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T-1274-13

2014 CF 76

Victoria’s Secret Stores Brand Management, Inc. et Victoria’s Secret (Canada) Corp. (demanderesses)

c.

Thomas Pink Limited (défenderesse)

Répertorié : Victoria’s Secret Stores Brand Management, Inc. c. Thomas Pink Limited

Cour fédérale, juge Hughes—Toronto, 21 et 22 janvier 2014.

Marques de commerce Pratique — Requête par la défenderesse en vertu de la règle 220 des Règles des Cours fédérales, afin que soit ordonné le rejet de l’action en litige au motif que les demanderesses n’avaient pas qualité pour intenter l’action, du fait qu’elles n’étaient pas des « personne[s] intéressée[s] » au sens de l’art. 53.2 de la Loi sur les marques de commerce La défenderesse a intenté une action au Royaume-Uni (R.-U.) pour la contrefaçon d’une marque communautaire déposée Une des demanderesses, Victoria’s Secret Stores Brand Management Inc., a produit une demande d’enregistrement au Canada pour la marque de commerce constituée du mot PINK Les demanderesses sollicitaient, entre autres, un jugement déclarant que l’utilisation du mot PINK n’est pas contraire à la Loi Il s’agissait de savoir si les demanderesses avaient qualité pour intenter l’action compte tenu des dispositions de la Loi sur les marques de commerce et plus particulièrement de l’art. 53.2 de cette Loi Les art. 53.2 et 57 de la Loi et la définition de « personne intéressée » à l’art. 2 de celle-ci ont été examinés — S’agissant de ces dispositions, la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle est atteinte ou qu’elle a des motifs valables d’appréhender qu’elle sera atteinte — Selon la jurisprudence examinée, la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle a des motifs valables d’appréhender l’atteinte d’un intérêt commercial, actuel ou éventuel — Selon la preuve et le droit applicable, les demanderesses étaient une « personne intéressée » au sens de l’art. 53.2 de la Loi — Les motifs d’appréhension des demanderesses étaient valables, car une société de son groupe faisait déjà l’objet d’une poursuite au R.-U. — Bien qu’au Canada il y ait apparemment coexistence pacifique entre les parties depuis plusieurs années, rien ne garantissait qu’il allait en être ainsi à l’avenir — Par conséquent, les demanderesses avaient des « motifs valables d’appréhender » que la défenderesse conteste leurs activités commerciales au Canada, sous le régime de la Loi, que ce soit devant les tribunaux ou autrement — Les demanderesses avaient donc qualité et l’action devait se poursuivre — Requête rejetée.

Il s’agissait d’une requête déposée par la défenderesse en vertu de la règle 220 des Règles des Cours fédérales, afin que soit ordonné le rejet de l’action en litige au motif que les demanderesses n’avaient pas qualité pour intenter l’action, du fait qu’elles n’étaient pas des « personne[s] intéressée[s] » au sens de l’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce. La défenderesse a intenté une action contre les demanderesses au Royaume-Uni (R.-U.), plus particulièrement, pour la contrefaçon d’une marque communautaire déposée. De plus, l’une des demanderesses, Victoria’s Secret Stores Brand Management Inc., a produit une demande d’enregistrement au Bureau canadien des marques de commerce pour la marque de commerce constituée du mot PINK en caractères d’imprimerie stylisés et visant une vaste gamme de produits, dont des produits de soins personnels et des vêtements. Un examinateur du Bureau a estimé que la marque de commerce prêtait à confusion avec la marque de commerce déposée de la défenderesse, constituée du mot PINK en caractères d’imprimerie stylisés et visant une gamme de marchandises, par exemple des accessoires vestimentaires et des vêtements. Dans leur déclaration, les demanderesses ont sollicité un jugement déclarant que l’emploi de la marque PINK ainsi que d’autres noms commerciaux connexes en liaison avec les marchandises et les services en litige ne contrevient pas à la Loi. Elles se sont identifiées comme étant les propriétaires d’un certain nombre de marques de commerce déposées et de demandes de marque de commerce au Canada et ont allégué, entre autres, que la défenderesse avait intenté une poursuite au R.-U. contre une société qui leur est liée, pour contrefaçon de certaines marques de commerce, dont la marque PINK, et qu’elles vendaient leurs produits au Canada en même temps que la défenderesse vendait les siens, sans que cela n’ait créé de confusion.

Il s’agissait de savoir si les demanderesses avaient qualité pour intenter l’action exposée dans la déclaration compte tenu des dispositions de la Loi sur les marques de commerce et plus particulièrement de l’article 53.2 de cette loi.

Jugement : la requête doit être rejetée.

L’article 53.2 de la Loi, lequel est principalement visé par la question de droit qui a été posée en l’espèce, prévoit que « toute personne intéressée » peut solliciter la délivrance d’une ordonnance lorsqu’il semble « qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi ». L’expression « personne intéressée » est définie à l’article 2 de la Loi. Selon les articles 53.2 et 57 et la définition d’une « personne intéressée » à l’article 2 de la Loi, la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle est atteinte ou qu’elle a « des motifs valables d’appréhender » qu’elle sera atteinte par tout acte ou omission à l’encontre de la Loi. Selon la jurisprudence examinée aux présentes, la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle a des motifs valables d’appréhender l’atteinte d’un intérêt commercial, actuel ou éventuel.

