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A-749-00

2002 CAF 121

Air Canada (appelante)

c.

Le Commissaire de la concurrence et I.M.P. Group Ltd (CanJet Airlines) (intimés)

Répertorié: Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence) (C.A.)

Cour d'appel, juge en chef Richard, juges Evans et Malone, J.C.A.--Toronto, 4 février; Ottawa, 22 mars 2002.

Concurrence -- Le Tribunal de la concurrence a confirmé et prorogé une ordonnance provisoire rendue par le Commissaire de la concurrence en vertu de l'art. 104.1 de la Loi sur la concurrence -- L'ordonnance interdisait à Air Canada d'offrir des tarifs réduits sur certains trajets desservis par un concurrent -- Ce dernier offrait un nouveau service aérien à bas prix au Canada -- Il s'est plaint auprès du Bureau de la concurrence du fait qu'Air Canada avait réduit ses tarifs -- Le Commissaire était d'avis qu'Air Canada s'était livrée à des agissements anti-concurrentiels et que le concurrent, en l'absence d'une ordonnance provisoire, risquait d'être éliminé sur certains trajets -- Pour justifier sa compétence, le Tribunal s'est fondé sur l'art.  11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence (l'autorisant à statuer sur toute demande présentée en application de l'art. 104.1(7) et sur «toute question afférente») -- Le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a examiné la légalité de l'opinion du Commissaire selon laquelle les tarifs réduits d'Air Canada constituaient des agissements anti-concurrentiels -- L'art. 104.1(7) de la Loi sur la concurrence permet au Tribunal de confirmer une ordonnance provisoire si les conditions énoncées dans l'art. 104.1(1)b) existent -- Il mentionne expressément les éléments d'une ordonnance provisoire susceptibles de révision par le Tribunal et ne donne pas au Tribunal le pouvoir de réviser d'autres éléments de l'ordonnance -- L'art. 11 de la LTC énonce les questions sur lesquelles peut statuer un membre siégeant seul -- Il ne confère pas de pouvoirs que le Tribunal normalement constitué n'aurait pas -- La compétence permettant d'examiner les ordonnances d'interdiction provisoires est limitée par l'art. 104.1(7) à la question des dommages.

Pratique -- Caractère théorique -- Appel contre une décision du Tribunal de la concurrence confirmant et prorogeant une ordonnance provisoire rendue par le Commissaire de la concurrence en vertu de l'art. 104.1 de la Loi sur la concurrence -- Question théorique puisque l'ordonnance frappée d'appel a pris fin il y a plus d'un an -- Néanmoins, la Cour doit entendre l'appel -- L'expiration de l'ordonnance provisoire n'a pas mis fin à la relation conflictuelle entre les parties à l'appel -- Les questions soulevées dans le présent appel se poseront vraisemblablement dans des litiges ultérieurs entre Air Canada et le Commissaire -- L'appel présente un intérêt public suffisant pour justifier son audition, même s'il est théorique -- Il soulève d'importantes questions au sujet du rôle que joue le Tribunal lorsqu'il examine la façon dont le Commissaire exerce ses pouvoirs.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- Le Tribunal de la concurrence a confirmé et prorogé une ordonnance provisoire rendue par le Commissaire de la concurrence interdisant à Air Canada d'offrir certains tarifs sur certains trajets au motif qu'Air Canada s'est livrée à des agissements anti-concurrentiels, susceptibles d'éliminer un concurrent -- Air Canada peut, en vertu de l'art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, présenter à la Section de première instance une demande de contrôle d'une ordonnance provisoire si elle estime que le Commissaire abuse des pouvoirs que lui a conférés le législateur -- Sous réserve des motifs limités pour lesquels le Tribunal peut réviser une ordonnance rendue en vertu de l'art. 104.1(7), la clause privative étanche figurant à l'art. 104.1(11) vise à interdire le contrôle judiciaire d'autres aspects d'une ordonnance -- Les dispositions de cette nature sont présumées ne pas empêcher les tribunaux de statuer sur la légalité de l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi -- Rien dans le libellé de l'art. 104.1(11) qui n'empêche cette présomption d'entrer en jeu.

Il s'agit d'un appel interjeté contre une décision du Tribunal de la concurrence qui a confirmé et prorogé une ordonnance provisoire que le Commissaire de la concurrence avait rendue en vertu de l'article 104.1 de la Loi sur la concurrence. Le sous-alinéa 104.1(1)b)(ii) permet au Commissaire de rendre une ordonnance provisoire interdisant des agissements anti-concurrentiels s'il estime qu'en cas de non-prononcé de l'ordonnance, un compétiteur subira une perte importante de revenu. En vertu du paragraphe 104.1(7), le Tribunal peut confirmer l'ordonnance provisoire s'il est convaincu que les situations visées à l'alinéa 104.1(1)b) existaient. Sous réserve du paragraphe 104.1(7), le paragraphe 104.1(11) interdit tout examen judiciaire des ordonnances provisoires. L'ordonnance interdisait à Air Canada d'offrir des tarifs réduits sur certains trajets desservis par un concurrent, CanJet Airlines. En avril 2000, l'intimée I.M.P. Group Ltd. a annoncé le lancement de CanJet Airlines, qui offrait un nouveau service aérien à bas prix au Canada. Le 1er septembre 2000, Air Canada a répondu à l'entrée de CanJet dans le marché en annonçant des tarifs réduits sur certains trajets concurrents, dont les tarifs L14EASTS offerts sur trois trajets partant de Halifax (Nouvelle-Écosse) et deux trajets partant de Windsor (Ontario). Quelques jours plus tard, CanJet s'est plainte auprès du Bureau de la concurrence du fait qu'Air Canada avait réduit ses tarifs. Le 12 octobre 2000, le Commissaire a rendu une ordonnance provisoire de 20 jours interdisant à Air Canada d'offrir des tarifs L14EASTS «ou des tarifs semblables» pour les cinq trajets partant de Halifax et de Windsor où CanJet lui faisait concurrence. Le Commissaire était d'avis qu'Air Canada s'était livrée à des agissements qui pourraient être anti-concurrentiels et que CanJet, en l'absence d'une ordonnance provisoire, risquait d'être éliminée à titre de concurrent sur certains trajets ou de souffrir d'autres dommages auxquels le Tribunal ne pourrait remédier adéquatement. Le Tribunal a confirmé et modifié l'ordonnance du Commissaire en la prorogeant jusqu'au 31 décembre 2000 et en éliminant de celle-ci les mots «des tarifs semblables» en raison de leur imprécision. Le Tribunal a conclu qu'en matière de révision visée par le paragraphe 104.1(7), il n'était pas limité à l'examen de la question du dommage parce que le paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence l'autorisait à statuer sur toute demande présentée en application du paragraphe 104.1(7) et sur «toute question afférente». Selon le Tribunal, il disposait de suffisamment d'éléments de preuve pour lui permettre de conclure que, si aucune ordonnance n'était en vigueur au moment de l'audience, les réductions de tarifs d'Air Canada causeraient vraisemblablement des dommages à CanJet, à savoir une perte importante de revenu. Deux questions importantes ont été soulevées: 1) s'agissait-il d'un appel théorique? 2) le Tribunal de la concurrence a-t-il, en vertu du paragraphe 104.1(7), compétence pour examiner si le Commissaire a exercé convenablement le pouvoir, que lui confère le paragraphe 104.1(1), d'interdire l'accomplissement de «tout acte ou de [. . .] toute activité, qui, selon lui, pourrait constituer des agissements anti-concurrentiels».

Arrêt: l'appel est rejeté.

