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A-372-12

2013 CAF 226

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (appelants)

c.

Enrique Andres Tobar Toledo (intimé)

Répertorié : Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Gauthier et Trudel, J.C.A.—Montréal, 10 avril; Ottawa, 25 septembre 2013.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a statué que l’agent des services frontaliers a eu tort de conclure que l’intimé avait fait une demande d’asile antérieure qui avait été rejetée par la Section de protection des réfugiés (SPR) — L’intimé était mineur lorsque la demande faite par son père en son nom a été rejetée en 1995 — L’intimé a fait une autre demande en 2011 qui est jugée irrecevable conformément à l’art. 101(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison du rejet de la demande antérieure — La Cour fédérale a comparé les deux versions officielles de l’art. 101(1)b), déterminant qu’en ce qui a trait à l’irrecevabilité de toute demande d’asile subséquente, les enfants ne devaient pas être assujettis au même traitement que celui accordé à leurs parents — La Cour fédérale a statué que l’agent des services frontaliers a eu tort de rejeter la demande déposée en 2011 par l’intimé; la demande de 2011 devait être déférée à la SPR si elle ne semblait pas reposer sur les mêmes faits et circonstances que celle de son père en 1995 — Il s’agissait de savoir si l’intimé est une personne dont la demande d’asile antérieure a été rejetée par la SPR — Le rejet d’une demande d’asile présentée par un enfant mineur emporte nécessairement l’irrecevabilité d’une demande ultérieure présentée par l’enfant devenu majeur aux termes de l’art. 101(1)b), peu importe que les faits sur lesquels repose la deuxième demande d’asile soient différents de ceux qui étaient à l’origine de la première demande — Il ne faut pas confondre le fondement factuel de la demande d’asile de l’intimé avec son caractère juridique — La Cour fédérale a eu tort de considérer que la demande d’asile déposée au nom de l’intimé en 1995 n’était pas sa propre demande d’asile — La conclusion de l’agent des services frontaliers que l’intimé avait fait une demande d’asile en son propre nom en 1995 n’était pas déraisonnable — La Cour fédérale a eu tort de distinguer entre une demande d’asile d’un parent et celle de son enfant — La demande d’asile faite en 2011 par l’intimé est irrecevable en raison de la demande de 1995, et non en raison du statut juridique ou des actes ou opinions de son père — La Loi offre à un enfant demandeur d’asile les mêmes protections qu’elle offre à ses parents, mais elle lui impose les mêmes conséquences lorsque la demande d’asile est refusée, sauf dans les cas où la condition de l’enfant est différente de celle du parent — La Loi est conforme à la Convention relative aux droits de l’enfant — Les exigences de la Convention sont remplies dans le traitement de la demande d’asile et n’ont pas d’application aux conséquences d’un refus d’une demande d’asile d’un enfant — Ces conséquences découlent du refus de la demande de l’enfant et ne sont pas une sanction imposée à l’enfant — La Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a interprété l’art. 101(1)b) — Appel accueilli.

Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a statué qu’un agent des services frontaliers a eu tort de conclure que l’intimé avait fait une demande d’asile antérieure qui avait été rejetée par la Section de protection des réfugiés (SPR).

L’intimé était âgé de 11 ans en 1995 lorsque son père fait une demande d’asile en son propre nom et au nom de ses enfants mineurs. Ces demandes ont été rejetées par la Section du statut de réfugié en 1997. L’intimé a fait une autre demande en 2011. Sa demande d’asile a été jugée irrecevable en raison du rejet antérieur de la demande d’asile faite en son nom en 1995, tel qu’il est prévu à l’alinéa 101(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La Cour fédérale a comparé les deux versions officielles de l’alinéa 101(1)b), l’amenant à conclure qu’en ce qui a trait à l’irrecevabilité de toute demande d’asile subséquente, on ne devait pas réserver aux enfants le même traitement que celui accordé à leurs parents. Le juge a conclu, entre autres, que l’agent des services frontaliers s’était mépris en décidant que la demande d’asile de l’intimé était irrecevable « du seul fait que la demande d’asile de son père […] avait été rejetée en 1997 » et que si la demande d’asile de l’intimé ne semblait pas reposer sur les mêmes faits et circonstances que celle de son père, elle devait être déférée à la SPR.