En l’espèce, il fallait déterminer si les demanderesses pouvaient poursuivre la présente action, ou une autre qui lui ressemblerait beaucoup, et si la défenderesse devait répondre à la présente action et assurer sa défense, en présentant éventuellement une demande reconventionnelle. Selon la preuve et le droit applicable, les demanderesses étaient une « personne intéressée » au sens de l’article 53.2 de la Loi, étant donné que le droit exige d’interpréter de manière large et libérable la définition d’une telle personne, particulièrement la possibilité qu’une telle personne ait « des motifs valables d’appréhender » une poursuite de la défenderesse fondée sur la Loi. Les motifs d’appréhension des demanderesses étaient valables; elles faisaient déjà l’objet d’une poursuite semblable au R.-U. Dans l’action qu’elle a intentée au R.-U., la défenderesse a elle-même fait allusion dans ses actes de procédure aux activités de la demanderesse au Canada; une personne raisonnable en déduirait donc que la défenderesse était bien au fait des activités des demanderesses au Canada. Un examinateur du Bureau des marques de commerce s’est dit d’avis qu’il pouvait y avoir une probabilité de confusion entre les marques des parties. Bien qu’au Canada il y ait apparemment coexistence pacifique depuis au moins cinq ans, rien ne garantissait qu’il allait en être ainsi à l’avenir. Par conséquent, les demanderesses avaient des « motifs valables d’appréhender » que la défenderesse conteste leurs activités commerciales au Canada, sous le régime de la Loi, que ce soit devant les tribunaux ou autrement. Les demanderesses avaient donc qualité et l’action devait se poursuivre.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 2 « personne intéressée », 11.19, 53.2, 57.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 220.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

BBM Canada c. Research In Motion Limited, 2011 CAF 151, [2013] 1 R.C.F. 117; Burmah-Castrol (Canada) Ltd. c. Nasolco Inc., [1974] A.C.F. no 304 (1re inst.) (QL); Fairmont Resort Properties Ltd. c. Fairmont Hotel Management, L.P., 2008 CF 876; Apotex Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2010 CF 291.

REQUÊTE déposée par la défenderesse en vertu de la règle 220 des Règles des Cours fédérales, afin que soit ordonné le rejet de l’action en litige au motif que les demanderesses n’avaient pas qualité pour intenter l’action, du fait qu’elles n’étaient pas des « personne[s] intéressée[s] » au sens de l’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce. Requête rejetée.

ONT COMPARU

Dale E. Schlosser pour les demanderesses.

Mark L. Robbins et Noelle Engle-Hardy pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l., Toronto, pour les demanderesses.

Bereskin & Parr S.E.N.C.R.L, s.r.l., Toronto, pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1]        Le juge Hughes : Thomas Pink Limited, la défenderesse, a déposé la présente requête en vertu de la règle 220 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106], afin que soit ordonné le rejet de la présente action au motif que les demanderesses (collectivement, Victoria’s Secret) n’ont pas qualité pour intenter l’action, du fait qu’elles ne sont pas des « personne[s] intéressée[s] » au sens de l’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 [la Loi]. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les demanderesses sont bien des personnes intéressées et qu’il convient donc que l’action se poursuive.

[2]        Dans une ordonnance datée du 28 octobre 2013, le protonotaire Aalto a formulé comme suit la question de droit que j’ai à trancher :

[traduction] Les demanderesses ont-elles qualité pour intenter l’action exposée dans la déclaration compte tenu des dispositions de la Loi sur les marques de commerce et plus particulièrement de l’article 53.2 de cette loi?

[3]        Le paragraphe 3 de cette ordonnance prévoit ce qui suit :

[traduction] Pour statuer sur la question posée au paragraphe 2, tous les faits allégués dans la déclaration, y compris les faits allégués dans l’action au R.-U., seront tenus pour avérés.

[4]        L’action au R.-U. dont il est question au paragraphe 3 de l’ordonnance est l’action n° CC13PO1798 intentée par Thomas Pink Limited, la partie demanderesse, devant la Patents County Court, cour désignée en matière de marque communautaire, à l’encontre de Victoria’s Secret UK Limited, la partie défenderesse.

[5]        Outre ce qui précède, les parties ont convenu que je pouvais tenir compte de la demande d’enregistrement n°1610249 produite par Victoria’s Secret Stores Brand Management Inc. au Bureau canadien des marques de commerce pour la marque de commerce constituée du mot PINK en caractères d’imprimerie stylisés et visant une vaste gamme de produits, dont des produits de soins personnels et des vêtements — notamment des chemises. Elles ont aussi convenu que je pouvais considérer un rapport du 29 juillet 2013 dans lequel un examinateur du Bureau a dit estimer que la marque de commerce prêtait à confusion avec la marque de commerce déposée n° LMC 624,752 de Thomas Pink, constituée du mot PINK en caractères d’imprimerie stylisés et visant une gamme de marchandises, par exemple des accessoires vestimentaires et des vêtements, notamment des chemises.

