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IMM-7986-12

2013 CF 717

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)

c.

Denise H. Harvey (défenderesse)

Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harvey

Cour fédérale, juge Mactavish—Par téléconférence (de Vancouver et de Saskatoon), 13 juin; Ottawa, 28 juin 2013.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la défenderesse constituait une personne à protéger au sens de l’art. 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — La Commission s’est également dite convaincue que la défenderesse était exposée à la peine cruelle et inusitée qui lui avait été infligée aux États-Unis au mépris des normes internationales et que la défenderesse avait épuisé tous les mécanismes réalistes pour demander réparation, de sorte qu’elle ne pouvait compter sur une protection adéquate de l’État dans son propre pays — La défenderesse a été accusée en Floride d’activités sexuelles illicites avec un mineur; elle a été condamnée à 30 ans d’emprisonnement — Convaincue qu’elle ne pouvait obtenir justice aux États-Unis, la défenderesse s’est enfuie au Canada où elle a demandé l’asile — Il s’agissait de savoir si la Commission a commis une erreur dans son interprétation et son application de l’art. 97(1)b)(iii) de la Loi en ne se demandant pas si les peines auxquelles la défenderesse avait été condamnée par les tribunaux de la Floride lui avaient été infligées au mépris des normes internationales, et si la conclusion tirée par la Commission au sujet de la protection de l’État était raisonnable en l’espèce — Conformément à l’art. 97(1)b)(iii) de la Loi, pour se voir reconnaître la qualité de personne à protéger, l’intéressé doit satisfaire à trois éléments — Une fois que la Commission a conclu que la peine imposée à la défenderesse est excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance, la Commission devait ensuite se demander si la peine infligée à la défenderesse l’avait été au mépris des normes internationales — Cependant, la Commission n’a jamais abordé cette question, commettant ainsi une erreur — Quant à l’interprétation de l’art. 97(1)b)(iii), en ajoutant l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » à l’art. 97(1)b)(iii), le législateur précisait qu’il ne suffisait pas qu’une peine constitue au Canada une « peine cruelle et inusitée » pour reconnaître à une personne la qualité de personne à protéger en vertu de l’art. 97 de la Loi; il faut également tenir compte de l’élément qui consiste à savoir si la peine infligée se conforme aux normes internationales — Compte tenu du silence de la Commission sur cette question, la décision de la Commission à cet égard était déraisonnable — En ce qui a trait à la protection de l’État, après avoir examiné la preuve dont elle disposait, la Commission a conclu que la défenderesse avait épuisé tous les mécanismes pour demander réparation aux États-Unis et qu’une protection suffisante de l’État n’y était pas disponible — Compte tenu de la décision de la Commission dans son ensemble à la lumière du dossier sous‑jacent, la conclusion tirée par la Commission sur ce point n’était pas déraisonnable — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que la défenderesse n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La Commission s’est dite convaincue que la défenderesse était exposée à la peine cruelle et inusitée qui lui avait été infligée aux États-Unis au mépris des normes internationales et elle a également estimé que la défenderesse avait épuisé « tous les mécanismes réalistes pour demander réparation », de sorte qu’elle ne pouvait compter sur une protection adéquate de l’État dans son propre pays. Bien que le demandeur n’ait pas contesté le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission que la peine de 30 ans infligée à la défenderesse constituait une peine cruelle et inusitée selon les normes canadiennes, il a affirmé que la Commission a commis une erreur dans son interprétation et son application du sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la Loi en ne se demandant pas si la peine infligée à la défenderesse par le tribunal de la Floride avait en fait été infligée au mépris des normes internationales. Le demandeur a également affirmé que la conclusion de la Commission suivant laquelle la défenderesse ne pouvait compter sur une protection suffisante de l’État aux États-Unis était déraisonnable, étant donné qu’elle n’avait pas démontré qu’elle avait exploré toutes les possibilités de protection qui s’offraient à elle.

À la suite d’un procès avec jury qui s’est déroulé en Floride, la défenderesse a été reconnue coupable de 5 chefs d’activités sexuelles illégales avec un mineur pour lesquelles elle a été condamnée à une peine totale de 30 ans d’emprisonnement. Les appels interjetés de sa déclaration de culpabilité et de sa peine ont par la suite été rejetés par 2 juridictions d’appel. Convaincue qu’elle ne pouvait obtenir justice aux États-Unis, la défenderesse s’est enfuie au Canada où elle a demandé l’asile.

Il s’agissait de savoir si la Commission a commis une erreur dans son interprétation et son application du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la Loi en ne se demandant pas si les peines auxquelles la défenderesse avait été condamnée par les tribunaux de la Floride lui avaient été infligées au mépris des normes internationales, et si la conclusion tirée par la Commission au sujet de la protection de l’État était raisonnable en l’espèce.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Pour se voir reconnaître la qualité de personne à protéger en vertu du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la Loi, l’intéressé doit satisfaire à trois éléments. Le demandeur d’asile doit démontrer qu’il est exposé soit à une menace à sa vie, soit au risque de traitements ou peines cruelles et inusitées dans son pays d’origine; le traitement ou la peine en question ne doit pas résulter de sanctions légitimes; si le traitement ou la peine résulte de sanctions légitimes, le demandeur d’asile doit alors démontrer qu’il ou elle a été infligée au mépris des normes internationales.

