu’il ne l’a fait. Une fois, il avait deux jours de permission, mais au lieu d’en profiter pour déserter, il s’est promené dans la ville en compagnie de camarades pour « regarder les jeunes filles ».

LOIS ET RÈGLEMENTS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1F.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, ann. (édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433; (1993), 163 N.R. 197 (C.A.); R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; (1994), 165 N.R. 1 (pour ce qui est de la nature des crimes contre l’humanité et du moyen de défense de la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres).

DISTINCTION FAITE AVEC :

R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; (1994), 165 N.R. 1 (pour ce qui est de la norme de preuve).

DOCTRINE

Bakker, Jeanne L. « The Defense of Obedience to Superior Orders : The Mens Rea Requirement » (1989), 17 Am. J. Crim. L. 55.

Green, Leslie Claude. « Superior Orders and Command Responsibility » (1989), 27 Can. Y.B. Int’l L. 167.

APPEL interjeté par voie de certification des questions suivantes (92-A-7342, juge Joyal, ordonnance en date du 28/7/93, encore inédite) : 1. La section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant tombait sous le coup de la clause d’exclusion, savoir l’article 1F? 2. Dans l’affirmative, la section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant serait passible de sanctions de droit commun pour désertion et que, de ce fait, il n’était pas un réfugié au sens de la Convention? Répondu par la négative à la question no 1, il n’est donc pas nécessaire de répondre à la question no 2.

AVOCATS :

Larry A. Gold pour l’appelant.

Deirdre A. Rice pour l’intimé.

PROCUREURS :

Larry A. Gold, Vancouver, pour l’appelant.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Heald, J.C.A. : L’appelant, qui a 23 ans et est citoyen du Guatemala, est arrivé au Canada en 1991. La section du statut de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention et qu’au surplus, il tombait sous le coup de la section F de l’article premier de la Convention et, de ce fait, était exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention[1]. Sa conclusion spécifique en la matière était que l’appelant avait commis des crimes contre l’humanité en torturant des civils.

Le recours en contrôle judiciaire exercé par l’appelant contre cette décision a été rejeté par le juge Joyal [92-A-7342, ordonnance en date du 28-7-93, inédite], qui a cependant certifié que l’affaire présentait une question grave de portée générale, qu’il a formulée en ces termes :

[traduction]   1. La section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant tombait sous le coup de la clause d’exclusion, savoir l’article 1F?

2.   Dans l’affirmative, la section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant serait passible de sanctions de droit commun pour désertion et que, de ce fait, il n’était pas un réfugié au sens de la Convention?

Cet appel est fondé sur l’attestation ci-dessus.

LES FAITS DE LA CAUSE

L’appelant, qui est citoyen du Guatemala, n’a eu que six années de scolarité. Il travaillait avec son père dans l’exploitation agricole familiale près de la frontière du Salvador. Le 28 novembre 1990, il fut, en même temps qu’un ami, enrôlé de force dans l’armée guatémaltèque. Durant son entraînement militaire, on lui apprenait le maniement des armes et les techniques de torture. Il fut affecté à une compagnie de 60 hommes, qui reçut l’ordre de gagner la région de Guija et d’y rester quatre jours en février 1991. Les hommes eurent deux jours de permission puis se virent confier la tâche d’interroger et de torturer des paysans afin de « leur faire dire la vérité ». L’appelant redoute les conséquences de sa désertion. Selon son témoignage, il a déserté parce qu’il avait été forcé de commettre des atrocités contre des civils. Voici sa relation de quatre opérations militaires auxquelles il a participé :

a) Le premier incident eut lieu le 6 février 1991. L’appelant faisait partie d’un groupe de 15 soldats qui se rendit dans une ferme, où leur lieutenant interrogea une femme au sujet des guérilleros. Celle-ci ayant dit qu’elle ne savait rien à leur sujet, le lieutenant a ordonné à l’appelant et à deux autres soldats de la battre pour « lui faire dire la vérité ». L’appelant fait savoir que lui-même et deux autres soldats battirent la femme, ses deux enfants (âgés respectivement de 18 et de 20 ans) et son mari. Ils les ont aussi torturés en plongeant leur tête dans des récipients remplis d’eau et en piquant leurs doigts et leur langue avec des épines. Cet incident a duré trois heures.