ACTES DE PROCÉDURE DANS LA PRÉSENTE ACTION

[6]        Les actes de procédure ne consistent qu’en une déclaration dans la présente action, aucune défense n’ayant été produite. La défenderesse a plutôt présenté la présente requête.

[7]        La réparation demandée dans la déclaration est la suivante :

[traduction]

1.  Les demanderesses, Victoria’s Secret Stores Brand Management Inc. et Victoria’s Secret (Canada) Corp. (collectivement, Victoria’s Secret) sollicitent ce qui suit :

1)    un jugement déclarant que l’emploi par Victoria’s Secret des marques PINK et VICTORIA’S SECRET PINK ainsi que des marques de commerce et noms commerciaux « PINK » connexes énumérés au paragraphe 7 ci‑dessous (ensemble, les marques VICTORIA’S SECRET PINK) en liaison avec les marchandises et les services énumérés ne contrevient ni à l’alinéa 7b) ni aux articles 20 et 22 de la Loi sur les marques de commerce compte tenu des marques de commerce déposées suivantes de la défenderesse :

a)    (un certain nombre de marques de commerce déposées au Canada et demandes de Thomas Pink sont énumérées, qui toutes comprennent le mot PINK sous forme de dessin en caractères d’imprimerie ou conjointement avec d’autres mots, comme THOMAS PINK)

2)    une injonction interdisant à la défenderesse et à ses préposés, dirigeants, mandataires et employés, aux entités commerciales qui lui sont apparentées, ainsi qu’aux personnes et aux entités sur lesquelles elle exerce un contrôle, d’intenter ou de menacer d’intenter une action contre Victoria’s Secret, ou ses filiales, relativement à l’emploi par Victoria’s Secret des marques VICTORIA’S SECRET PINK;

3)    ses dépens dans le cadre de la présente action, calculés selon l’échelle la plus élevée, y compris la TVH;

4)    toute autre mesure de réparation que la Cour estimera juste.

[8]        Les demanderesses se présentent au paragraphe 2 de la déclaration. Aux paragraphes 3 à 5, elles décrivent les activités qu’elles exercent en lien avec les marques de commerce VICTORIA’S SECRET et VICTORIA’S SECRET PINK :

[traduction]

3.  Victoria’s Secret ainsi que la société qu’elle a remplacée se sont livrées pendant de nombreuses années au Canada à la vente de sous-vêtements et autres produits intimes, produits de beauté et produits personnels ainsi que d’accessoires destinés aux femmes en liaison avec la marque de commerce VICTORIA’S SECRET. Victoria’s Secret a largement annoncé ses marchandises et ses services en liaison avec la marque de commerce VICTORIA’S SECRET au Canada, notamment au moyen de publicité télévisée et imprimée à grande échelle provenant des États-Unis d’Amérique et diffusée au Canada.

4.  Victoria’s Secret emploie depuis au moins octobre 2009 au Canada les marques VICTORIA’S SECRET PINK visées par les demandes nos 1610249 et 1592606 ci‑dessous en liaison avec les marchandises et services mentionnés.

5.  Victoria’s Secret vend divers produits au Canada en faisant emploi de la marque de commerce VICTORIA’S SECRET ainsi que de nombreuses autres marques de commerce, dont les marques VICTORIA’S SECRET PINK.

[9]        Au paragraphe 6 de la déclaration, les sociétés Victoria’s Secret indiquent qu’elles sont les propriétaires d’un certain nombre de marques de commerce déposées et de demandes de marque de commerce au Canada, certaines de ces marques comportent VICTORIA’S SECRET seulement; certaines comportent le mot PINK s’ajoutant à d’autres mots, tels que les mots VICTORIA’S SECRET. Il s’agit dans un cas de la demande de marque de commerce déjà mentionnée, pour la marque constituée du seul mot PINK sous forme de dessin en caractères d’imprimerie.

[10]      Aux paragraphes 7 à 12 de la déclaration, Victoria’s Secret fait valoir, comme suit, de quelle manière elle emploie ses marques de commerce au Canada :

[traduction]

7.    Sur son site Web, www.victoriassecret.com, Victoria’s Secret encourage la participation à un réseau virtuel, « PINK NATION », qui donne accès à ses membres à des offres et à des événements spéciaux. Les clients peuvent aussi se joindre à PINK NATION en téléchargeant des applications pour iPad et téléphone et ainsi avoir accès à de nouvelles expériences, activités, interactions et occasions de commerce électronique, toutes mettant en jeu les marques de commerce. Plus de 3 millions de fans ont téléchargé l’application PINK NATION pour iPhone® et Android®; il y a dans l’ensemble plus de 5,8 millions de membres inscrits de PINK NATION, et ce nombre ne cesse de croître.

8.    Victoria’s Secret a largement fait la promotion des marques VICTORIA’S SECRET PINK dans les médias sociaux et dans diverses publications internationales telles que Seventeen, People et Cosmopolitan.

9.    Victoria’s Secret Stores Brand Management Inc. présente ses marchandises bien en évidence en liaison avec les marques VICTORIA’S SECRET PINK lors du Victoria’s Secret Fashion Show, une émission diffusée annuellement sur le réseau CBS qui est devenue un événement mode parmi les plus attendus (plus de 10 millions de téléspectateurs ces dernières années).