La question en litige était celle de savoir si l’intimé est une personne dont la demande d’asile antérieure a été rejetée par la SPR.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le rejet d’une demande d’asile présentée par un enfant mineur emporte nécessairement l’irrecevabilité d’une demande ultérieure présentée par l’enfant devenu majeur, aux termes de l’alinéa 101(1)b), peu importe que les faits sur lesquels repose la deuxième demande d’asile soient différents de ceux qui étaient à l’origine de la première demande présentée par l’enfant. La Cour fédérale n’a pas considéré que la demande de l’intimé était une demande d’asile au même titre que celle de son père. Il ne faut pas confondre le fondement factuel de la demande d’asile faite en 1995 au nom de l’intimé avec son caractère juridique. La Cour fédérale a eu tort de considérer que la demande d’asile déposée au nom de l’intimé en 1995 n’était pas sa propre demande d’asile. Le fait qu’elle était jointe à celle de son père n’a changé en rien son caractère individuel. L’agent des services frontaliers a évidemment conclu que l’intimé avait fait une demande d’asile en son propre nom en 1995. Cette conclusion n’était pas déraisonnable. La Cour fédérale a également eu tort de distinguer entre une demande d’asile d’un parent et celle de son enfant. Lorsqu’on accorde le même statut aux deux demandes, la conclusion tirée par la Cour fédérale à partir des deux versions de l’alinéa 101(1)b) ne tient plus. C’est la demande d’asile antérieure de l’intimé qui est à l’origine de l’irrecevabilité de sa présente demande, et non le statut juridique ou les actes ou opinions de son père. La Loi offre à un enfant demandeur d’asile les mêmes protections qu’elle offre au parent, mais elle lui impose les mêmes conséquences lorsque la demande d’asile est refusée, sauf dans les cas où la condition de l’enfant est différente de celle du parent. C’est précisément cette possibilité de distinguer entre la condition de l’enfant et celle de son parent qui rend la Loi conforme à la Convention relative aux droits de l’enfant (la Convention). Selon l’interprétation de l’alinéa 101(1)b) proposée en l’espèce, les exigences de la Convention sont remplies dans le traitement de la demande d’asile et n’ont pas d’application aux conséquences d’un refus d’une demande d’asile d’un enfant. Ces conséquences découlent du refus de la demande de l’enfant et ne sont pas une sanction imposée à l’enfant suivant le refus de la demande d’asile du parent. La Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a interprété l’alinéa 101(1)b) de sorte que le refus de la demande d’asile déposée au nom de l’intimé n’emportait pas l’irrecevabilité de toute demande d’asile subséquente de sa part, et ce, sans égard aux faits à l’origine de l’une ou de l’autre demande.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d).

Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29.

Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 46.01.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(2)e), 4(2), 6(1), 72, 99(3), 100(3), 101(1)b), 104(1), 112, 113c).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 226.

Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45, art. 10.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3, art. 2.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Charalampis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1002; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155; Bueckert c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1042.

DÉCISIONS CITÉES :

Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487.

APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2012 CF 764) qui a statué qu’un agent des services frontaliers a eu tort de conclure que l’intimé avait fait une demande d’asile antérieure qui avait été rejetée par la Section de protection des réfugiés. Appel accueilli.

ONT COMPARU

Michel Pépin pour les appelants.

Claudia Andrea Molina pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Claudia Andrea Molina, Montréal, pour l’intimé.

Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]        Le juge Pelletier, J.C.A. : M. Enrique Andres Tobar Toledo n’a que 11 ans en 1995 lorsqu’il accompagne son père et les autres membres de sa famille au Canada où son père fait une demande d’asile en son propre nom et au nom de ses enfants mineurs. Les demandes d’asile sont refusées. Devant ce refus, la famille retourne au Chili, son pays d’origine.