b) Le deuxième incident eut lieu le 7 février 1991. Cette fois encore, l’appelant et deux autres soldats furent envoyés dans une ferme, où il y eut encore des coups et des actes de torture. L’appelant fait savoir qu’à cette occasion, il ne faisait pas tout ce qu’il avait fait la première fois, mais avoue avoir battu un jeune homme parce qu’il en avait reçu l’ordre. L’appelant a encore dit à la section du statut qu’avant ce deuxième incident, il avait décidé de ne plus jamais participer à ce genre d’activités.

c) L’appelant reçut l’ordre de prendre part à une troisième descente le 10 février 1991. Avant que celle-ci n’eût lieu, donc probablement vers le 9 février 1991, il dit au lieutenant que ce qu’ils faisaient aux gens était mauvais et était un péché. Le lieutenant lui a dit de se mêler de ses propres affaires et qu’« il devait le faire qu’il le veuille ou non ». L’appelant a répondu au lieutenant qu’il ne participerait pas à la troisième descente. C’est alors que celui-ci a dit à deux autres soldats qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient avec l’appelant, qui fut roué de coups de poing et de pied et forcé à boire un mélange d’eau, de sel et d’huile, ce qui l’a rendu malade.

Au cours de cette troisième descente, l’appelant reçut l’ordre de monter la garde pendant que les autres soldats torturaient les gens, dont il pouvait entendre les hurlements. L’officier commandant leur a ordonné de mettre le feu aux maisons de ces gens.

d) Au cours de la quatrième mission qui eut lieu le 10 mars 1991, l’appelant faisait partie d’un groupe de neuf soldats qui fit une descente dans une autre ferme. Lui-même et deux autres soldats étaient en train de fouiller la maison quand ils entendirent deux coups de feu. En sortant de la maison, il vit qu’une femme et son fils, qui avait 16 ans, avaient été abattus. Il sentit qu’il ne pouvait plus accepter ce qui se passait. Il était convaincu qu’il serait tué s’il désobéissait aux ordres, c’est pourquoi, profitant d’une permission de courte durée, lui-même et un autre soldat ont déserté le 16 mars 1991. Ils se rendirent à pied jusqu’à la capitale puis regagnèrent leur village natal. Ils passèrent quelques jours au Salvador, retournant chez eux la nuit. Le 7 mai 1991, l’ami de l’appelant fut abattu chez lui par les militaires. Le 8 mai 1991, l’appelant s’enfuit au Salvador. Il arriva à la frontière canadienne le 8 juin 1991, date à laquelle il revendiqua le statut de réfugié.

Au cours de son entraînement militaire, on lui avait appris que la peine prévue pour la désertion était un emprisonnement de 12 mois. Il connaît cependant le cas de trois autres déserteurs qui ont été repris et qui ont disparu sans laisser de traces. Il craint d’être tué par l’armée pour avoir déserté, et aussi parce qu’il avait des informations sur les actes de torture commis par son lieutenant sur certains individus et qu’il pourrait rapporter aux parents des victimes.

LA DÉCISION DE LA SECTION DU STATUT

Après un examen minutieux du témoignage de l’appelant, la section du statut en a tiré les conclusions suivantes. (Dossier d’appel, à la page 12) :

[traduction] À mon avis, le demandeur n’a pas déserté le plus tôt possible. Il témoigne qu’après la première mission au cours de laquelle des gens avaient été torturés, il a décidé de ne plus participer à ce genre d’activités. Pourtant, malgré cette résolution, il a pris part à trois autres incidents. Il avait eu deux permissions mais n’en a pas profité pour s’enfuir. Son explication, savoir qu’il songeait à déserter mais ne connaissait pas la région, n’est pas digne de foi. Je n’ajoute pas foi à son assertion qu’il n’avait pu déserter plus tôt.