10.  Victoria’s Secret appose les marques VICTORIA’S SECRET PINK sur les marchandises, les étiquettes, les emballages, le matériel publicitaire et promotionnel et les affiches en magasin.

11.  Victoria’s Secret vend dans ses magasins de détail ses marchandises arborant les marques VICTORIA’S SECRET PINK.

12.  Le volume de ventes de marchandises arborant les marques VICTORIA’S SECRET PINK a été sensationnel, les chiffres de ventes au Canada dépassant les 125 000 000 $ entre 2009 et 2013.

[11]      Au paragraphe 13 de la déclaration, les demanderesses décrivent la défenderesse Thomas Pink et les activités de celle‑ci au Canada. Les demanderesses allèguent au paragraphe 14 que Thomas Pink a intenté une poursuite au Royaume-Uni contre une société qui leur est liée, pour contrefaçon de certaines marques de commerce, dont la marque PINK. Au paragraphe 15, les demanderesses allèguent qu’elles ont vendu leurs produits au Canada en même temps que Thomas Pink vendait les siens, sans que cela n’ait créé de confusion :

[traduction]

13.  Thomas Pink Limited est constituée en société sous le régime des lois du Royaume-Uni; son siège social est situé au 1, Palmerston Court, Londres SW8 4AJ, Royaume-Uni. Au Canada, Thomas Pink Limited vend des chemises de cérémonie pour hommes et femmes dans les magasins Holt Renfrew à Vancouver, Calgary et Toronto. À Toronto, Holt Renfrew est situé au 50, rue Bloor Ouest, près de la rue Yonge.

14.  Thomas Pink Limited a intenté une poursuite au Royaume-Uni contre Victoria’s Secret UK Limited, une société liée à Victoria’s Secret Stores Brand Management, Inc., parce que celle-ci aurait contrefait ses marques PINK THOMAS PINK JERMYN STREET LONDON et dessin PINK, des composantes des marques de commerce déposées et non déposées de la défenderesse. La déclaration, datée du 10 mai 2013, a été présentée sans que Victoria’s Secret ou Victoria’s Secret UK Limited en aient eu préavis. Victoria’s Secret UK Limited a nié les principales allégations qui figuraient dans la déclaration.

Emploi concomitant

15.  Les parties ont vendu leurs marchandises et ont offert leurs services de manière concomitante au Canada, sans qu’il n’en ait découlé de la confusion quant à la source de ces marchandises et de ces services.

ACTES DE PROCÉDURE DANS L’ACTION INTENTÉE AU R.-U.

[12]      Les actes de procédure dans l’action au R.-U. qui m’ont été présentés sont les suivants :

€€€€€ TEXTE INTÉGRAL DE LA DÉCLARATION signifiée par les avocats de Thomas Pink le 10 mai 2013;

€€€€€ DÉFENSE ET DEMANDE RECONVENTIONNELLE signées par les avocats de Victoria’s Secret le 18 juillet 2013;

€€€€€ RÉPONSE ET DÉFENSE RECONVENTIONNELLE signées par les avocats de Thomas Pink le 13 août 2013.

[13]      Dans l’action qu’elle a intenté contre une société du groupe de Victoria’s Secret au Royaume-Uni, Thomas Pink allègue la contrefaçon d’une marque communautaire déposée (Union européenne) dans laquelle le mot PINK figure de manière proéminente, ainsi que d’une marque déposée au Royaume-Uni constituée du mot PINK en caractères d’imprimerie, et la commercialisation trompeuse à l’égard du mot PINK. Thomas Pink mentionne dans la déclaration l’emploi du mot PINK au Canada et aux États-Unis par des filiales de la défenderesse dans l’action du Royaume-Uni. Il est allégué ce qui suit aux paragraphes 22 et 26 de la déclaration :

[traduction]

22.  La défenderesse est membre d’un groupe de sociétés dont les activités sont exercées sous le nom de « Victoria’s Secret ». Le groupe vend principalement de la lingerie fine, des vêtements pour femmes, des parfums et des produits de beauté dans des magasins de détail et par l’entremise de catalogues et d’Internet. Le groupe exerce la majeure partie de ses activités aux États-Unis et au Canada.

[…]

26.  Aux États-Unis et au Canada, des produits de marque Pink sont vendus dans des magasins « Victoria’s Secret », de même que dans des magasins autonomes « PINK ».

[14]      Au paragraphe 37(2) de sa déclaration, dans l’action intentée au R.-U., Thomas Pink décrit les allégations énoncées aux paragraphes 25 à 35 (parmi lesquels figure le paragraphe 26 ci‑dessus) comme illustrant les [traduction] « actes de contrefaçon » commis par Victoria’s Secret’s au Royaume-Uni :

[traduction]

(2)   En attendant la communication et de plus amples examens, la demanderesse se fonde sur les emplois et les menaces d’emploi du mot « PINK » en liaison avec les biens et services de la défenderesse décrits aux paragraphes 25 à 35 qui précèdent et illustrés dans les annexes auxquelles ces paragraphes renvoient, pour affirmer que la défenderesse a commis des actes de contrefaçon et pour en donner des exemples.