[2]        En 2011, M. Tobar Toledo, accompagné de son épouse, revient au Canada où ils font chacun une demande d’asile. Celle de l’épouse de M. Tobar Toledo est jugée recevable et est déférée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Par contre, la demande d’asile de M. Tobar Toledo est jugée irrecevable en raison du rejet antérieur de la demande d’asile faite en son nom en 1995, tel qu’il est prévu à l’alinéa 101(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi ou la LIPR) :

      101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

[…]

      b) rejet antérieur de la demande d’asile par la Commission;

Irrecevabilité

[3]        M. Tobar Toledo obtient l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision, demande qui est tranchée par le juge de Montigny de la Cour fédérale (le juge, ou le juge de la Cour fédérale). Ce dernier arrive à la conclusion que l’agent des services frontaliers qui a examiné la demande d’asile de M. Tobar Toledo a eu tort de conclure que celui-ci avait fait une demande d’asile antérieure qui avait été rejetée par la SPR. Le juge est d’avis que la demande de contrôle judiciaire soulève la question grave de portée générale suivante [au paragraphe 30] :

Le rejet d'une demande d'asile présentée par des parents accompagnés d'enfants mineurs emporte-t-il nécessairement l'irrecevabilité d'une demande ultérieure présentée en leur propre nom par l'un de ces enfants devenus majeurs, aux termes de l'alinéa 101(1)b) de la LIPR, peu importe que les faits sur lesquels repose la deuxième demande d'asile soient différents de ceux qui étaient à l'origine de la première demande présentée par les parents?

Les motifs de la décision du juge sont répertoriés : Tobar Toledo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 764 (motifs).

[4]        Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que l’appel doit être accueilli, la décision de la Cour fédérale cassée et la décision de l’agent des services frontaliers confirmée.

FAITS ET PROCÉDURE

[5]        Les faits pertinents sont très simples et ont largement été exposés dans les paragraphes précédents. Il suffit d’apporter quelques précisions.

[6]        Lors de la demande d’asile en 1995, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) livre à l’intimé, M. Tobar Toledo, un document qui lui est adressé et qui se lit comme suit (dossier d’appel (D.A.), à la page 42) :

Détermination de la recevabilité en vertu de l’alinéa 45 (1) de la Loi sur l’immigration et renvoi de la revendication à la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en vertu de l’article 46.02

En application de l’article 45 de la Loi sur l’immigration, votre revendication du statut de réfugié au sens de la Convention a été jugée recevable par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

En conséquence et en application de l’article 46.02 de la Loi sur l’immigration, votre revendication est déférée à la Section du statut de réfugié.

[7]        Le dossier d’appel contient des données puisées au système informatique du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration selon lesquelles la demande de statut de réfugié de M. Tobar Toledo a été rejetée par la Section du statut le 17 mars 1997.

[8]        M. Tobar Toledo dit ne rien savoir au sujet de la demande d’asile déposée par son père en 1995. Il ignore les motifs de cette demande, tout comme il ignore les raisons pour lesquelles elle a été rejetée. Il n’en sait pas plus à l’égard de la demande d’asile déposée en son nom à la même époque. Notons, cependant, que le père de M. Tobar Toledo est toujours en vie : D.A., à la page 200.

[9]        Les demandes d’asile déposées par M. Tobar Toledo et son épouse en 2011 sont fondées sur leur persécution par des gens d’affaires puissants qui ont tenté de brûler leur maison et de porter atteinte à leur intégrité physique. Les autorités civiles étaient au courant des méfaits de ces gens puissants, mais ont refusé d’intervenir. M. Tobar Toledo et son épouse ont alors décidé qu’il fallait fuir le Chili.

[10]      Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Tobar Toledo allègue que l’agent a mal interprété l’alinéa 101(1)b) de la Loi et que cette interprétation erronée va à l’encontre des obligations assumées par le Canada en tant que signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3 (la Convention). M. Tobar Toledo allègue en plus que cette interprétation fautive ne respecte pas ses droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).

[11]      Le juge de la Cour fédérale a commencé son analyse en abordant la question de la norme de contrôle. Le juge a constaté que les décisions quant à la recevabilité d’une demande d’asile soulèvent souvent des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit. De telles questions sont révisables selon la norme de la décision raisonnable, mais le juge était d’avis que les questions en litige dans le cas de M. Tobar Toledo n’étaient pas de ce genre-là.