À la page 14 :

[traduction] … le demandeur n’a cherché à déserter qu’après avoir pris part à quatre missions, au cours desquelles des actes de torture ont été commis soit par lui-même soit par ses camarades au su du demandeur. Il a décrit dans son témoignage l’entraînement qu’il avait reçu en techniques de torture. Il savait après la première mission de torture du 6 février 1991 qu’il ne voulait plus participer aux missions de ce genre. Pourtant il n’a déserté que le 16 mars 1991. Je dois conclure de ce long intervalle que le demandeur a continué à participer aux atrocités commises contre des civils bien qu’il eût un autre choix.

Je veux bien croire que le demandeur n’avait pas d’autre choix la première fois où il reçut l’ordre de torturer des civils. Je ne comprends pas qu’il l’eût fait de nouveau le lendemain et qu’il eût accompagné ses camarades pour lesquels il a monté la garde deux fois encore, sans même chercher à s’échapper.

Et aux pages 14 et 15 :

[traduction] Le demandeur a reçu un entraînement en techniques de torture et a sciemment participé aux tortures infligées à des civils. Il n’était pas un simple spectateur; il participait sciemment aux actes de torture. Sa présence et sa participation à divers incidents valent indiscutablement complicité.

Par ces motifs, la section du statut conclut que le demandeur tombe sous le coup de la section F de l’article premier de la Convention et est, de ce fait, exclu de la définition de réfugié au sens de la Convention.

ANALYSE

L’appelant conclut à une double erreur de la part de la section du statut : en premier lieu, celle-ci a commis une erreur en l’excluant de la définition de réfugié au sens de la Convention par application de la section F de l’article premier de l’annexe de la Loi sur l’immigration; en second lieu, elle a commis une erreur pour ne pas avoir conclu que la désertion étant punissable par une peine d’emprisonnement, il y avait là persécution et non pas poursuite de droit commun.

La clause d’exclusion (section F de l’article premier)

L’avocat de l’appelant ouvre sa plaidoirie par un aperçu général de la situation au Guatemala à l’époque. S’appuyant sur des preuves documentaires, il souligne que pendant toute cette période, le Guatemala était un pays dans lequel [traduction] « la violence elle-même est devenue le principal mode d’expression politique » et où « la violence généralisée et les violations généralisées des droits de la personne, auxquelles sont soumis ceux qui s’opposent ou qui sont soupçonnés de s’opposer au régime, sont à l’origine de la terreur omniprésente qui règne au Guatemala »[2]. Les témoins de ces crimes sont l’un des nombreux groupes formant la cible des violations, physiques et psychologiques, des droits de la personne.

Il en vient ensuite aux faits de la cause. L’appelant a été enrôlé de force dans l’armée en novembre 1990. Il a été témoin des crimes commis par le lieutenant qui commandait sa compagnie. C’était un paysan de 20 ans avec six années de scolarité, au moment des incidents évoqués supra. Il connaissait d’autres soldats qui « se sont enfuis de l’armée ». Trois de ces déserteurs ont été repris et ont disparu depuis[3].

L’avocat de l’appelant soutient qu’il s’agit bien d’un cas où l’appelant est fondé à invoquer l’excuse de l’obéissance aux ordres, et que les faits de la cause « s’accordent parfaitement » avec ceux de la cause Finta[4]. Il cite le témoignage de l’appelant[5] selon lequel celui-ci voulait déserter mais n’en avait pas l’occasion, de même que son témoignage, supra au sujet des trois déserteurs qui ont été repris et qui ont disparu sans laisser de traces. Il cite cette conclusion tirée par le juge Cory dans Finta, supra, à la page 837 :

Le moyen de défense fondé sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur du fait d’une contrainte se limite aux menaces [traduction] « imminentes, réelles et inévitables » qui pèsent sur la vie du subalterne … la difficulté réside dans la détermination du moment où les menaces deviennent si imminentes, réelles et inévitables qu’elles se transforment en contrainte qui rend le subalterne incapable de former un état d’esprit coupable.