En l’espèce, la Commission a tenu compte de la jurisprudence canadienne sur la question de ce qui constitue une peine cruelle et inusitée et a conclu que la peine infligée à la défenderesse était excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance et de primer toutes les limites rationnelles de la peine. En ce qui concerne le second élément du critère, il est incontestable que la peine en cause dans la présente affaire résultait des sanctions légitimes infligées à la défenderesse par les tribunaux de la Floride. Dans de telles conditions, la Commission devait ensuite se demander si la peine infligée à la défenderesse l’avait été au mépris des normes internationales. Bien que la Commission semble avoir reconnu qu’elle devait tenir compte de ce volet du critère, nulle part dans son analyse la Commission n’a abordé cette question et il s’agissait là d’une erreur.

La défenderesse a fait valoir que dès lors que la Commission était convaincue que la peine en question constituait une peine cruelle et inusitée qui scandalisait suffisamment la conscience des Canadiens, aucune autre analyse n’était exigée, mais cet argument a été rejeté. Cette interprétation proposée du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la Loi reviendrait à confondre le premier et le troisième volet du critère et à rendre l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » totalement redondante. Il existe une présomption suivant laquelle chaque mot de la loi a un sens et suivant laquelle, dans la mesure du possible, les tribunaux devraient éviter d’adopter des interprétations qui rendent une partie d’une loi redondante. De toute évidence, en ajoutant l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » au sous-alinéa 97(1)b)(iii), le législateur précisait qu’il ne suffisait pas qu’une peine constitue au Canada une « peine cruelle et inusitée » pour reconnaître à une personne la qualité de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la Loi. Il faut également tenir compte de la question de savoir si les normes internationales ont été respectées. Dès lors que la Commission est convaincue qu’un demandeur d’asile a démontré qu’il est exposé soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines inusités dans son pays d’origine et que cette peine résulte de sanctions légitimes, la Commission doit se demander si la peine en question a été infligée au mépris des normes internationales. Or, la Commission n’a rien fait de tel en l’espèce. Cet aspect de la décision de la Commission n’était donc pas justifiable, transparent et intelligible et était par conséquent déraisonnable.

Quant à la protection de l’État, le demandeur a contesté également la conclusion de la Commission suivant laquelle la défenderesse avait épuisé tous les mécanismes réalistes pour demander réparation aux États‑Unis et suivant laquelle elle ne pouvait donc compter sur aucune protection de l’État suffisante dans ce pays. Il ressortait des motifs de la Commission que celle-ci était consciente du lourd fardeau dont devait s’acquitter la défenderesse et du caractère exceptionnel d’une demande d’asile présentée contre une nation démocratique aussi fermement établie que les États-Unis et de la difficulté d’obtenir gain de cause dans une telle demande. Il était également évident que la Commission s’est penchée sur chacune des éventuelles voies de recours mentionnées par le ministre et qu’elle a expliqué les raisons pour lesquelles à son avis il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que la défenderesse les exerce. L’obligation du demandeur d’asile d’épuiser toutes les possibilités de protection internes dont il dispose avant de demander l’asile au Canada n’est pas une obligation absolue. En l’espèce, la Commission a signalé que les nombreuses tentatives faites par la défenderesse pour contester sa peine avaient toutes échoué. Après avoir examiné la preuve dont elle disposait, la Commission en est arrivée à sa conclusion concernant le fait que la défenderesse avait épuisé tous les mécanismes pour demander réparation. Compte tenu de la décision de la Commission dans son ensemble à la lumière du dossier sous‑jacent, la conclusion tirée par la Commission sur ce point n’était pas déraisonnable.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 12.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Crimes, Fla. Stat. (2013) § 794.05(1).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 97.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. n° 6, art. 1Fb).

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47.

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13.

JURISPRUDENCE CITÉE

décision appliquée :

B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87.

décisions différenciées :

Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, [2014] 2 R.C.F. 224; Feimi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 325.

décisions examinées :

Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, [2007] 1 R.C.F. 561, conf. par 2007 CAF 171; R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045; Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391; États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

décisions citées :

Klochek c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 474; Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (X (Re), 2012 CanLII 95148) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que la défenderesse n’avait pas la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, plus particulièrement, qu’elle était exposée à la peine cruelle et inusitée qui lui avait été infligée aux États-Unis. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Sharlene Telles-Langdon pour le demandeur.

Christopher G. Veeman pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Veeman Law, Saskatoon, pour la défenderesse.

Voici la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Mactavish : À la suite d’un procès avec jury qui s’est déroulé en Floride, Denise Harvey a été reconnue coupable de 5 chefs d’activités sexuelles illégales avec un mineur pour lesquelles elle a été condamnée à une peine totale de 30 ans d’emprisonnement. Les appels interjetés de sa déclaration de culpabilité et de sa peine ont par la suite été rejetés par 2 juridictions d’appel. Convaincue qu’elle ne pouvait obtenir justice aux États-Unis, Mme Harvey s’est enfuie au Canada où elle a demandé l’asile.