[12]      Selon le juge, la question de savoir si l’agent a bien interprété la Loi est une question d’interprétation législative qui soulève une question de compétence puisque la décision de l’agent détermine si la SPR est compétente pour recevoir et décider une revendication. Les allégations que l’interprétation de la Loi adoptée par l’agent va à l’encontre des articles 7 et 15 de la Charte soulèvent des questions d’ordre constitutionnel. Se fondant sur l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 58 à 61, le juge a conclu que, dans un cas comme dans l’autre, ces questions sont révisables selon la norme de la décision correcte.

[13]      Le juge a ensuite repris une cause mentionnée par les défendeurs (les appelants devant cette Cour), le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (les ministres), Charalampis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1002. C’est cette cause qui l’a amené à s’interroger sur les conséquences découlant de la similitude des faits sous-tendant deux demandes d’asile successives.

[14]      Les demanderesses dans l’affaire Charalampis étaient deux sœurs qui avaient accompagné leur père au Canada où ce dernier avait déposé une demande d’asile en son nom et en leurs noms. Ces demandes ont été accueillies et le statut de réfugié a été accordé au père et aux filles. Par la suite, le père a admis devant la SPR que le récit de persécution soumis au soutien de sa demande d’asile avait été fabriqué de toutes pièces. La SPR a révoqué sa décision antérieure et statué que les demandes d’asile des membres de la famille étaient réputées avoir été rejetées. Ceci a entraîné la délivrance d’une mesure de renvoi à leur égard.

[15]      Les deux sœurs ont alors tenté de faire une nouvelle demande d’asile, alléguant que le fait de leur imposer les conséquences de la malhonnêteté de leur père violait leur droit à l’égalité garanti par l’article 15 de la Charte. L’agent d’immigration était d’avis que les demandes d’asile des sœurs n’étaient pas recevables en raison de la mesure de renvoi qui pesait contre elles, tel qu’il est prévu au paragraphe 99(3) de la Loi.

[16]      La décision de l’agent a fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. Dans ses motifs, la Cour fédérale a accepté l’argument du ministre selon lequel il y a plusieurs dispositions dans la Loi qui imposent aux enfants les conséquences de la malhonnêteté d’un parent et que l’intervention des tribunaux dans tels cas risque de « créer quelque chose qui serait d’une toute autre nature que celle voulue par le législateur » : Charalampis, au paragraphe 39. La demande de contrôle judiciaire a donc été rejetée.

[17]      Les ministres ont cité la décision Charalampis à l’appui de leur prétention que l’agent avait une discrétion très limitée dès qu’il constatait qu’une demande d’asile antérieure de M. Tobar Toledo avait été refusée. Le juge a conclu que la décision Charalampis n’était pas pertinente parce que les sœurs Charalampis n’avaient pas quitté le Canada après le refus de leur première demande d’asile. En conséquence, toute nouvelle demande d’asile devait nécessairement être fondée sur les mêmes faits que la première puisqu’il ne pouvait y avoir persécution au Canada. Par contre, M. Tobar Toledo avait quitté le Canada pour une période de plus de 15 ans après le refus de la première demande d’asile.

[18]      Le juge constata que l’alinéa 101(1)b) de la Loi ne distingue pas selon qu’une demande d’asile est fondée sur les mêmes faits qui étaient à l’origine d’une demande antérieure ou sur des faits différents. Lorsqu’un demandeur d’asile a été débouté, une deuxième demande d’asile est irrecevable, même si elle est fondée sur un ensemble de faits qui n’a rien en commun avec celui à l’origine de la première demande d’asile. Le juge en vint donc à se demander si ce principe s’appliquait lorsqu’une demande d’asile est déposée subséquemment par un enfant accompagnateur du demandeur dont la demande a été refusée précédemment.

[19]      Tenant pour acquis que les enfants mineurs faisaient partie intégrante de la demande d’asile déposée par leurs parents, le juge se demanda si l’on devait pour autant réserver aux enfants le même traitement que celui accordé à leurs parents, notamment l’irrecevabilité de toute demande d’asile subséquente aux termes de l’alinéa 101(1)b) de la Loi.