1) L'appel était théorique puisque l'ordonnance frappée d'appel a pris fin il y a plus d'un an. Il n'y a plus de litige actuel entre les parties au sujet de la validité de l'ordonnance d'interdiction provisoire rendue par le Commissaire contre Air Canada. Cependant, à la lumière des critères établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), l'appel doit être entendu pour trois motifs. Premièrement, l'expiration de l'ordonnance provisoire n'a pas mis fin à la relation conflictuelle entre les parties. Les questions soulevées en l'espèce se poseront vraisemblablement dans des litiges ultérieurs entre Air Canada et le Commissaire. Deuxièmement, la durée relativement courte des ordonnances d'interdiction provisoires faisait vraisemblablement en sorte qu'il était difficile pour Air Canada de plaider devant la Cour les questions soulevées dans le présent appel dont l'importance va au-delà des faits de l'espèce. Troisièmement, un appel est d'intérêt public suffisant pour justifier son audition même s'il est théorique. Le présent appel a soulevé d'importantes questions au sujet du rôle que joue le Tribunal lorsqu'il examine la façon dont le Commissaire exerce ses pouvoirs. La décision d'Air Canada d'exercer son droit de solliciter la détermination de la constitutionnalité des dispositions pertinentes n'était nullement inappropriée et ne doit pas empêcher la Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur le présent appel. Le pouvoir discrétionnaire qu'a la Cour de statuer sur une question malgré son caractère théorique lui permet également de circonscrire les questions qu'elle tranchera en appel à celles qui respectent les critères exposés dans l'arrêt Borowski.

2) La première question est de décider si le Tribunal avait compétence pour examiner l'opinion du Commissaire. Air Canada peut, en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, présenter à la Section de première instance une demande de contrôle d'une ordonnance provisoire, fondée sur un abus des pouvoirs que le législateur a conférés au Commissaire. Sous réserve des motifs limités pour lesquels le Tribunal peut réviser une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 104.1(7), la clause privative étanche figurant au paragraphe 104.1(11) vise à interdire le contrôle judiciaire d'autres aspects de la validité d'une ordonnance. Cependant, les dispositions de cette nature sont présumées ne pas empêcher les tribunaux de statuer sur la légalité de l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi. Rien dans le libellé du paragraphe 104.1(11) n'empêche cette présomption d'entrer en jeu. En mentionnant expressément les éléments d'une ordonnance provisoire susceptibles de révision par le Tribunal, à savoir les conditions énoncées dans l'alinéa 104.1(1)b), le paragraphe 104.1(7) empêche qu'on déduise que le Tribunal jouit d'un pouvoir général de révision des ordonnances provisoires que le Commissaire rend en vertu du paragraphe 104.1(1). Le Tribunal a déclaré que le législateur ne peut avoir voulu qu'Air Canada soit liée par une ordonnance rendue en l'absence de toute compétence. Cependant, cela ne tient pas compte de la façon dont les tribunaux interprètent traditionnellement les clauses limitatives, y compris les clauses aussi étanches que celle figurant au paragraphe 104.1(11), qui permet à une personne de solliciter auprès de la Cour une réparation contre un abus manifeste de pouvoir légal.

Le paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence énonce les questions sur lesquelles le président du Tribunal ou un autre juge membre du Tribunal peut statuer lorsqu'il siège seul. Il ne confère pas de pouvoirs que le Tribunal, normalement constitué, n'aurait pas. La réponse à la question de savoir si le Tribunal a cette compétence générale de révision, lorsqu'il siège en formation complète, repose sur l'interprétation du paragraphe 8(1) qui prévoit que, sur demande présentée en vertu de la partie VIII de la Loi sur la concurrence, le Tribunal peut statuer sur «toute question s'y rattachant». Le paragraphe 104.1(1) se situe dans la partie VIII. L'examen général par le Tribunal de la validité d'une ordonnance provisoire va au-delà des limites définies par le législateur. Peu importe que le Tribunal siège en formation complète ou suivant les dispositions du paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, le paragraphe 104.1(7) limite à la question des dommages sa compétence en matière d'examen des ordonnances d'interdiction provisoires. L'examen de la validité des ordonnances à la lumière d'autres motifs n'est pas une question afférente à une demande présentée en vertu du paragraphe 104.1(7). Les paragraphes 8(1) et 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence ne permettent pas de conclure que le législateur voulait en fait conférer au Tribunal la pleine compétence de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire. Il est fort improbable que le législateur ait voulu que les mots «toute question afférente» figurant au paragraphe 11(1), disposition qui ne porte pas uniquement sur les demandes présentées en vertu du paragraphe 104.1(7), rendent sans effet les limites précises que ce paragraphe impose expressément quant à la portée de la compétence qu'a le Tribunal pour réviser les ordonnances provisoires rendues en vertu du paragraphe 104.1(1). Le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a examiné la légalité de l'opinion du Commissaire selon laquelle les tarifs réduits d'Air Canada pouvaient constituer des agissements anti-concurrentiels.

lois et règlements

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 9(1) (mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 37), 10(1)a) (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 23; L.C. 1999, ch. 31, art. 45), 13 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24), 79 (mod., idem, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37), 104 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 37), 104.1 (édicté par L.C. 2000, ch. 15, art. 15).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 8(1) (mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 41), 11(1) (mod., idem, art. 43; 2000, ch. 15, art. 16).

Projet de loi C-23, Loi modifiant la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, 1re sess., 37e Lég., 2001, art. 13.1.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 341.

jurisprudence

décision appliquée: 

Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; (1989), 57 D.L.R. (4th) 231; [1989] 3 W.W.R. 97; 75 Sask. R. 82; 47 C.C.C. (3d) 1; 33 C.P.C. (2d) 105; 38 C.R.R. 232; 92 N.R. 110.

décision examinée: 

Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; (1992), 92 D.L.R. (4th) 609; 42 C.P.R. (3d) 353; 138 N.R. 321.

décision citée: 

Roberts c. Canada, [2000] 3 C.N.L.R. 303; (1999), 247 N.R. 350; 27 R.P.R. (3d) 157 (C.A.F.).

APPEL d'une décision du Tribunal de la concurrence ((2000), 10 C.P.R. (4th) 195) confirmant et prorogeant une ordonnance provisoire rendue par le Commissaire de la concurrence en vertu de l'art. 104.1 de la Loi sur la concurrence, qui interdisait à Air Canada d'offrir des tarifs réduits sur certains trajets desservis par un concurrent. Appel rejeté en raison de son caractère théorique; cependant, le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a examiné la légalité de la décision du Commissaire.

ont comparu:

Katherine L. Kay et Eliot N. Kolers pour l'appelante.

Donald J. Rennie, Melanie Aitken et Donna C. Blois pour l'intimé le Commissaire de la concurrence.

Personne n'a comparu pour l'intimée I.M.P. Group Ltd.

avocats inscrits au dossier: 

Stikeman Elliott, Toronto, pour l'appelante.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé le Commissaire de la concurrence.

Davies Ward Phillips & Vineberg LLP, Toronto, pour l'intimée I.M.P. Group Ltd.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A. INTRODUCTION

[1]Il s'agit d'un appel interjeté contre la décision du 7 décembre 2000 du Tribunal de la concurrence, qui a été publiée sous Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence) (2000), 10 C.P.R. (4th) 195. Dans cette décision, le Tribunal a confirmé et prorogé une ordonnance provisoire que le Commissaire de la concurrence avait rendue en vertu de l'article 104.1 [édicté par L.C. 2000, ch. 15, art. 15] de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19). L'ordonnance interdisait à Air Canada d'offrir des tarifs réduits sur certains trajets desservis par un concurrent, CanJet Airlines, un nouvel arrivant dans le marché national du transport aérien. Le Tribunal a modifié et prorogé l'ordonnance provisoire, qui a pris fin le 31 décembre 2000. CanJet a cessé ses activités.