[2]        La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [X (Re), 2012 CanLII 95148] a conclu que Mme Harvey avait la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR [ou la Loi]). La Commission s’est dite convaincue que Mme Harvey était exposée à la peine cruelle et inusitée qui lui avait été infligée aux États-Unis au mépris des normes internationales. La Commission a également estimé [au paragraphe 70[*]] que Mme Harvey avait épuisé « tous les mécanismes réalistes pour demander réparation », de sorte qu’elle ne pouvait compter sur une protection adéquate de l’État dans son propre pays.

[3]        Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le ministre ne conteste pas le caractère raisonnable de la conclusion de la Commission que la peine de 30 ans infligée à Mme Harvey constitue une « peine cruelle et inusitée » selon les normes canadiennes. Le ministre affirme toutefois que la Commission a commis une erreur dans son interprétation et son application du sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR en ne se demandant pas si la peine infligée à Mme Harvey par le tribunal de la Floride avait en fait été infligée « au mépris des normes internationales ».

[4]        Le ministre affirme également que la conclusion de la Commission suivant laquelle Mme Harvey ne pouvait compter sur une protection suffisante de l’État aux États-Unis était déraisonnable, étant donné qu’elle n’avait pas démontré qu’elle avait exploré toutes les possibilités de protection qui s’offraient à elle.

[5]        Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion que, même s’il lui était raisonnablement loisible, suivant le dossier dont elle disposait, de tirer sa conclusion au sujet de la protection de l’État, la Commission a commis une erreur en n’abordant pas l’un des éléments requis du critère relatif à la qualité de personne à protéger prévu au sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

Contexte

[6]        Mme Harvey est une citoyenne américaine résidant à Vero Beach, en Floride. En 2006, alors qu’elle était âgée de 38 ans, Mme Harvey a été accusée de 5 chefs d’activités sexuelles illicites avec un mineur. L’adolescent en question était un garçon de 16 ans qui faisait partie de l’équipe de baseball de son fils.

[7]        Le paragraphe 794.05(1) des lois de la Floride prévoit notamment ce qui suit :

[traduction]  (1) Toute personne âgée d’au moins 24 ans qui se livre à des activités sexuelles avec une personne de 16 ou de 17 ans commet un acte délictueux grave au second degré […]

[8]        Le procès de Mme Harvey a eu lieu en juillet 2008. Elle était représentée par un avocat pendant toute la durée du procès et elle reconnaît qu’elle a bénéficié de toutes les protections procédurales tant avant que pendant le déroulement de son procès. Madame Harvey a été informée des accusations portées contre elle, de son droit de garder le silence et de son droit à un avocat. Elle reconnaît également qu’elle a été remise en liberté sous caution en attendant son procès et que le bureau du procureur du district lui a communiqué la preuve avant le procès et que son avocat s’est vu accorder suffisamment de temps pour se préparer pour le procès. Lors de son procès, qui s’est déroulé en audience publique, l’avocat de Mme Harvey a été autorisé à présenter des éléments de preuve et à contre-interroger les témoins, et le verdict de culpabilité a été rendu par un jury composé de pairs de Mme Harvey.

[9]        Bien que Mme Harvey ait exprimé des réserves devant la Commission au sujet d’un possible parti pris de la part du juge du procès et de l’impartialité d’un des jurés, la Commission a estimé qu’« il n’y a[vait] pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles selon lesquels la poursuite de [Mme Harvey], jusqu’au moment de la détermination de sa peine, renfermait d’importantes iniquités » : décision de la Commission, au paragraphe 68.

[10]      Se guidant sur les lignes directrices de la Floride en matière de détermination de la peine, le juge du procès a condamné Mme Harvey à 15 ans d’emprisonnement pour chaque chef. Il a ordonné que la peine à laquelle elle était condamnée pour 2 des chefs en question soit purgée consécutivement et que la peine relative aux autres chefs soit purgée concurremment, pour un total de 30 ans d’emprisonnement. La requête présentée par Mme Harvey pour demander au juge du procès de réexaminer la peine a par la suite été rejetée.

[11]      Mme Harvey a été remise en liberté moyennant une caution de 150 000 $ en attendant son appel. L’appel qu’elle a interjeté à la Cour d’appel de la Floride a été rejeté, tout comme son appel à la Cour suprême de la Floride. Aucune de ces juridictions n’a motivé son rejet de l’appel interjeté par Mme Harvey de sa peine.

[12]      Le 29 novembre 2009, avant l’instruction de son appel par la Cour suprême de la Floride, Mme Harvey s’est enfuie au Canada. Le 7 avril 2011, elle a été arrêtée par la Gendarmerie royale du Canada et elle a présenté une demande d’asile.

Décision de la Commission

[13]      La Section de la protection de réfugié s’est d’abord demandée si Mme Harvey était exclue du statut de réfugiée par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] au motif qu’elle avait commis un crime grave de droit commun.

[14]      Tout en relevant que Mme Harvey insistait pour dire qu’elle n’était pas coupable des infractions qu’on lui reprochait, la Commission a fait observer qu’elle avait été reconnue coupable des crimes en question et a tenu pour acquis qu’elle avait effectivement commis les infractions en question.