[15]      Dans sa défense et demande reconventionnelle, la défenderesse dans l’action intentée au R.‑U., la filiale de Victoria’s Secret, en plus d’énoncer ses moyens de défense, a sollicité la révocation de l’enregistrement de la marque communautaire. Dans sa défense, Victoria’s Secret UK a répondu à l’allégation de Thomas Pink concernant son emploi de marques au Canada. Voici ce qu’elle a déclaré aux paragraphes 32 et 33 de sa défense :

[traduction]

32.  À la connaissance de la défenderesse, il n’y a eu aucun cas de confusion (en termes d’intérêt initial ou autrement) ou d’association faite entre les activités de la demanderesse et les activités de la défenderesse, que ce soit aux États-Unis d’Amérique ou au Canada. La défenderesse n’a pas non plus eu connaissance que l’emploi répandu susmentionné de la marque VICTORIA’S SECRET PINK, que ce soit aux États-Unis ou au Canada, aurait dilué ou terni les marques de commerce ou les activités de la demanderesse.

33.  Jamais entre le 16 août 2005 et mai 2013 la demanderesse n’a-t-elle donné à entendre le contraire à la défenderesse, et ce, bien que la demanderesse et la défenderesse exercent leurs activités dans le même contexte de commerce de détail aux États-Unis et au Canada ou dans des contextes semblables.

[16]      Dans sa réponse dans le cadre de l’action au R.-U., Thomas Pink a répondu aux allégations de Victoria’s Secret concernant le Canada aux paragraphes 4 et 9 :

[traduction]

4En réponse au paragraphe 19 de la défense et sans qu’il soit porté atteinte à l’argument de la demanderesse selon lequel les ventes et la publicité faites à l’extérieur du Royaume-Uni et des États-Unis n’ont rien à voir avec les questions en litige dans la présente affaire :

(1)   Les chiffres de vente mentionnés au paragraphe 19 de la défense étayent l’argument soulevé par la demanderesse aux paragraphes 22 et 23 du texte intégral de la déclaration selon lequel la défenderesse et/ou ses filiales exercent la plupart de leurs activités aux États-Unis et au Canada.

(2)   Il est admis que la défenderesse et/ou ses filiales ont un important volume de ventes aux États-Unis et au Canada et font largement la publicité de leurs produits dans ces pays sous le nom de Victoria’s Secret.

(3)   […]

(4)   Il est aussi admis que la défenderesse et/ou ses filiales comptent un nombre important de magasins de détail aux États-Unis et au Canada, et qu’elles y font un nombre considérable de ventes par le biais d’Internet en plus d’avoir des abonnés sur Twitter et Facebook. La demanderesse ne dispose d’aucun renseignement quant aux chiffres précisés aux paragraphes 19(9), 19(10) et 19(11) de la défense et elle ne fait aucune admission à cet égard.

(5)   […]

[…]

9.  En réponse au paragraphe 30 de la défense :

(1)   Il est admis que la demanderesse offre en vente une gamme de vêtements pour hommes et pour femmes depuis 2009 au Canada.

(2)   Il est admis que le groupe Victoria’s Secret vend des produits de marque Pink au Canada depuis une date que la demanderesse ne connaît pas.

(3)   La demanderesse n’est pas au courant des autres éléments mentionnés au paragraphe 30 et elle ne les admet pas.

LOI SUR LES MARQUES DE COMMERCE

[17]      L’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce, lequel est principalement visé par la question de droit qui a été posée en l’espèce, prévoit que « toute personne intéressée » peut solliciter la délivrance d’une ordonnance lorsqu’il semble « qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi » :

53.2 Lorsqu’il est convaincu, sur demande de toute personne intéressée, qu’un acte a été accompli contrairement à la présente loi, le tribunal peut rendre les ordonnances qu’il juge indiquées, notamment pour réparation par voie d’injonction ou par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits, pour l’imposition de dommages punitifs, ou encore pour la disposition par destruction, exportation ou autrement des marchandises, colis, étiquettes et matériel publicitaire contrevenant à la présente loi et de toutes matrices employées à leur égard.

Pouvoir du tribunal d’accorder une réparation

[18]      Les expressions « personne intéressée » et « person interested » sont ainsi définies à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce :

2. […]

Définitions

« personne intéressée » Sont assimilés à une personne intéressée le procureur général du Canada et quiconque est atteint ou a des motifs valables d’appréhender qu’il sera atteint par une inscription dans le registre, ou par tout acte ou omission, ou tout acte ou omission projeté, sous le régime ou à l’encontre de la présente loi.

 

« personne intéressée » “person interested

[19]      L’article 53.2 renvoie soit à l’« interested person » dans la version anglaise soit à la « personne intéressée » dans la version française, mais rien ne découle d’une telle différence. L’« interested person » dans la version anglaise doit raisonnablement être considérée comme étant la « person interested » définie dans la version anglaise de l’article 2, c’est-à-dire quiconque est atteint ou a des motifs valables d’appréhender qu’il sera atteint par tout acte ou omission visé dans la Loi sur les marques de commerce.