[2]Le présent appel porte sur l'interprétation du pouvoir légal du Commissaire de rendre des ordonnances provisoires et sur le rôle du Tribunal lorsqu'il siège en révision de ces ordonnances. En particulier, Air Canada allègue que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne révisant pas selon la norme de la décision correcte l'opinion du Commissaire selon laquelle les tarifs réduits d'Air Canada «pourrai[en]t constituer des agissements anti-concurrentiels». Elle prétend également que le Tribunal a commis une erreur de droit en concluant que les faits dont il était saisi démontraient qu'en l'absence d'une ordonnance provisoire, CanJet [au paragraphe 87] «subirait vraisemblablement une baisse sensible de son revenu» en raison des tarifs réduits d'Air Canada. Celle-ci soutient donc que l'ordonnance du Tribunal doit être annulée puisqu'aucun fondement juridique n'appuie l'opinion du Commissaire selon laquelle la conduite d'Air Canada pourrait constituer des agissements anti-concurrentiels et la conclusion du Tribunal selon laquelle, en l'absence d'une ordonnance provisoire, CanJet subirait vraisemblablement une baisse sensible de son revenu.

[3]La toile de fond des présentes procédures est l'acquisition par Air Canada, lors de l'été 2000, de Canadian Airlines International Ltd., qui était sur le point de faire faillite. Plutôt que de permettre que cela se produise, le Commissaire a approuvé la fusion même si cela faisait en sorte qu'Air Canada domine le marché national du transport aérien. Le législateur a modifié la Loi sur la concurrence pour tenir compte de la nouvelle situation que constituait la position dominante d'Air Canada sur le marché. Ces modifications comportaient une disposition conférant au Commissaire le pouvoir de rendre une ordonnance d'interdiction provisoire contre un transporteur aérien national jusqu'à ce que l'enquête sur une allégation d'abus de position dominante soit terminée. En outre, un règlement prescrivant un code de conduite pour Air Canada a été adopté. Ce règlement devait être complété par des lignes directrices du Commissaire, lesquelles n'ont été adoptées en fait qu'en février 2001.

[4]L'ordonnance contestée en l'espèce est la première qu'a rendue le Commissaire en vertu de l'article 104.1.

B. LES FAITS

[5]Bien que des questions complexes de droit de la concurrence sous-tendent la procédure principale intentée contre Air Canada en raison des tarifs réduits de cette dernière, on peut énoncer assez rapidement les faits pertinents en l'espèce. En avril 2000, I.M.P. Group Ltd. a annoncé le lancement de CanJet Airlines, qui offrait un nouveau service aérien à bas prix au Canada. Celle-ci a reçu la permission de l'Office des transports du Canada d'accepter des réservations pour des vols commençant en septembre. Des billets ont été mis en vente à l'avance en juillet 2000 à des prix bien inférieurs aux tarifs en classe économique les plus bas qu'Air Canada offrait pour ces trajets. CanJet a par la suite réduit encore plus ses tarifs en réponse aux tarifs inférieurs offerts par Royal Airlines, un autre transporteur aérien à tarifs réduits.

[6]Le 1er septembre 2000, Air Canada a répondu à l'entrée de CanJet dans le marché en annonçant des tarifs réduits sur certains trajets concurrents; les tarifs dont découlent les présentes procédures sont les tarifs L14EASTS disponibles notamment sur trois trajets partant de Halifax (Nouvelle-Écosse) et deux trajets partant de Windsor (Ontario). Même si les tarifs offerts pour ces trajets étaient comparables à ceux que CanJet avait initialement annoncés, ils ne rivalisaient pas avec ceux que celle-ci a par la suite offerts en réponse aux tarifs de Royal.

[7]Le 7 septembre 2000, deux jours après avoir commencé ses vols, CanJet s'est plaint auprès du Bureau de la concurrence du fait qu'Air Canada avait réduit ses tarifs, et le Bureau a entrepris une enquête sur les tarifs L14EASTS. En réponse à une demande du Bureau, Air Canada a fourni des renseignements sur ses activités relativement aux trajets desservis par CanJet, notamment un rapport de rentabilité afférent à chacun de ces trajets.

[8]Le 27 septembre 2000, le Bureau a reçu une demande, fondée sur le paragraphe 9(1) [mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 37], de la part de six résidents du Canada, qui ont sollicité une enquête sur des présumées infractions commises par Air Canada, dont le fait que celle-ci se serait livrée à des agissements anti-concurrentiels qui réduisent la concurrence contrairement à l'article 79 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37]. Ensuite, le Bureau a transformé son enquête sur la plainte de CanJet au sujet des tarifs L14EASTS en enquête officielle fondée sur l'alinéa 10(1)a) [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 23; L.C. 1999, ch. 31, art. 45].

[9]Le 12 octobre 2000, le Commissaire a rendu une ordonnance provisoire de 20 jours interdisant à Air Canada d'offrir des tarifs L14EASTS «ou des tarifs semblables» pour les cinq trajets partant de Halifax et de Windsor où CanJet lui faisait concurrence. L'ordonnance déclarait que le [traduction] «Commissaire est d'avis qu'Air Canada s'est livré à des agissements qui pourraient être anti-concurrentiels, en réduisant ses tarifs pour cibler CanJet sur les trajets visés par l'interdiction». De plus, le Commissaire a estimé qu'en l'absence d'une ordonnance provisoire, «CanJet risque d'être éliminée à titre de concurrent sur certains trajets ou de souffrir d'autres dommages auxquels le Tribunal ne peut remédier adéquatement».

[10]Le 31 octobre 2000, le Commissaire a prorogé l'ordonnance pour une période de 30 jours mais, comme CanJet ne desservait plus les trajets en provenance de Windsor, il a limité l'ordonnance aux trois trajets partant de Halifax pour lesquels CanJet faisait toujours concurrence à Air Canada. Cette dernière a déposé auprès du Tribunal, le 1er novembre 2000, un avis de demande fondé sur le paragraphe 104.1(7) qui sollicitait la révision et l'annulation de l'ordonnance provisoire du Commissaire. Un juge du Tribunal siégeant seul a entendu la demande d'Air Canada les 16 et 17 novembre 2000, conformément au paragraphe 11(1) [mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 43; 2000, ch. 15, art. 16] de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19.

C. LA DÉCISION DU TRIBUNAL

[11]Dans sa décision du 24 novembre 2000, le Tribunal a confirmé et modifié l'ordonnance du Commissaire en la prorogeant jusqu'au 31 décembre 2000 et en éliminant de celle-ci les mots [traduction] «des tarifs semblables» en raison de leur imprécision. Le Tribunal a prononcé, le 7 décembre 2000, des motifs élaborés au soutien de sa décision, lesquels ont une longueur d'environ 90 pages.

[12]Le Tribunal a conclu en premier lieu qu'en matière de révision visée par le paragraphe 104.1(7), il n'était pas limité à l'examen de la question du dommage parce que le paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence l'autorise également à statuer sur les demandes présentées en application du paragraphe 104.1(7) et sur «toute question afférente» [soulignement ajouté]. Le Tribunal pouvait donc se prononcer sur les contestations de la validité d'une ordonnance provisoire fondée sur des motifs non liés à la question des dommages, question que le paragraphe 104.1(7) oblige expressément le Tribunal à trancher.