[15]      La Commission a fait observer que l’âge du consentement prévu par le Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑46, est de 16 ans à moins que l’accusé se trouve dans une situation d’autorité ou de confiance envers l’adolescent en question, auquel cas l’âge du consentement est fixé à 18 ans. La Commission ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de penser que Mme Harvey se trouvait dans une situation d’autorité ou de confiance par rapport à sa victime ou que les infractions comportaient des « éléments de coercition ou d’agression ». Suivant la Commission, rien ne permettait par ailleurs de penser que [traduction] « l’activité sexuelle alléguée […] n’était pas consensuelle ». La Commission a aussi signalé que les activités en question n’étaient illégales qu’en raison de la différence d’âge entre Mme Harvey et sa victime.

[16]      Dans ces conditions, la Commission s’est dite convaincue que les activités qui avaient conduit aux déclarations de culpabilité de Mme Harvey aux États-Unis n’auraient pas constitué un crime, et encore moins un crime grave, si elles avaient eu lieu au Canada. Par conséquent, la Commission a conclu que Mme Harvey n’était pas visée par l’exclusion prévue par l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. Le ministre ne conteste pas cette conclusion.

[17]      Pour examiner la demande d’inclusion de Mme Harvey, la Commission a commencé par examiner attentivement les circonstances ayant mené à sa déclaration de culpabilité et celles qui avaient suivi sa condamnation. Elle a ainsi tenu compte des mesures prises tant avant que pendant le procès, le processus de détermination de la peine et les diverses démarches entreprises par Mme Harvey pour contester la peine, y compris la requête qu’elle avait présentée pour demander au juge du procès de réexaminer sa peine, et les appels qu’elle avait interjetés à la Cour d’appel de la Floride et à la Cour suprême de la Floride.

[18]      La Commission a également souligné le témoignage de Mme Harvey suivant lequel elle serait obligée de purger 85 p. 100 de sa peine en Floride avant d’être admissible à une libération conditionnelle, une affirmation corroborée par une publication du Department of Corrections de la Floride. Même si une demande de clémence de l’exécutif avait été adressée au gouverneur de la Floride au nom de Mme Harvey, cette dernière a expliqué qu’en règle générale, le gouverneur ne faisait droit aux demandes de clémence qu’après que le contrevenant avait purgé la plus grande partie de sa peine.

[19]      La Commission a ensuite examiné les règles de droit relatives à la protection de l’État, y compris l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, ainsi que l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, [2007] 1 R.C.F. 561, conf. par 2007 CAF 171, qui portaient sur une demande d’asile à l’égard des États-Unis.

[20]      La Commission a fait observer qu’il existe une nette présomption suivant laquelle les États‑Unis sont en mesure de protéger leurs citoyens même lorsque l’État est le présumé agent de persécution. La Commission a par ailleurs reconnu [au paragraphe 55] que Mme Harvey avait le « lourd fardeau » de démontrer qu’on n’aurait pas dû l’obliger à épuiser toutes les voies de recours qui s’offraient à elle aux États-Unis avant de chercher à obtenir plutôt la protection du Canada.

[21]      Avant d’examiner la question de savoir si la protection de l’État dont pouvait se réclamer Mme Harvey aux États-Unis était suffisante, la Commission a déclaré qu’elle devait d’abord examiner si la peine qui lui avait été infligée équivalait à « des traitements ou peines cruels et inusités infligés au mépris des normes internationales » : décision de la Commission, au paragraphe 56.

[22]      La Commission a commencé son analyse en faisant observer que, bien que les actes commis par Mme Harvey ne constituent pas un crime au Canada, il est loisible à d’autres États d’établir un âge de consentement différent.

[23]      La Commission a ensuite examiné le type de peine infligé par les tribunaux canadiens pour des infractions similaires, y compris celles infligées dans les affaires concernant des enfants beaucoup plus jeunes et celles dans lesquelles l’auteur se trouvait dans une situation de confiance par rapport à sa victime. La Commission en a conclu que la peine infligée à Mme Harvey était 15 fois plus longue que celle qui lui aurait été infligée au Canada si les actes qu’elle avait commis avaient été de nature criminelle au Canada.

[24]      La Commission a également tenu compte des éléments de preuve anecdotiques soumis par Mme Harvey au sujet des peines infligées par d’autres tribunaux de la Floride dans des affaires semblables, et a fait observer que les peines infligées variaient d’une simple probation à deux ans d’emprisonnement.

[25]      La Commission a ensuite examiné la jurisprudence canadienne sur la question de savoir ce qui constitue une « peine cruelle et inusitée ». La Commission a signalé que l’arrêt R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, de la Cour suprême du Canada, établissait le critère à appliquer pour déterminer si une peine doit être considérée comme ayant violé la protection contre les « traitements ou peines cruels et inusités » prévue à l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].

[26]      La Commission a estimé que la norme à appliquer pour déterminer si une peine est « cruelle et inusitée » consiste à se demander si cette peine « est excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance et de primer toutes les limites rationnelles de la peine ». La Commission a fait observer que « [l]e critère à appliquer est celui de la proportionnalité », ajoutant qu’elle devait se demander si la peine infligée était disproportionnée par rapport à l’infraction et au contrevenant et si la peine était telle qu’elle [traduction] « scandalise la conscience générale ou est intolérable sur le plan de l’équité fondamentale » : tous les extraits sont tirés de la décision de la Commission, au paragraphe 63.