[20]      Il convient aussi de souligner que le paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce autorise toute « personne intéressée » (« person interested ») à demander à la Cour de radier une inscription dans le registre telle qu’une marque de commerce déposée :

57. (1) La Cour fédérale a une compétence initiale exclusive, sur demande du registraire ou de toute personne intéressée, pour ordonner qu’une inscription dans le registre soit biffée ou modifiée, parce que, à la date de cette demande, l’inscription figurant au registre n’exprime ou ne définit pas exactement les droits existants de la personne paraissant être le propriétaire inscrit de la marque.

Jurisdiction exclusive de la Cour fédérale

[21]      S’agissant des dispositions de la définition d’une « personne intéressée » à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce et des articles 53.2 et 57 de cette loi, j’en suis venu aux conclusions suivantes :

€€€€€ la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle est atteinte ou qu’elle a « des motifs valables d’appréhender » qu’elle sera atteinte par tout acte ou omission à l’encontre de la Loi;

€€€€€ l’article 57 vise de manière précise la radiation d’inscriptions dans le registre, comme l’enregistrement d’une marque de commerce;

€€€€€ l’article 53.2 doit recevoir une interprétation large, de manière à ce qu’il s’applique à tout acte ou omission d’un tiers pouvant être visé par la Loi.

JURISPRUDENCE PERTINENTE

[22]      De nombreux jugements de la Cour et de la Cour d’appel fédérale traitant de la « personne intéressée » ont été rendus à l’égard de demandes de radiation, en application de l’article 57 de la Loi, d’une marque de commerce. Il s’agissait dans bien des cas d’une requête en radiation, ce qui diffère quelque peu d’un point de droit. Pour statuer sur une requête en radiation, le juge examine la cause d’action défendable; or, quand il statue sur un point de droit, il tranche définitivement la question posée. En l’espèce, Victoria’s Secret ne sollicite pas la radiation de l`une ou l’autre des marques déposées de Thomas Pink; elle demande plutôt en fait qu’un jugement soit prononcé la déclarant libre, malgré l’enregistrement de ces marques, d’utiliser certaines de ses propres marques.

[23]      J’exposerai d’abord deux principes. Le premier se dégage des motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt BBM Canada c. Research in Motion Limited, 2011 CAF 151, [2013] 1 R.C.F. 117, au paragraphe 28, où la juge Dawson affirmait au nom de la Cour qu’une interprétation favorisant l’accès aux tribunaux d’une manière aussi rapide et proportionnée que possible permettait de satisfaire davantage à l’objet de la Loi sur les marques de commerce, en particulier ses dispositions de la partie intitulée « Procédures judiciaires » (articles 52 à 61) :

La Loi vise deux objets : protéger les consommateurs et faciliter le choix d'une marque de commerce pour des produits (voir Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772, aux paragraphes 21 à 23). La partie de la Loi qui s’intitule « Procédures judiciaires » a pour objet de procurer un redressement par suite de violations de la Loi. À mon avis, une interprétation qui favorise l’accès aux tribunaux d’une manière aussi rapide et proportionnée que possible permet de satisfaire davantage à l’objet de la Loi dans son ensemble et à celui de la partie intitulée « Procédures judiciaires » en particulier. Pour faciliter un accès rapide et proportionné aux tribunaux, l’article 53.2 de la Loi devrait être interprété de sorte à permettre que les procédures soient introduites par voie de demande ou par voie d’action. Il serait ainsi possible, dans les cas appropriés, d’accéder au processus plus sommaire au moyen d’une demande. Rien dans le libellé de la Loi n’empêche cette interprétation.

[24]      Le second principe général se dégage d’un jugement de notre Cour, Burmah-Castrol (Canada) Ltd. c. Nasolco Inc., [1974] A.C.F. no 304 (1re inst.) (QL), au paragraphe 3, dans lequel le juge Walsh de la Cour a notamment déclaré que la notion de « personne intéressée » variait selon les faits de chaque affaire :

Les avocats de l’intimée se reportent à un certain nombre de décisions judiciaires qui traitent de la signification de l'expression « personne intéressée », notamment […]. Je les ai toutes examinées. Il est évident que la notion de « personne intéressée » varie selon les faits de chaque affaire. Pour décider si les allégations contenues dans l'avis de requête introductif d'instance modifié et dans la déclaration amendée sur lesquels s'appuie la requérante, indiquent que cette dernière est « atteint(e) ou raisonnablement appréhende qu’(elle) sera atteint(e) » par l'inscription dans le registre de la marque de commerce de l'intimée que la requérante cherche à faire radier du registre, il ne me paraît pas nécessaire de considérer autre chose que la définition qui doit être examinée à la lumière desdites allégations.