[13]En deuxième lieu, le Tribunal a conclu que, dans le cadre de son examen de la validité de l'ordonnance, il pouvait examiner les motifs fondant l'opinion du Commissaire à la lumière des documents dont celui-ci était saisi lorsqu'il a rendu l'ordonnance. Toutefois, compte tenu du stade préliminaire de l'enquête du Commissaire sur l'allégation d'agissements anti-concurrentiels, de la nature provisoire de l'ordonnance et de l'importance de maintenir le statu quo dans l'attente de la fin de l'enquête, le législateur n'a pas voulu que la révision soit une révision de novo de la validité de l'opinion du Commissaire. Dans son ordonnance, le Tribunal a affirmé avoir examiné l'opinion du Commissaire suivant la norme du caractère manifestement déraisonnable.

[14]Quant aux faits de l'affaire dont il était saisi, le Tribunal a conclu que, bien que le Commissaire ait contrevenu à la Loi en n'énonçant pas de motifs suffisants au soutien de l'ordonnance, il y avait assez d'éléments de preuve à l'appui de l'opinion du Commissaire selon laquelle la réduction par Air Canada de ses tarifs pouvait constituer des agissements anti-concurrentiels. De plus, lorsqu'il a formé l'opinion qu'Air Canada s'était livré à des agissements anti-concurrentiels, le Commissaire n'était pas tenu d'en arriver à une conclusion définitive sur ce qui constitue un «coût évitable», une question qui n'avait pas à ce moment-là été exposée dans des lignes directrices. Enfin, la loi n'obligeait pas le Commissaire à mentionner des agissements anti-concurrentiels dans l'ordonnance.

[15]En troisième lieu, abordant le sous-alinéa 104.1(1)b)(ii), le Tribunal a examiné de novo, et en profondeur, le dommage que subirait vraisemblablement CanJet si une ordonnance provisoire n'était pas accordée. Le Tribunal a tiré trois conclusions sur cette question: a) «vraisemblablement» est synonyme de probable, et le Commissaire ainsi qu'en bout de ligne, le Tribunal doivent être convaincus selon la probabilité la plus forte que des dommages seront causés si aucune ordonnance n'est rendue; b) le Tribunal peut confirmer l'ordonnance provisoire si un préjudice aurait vraisemblablement été causé au moment de l'ordonnance ou, si le Commissaire a relevé la charge de la preuve, au moment de la révision par le Tribunal; et c) même si la preuve dont disposait le Commissaire ne suffisait pas pour appuyer sa conclusion, au moment de l'ordonnance, selon laquelle CanJet aurait vraisemblablement subi des dommages, le Tribunal disposait de suffisamment d'éléments de preuve pour lui permettre de conclure que, si aucune ordonnance n'était en vigueur au moment de l'audience, les réductions de tarifs d'Air Canada causeraient vraisemblablement des dommages à CanJet, à savoir une perte importante de revenu.

D. LE CADRE LÉGISLATIF

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34

104.1 (1) Le commissaire peut rendre une ordonnance provisoire interdisant à une personne exploitant un service intérieur, au sens du paragraphe 55(1) de la Loi sur les transports au Canada, d'accomplir tout acte, ou de mener toute activité, qui, selon lui, pourrait constituer des agissements anti-concurrentiels ou lui enjoignant de prendre les mesures qu'il estime nécessaires pour ne pas nuire à la concurrence ou pour éviter de causer des dommages à une autre personne lorsque, à la fois:

a) il a commencé une enquête en vertu du paragraphe 10(1) en vue de déterminer si les agissements de la personne ont donné lieu à une situation visée à l'article 79;

b) il estime qu'en cas de non-prononcé de l'ordonnance:

(i) soit la concurrence subira vraisemblablement un préjudice auquel le Tribunal ne pourra adéquatement remédier,

(ii) soit un compétiteur sera vraisemblablement éliminé ou une personne subira vraisemblablement une réduction importante de sa part de marché, une perte importante de revenu ou des dommages auxquels le Tribunal ne pourra adéquatement remédier.

(2) Le commissaire peut rendre l'ordonnance sans préavis et sans donner au préalable à qui que ce soit la possibilité de présenter des observations.

(3) Le commissaire envoie un avis écrit de l'ordonnance et des motifs de celle-ci, dans les meilleurs délais après son prononcé, aux personnes qui en font l'objet et aux autres personnes directement touchées.

(4) Sous réserve des paragraphes (5) et (6), l'ordonnance demeure en vigueur pendant vingt jours.

(5) Le commissaire peut, à deux reprises, proroger l'ordonnance d'une période supplémentaire de trente jours et peut, en tout temps, annuler l'ordonnance. Dans les meilleurs délais, il avise par écrit de la prorogation ou de l'annulation les personnes qui ont été avisées au titre du paragraphe (3).

(6) En cas de présentation de la demande visée au paragraphe (7), l'ordonnance demeure en vigueur jusqu'à la date du prononcé de la décision du Tribunal.    

(7) Toute personne faisant l'objet de l'ordonnance peut en demander au Tribunal la modification ou l'annulation pendant la période prévue au paragraphe (4). Le Tribunal:

a) confirme l'ordonnance, avec, le cas échéant, les modifications qu'il estime indiquées en l'occurrence, pour une période maximale de soixante jours à compter du prononcé de sa décision, s'il est convaincu qu'une des situations visées à l'alinéa (1)b) s'est produite ou se produira vraisemblablement;

b) annule l'ordonnance s'il n'est pas convaincu qu'une des situations visées à l'alinéa (1)b) s'est produite ou se produira vraisemblablement.

[. . .]

(10) Dans le cadre de l'audition de la demande visée au paragraphe (7), le Tribunal accorde au demandeur, au commissaire et aux personnes directement touchées toute possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations sur l'ordonnance attaquée avant de rendre sa décision.

(11) Sous réserve du paragraphe (7):

a) l'ordonnance ne peut faire l'objet d'aucune contestation ou révision judiciaire;

b) l'action du commissaire--dans la mesure où elle s'exerce dans le cadre du présent article--ne peut être contestée, révisée, empêchée ou limitée, ni faire l'objet d'aucun recours judiciaire, notamment par voie d'injonction, de certiorari, de mandamus, de prohibition, de quo warranto ou de jugement déclaratoire.

[. . .]

(14) Lorsqu'une ordonnance provisoire a force d'application, le commissaire doit, avec toute la diligence possible, mener à terme l'enquête à l'égard des agissements qui font l'objet de l'ordonnance.

(15) Sa Majesté du chef du Canada, le ministre, le commissaire, les sous-commissaires, les personnes appartenant à l'administration publique fédérale, de même que les personnes agissant sous les ordres du commissaire, bénéficient de l'immunité judiciaire pour les actes ou omissions accomplis de bonne foi en application du présent article. [Soulignements ajoutés.]

Loi sur le tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19 [art. 8(1) (mod. par L.C. 1999, ch. 2, art. 41)]

8. (1) Les demandes prévues aux parties VII.1 ou VIII de la Loi sur la concurrence, de même que toute question s'y rattachant, sont présentées au Tribunal pour audition et décision.

[. . .]

11. (1) Le président, siégeant seul, ou un juge désigné par le président et siégeant seul, peut statuer sur les demandes d'ordonnance présentées en application du paragraphe 4.1(2) ou (4), 100(1), 104(1) ou 104.1(7) de la Loi sur la concurrence ainsi que sur toute question afférente. [Soulignement ajouté.]

E. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Question 1     Le caractère théorique

[16]Dans sa réponse à l'appelante, l'avocat du Commissaire a soutenu que la Cour devait rejeter l'appel au stade préliminaire au motif que la question était théorique puisque l'ordonnance frappée d'appel a pris fin il y a plus d'un an. Je conviens que l'appel est théorique. Il n'y a plus de litige actuel entre les parties au sujet de la validité de l'ordonnance d'interdiction provisoire rendue par le Commissaire contre Air Canada. Cette ordonnance est échue et n'a plus aucun effet concret sur le droit d'Air Canada d'offrir les tarifs réduits qu'elle visait.

[17]L'avocate d'Air Canada a cependant prétendu que la question n'était pas théorique parce que le Commissaire a le pouvoir de rendre une autre ordonnance provisoire en vertu de l'article 104.1 contre Air Canada relativement à Tango, sa division à bas prix «sans fioritures». Si le Tribunal doit ultérieurement examiner une ordonnance touchant les activités de Tango, cet examen est susceptible de soulever certaines des questions relatives à l'article 104.1 qui sont en litige dans le présent appel.

[18]À mon avis, cette possibilité ne change rien au fait que le présent appel est théorique. Il s'agit toutefois d'un facteur dont la Cour doit tenir compte lorsqu'elle détermine si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre un appel théorique, conformément aux critères que prescrit l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, aux pages 358 à 365, et qui découlent des motifs pour lesquels les tribunaux refusent généralement de se prononcer sur des questions théoriques. Je suis d'avis qu'à la lumière de ces critères, la Cour doit entendre le présent appel.

[19]Premièrement, je suis convaincu que l'expiration de l'ordonnance provisoire n'a pas mis fin à la relation conflictuelle entre les parties au présent appel. L'observation suivante que le juge Sopinka a faite dans l'arrêt Borowski, précité (à la page 363), s'applique tout autant à la présente affaire: «Le pourvoi a été plaidé avec autant de zèle et de ferveur de la part des deux parties que si la question n'avait pas été théorique.»

[20]De plus, les questions soulevées dans le présent appel quant à l'interprétation des pouvoirs que l'article 104.1 confère au Commissaire ainsi qu'à la portée et à la profondeur de l'examen de ces ordonnances par le Tribunal se poseront vraisemblablement dans des litiges ultérieurs entre Air Canada et le Commissaire et seront débattues vigoureusement. Cependant, d'autres questions soulevées par l'appelante sont restreintes aux faits de l'espèce, en particulier la question de savoir si le Tribunal a commis une erreur lorsqu'il a conclu qu'il y avait des éléments de preuve suffisants pour justifier une conclusion de dommages probables du genre de ceux décrits à l'alinéa 104.1(1)b). L'expiration de l'ordonnance a dans les faits mis fin à tout litige relatif à ces questions.

[21]Deuxièmement, la durée relativement courte des ordonnances d'interdiction provisoires fera vraisemblablement en sorte qu'il sera difficile pour Air Canada de plaider devant la Cour les questions soulevées dans le présent appel dont l'importance va au-delà des faits de l'espèce. Ces questions peuvent fort bien être «susceptible[s] [. . .] de ne jamais être soumise[s] aux tribunaux» (Borowski, précité, à la page 364). Actuellement, la validité des ordonnances provisoires ne peut pas excéder 20 jours, bien que le Commissaire puisse les proroger pour une ou deux périodes de 30 jours, la période totale de validité étant limitée à 80 jours. En outre, le Tribunal peut proroger une ordonnance pour une période allant jusqu'à 60 jours de la date de la confirmation de l'ordonnance du Commissaire.

[22]Même si on tient pour acquis qu'il est possible qu'une audience relative au paragraphe 104.1(7) soit tenue devant le Tribunal dans un délai de 80 jours, comme ce qui est arrivé en fait dans la présente affaire, il peut néanmoins ne pas être possible pour une partie de faire entendre son appel par la Cour dans un délai de 60 jours de la décision du Tribunal malgré la volonté de la Cour de tenter d'accommoder les parties qui sollicitent une instruction accélérée. Dans la présente affaire, il s'est écoulé 13 mois entre l'expiration de l'ordonnance provisoire, après prorogation par le Tribunal, et l'audition de l'appel. En outre, le Tribunal n'exerce pas nécessairement toujours son pouvoir discrétionnaire de proroger une ordonnance ni celui de la proroger pour la période maximale prévue par la loi.

[23]L'avocat du Commissaire prétend que la Cour doit également tenir compte du Projet de loi C-23, Loi modifiant la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, dont l'article 13.1 ajoute un nouveau paragraphe (5.4) à l'article 104.1. Cette disposition conférera au Tribunal le pouvoir de proroger une ordonnance provisoire «pendant la période que le Tribunal estime nécessaire pour permettre au Commissaire de recevoir et étudier les renseignements» requis pour les fins de son examen. L'avocat allègue que ce pouvoir éliminera en fait tout obstacle à la capacité d'une partie d'interjeter appel d'une décision du Tribunal avant l'expiration d'une ordonnance provisoire.

[24]À mon avis, le Projet de loi C-23 ne permet pas de conclure qu'aucun obstacle d'ordre pratique n'empêchera la contestation des questions soulevées dans le présent appel qui se poseront vraisemblablement dans des instances ultérieures et qui demeureront probablement litigieuses. D'autre part, au moment de l'audition du présent appel, le Projet de loi C-23 avait été adopté par la Chambre des communes, mais pas encore par le Sénat. Par conséquent, même s'il est adopté en bout de ligne, il se peut que la modification proposée à l'article 104.1 ne soit pas adoptée sous sa forme actuelle. En outre, c'est seulement s'il est exercé, et quand il l'est, que le pouvoir élargi de proroger une ordonnance provisoire aidera une partie désirant interjeter appel.

[25]Le troisième facteur pertinent quant à l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour consiste à savoir si un appel est d'intérêt public suffisant pour justifier son audition même s'il est théorique. Je suis d'avis que le présent appel est d'intérêt public suffisant car il soulève d'importantes questions, qui doivent être tranchées le plus tôt possible, au sujet du rôle que joue le Tribunal lorsqu'il examine la façon dont le Commissaire exerce ses pouvoirs. L'existence du pouvoir de rendre des ordonnances provisoires est importante tant pour permettre au Commissaire de protéger efficacement l'intérêt public à ce qu'il y ait de la concurrence entre les transporteurs aériens nationaux que pour servir l'intérêt qu'a Air Canada à exploiter son entreprise sans obstacle et incertitude indues quant aux règles fondamentales qu'elle doit respecter. De plus, la santé économique du transport aérien au Canada est source de grandes préoccupations pour des millions de Canadiens.

[26]Enfin, l'avocat du Commissaire soutient qu'Air Canada a renoncé à la possibilité que la Cour exerce en sa faveur son pouvoir discrétionnaire d'entendre le présent appel lorsqu'elle a décidé de contester la constitutionnalité de l'article 104.1 devant la Cour supérieure du Québec et de solliciter la révision de l'ordonnance provisoire auprès du Tribunal uniquement lorsque la Cour a refusé d'accorder la suspension de cette ordonnance dans l'attente de l'issue de l'affaire constitutionnelle.

[27]Je ne suis pas d'accord avec cet argument. Air Canada avait le droit de présenter une contestation constitutionnelle des ordonnances provisoires et, ensuite, après s'être vu refuser une suspension dans cette instance, de solliciter une réparation plus rapide de la part du Tribunal, ce qu'elle a fait tout juste dans le délai prévu par la loi. D'après moi, la décision d'Air Canada d'exercer son droit de solliciter la détermination de la constitutionnalité des dispositions pertinentes n'était nullement inappropriée et ne doit pas empêcher la Cour d'exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer sur le présent appel.