[27]      Après avoir résumé les éléments de preuve concernant l’infraction et la peine de Mme Harvey, la Commission a conclu qu’il ne faisait [traduction] « aucun doute » que la peine de 30 ans d’emprisonnement infligée à Mme Harvey était « excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance et de primer toutes les limites rationnelles de la peine », ce qui a conduit la Commission à conclure que la peine équivalait à une « peine cruelle et inusitée qui a été infligée au mépris des normes internationales » : décision de la Commission, au paragraphe 66.

[28]      Revenant à la question de la protection de l’État, la Commission a estimé que la peine d’emprisonnement de 30 ans, et le fait que de nombreux tribunaux n’ont pas abordé la question du caractère excessif de la peine « témoignent de l’absence de mécanismes de protection de l’État qui existent normalement aux États-Unis » : décision de la Commission, au paragraphe 69.

[29]      En ce qui concerne les autres voies de recours offertes à Mme Harvey, la Commission a accepté le témoignage de Mme Harvey suivant lequel elle ne pouvait compter sur la clémence de l’exécutif tant qu’elle n’aurait pas purgé la plus grande partie de sa peine. La Commission a fait observer que Mme Harvey « pourrait peut-être » interjeter appel de sa peine à la Cour suprême des États-Unis, mais qu’« [i]l est impossible de savoir si cet appel pourrait être interjeté de droit ou si une autorisation devrait être obtenue à cette fin, ou encore à quel moment un tel appel serait instruit par la Cour suprême des États-Unis ». La Commission en a conclu que « [s]elon la prépondérance des éléments de preuve, [Mme Harvey] a épuisé tous les mécanismes réalistes pour demander réparation » aux États-Unis : décision de la Commission, au paragraphe 70.

[30]      La Commission a reconnu que, comme les États-Unis constituent une démocratie bien établie disposant de mécanismes appropriés de contrôle et de régulation tout à fait au point, ajoutant que « [l]es mécanismes de protection auxiliaires ne devraient être invoqués que dans de très rares circonstances ». Suivant la Commission, « il s’agit [en l’espèce] d’une de ces circonstances très rares » (décision de la Commission, au paragraphe 71). En conséquence, la Commission a déclaré que Mme Harvey était une personne à protéger au sens du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR.

Questions en litige

[31]      Le ministre soulève deux questions dans la présente demande. La première est celle de savoir si la Commission a commis une erreur dans son interprétation et son application du sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR en ne se demandant pas si les peines auxquelles Mme Harvey avait été condamnée par les tribunaux de la Floride lui avaient été infligées « au mépris des normes internationales ».

[32]      Le ministre conteste également la conclusion tirée par la Commission au sujet de la protection de l’État en faisant valoir qu’il existait encore des voies de recours que Mme Harvey pouvait exercer aux États‑Unis et qu’elle n’a pas démontré qu’elle avait épuisé tous les recours qui étaient à sa disposition sur le plan interne avant de demander l’asile au Canada.

[33]      Il faudra également déterminer la norme de contrôle applicable relativement à chacune de ces questions.

Traitement du sous-alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR par la Commission

[34]      Le ministre soutient que la présente affaire soulève des questions en ce qui concerne la façon dont la Commission a interprété et appliqué le sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR. Invoquant les arrêts Hernandez Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 324, et Feimi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 325, de la Cour d’appel fédérale, le ministre soutient que cet aspect de la décision de la Commission est assujetti à la norme de contrôle de la décision correcte.

[35]      Je ne suis pas de cet avis.

[36]      Les arrêts Febles et Feimi portaient tous deux sur l’interprétation de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. La question soumise à la Commission dans ces affaires était celle de savoir si le demandeur d’asile était exclu du statut de réfugié par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier alors qu’il avait commis un crime grave avant d’arriver au Canada et s’était réadapté et ne présentait plus de danger pour le public. Dans ces affaires, la Cour a conclu que la présomption suivant laquelle l’interprétation par un tribunal administratif de sa loi habilitante est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable était réfutée par la nécessité d’interpréter de façon uniforme les conventions internationales.

[37]      Par contraste, la présente affaire porte sur l’interprétation du régime de protection complémentaire créé par l’article 97 de la LIPR. Il s’agit d’une question de droit interne. La question en litige dans la présente affaire ressemble donc à celle qui était soumise à la Cour d’appel fédérale dans l’affaire B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, aux paragraphes 70 et 71, dans laquelle la Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable à l’interprétation, par la Commission, d’une disposition de la LIPR.

[38]      J’admets que le sous‑alinéa 97(1)b)(iii) oblige la Commission à tirer une conclusion sur la question de savoir si la peine en question a été « infligée au mépris des normes internationales ». Je m’abstiens de trancher la question de la norme de contrôle à appliquer à la conclusion tirée par la Commission au sujet de ce qui constitue des « normes internationales » et la teneur de ces normes.

[39]      Je tiens par ailleurs à signaler qu’en fin de compte, la norme de contrôle que je choisis a peu d’incidence, étant donné que je suis convaincue que cet aspect de la décision de la Commission ne saurait résister à un examen rigoureux, peu importe la norme que l’on applique.