L’avocat de l’appelant cite encore les pages 837 et 838 où le juge Cory, évoquant l’article de J. L. Bakker intitulé « The Defense of Obedience to Superior Orders : The Mens Rea Requirement » (1989), 17 Am. J. Crim. L. 55, a fait l’observation suivante :

D’après Bakker, ce n’est que lorsque la vie du soldat est menacée de façon imminente, réelle et inévitable que le moyen de défense fondé sur la contrainte peut être invoqué à titre de défense au meurtre d’innocentes personnes. La crainte d’une « peine sévère » ou d’une rétrogradation ne serait pas suffisante. Elle dit, à la p. 74 :

[traduction] La question de savoir si le subalterne est fondé à croire qu’une menace réelle, imminente et inévitable pèse sur sa vie devrait être résolue en fonction de la situation dans laquelle se trouve le subalterne qui a reçu l’ordre illégal. De nombreux facteurs peuvent être considérés, notamment l’âge, l’éducation, l’intelligence, les conditions générales dans lesquelles les subalternes se trouvent, le temps passé en service, la nature des hostilités, le genre d’ennemi auquel ils font face et les méthodes de guerre de ce dernier.

Les facteurs qui affectent directement l’état d’esprit de l’auteur de l’infraction à qui s’offre une liberté morale sont notamment la nature de la peine prévue pour la désobéissance à des ordres, la peine probable pour la désobéissance, les croyances raisonnables du subalterne type relativement à la peine, la connaissance du subalterne quant à la nature de la peine, et toutes les solutions qui s’offrent à lui pour éviter qu’elle lui soit infligée.

L’élément de la liberté morale a été, je crois, ajouté au moyen de défense fondé sur l’obéissance aux ordres d’un supérieur dans les cas où, bien qu’il puisse être facilement établi que les ordres étaient manifestement illégaux et que le subalterne était conscient de leur illégalité, l’accusé n’avait néanmoins d’autre choix en raison de circonstances comme la contrainte, que d’obéir aux ordres. Dans un tel cas, l’accusé n’aurait pas l’intention coupable requise.

J’ajouterais ceci aux commentaires des auteurs. Plus on descend dans la hiérarchie, plus le sentiment de contrainte de celui qui reçoit l’ordre sera grand et moins il sera vraisemblable que l’individu ait vraiment une liberté morale. Il faut se rappeler que le concept global de l’organisation militaire est dans une certaine mesure coercitif. Il faut obéir aux ordres. La question de la liberté morale sera beaucoup plus rarement soulevée dans le cas du simple soldat accusé d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité que dans le cas d’un général ou autre haut gradé.

La cause Finta, supra, est différente de l’affaire en instance, du fait que dans la première, il y avait poursuite au criminel [sous le régime du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46] soumise à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable, alors que le présent appel porte sur une décision rendue sous le régime de la Loi sur l’immigration, où la norme de preuve est définie par « des raisons sérieuses de penser que » l’appelant a commis l’un des crimes visés à la section F de l’article premier, supra. L’arrêt Finta s’applique cependant aux questions soulevées en l’espèce puisque, en premier lieu, l’appel en instance requiert une analyse de la nature des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et qu’en second lieu, le principal moyen de défense proposé par l’appelant pour justifier ses agissements est la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres de ses supérieurs. Ces deux questions ont fait l’objet d’une longue analyse dans Finta.

« Crime de guerre » ou « crime contre l’humanité »

En ce qui concerne la nature des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, le juge Cory s’est prononcé en ces termes dans Finta, aux pages 817 et 818 :

Le juge du procès … a expliqué au jury que les infractions de droit interne d’enlèvement, de séquestration et de vol qualifié pourraient revêtir la nature du crime contre l’humanité notamment si les actes pouvaient être qualifiés d’inhumains.

À mon avis, il s’agit là d’une qualification appropriée qui souligne que, le vol qualifié par exemple, sans l’élément additionnel de cruauté barbare, n’est pas un crime contre l’humanité. On ne saurait en effet présumer que celui qui a dépossédé des civils de leurs biens de valeur au cours de la guerre a de ce fait commis un crime contre l’humanité. Déclarer quelqu’un coupable d’une infraction alors qu’il n’a pas été établi hors de tout doute raisonnable qu’il connaissait l’existence de conditions donnant à ses actions cette autre dimension requise de cruauté et de barbarisme viole les principes de justice fondamentale. Le degré de turpitude morale qui se greffe aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre doit excéder celui des infractions de droit interne d’homicide involontaire coupable ou de vol qualifié. L’accusé doit donc être conscient des conditions qui rendent ses actes plus blâmables que l’infraction de droit interne. [Non souligné dans le texte.]