[28]Pour l'ensemble de ces motifs, je suis d'avis que constitue une utilisation prudente des ressources judiciaires le fait de se prévaloir des avantages de préciser la loi quant aux questions non restreintes aux faits particuliers du présent appel et à la preuve dont dispose le Tribunal. À l'inverse, les questions qui sont restreintes aux faits de l'espèce ne seront pas tranchées dans le cadre du présent appel. À mon avis, le pouvoir discrétionnaire qu'a la Cour de statuer sur une question malgré son caractère théorique lui permet également de circonscrire les questions qu'elle tranchera en appel à celles qui respectent les critères exposés dans l'arrêt Borowski, précité.

Question 2     Lors d'une révision fondée sur le paragraphe 104.1(7), le Tribunal de la concurrence a-t-il compétence pour déterminer si le Commissaire a exercé convenablement le pouvoir, que lui confère le paragraphe 104.1(1), d'interdire l'accomplissement de «tout acte ou de [. . .] toute activité, qui, selon lui, pourrait constituer des agissements anti-concurrentiels»?

[29]Dans sa plaidoirie, l'avocate d'Air Canada a prétendu que le Tribunal avait commis une erreur de droit en concluant qu'il était loisible au Commissaire d'adopter l'opinion que les tarifs L14EASTS sur les trajets concernés pouvaient constituer des agissements anti-concurrentiels de la part d'Air Canada pour l'application du paragraphe 104.1(1). Cette contestation comportait plusieurs éléments, dont la norme de révision applicable par le Tribunal à l'opinion du Commissaire. Air Canada s'est dite d'avis que le Tribunal avait fait preuve d'une retenue excessive dans sa révision de l'opinion du Commissaire.

[30]En plus de contester l'argument d'Air Canada sur la norme de révision applicable, l'avocat du Commissaire a soulevé le motif d'opposition plus fondamental que le Tribunal avait commis une erreur de droit en examinant les éléments de l'ordonnance révisée autres que la question de savoir s'il était convaincu que des dommages du genre de ceux décrits à l'alinéa 104.1(1)b) s'étaient produits ou se produiraient vraisemblablement en l'absence d'une ordonnance provisoire. En particulier, le Tribunal n'avait pas compétence pour se prononcer sur l'opinion du Commissaire selon laquelle les tarifs réduits d'Air Canada pouvaient constituer des agissements anti-concurrentiels.

[31]Dans leurs observations écrites et orales, les parties ont couvert toute la portée des questions que le Tribunal pouvait examiner en vertu du paragraphe 104.1(7). En effet, en réponse à une question de la Cour, l'avocate d'Air Canada a déclaré expressément qu'elle invitait la Cour à confirmer que le Tribunal avait raison de conclure que son examen ne se limitait pas à la question des dommages qui se produiraient vraisemblablement si aucune ordonnance provisoire n'était rendue.

[32]J'estime qu'il était trop tard lorsque l'avocate a prétendu, à la toute fin de sa réponse, que la Cour ne pouvait pas se pencher sur cette question parce que le Commissaire n'en avait pas fait l'objet d'un appel incident. De toute manière, un avis d'appel incident n'est requis, en vertu de la règle 341 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, que si l'appelant incident «entend demander la réformation de l'ordonnance portée en appel»: voir, par exemple, Roberts c. Canada, [2000] 3 C.N.L.R. 303 (C.A.F.), au paragraphe 147.

[33]En l'espèce, seul le préambule de l'ordonnance du Tribunal, qui expose les facteurs sur lesquels celle-ci était fondée, fait référence à la portée du pouvoir que confère le paragraphe 104.1(7) à ce dernier. L'ordonnance même du Tribunal, que ne conteste naturellement pas le Commissaire, ne fait que confirmer, modifier et proroger de la façon indiquée l'ordonnance du Commissaire. Il s'ensuit que le Commissaire n'avait pas besoin de donner un avis d'appel incident pour contester la conclusion du Tribunal selon laquelle ce dernier pouvait examiner les motifs de l'opinion du Commissaire dans le cadre de la révision visée par le paragraphe 104.1(7).

[34]Par conséquent, avant de me prononcer sur l'argument d'Air Canada selon lequel le Tribunal a commis une erreur lorsqu'il n'aurait pas examiné adéquatement l'opinion du Commissaire sur la question de savoir si les tarifs réduits introduits par Air Canada pouvaient constituer des agissements anti-concurrentiels, je dois déterminer si le Tribunal avait compétence pour examiner cette opinion. Si je conclus que le Tribunal n'avait pas compétence, il n'y aura pas lieu que je détermine s'il a commis une erreur dans la manière dont il a effectué l'enquête.

[35]Comme toile de fond à la question de savoir de quels éléments le Tribunal doit tenir compte dans le cadre de la révision visée au paragraphe 104.1(7), les avocats des parties ont mis l'accent sur la nature très spéciale des pouvoirs conférés au Commissaire par l'article 104.1. L'avocate d'Air Canada a donc souligné la nature draconienne de ces pouvoirs, faisant notamment remarquer que le responsable de l'enquête rendait l'ordonnance d'interdiction sans possibilité, pour la compagnie aérienne concernée, d'être entendue auparavant et sans surveillance judiciaire. Par opposition, les ordonnances d'interdiction autorisées par le paragraphe 104(1) sont rendues par le Tribunal.

[36]L'avocate a soutenu que, dans ces circonstances et à la lumière des conséquences économiques potentiellement graves qu'une ordonnance d'interdiction pourrait avoir sur l'entreprise d'Air Canada, il ne fallait pas considérer que le législateur avait voulu empêcher le Tribunal de veiller à ce que les conditions légales préalables à l'exercice du pouvoir du Commissaire soient respectées. Un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi qui ne serait pas susceptible de révision irait à l'encontre de la primauté du droit, laquelle constitue un principe constitutionnel fondamental.

[37]D'autre part, l'avocat du Commissaire a souligné la nature provisoire des ordonnances ainsi que la clause privative étanche mettant celles-ci à l'abri de la révision judiciaire. En outre, il n'y avait rien de surprenant dans les pouvoirs du Commissaire puisque l'intervention précoce, la rapidité et le caractère définitif étaient essentiels dans la situation prévalant dans l'industrie du transport aérien au Canada. Sans un tel pouvoir, une compagnie aérienne naissante pourrait ne jamais décoller, tant au sens propre qu'au sens figuré, ce qui irait à l'encontre de l'objet du régime législatif, qui consiste à empêcher l'abus de position dominante sur le marché et l'entrave à la concurrence.

[38]De plus, selon l'avocat du Commissaire, la révision approfondie de la part du Tribunal qu'a sollicitée Air Canada en vertu du paragraphe 104.1(7) est prévue au paragraphe 104(1). En vertu de cette disposition, le Tribunal peut accorder une injonction interlocutoire une fois que le Commissaire a terminé son enquête et lui a présenté, en vertu de l'article 79, une demande d'ordonnance interdisant les agissements anti-concurrentiels qui résultent en une diminution de la concurrence. S'il était accepté, l'argument d'Air Canada aurait pour effet de tendre à fusionner les pouvoirs conférés par les articles 104 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 37] et 104.1 et de faire en sorte que ce dernier article soit interprété comme s'il ne faisait pas partie de la Loi. En ajoutant l'article 104.1 au régime législatif, le législateur a reconnu que, sans pouvoir sommaire d'intervenir très tôt au cours d'une enquête, le Commissaire ne pourrait pas assurer adéquatement l'existence de concurrence dans le marché du transport aérien au Canada.