[40]      Voici les dispositions applicables du sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

[…]

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

[…]

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles […]

 

Personne à protéger

[41]      Si j’ai bien compris, les parties s’entendent pour dire que, pour se voir reconnaître la qualité de personne à protéger en vertu de cette disposition, l’intéressé doit satisfaire à trois éléments, à savoir :

a.    le demandeur d’asile doit démontrer qu’il est exposé soit à une menace à sa vie, soit au risque de traitements ou peines cruelles et inusitées (au sens que le droit canadien donne à cette expression) dans son pays d’origine;

b.    le traitement ou la peine en question ne doit pas résulter de sanctions légitimes;

c.    si le traitement ou la peine résulte de sanctions légitimes, le demandeur d’asile doit alors démontrer qu’il ou elle a été infligée au mépris des normes internationales.

[42]      Dans le cas qui nous occupe, la Commission a tenu compte de la jurisprudence canadienne sur la question de ce qui constitue une « peine cruelle et inusitée » et a conclu [au paragraphe 63] que la peine infligée à Mme Harvey « est excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance et de primer toutes les limites rationnelles de la peine ». Comme nous l’avons fait observer d’entrée de jeu dans les présents motifs, le ministre ne conteste pas la conclusion de la Commission suivant laquelle la peine de 30 ans d’emprisonnement de Mme Harvey équivaudrait à une peine cruelle et inusitée selon les normes canadiennes.

[43]      En ce qui concerne le second élément du critère, il est incontestable que la peine en cause dans la présente affaire « résultait des sanctions légitimes » infligées à Mme Harvey par les tribunaux de la Floride. Dans ces conditions, la Commission devait ensuite se demander si la peine infligée à Mme Harvey l’avait été au mépris des normes internationales.

[44]      La Commission semble avoir reconnu qu’elle devait tenir compte de ce volet du critère, étant donné qu’elle mentionne cet aspect au début de son analyse, au paragraphe 56, et qu’elle clôt son analyse en concluant, au paragraphe 66 de ses motifs, que la peine de Mme Harvey équivaut à « une peine cruelle et inusitée qui a été infligée au mépris des normes internationales ».

[45]      Toutefois, nulle part dans son analyse, la Commission n’aborde cette question. La Commission [au paragraphe 56] n’essaie d’aucune façon de définir les « normes internationales » applicables et elle n’essaie pas de vérifier si ces normes ont été respectées en l’espèce. Elle a commis une erreur en agissant de la sorte (Klochek c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 474, au paragraphe 10).

[46]      Ces omissions sont particulièrement troublantes, compte tenu des observations détaillées que l’avocat de Mme Harvey avait présentées à la Commission, par écrit et de vive voix, relativement à ces questions.

[47]      D’ailleurs, il ressort du dossier que l’avocat de Mme Harvey a présenté des arguments détaillés au sujet des rapports entre les garanties relatives à la « justice fondamentale » prévues aux articles 7 et 12 de la Charte et les « normes internationales ». L’avocat a formulé des observations supplémentaires au sujet des droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 16 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, en faisant valoir que le droit reconnu par le droit international à un procès par un tribunal indépendant et impartial n’était pas respecté dans le cas d’un système judiciaire composé de juges élus.

[48]      Des observations ont également été formulées à la Commission au sujet des principes relatifs à la détermination de la peine formulés dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, [2002] R.T. Can. no 13, et du défaut que le juge aurait commis, dans le cas de Mme Harvey, de tenir compte de plusieurs de ces principes pour fixer sa peine.

[49]      En toute justice pour la Commission, force est de reconnaître que les observations écrites de Mme Harvey laissaient effectivement entendre, au paragraphe 37, que dès lors que la Commission était convaincue que la peine en question constituait une « peine cruelle et inusitée » qui « scandalise suffisamment la conscience des Canadiens », aucune autre analyse n’était exigée.

[50]      Je ne suis pas de cet avis. Accepter l’interprétation que Mme Harvey fait du sous‑alinéa 97(1)b)(iii) de la LIPR reviendrait à confondre le premier et le troisième volet du critère et à rendre l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » totalement redondante. Il existe une présomption suivant laquelle chaque mot de la loi a un sens et suivant laquelle, dans la mesure du possible, les tribunaux devraient éviter d’adopter des interprétations qui rendent une partie d’une loi redondante (Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances), 2006 CSC 20, [2006] 1 R.C.S. 715, au paragraphe 45).

[51]      De toute évidence, en ajoutant l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » au sous‑alinéa 97(1)b)(iii), le législateur précisait qu’il ne suffisait pas qu’une peine constitue au Canada une « peine cruelle et inusitée » pour reconnaître à une personne la qualité de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR. Il faut également tenir compte de la question de savoir si les normes internationales ont été respectées.

[52]      Pour déterminer si une peine constitue une « peine cruelle et inusitée » en droit canadien, le critère applicable est celui de la « disproportion exagérée ». Les tribunaux canadiens doivent se demander « “si la peine infligée est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine” ». Autrement dit, « l’effet de cette peine ne doit pas être exagérément disproportionné à ce qui aurait été approprié » : toutes les citations sont tirées de l’arrêt Smith, précité, à la page 1072.