[25]      Deux autres jugements doivent aussi être pris en compte. Le premier est Fairmont Resort Properties Ltd. c. Fairmont Hotel Management, L.P., 2008 CF 876, affaire dans laquelle la demanderesse exerçait ses activités dans le secteur de la multipropriété en temps partagé et la défenderesse exploitait des hôtels, toutes deux sous le nom de Fairmont. La demanderesse a sollicité la radiation du registre de certaines marques déposées de l’hôtel, mais seulement près de cinq ans après leur enregistrement. Les enregistrements deviennent « incontestables » après cinq ans en certaines circonstances, en vertu de l’article 11.19 de la Loi sur les marques de commerce. Le juge Gibson, de notre Cour, a conclu que, bien que la condition à remplir pour qu’une personne soit jugée être une « personne intéressée » soit « peu exigeante », la demanderesse n’était pas une telle personne dans cette affaire. Voici ce que le juge a affirmé aux paragraphes 7 et 54 à 56 du jugement :

La demanderesse n’allègue pas — et elle n’a pas soumis d’éléments de preuve pour appuyer cette proposition — qu’elle a exercé ses activités commerciales en se servant comme marque de commerce du seul mot « Fairmont » et ce, sous quelque forme que ce soit.

[…]

Ainsi que nous l’avons déjà signalé, la demanderesse ne s'est pas opposée à l’enregistrement des marques Fairmont Hotels et je n'adhère pas à l'assertion de M. Knight suivant laquelle cet oubli est le fait de quelqu’un d’autre, et non de lui. La demanderesse a attendu jusqu’à la veille de l’expiration du délai de cinq ans suivant l’enregistrement des marques Fairmont Hotels pour introduire la présente instance.

En bref, la demanderesse ne s’est tout simplement pas comportée comme si elle se percevait comme une personne qui est atteinte ou qui a des motifs valables d’appréhender qu’elle serait atteinte par l’inscription des marques Fairmont Hotels dans le registre ou, du reste, par l’emploi du mot « Fairmont », par toute autre entreprise exerçant ses activités dans la même région géographique, du moins jusqu’à tout récemment. Les craintes ou l’appréhension que la demanderesse peut effectivement avoir sembleraient plutôt porter sur ce que la défenderesse pourrait faire, c’est-à-dire sur le fait que la défenderesse pourrait tenter de prendre pied sur le marché de la multipropriété au Canada, alors que la Cour ne dispose pas du moindre élément de preuve qui permette de penser que ces craintes sont justifiées. Pour reprendre les propos qu’a tenus le juge Pratte dans l’arrêt Mihaljevic c. Colombie-Britannique, précité, force m’est de conclure, vu l’ensemble des faits de la présente affaire, que :

[...] [peu importe] que les marques de commerce de l’intimée demeurent ou non dans le registre, la situation de l’appelant demeure la même […] La présence des marques de commerce [de la défenderesse] dans le registre ne diminue et ne limite en rien les droits de l’appelant, qui ne seraient pas plus étendus si ces marques de commerce étaient radiées. […]

Pour les motifs que je viens d’exposer et compte tenu du fait, comme le tribunal l’a rappelé dans les décisions précitées, que l’analyse de l’expression « personne intéressée » doit être axée sur les faits de l’espèce, je ne suis pas convaincu que la demanderesse est une « personne intéressée » et, par conséquent, qu’elle a le droit d’introduire la présente demande. Pour ce seul motif, la présente demande doit être rejetée.

[26]      Les conclusions du juge Gibson semblent être fondées à la fois sur l’absence de motifs valables d’appréhender un préjudice et sur le retard à agir.

[27]      Le deuxième jugement à considérer est celui qu’a prononcé le juge Barnes dans Apotex Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2010 CF 291. Dans cette affaire, une fabricante de médicaments génériques, Apotex, voulait commercialiser des inhalateurs servant à l’administration de produits pharmaceutiques en recourant à une association de couleurs semblable à celle utilisée pour une marque déposée détenue par une fabricante de médicaments de marque (GSK [GlaxoSmithKline]). Apotex voulait faire radier l’enregistrement de la marque, et GSK a opposé qu’Apotex n’avait pas qualité pour agir, comme il ne s’agissait pas d’une personne intéressée. Le juge Barnes a statué qu’Apotex avait qualité pour agir puisqu’elle souhaitait commercialiser des produits fortement semblables. Voici ce qu’il a déclaré au paragraphe 7 :

J’admets que les demanderesses sont des parties intéressées qui sont fondées à introduire la présente procédure en vertu de l’article 57 de la Loi. Il ressort de la preuve qu’elles sont des fabricantes de médicaments génériques ayant un intérêt dans la fabrication et la vente de produits qui ressemblent étroitement à des médicaments de marque. Il s’agit là fondamentalement d’un intérêt commercial, encore qu’un intérêt public accessoire puisse également être avancé consistant à minimiser la confusion chez les patients. Une personne intéressée est une partie dont les droits peuvent être restreints par l’enregistrement d’une marque ou qui craint raisonnablement un préjudice : voir la décision Fairmont Resort Properties Ltd. c. Fairmont Hotel Management, L.P. (2008), 2008 CF 876, paragraphes 45 à 57, 67 C.P.R. (4th) 404. La marque GSK restreint manifestement l’intérêt des demanderesses dans la fabrication d’un inhalateur analogue et je suis d’avis qu’elles ont produit la preuve minimale requise pour que soit engagée la présente instance.