Sur cette base, il est clair qu’un crime contre l’humanité n’est pas une simple infraction à la loi interne, mais une infraction à laquelle s’ajoute « l’élément additionnel de cruauté barbare ». Il ressort du propre témoignage non réfuté de l’appelant que celui-ci était coupable de « cruauté barbare ». Je veux parler du premier incident, survenu le 6 février 1991, et du deuxième incident, survenu le 7 février 1991, au cours desquels l’appelant, de son propre aveu, a battu et torturé des civils sans défense. La jurisprudence de cette Cour ne laisse aucun doute que quand quelqu’un a personnellement commis des actes matériels qui constituent un crime contre l’humanité, ce quelqu’un en assume la responsabilité[6]. En l’espèce, il n’y a aucun doute que l’appelant, de son propre aveu, a commis des crimes contre l’humanité au sens de la section F de l’article premier, supra.

Le moyen de défense de la contrainte tenant à l’obéissance aux ordres des supérieurs

En appliquant les critères définis par l’arrêt Finta, il convient d’examiner en premier lieu si les ordres en question sont « manifestement illégaux ». Un ordre manifestement illégal « doit être de nature à offenser la conscience de toute personne raisonnable et sensée. Il doit être clairement et manifestement répréhensible »[7]. À cet égard, le juge Cory souscrit à ce passage de Green « Superior Orders and Command Responsibility » ((1989), 27 Can. Y.B. Int’l L. 167, à la page 169, note 8) :

[traduction] Le signe déterminant d’un ordre « manifestement illégal » doit flotter au-dessus de l’ordre donné comme un drapeau noir en guise de mise en garde disant : « interdit ». La question importante en l’espèce n’est pas l’illégalité formelle, dissimulée ou à demi dissimulée, ni l’illégalité qui se détecte par les seuls experts juridiques, mais une violation manifeste et frappante de la loi, une illégalité certaine et évidente qui découle de l’ordre lui-même, de la nature criminelle de ce dernier ou des actes qui doivent être commis de ce fait, une illégalité qui transperce et trouble le cœur, si l’œil n’est pas aveugle ni le cœur fermé ou corrompu. Il s’agit là du degré d’illégalité « manifeste » requis pour annuler le devoir d’obéissance du soldat et rendre ce dernier criminellement responsable de ses actes[8].

Je n’ai aucun mal à conclure des faits de la cause que les ordres étaient manifestement illégaux en l’espèce. Je pense en particulier à l’incident du 6 février 1991, où l’appelant et deux autres soldats battirent et torturèrent quatre personnes pendant quelque trois heures. De même, l’incident du 7 février 1991 était aussi manifestement illégal puisque, à cette occasion, l’appelant a sauvagement battu un jeune homme. Il est indiscutable que le fait de torturer quelqu’un pour « lui faire dire la vérité » est manifestement illégal, quelle que soit la norme invoquée. Il est indubitable que pareil acte comporte le degré de turpitude nécessaire pour constituer un crime contre l’humanité.

Ce qu’il convient d’examiner ensuite à la lumière des critères définis par l’arrêt Finta, c’est la question de savoir si « une menace imminente, réelle et inévitable » pesait sur la vie de l’appelant. Une « punition sévère » ou la rétrogradation ne suffirait pas. Le témoignage de l’appelant, tel qu’il est résumé supra, donne deux raisons pour lesquelles il pensait que l’armée le tuerait s’il revenait dans son pays, bien qu’il sache que la désertion n’est punissable que de 12 mois de prison[9] : en premier lieu, parce qu’il connaissait trois autres déserteurs qui avaient été repris et qui depuis ont disparu sans laisser de traces; et en second lieu, parce que son lieutenant le tuerait puisqu’il connaissait les parents des personnes que ce lieutenant avait personnellement torturées.