[53]      On se souviendra qu’en l’espèce, la Commission a conclu [au paragraphe 63] que la peine infligée à Mme Harvey « est excessive au point de faire outrage aux normes de la convenance et de primer toutes les limites rationnelles de la peine ». Autrement dit, la Commission a conclu que la peine infligée à Mme Harvey était à ce point disproportionnée par rapport à ses crimes qu’elle était une « peine cruelle et inusitée » en droit canadien, satisfaisant ainsi au premier volet du critère du sous‑alinéa 97(1)b)(iii). S’il s’agissait là de la seule exigence, il n’y aurait alors eu aucune raison pour laquelle le législateur aurait ajouté l’expression « sauf celles infligées au mépris des normes internationales » dans la Loi.

[54]      Je ne suis par ailleurs pas d’accord avec Mme Harvey pour dire qu’une violation des garanties prévues par la Charte canadienne sera nécessairement contraire aux normes internationales. Bien qu’il arrive souvent que ces garanties se recoupent, elles ne sont pas toujours identiques.

[55]      Par exemple, dans l’arrêt Health Services and Support — Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, la Cour suprême du Canada a fait observer qu’« il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne » (non souligné dans l’original), au paragraphe 70. L’emploi par la Cour de l’expression « au moins » nous indique que les protections prévues par la Charte canadienne peuvent, dans certains cas, effectivement dépasser celles prévues en droit international.

[56]      De même, dans l’arrêt États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, la Cour suprême a conclu que la peine de mort avait été écartée comme élément acceptable de la justice criminelle au Canada et que, suivant la conception canadienne de la justice fondamentale, la peine capitale était injuste (paragraphes 70 et 84). Par ailleurs, la Cour a estimé qu’il n’avait pas été établi qu’il existait une norme internationale interdisant la peine de mort (paragraphe 89).

[57]      Par conséquent, j’estime que, dès lors que la Commission est convaincue qu’un demandeur d’asile a démontré qu’il est exposé soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines inusités (au sens où ces expressions sont interprétées en droit canadien) dans son pays d’origine et que cette peine résulte de sanctions légitimes, la Commission doit se demander si la peine en question a été infligée au mépris des normes internationales. Or, la Commission n’a rien fait de tel en l’espèce.

[58]      Avant de conclure sur cette question, je tiens à signaler, que se fondant sur l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, Mme Harvey a soutenu que « [l]e décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale » : Newfoundland Nurses, au paragraphe 16.

[59]      Bien que je convienne qu’il s’agit là d’un énoncé général du droit, je constate que la Cour suprême a ensuite affirmé dans le même paragraphe qu’il suffira que « les motifs […] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[60]      En l’espèce, la Commission a rédigé des motifs soignés et détaillés. Toutefois, sur cette question bien précise, la Commission est demeurée entièrement muette. Nous ignorons quels arguments sur la question des « normes internationales » [au paragraphe 66] la Commission a retenus et lesquels elle a écartés et la raison pour laquelle elle l’a fait. Nous ignorons ce que la Commission a considéré comme étant des normes internationales ou la façon dont ces normes avaient été ou non respectées en l’espèce. Nous ignorons tout simplement pourquoi la Commission a décidé que la peine en question en l’espèce avait été infligée au mépris des normes internationales et il nous est impossible de savoir si cette conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[61]      Cet aspect de la décision de la Commission n’est pas justifiable, transparent et intelligible et est par conséquent déraisonnable : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47.

Protection de l’État

[62]      Le ministre conteste également la conclusion de la Commission [au paragraphe 70] suivant laquelle Mme Harvey avait « épuisé tous les mécanismes réalistes pour demander réparation » aux États‑Unis et suivant laquelle elle ne pouvait donc compter sur aucune protection de l’État suffisante dans ce pays. Je suis d’accord avec les parties pour dire que la question de la protection suffisante de l’État est une question mixte de droit et de fait qui est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable : Hinzman, précité, au paragraphe 38.

[63]      Le ministre signale que la Cour d’appel fédérale a jugé que les États‑Unis « sont un pays démocratique où les pouvoirs des trois branches du gouvernement sont limités par un système de freins et contrepoids, ce qui comprend un appareil judiciaire indépendant et des protections constitutionnelles assurant l’équité du processus ». Les demandeurs d’asile ont donc « le lourd fardeau de devoir réfuter la présomption selon laquelle les États‑Unis sont en mesure de les protéger ». Les demandeurs d’asile doivent, pour ce faire, « prouver qu’ils ont épuisé tous les recours disponibles aux États‑Unis sans avoir obtenu gain de cause avant de demander l’asile au Canada » : toutes les citations sont tirées de l’arrêt Hinzman, précité, au paragraphe 46.

[64]      Suivant le ministre, Mme Harvey dispose encore de plusieurs éventuelles voies de recours aux États‑Unis, notamment d’un pourvoi à la Cour suprême des États‑Unis, d’une demande de clémence au gouverneur de la Floride et d’une requête en réexamen de sa peine.

[65]      Il ressort des motifs de la Commission que celle‑ci était consciente du lourd fardeau dont devait s’acquitter Mme Harvey et du caractère exceptionnel d’une demande d’asile présentée contre une nation démocratique aussi fermement établie que les États‑Unis et de la difficulté d’obtenir gain de cause dans une telle demande.

[66]      Il est également évident que la Commission s’est penchée sur chacune des éventuelles voies de recours mentionnées par le ministre et qu’elle a expliqué les raisons pour lesquelles à son avis il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que Mme Harvey les exerce.