[28]      Je tire de cette jurisprudence les conclusions suivantes :

€€€€€ il faut interpréter les dispositions de la Loi sur les marques de commerce de manière à en favoriser l’accès;

€€€€€ il faut répondre à la question de savoir qui est une « personne intéressée » selon les faits de chaque affaire;

€€€€€ la « personne intéressée » doit démontrer qu’elle a des motifs valables d’appréhender l’atteinte d’un intérêt commercial, actuel ou éventuel;

€€€€€ la condition à remplir pour qu’une personne soit jugée être une « personne intéressée » est peu exigeante.

APPLICATION DU DROIT AUX FAITS D’ESPÈCE

[29]      L’avocat de la défenderesse Thomas Pink a affirmé que les demanderesses Victoria’s Secret avaient exercé leurs activités au Canada pendant près de cinq ans, avec des chiffres de vente de quelque 125 000 000 $, sans contestation de sa part, sous forme de poursuite judiciaire ou autrement. On ne pourrait donc dire que les demanderesses ont maintenant des motifs valables d’appréhender une telle contestation. Lorsque j’ai demandé à l’avocat si, dans le cas où je devais conclure que les demanderesses ne sont pas une « personne intéressée », et qu’ainsi l’action devait être rejetée, Thomas Pink allait toujours intenter sa propre action, il m’a répondu que celle‑ci pourrait le faire en principe, mais qu’elle se trouverait alors en situation difficile.

[30]      Lorsque j’ai demandé à l’avocat des demanderesses Victoria’s Secret si, dans le cas où je conclurais que celles‑ci ne sont pas une « personne intéressée », elles intenteraient une nouvelle action s’appuyant sur des actes de procédure différents ou plus complets, il m’a dit qu’il serait difficile pour ses clientes de tenter de le faire.

[31]      Par conséquent, la réponse que je donnerai au point de droit sur lequel j’ai été invité à me prononcer déterminera si les demanderesses peuvent poursuivre la présente action, ou une autre qui lui ressemblerait beaucoup, et si la défenderesse devra répondre à la présente action et assurer sa défense, en présentant éventuellement une demande reconventionnelle.

[32]      Pour répondre à la question de droit qui m’a été posée, je conclus, après avoir examiné la preuve sur laquelle les parties se sont entendues et le droit applicable, que les demanderesses Victoria’s Secret sont une « personne intéressée » au sens de l’article 53.2 de la Loi sur les marques de commerce. J’en viens à cette conclusion parce que le droit m’impose d’interpréter de manière large et libérable la définition d’une telle personne, particulièrement la possibilité qu’une telle personne ait « des motifs valables d’appréhender » une poursuite de Thomas Pink fondée sur la Loi. Je conclus que les motifs d’appréhension des demanderesses sont valables; elles ont déjà fait l’objet d’une poursuite semblable au Royaume-Uni. Dans l’action qu’elle a intentée au R.-U., Thomas Pink a elle‑même fait allusion dans ses actes de procédure aux activités de Victoria’s Secret au Canada; une personne raisonnable en déduirait donc que Thomas Pink est bien au fait des activités de Victoria’s Secret au Canada. Un tiers bien informé, à savoir un examinateur du Bureau des marques de commerce, s’est dit d’avis qu’il peut y avoir une probabilité de confusion entre les marques des parties. Bien qu’au Canada il y ait apparemment coexistence pacifique depuis au moins cinq ans, rien ne garantit qu’il en sera ainsi à l’avenir, compte tenu de la guerre juridique qui a éclaté au Royaume-Uni. Je conclus que les demanderesses ont des « motifs valables d’appréhender » que Thomas Pink conteste leurs activités commerciales au Canada, sous le régime de la Loi sur les marques de commerce, que ce soit devant les tribunaux ou autrement. Il faut ainsi répondre par l’affirmative à la question de droit soumise à la Cour.

CONCLUSION ET DÉPENS

[33]      Je dois remercier les avocats des deux parties de s’être montrés ouverts et d’avoir fait preuve d’un grand professionnalisme dans leur rédaction des documents requis et dans la manière dont ils m’ont présenté leurs observations. Ils ont agi de manière exemplaire.

[34]      J’ai répondu par l’affirmative à la question de droit. Par conséquent, l’action se poursuivra. J’accorderai 30 jours à la défenderesse Thomas Pink pour produire sa défense et, si elle le désire, une demande reconventionnelle.

[35]      Je fixerai à 2 100 $ le montant des dépens afférents à la présente requête, y compris la requête présentée au protonotaire Aalto, ce qui correspond à la somme proposée par l’avocat des demanderesses. Les dépens ainsi adjugés aux demanderesses « suivront l’issue de la cause », de sorte qu’elles ne les recevront que si elles ont finalement gain de cause sur le fond dans l’action.

ORDONNANCE

Pour les motifs exposés, la Cour ordonne ce qui suit :

1.  La Cour répond par l’affirmative à la question de droit suivante :

[traduction] Les demanderesses ont-elles qualité pour intenter l’action exposée dans la déclaration compte tenu des dispositions de la Loi sur les marques de commerce et plus particulièrement de l’article 53.2 de cette loi?

2.  La défenderesse dispose d’un délai de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance pour produire sa défense et, si elle le désire, une demande reconventionnelle.

3.  Les dépens, dont le montant est fixé à 2 100 $, adjugés aux demanderesses, suivront l’issue de la cause.

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