[39]De plus, selon l'avocat du Commissaire, il était trompeur de la part d'Air Canada de qualifier d'absolu le pouvoir conféré par le paragraphe 104.1(1) simplement parce que la portée du pouvoir du Tribunal est limitée. L'avocat a donc souligné deux restrictions apportées par la loi à l'exercice du pouvoir du Commissaire de rendre une ordonnance d'interdiction. Premièrement, lors de la révision visée par le paragraphe 104.1(7), le Tribunal doit déterminer de novo si les dommages prévus se produiront vraisemblablement en l'absence d'une ordonnance provisoire. Deuxièmement, le paragraphe 104.1(14) exige que le Commissaire mène à terme «avec toute la diligence possible» l'enquête ayant donné lieu à l'ordonnance provisoire.

[40]D'après moi, l'analyse que le Commissaire a faite des dispositions législatives est la plus réaliste et ne met pas à l'abri de la surveillance judiciaire l'exercice de son pouvoir de rendre une ordonnance d'interdiction provisoire. Il paraît loisible à Air Canada, en vertu de l'article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, de présenter à la Section de première instance une demande de contrôle d'une ordonnance provisoire si elle estime que le Commissaire abuse des pouvoirs que lui a conférés le législateur.

[41]Sous réserve des motifs limités pour lesquels le Tribunal peut réviser une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 104.1(7), la clause privative étanche figurant au paragraphe 104.1(11) vise à interdire le contrôle judiciaire d'autres aspects de la validité d'une ordonnance. Cependant, les dispositions de cette nature sont présumées ne pas empêcher les tribunaux de statuer sur la légalité de l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi. Je ne vois rien dans le libellé du paragraphe 104.1(11) qui empêche cette présomption d'entrer en jeu.

[42]Par ailleurs, l'existence de la clause privative dans un régime législatif conçu expressément pour l'application de la Loi sur la concurrence peut indiquer que la Cour devrait faire preuve de réserve lorsqu'elle exerce son pouvoir de contrôle judiciaire. Cela ne signifie toutefois pas que la Cour serait incapable d'intervenir pour empêcher le Commissaire d'abuser manifestement de son pouvoir légal.

[43]Par conséquent, je ne conçois pas selon le scénario apocalyptique imaginé par l'avocate d'Air Canada l'interprétation des dispositions pertinentes quant à la détermination de la portée des pouvoirs de révision que confère au Tribunal le paragraphe 104.1(7). Je me rappelle plutôt que, même si le Tribunal de la concurrence est présidé, et formé en l'espèce, par l'un des juges spécialement désignés de la Section de première instance de la Cour fédérale, il s'agit d'un organisme administratif créé par la loi qui n'a que les pouvoirs que lui a donnés le législateur. En outre, comme l'avocate d'Air Canada l'a concédé, dans le cadre d'un appel interjeté en vertu de l'article 13 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 24] de la Loi sur la concurrence, l'interprétation par le Tribunal des dispositions de la Loi qui sont en litige en l'espèce est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[44]Abordant maintenant le paragraphe 104.1(7) lui-même, j'estime qu'il est clair qu'en mentionnant expressément les éléments d'une ordonnance provisoire susceptibles de révision par le Tribunal, à savoir les conditions énoncées dans l'alinéa 104.1(1)b), ce paragraphe ne donne pas au Tribunal le pouvoir de réviser d'autres éléments de l'ordonnance. De plus, cette disposition se prête certainement à la maxime expressio unius exclusio alterius, de sorte qu'elle empêche qu'on déduise que le Tribunal jouit d'un pouvoir général de révision des ordonnances provisoires que le Commissaire rend en vertu du paragraphe 104.1(1).

[45]En concluant qu'on devrait lui imputer un pouvoir général excédant celui prévu au paragraphe 104.1(7), le Tribunal a en fait adopté l'argument de la primauté du droit avancé au cours du présent appel par Air Canada. Par conséquent, le Tribunal a déclaré (précité, au paragraphe 30):

Le législateur ne peut avoir voulu qu'Air Canada soit liée par une ordonnance rendue en l'absence de toute compétence. Toute proposition selon laquelle le commissaire ne peut être tenu de se conformer à la loi dans ses rapports avec Air Canada est inadmissible.

[46]Je ne contesterais pas cette appréciation. Je suis toutefois d'avis que même si le Tribunal était limité à réviser une ordonnance pour le motif énoncé au paragraphe 104.1(7), Air Canada ne serait pas assujettie à l'exercice arbitraire illégal du pouvoir du Commissaire. Comme je l'ai déjà indiqué, la façon dont les tribunaux interprètent traditionnellement les clauses limitatives, y compris les clauses aussi étanches que celle figurant au paragraphe 104.1(11), permet à une personne de solliciter auprès de la Cour une réparation contre un abus manifeste de pouvoir légal, la Cour pouvant notamment ordonner la suspension de l'ordonnance dans l'attente qu'il soit statué sur sa validité dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire.

[47]Cependant, l'interprétation des pouvoirs de révision des tribunaux administratifs n'est pas assujettie aux mêmes principes de droit que celle applicable à la compétence des tribunaux judiciaires en matière de contrôle judiciaire, à savoir que les législatures sont présumées ne pas vouloir empêcher la révision de la légalité des actes administratifs qui portent atteinte aux droits ou aux intérêts des personnes, et elles ne sont pas constitutionnellement compétentes en bout de ligne pour le faire.

[48]Ayant adopté ce qui constitue à mon humble avis l'opinion erronée que, selon l'interprétation par le Commissaire de la portée du pouvoir de révision du Tribunal, Air Canada était à la merci du Commissaire sur le plan juridique, le Tribunal a trouvé une échappatoire (précité, au paragraphe 34) dans le paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Ce paragraphe prévoit que le président du Tribunal ou un juge siégeant seul désigné par ce dernier peut statuer notamment sur les demandes présentées en vertu du paragraphe 104.1(7) «ainsi que sur toute question afférente». Le Tribunal a conclu que ces derniers mots lui permettaient de déterminer, par analogie aux éléments de l'ordonnance non visés par l'alinéa 104.1(1)b), si la loi autorisait l'ordonnance rendue par le Commissaire.

[49]Je suis d'avis que cet alinéa ne peut pas justifier l'importance que lui accorde le Tribunal. Le paragraphe 11(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence semble simplement avoir pour objet d'énoncer les questions se posant sous le régime de la Loi sur la concurrence et sur lesquelles le président du Tribunal ou un autre juge membre du Tribunal peut statuer lorsqu'il siège seul. En conséquence, si, lorsqu'il est normalement constitué, le Tribunal n'a pas le pouvoir de réviser la validité d'une ordonnance provisoire pour des motifs non visés par le paragraphe 104.1(7), le paragraphe 11(1) ne lui confère pas ce pouvoir lorsqu'il est formé du président ou d'un autre juge.