[67]      En ce qui concerne la possibilité de présenter une requête en réexamen de sa peine, le ministre signale des articles de journaux dans lesquels on cite des avocats de la Floride évoquant la possibilité de présenter une telle requête. Il ressort toutefois clairement du témoignage de Mme Harvey et du dossier documentaire qu’une telle requête a déjà été présentée et qu’elle a été rejetée sommairement.

[68]      En ce qui concerne une éventuelle demande de clémence au gouverneur de la Floride, la Commission a accepté le témoignage non contredit de Mme Harvey suivant lequel de telles demandes ne sont normalement examinées qu’après que le contrevenant a purgé la plus grande partie de sa peine. Dans ces conditions, la conclusion de la Commission suivant laquelle cette voie de recours n’était pas réaliste dans le cas de Mme Harvey était une conclusion qu’il lui était raisonnablement loisible de tirer compte tenu du dossier dont elle disposait.

[69]      La question la plus difficile concerne la possibilité d’interjeter appel à la Cour suprême des États-Unis. La Commission a reconnu la rareté des éléments de preuve sur ce point en faisant observer qu’il était possible que Mme Harvey puisse former un tel pourvoi bien qu’on ne sache pas s’il s’agirait d’un appel de plein droit ou si elle devrait obtenir une autorisation.

[70]      L’obligation du demandeur d’asile d’épuiser toutes les possibilités de protection internes dont il dispose avant de demander l’asile au Canada n’est pas une obligation absolue. D’ailleurs, la Cour suprême du Canada a jugé que ce n’est que dans les cas où la protection de l’État pouvait raisonnablement être assurée que le défaut du demandeur de la demander fera échec à sa demande : Ward, précité, à la page 724.

[71]      Dans le cas qui nous occupe, la Commission a signalé que les nombreuses tentatives faites par Mme Harvey pour contester sa peine avaient toutes échoué. Il vaut la peine de répéter que, non seulement la requête en réexamen de la peine de Mme Harvey a-t‑elle été rejetée sommairement par le juge du procès, mais que ni la Cour d’appel ni la Cour suprême de la Floride ont estimé que l’appel de sa peine n’avait suffisamment de fondement pour justifier de motiver son rejet.

[72]      La Commission disposait également du témoignage non contredit de Mme Harvey suivant lequel elle ne pouvait exercer d’autres recours judiciaires aux États‑Unis sans d’abord se rendre aux autorités, s’exposant ainsi à la sanction même que la Commission avait jugé constituer une peine cruelle et inusitée, une conclusion que le ministre ne conteste plus.

[73]      Après avoir examiné la preuve dont elle disposait, la Commission a conclu [au paragraphe 70] que « [s]elon la prépondérance des éléments de preuve, [Mme Harvey] a épuisé tous les mécanismes réalistes pour demander réparation » aux États-Unis. Examinant la décision de la Commission dans son ensemble à la lumière du dossier sous‑jacent et compte tenu de la norme de contrôle qui s’applique à cette conclusion, laquelle norme nous invite à la déférence, je ne puis dire que la conclusion tirée par la Commission sur ce point est déraisonnable.

Conclusion

[74]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[75]      Compte tenu du fondement étroit sur lequel la demande est accueillie, de la familiarité évidente du commissaire avec l’affaire et de l’absence de toute allégation de partialité ou d’iniquité procédurale de la part du commissaire, l’affaire sera renvoyée au même commissaire (en supposant qu’il soit disponible pour examiner l’affaire) pour qu’il décide si la peine à laquelle Mme Harvey a été condamnée lui a été infligée au mépris des normes internationales.

Question à certifier

[76]      Le ministre propose la question suivante en vue de sa certification :

[traduction] Lorsque la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR) conclut qu’un demandeur d’asile est exposé à un risque de traitement ou peine cruelle et inusitée et que le risque en question résulte de sanctions légitimes, la SPR doit‑elle procéder à une évaluation distincte de la question de savoir si le traitement ou la peine a été infligé au mépris des normes internationales avant de conclure que le demandeur d’asile est une personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[77]      À mon avis, il ne s’agit pas d’une question appropriée à certifier. Bien que je comprenne et que je sois consciente qu’il s’agit d’une affaire pour laquelle il n’existe pas de précédent, le libellé de la loi est très clair et d’ailleurs, les parties s’entendent sur le critère à trois volets applicable.

[78]      La véritable question en litige dans la présente affaire est celle de savoir si le commissaire a, en l’espèce, bien appliqué le critère, et la réponse à cette question dépend des mots précis employés par le commissaire dans ces motifs et de la teneur du dossier dont il disposait. Il s’agit d’une décision d’espèce qui ne soulève pas une question grave de portée générale qui se prêterait à une certification.

JUGEMENT

LA COUR :

1.   ACCUEILLE la présente demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire au même commissaire (s’il est disponible) pour qu’il détermine si la peine à laquelle Mme Harvey a été condamnée lui a été infligée au mépris des normes internationales.



[*]     Note de l’arrêtiste: À compter du paragraphe 23, la numérotation des paragraphes de la version française de la décision de la Commission est décalée par rapport à celle de la version anglaise.

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