Pour ce qui est de la première raison, la section du statut l’a rejetée, en y voyant une simple conjecture que ne vient corroborer aucune preuve digne de foi[10]. À mon avis, la section du statut est fondée à tirer pareille conclusion au vu du dossier. Il n’y a aucune preuve à l’appui de l’assertion de l’appelant que les trois déserteurs repris ont « disparu ». Je conviens que cette dernière assertion n’est que conjecture de la part de l’appelant.

En ce qui concerne la seconde raison, elle n’est fondée non plus sur aucune preuve ressortant du dossier. D’après le dossier, l’appelant a informé son lieutenant avant la troisième sortie, probablement le 9 février 1991, qu’il ne participerait plus à ces actes de torture. En conséquence, il ne participait plus aux tortures ni aux fusillades lors des troisième et quatrième incidents. Il n’était plus jamais forcé à torturer qui que ce fût. Lors de ces deux dernières descentes, il était seulement chargé de monter la garde. Dans ces conditions, on est obligé de conclure que les ordres concernant ces troisième et quatrième incidents venaient de son lieutenant. Puisque selon toute évidence, l’appelant s’est acquitté de ces tâches sans que ses supérieurs eussent à s’en plaindre, il m’est impossible de conclure qu’une « menace imminente, réelle et inévitable pesait sur sa vie » lorsqu’il déserta le 16 mars 1991.

En outre, je partage les doutes de la section du statut quant à l’assertion faite par l’appelant, savoir qu’il n’avait pu déserter plus tôt. Parlant des quatre journées qu’il passait au début de février 1991 dans la région de Guija, il a fait savoir qu’à cette occasion, lui et ses camarades avaient « une permission de deux jours pour visiter la ville »[11]. Voici ce qu’on peut lire à la page 29 de la transcription :

[traduction]   Q. …. quels étaient vos sentiments lorsqu’on vous apprenait à faire ce genre de choses, ou lorsque l’armée vous disait que c’était là ce qu’elle voulait vous faire faire?

R.   Eh bien … ça ne me disait rien de faire ce genre de choses aux gens. C’est pourquoi avant que nous n’allions à Guija, je voulais déjà déserter. Mais je n’en avais pas l’occasion, c’est pourquoi je ne l’ai pas fait plus tôt.

Selon ce témoignage, l’appelant a formé en janvier 1991 l’intention de déserter avant d’être envoyé à Guija. Il se trouve cependant qu’après son arrivée dans la région, il avait deux jours de permission au cours desquels lui-même et certains de ses camarades « se promenaient » dans la ville pour « regarder les jeunes filles »[12]. Je pense que ces visites à Guija étaient une occasion parfaite pour déserter s’il avait voulu le faire. En conséquence, la décision de la section du statut concluant au manque de crédibilité de l’appelant sur ce point est amplement justifiée par les preuves.

CONCLUSION

Par ces motifs, j’ai conclu en premier lieu que l’appelant avait commis un « crime contre l’humanité » au sens de la section Fa) de l’article premier, de l’annexe de la Loi sur l’immigration. J’ai aussi conclu que le moyen de défense de l’obéissance aux ordres d’un supérieur n’était pas fondé à la lumière des faits de la cause.

En conséquence, il faut rejeter l’appel et répondre par la négative à cette question posée par le juge Joyal dans son ordonnance du 28 juin 1993 : « 1. La section du statut a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que l’appelant tombait sous le coup de la clause d’exclusion, savoir la section F de l’article premier 1F »?

Puisque la réponse à la première question est négative, il n’est pas nécessaire de répondre à la seconde question.

Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.

Le juge Décary, J.C.A. : Je souscris aux motifs ci-dessus.



[1] L’article 1F de l’annexe de la Loi sur l’immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2, ann. (édictée par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 34)], tiré de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], porte :

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

[2] D.A., à la p. 63.

[3] D.A., à la p. 39.

[4] R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701.

[5] D.A., à la p. 29.

[6] Voir Sivakumar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).

[7] Voir Finta, supra, à la p. 834.

[8] Voir Finta, supra, à la p. 835.

[9] D.A., à la p. 55.

[10] D.A., à la p. 13.

[11] D.A., aux p. 25 et 26.

[12] D.A., à la p. 50.

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