[50]La réponse à la question de savoir si le Tribunal a cette compétence générale de révision lorsqu'il siège en formation complète repose sur l'interprétation du paragraphe 8(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. Ce paragraphe prévoit que, sur demande présentée en vertu de la partie VIII de la Loi sur la concurrence, le Tribunal peut également statuer sur «toute question s'y rattachant». Le paragraphe 104.1(1) se situe dans la partie VIII, de sorte que la question qui se pose consiste à savoir si, pour l'application du paragraphe 8(1), l'examen de la validité d'une ordonnance provisoire relativement à un motif non visé par le paragraphe 104.1(7) est une question se rattachant à une demande fondée sur le paragraphe 104.1(7). Si un tel examen constituait une «question s'y rattachant» au sens du paragraphe 8(1), il pourrait lui aussi fort bien relever des pouvoirs décisionnels délégués au président ou à un autre juge membre par le paragraphe 11(1).

[51]Dans l'arrêt Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur le paragraphe 8(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence. La question en litige dans cette affaire était de savoir si les mots «toute question s'y rattachant» conféraient compétence au Tribunal pour statuer sur des procédures d'outrage au tribunal en matière civile pour la violation d'une ordonnance qu'il avait rendue dans le cadre d'une demande présentée en vertu de la partie VIII. S'exprimant au nom de la majorité de la Cour, le juge Gonthier a conclu que ces mots étaient attributifs de compétence, disant (au paragraphe 22) que les mots «toute question s'y rattachant» «se rapportent aux demandes et non à leur audition». Il a conclu ainsi:

La compétence du Tribunal ne prend pas fin lorsqu'il statue sur une demande, [. . .] mais elle peut englober d'autres questions relatives à la demande, comme l'exécution d'une ordonnance rendue conformément à la demande.

Il a rejeté l'argument voulant qu'une question ne se «rattachait» que si elle se posait de manière accessoire ou incidente lorsque le Tribunal statuait sur une demande fondée sur la partie VIII.

[52]À mon avis, toutefois, l'arrêt Chrysler, précité, n'appuie pas la proposition que l'examen général, par le Tribunal, de la validité d'une ordonnance provisoire est une question afférente à la demande présentée en vertu du paragraphe 104.1(7). Conclure autrement mènerait en fait à l'élargissement de la portée de la révision d'une ordonnance par le Tribunal au-delà des limites définies par le législateur. Il aurait été inutile que le législateur circonscrive au paragraphe 104.1(7) la portée de la compétence du Tribunal en matière d'examen s'il avait voulu que les mots «toute question s'y rattachant», qui figurent dans la loi secondaire, libèrent le Tribunal des restrictions prescrites par la disposition de la loi principale qui traite expressément de cette question.

[53]Je suis donc d'avis que, peu importe que le Tribunal siège en formation complète ou suivant les dispositions du paragraphe 11(1), le paragraphe 104.1(7) limite à la question des dommages sa compétence en matière d'examen des ordonnances d'interdiction provisoires. L'examen de la validité des ordonnances à la lumière d'autres motifs n'est pas une question afférente à une demande présentée en vertu du paragraphe 104.1(7).

[54]Enfin, on pourrait dire que le processus de révision serait plus efficace si le Tribunal révisait tous les éléments de la légalité des ordonnances d'interdiction provisoires plutôt qu'il soit laissé à la Cour fédérale le soin de statuer sur certains éléments de celle-ci dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, d'autant plus que le Tribunal est toujours présidé par un juge de la Cour fédérale et que l'un de ses membres en est parfois un.

[55]Nonobstant le bien-fondé d'une telle suggestion, sur lequel je ne me prononce pas, je suis d'avis que les paragraphes 8(1) et 11(1) constituent un fondement insuffisant pour permettre la conclusion que le législateur voulait en fait conférer au Tribunal la pleine compétence de la Cour fédérale en matière de contrôle judiciaire. Ce serait la conclusion à laquelle on arriverait si on interprétait les mots «toute question afférente» comme élargissant la portée de la révision du Tribunal pour qu'elle englobe des éléments de la validité d'une ordonnance autres que ceux qui sont clairement mentionnés au paragraphe 104.1(7). Il est fort improbable que le législateur ait voulu que les mots «toute question afférente» figurant au paragraphe 11(1), disposition qui ne porte pas uniquement sur les demandes présentées en vertu du paragraphe 104.1(7), rendent sans effet les limites précises que ce paragraphe impose expressément quant à la portée de la compétence qu'a le Tribunal pour réviser les ordonnances provisoires rendues en vertu du paragraphe 104.1(1).

[56]Ayant donc conclu que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a examiné la légalité de l'opinion du Commissaire selon laquelle les tarifs réduits d'Air Canada pouvaient constituer des agissements anti-concurrentiels, il n'y a pas lieu que je détermine si le Tribunal a adopté la norme de révision applicable lorsqu'il a conclu que l'ordonnance n'était pas viciée en droit.

Question 3     Le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant qu'en l'absence d'ordonnance provisoire, CanJet subirait vraisemblablement «une perte importante de revenu» au sens du sous-alinéa 104.1(1)b)(ii)?

[57]L'avocate a invoqué deux arguments à cet égard. Premièrement, en déterminant de novo qu'il y avait une preuve suffisante de la probabilité de dommages au moment de l'audience, le Tribunal a appliqué la mauvaise norme de preuve. Le Tribunal aurait dû se demander si, selon la probabilité la plus forte, des dommages de la nature de ceux mentionnés se seraient vraisemblablement produits ou, ce qui revient au même, si ces dommages avaient plus de chances de se produire que de ne pas se produire. L'avocate a soutenu que les motifs du Tribunal ne faisaient pas toujours ressortir que telle était la norme appliquée.

[58]L'avocat du Commissaire a convenu que la norme de preuve applicable était celle de la probabilité la plus forte. Ne voyant aucune raison d'être en désaccord avec les parties sur cette question, je ne vois pas la nécessité d'élaborer. J'ajouterais cependant que je ne suis pas d'accord avec l'affirmation faite au nom d'Air Canada selon laquelle les motifs du Tribunal indiquent que celui-ci a appliqué une norme de preuve moins exigeante que celle de la probabilité la plus forte.

[59]Selon le deuxième élément de la question des dommages que l'avocate d'Air Canada a soulevé dans sa plaidoirie, une perte de revenu peut être «importante» au sens du sous-alinéa 104.1(1)b)(ii) uniquement si elle est si grande qu'elle signifie pratiquement la mort commerciale du concurrent. En l'absence d'erreur de droit de la part du Tribunal dans son interprétation du sens du mot «important», la question de savoir si la norme légale est respectée dans un cas donné comporte un élément factuel si grand que la Cour ne devrait pas intervenir en appel à moins que la conclusion du Tribunal soit déraisonnable.

[60]La question de savoir si une telle erreur s'est produite en l'espèce ne constitue pas une question qu'il est utile d'examiner dans le cadre de l'appel d'une ordonnance qui a pris fin il y a 13 mois. Cette question ne soulève aucune question de droit qui touchera les droits d'Air Canada dans le futur, de sorte qu'elle n'est pas visée par l'exception de l'arrêt Borowski, précité, au principe que la Cour ne devrait pas statuer sur un litige théorique.

[61]Il n'y aurait pas d'utilité non plus à ce que la Cour tente de déterminer avec précision le sens du mot «important». Le Commissaire et le Tribunal doivent faire leurs évaluations à la lumière des faits de chaque affaire compte tenu du libellé de la disposition législative et de sa fonction dans le régime législatif. Je soulignerais seulement qu'étant donné que l'élimination probable d'un concurrent constitue l'un des genres de dommages énoncés à l'alinéa 104.1(1)b), il est inconcevable que le dommage est «important» au sens de cet alinéa uniquement s'il est grave au point que le concurrent sera vraisemblablement éliminé.

F. CONCLUSIONS

[62]Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter l'appel avec dépens payables au Commissaire par Air Canada.

Le juge en chef Richard: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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