[20]      Le juge a noté que la comparaison des deux versions officielles de la Loi permettait de conclure que non. Le raisonnement du juge sur ce point est reproduit ci-dessous (motifs, au paragraphe 21) :

Le texte même de l’alinéa 101(1)b) suscite un premier doute. Tandis que la version française déclare irrecevable une demande dans le cas d’un rejet antérieur de la demande d’asile par la Commission, la version anglaise semble un peu plus précise en stipulant qu’une demande est irrecevable si « a claim for refugee protection by the claimant » [soulignement dans l’original] a été rejetée par la SPR. Même si les enfants mineurs sont visés par la demande de leurs parents, on ne peut pas vraiment dire que ce sont eux qui présentent la revendication. À vrai dire, ils n’auraient souvent pas la capacité de faire une telle demande, et c’est la raison pour laquelle leurs intérêts sont représentés par l’un ou l’autre des parents. Sans doute un enfant mineur peut-il lui-même présenter une demande d’asile en son propre nom, mais telle n’est pas la situation ici. [Je souligne.]

[21]      Le juge a aussi pris note de l’argument de M. Tobar Toledo selon lequel le législateur n’assujettit pas invariablement les enfants mineurs au même traitement que leurs parents. À titre d’exemple, l’article 226 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, prévoit qu’un enfant accompagnateur d’un parent interdit du territoire et visé par une mesure d’expulsion est dispensé de l’obligation d’obtenir une autorisation avant de revenir au Canada, contrairement à son parent qui, lui, doit obtenir une telle autorisation.

[22]      Le juge est ensuite passé à un examen du contexte législatif de la disposition en cause. Il a pris acte du fait que l’article 46.01 de l’ancienne loi, la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, permettait à un revendicateur débouté de présenter une nouvelle demande de statut de réfugié à condition d’avoir séjourné à l’extérieur du Canada pour au moins 90 jours. Ceci faisait en sorte que certains revendicateurs déboutés abusaient du système en déposant des demandes d’asiles successives séparées par un séjour de 90 jours aux États-Unis. C’est pour mettre fin à ce genre de pratiques abusives que la Loi a été modifiée et l’alinéa 101(1)b) y a été introduit.

[23]      Le juge était d’avis que M. Tobar Toledo n’abusait pas ainsi du système. Tout en reconnaissant que les circonstances de la demande d’asile du père demeuraient inconnues, le juge était d’avis, sans doute à cause du passage du temps, que la demande d’asile de M. Tobar Toledo n’avait aucun rapport avec celle déposée par son père.

[24]      Le juge a conclu que l’agent des services frontaliers s’était mépris en décidant que la demande d’asile de M. Tobar Toledo était irrecevable « du seul fait que la demande d’asile de son père, dans laquelle il était inclus, avait été rejetée en 1997 » : motifs, au paragraphe 27. Le juge enchaîna en disant qu’il en serait autrement si la demande d’asile de M. Tobar Toledo était fondée sur les mêmes faits que celle de son père. Afin de faire l’évaluation nécessaire, il fallait, toujours selon le juge, examiner la revendication de M. Tobar Toledo à sa face même : si elle ne semblait pas reposer sur les mêmes faits et circonstances que celle de son père, elle devait être déférée à la SPR pour que soit décidé si M. Tobar Toledo avait droit au statut de réfugié.

[25]      Compte tenu de la conclusion à laquelle il est arrivé, le juge n’avait pas à aborder les questions relevant de la Convention et de la Charte.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[26]      Puisque je suis d’avis que l’appel doit être accueilli, je vais examiner les questions en litige formulées par M. Tobar Toledo :

1-    La validité de la question certifiée.

2-    La norme de contrôle.

3-    L’interprétation de l’alinéa 101(1)b).

4-    Le lien entre la revendication de M. Tobar Toledo et celle de son père.

5-    La raisonnabilité de la décision de l’agent des services frontaliers.

ANALYSE

La question certifiée

[27]      M. Tobar Toledo soulève une question préliminaire, à savoir si la question certifiée par le juge est conforme aux normes établies par cette Cour. La jurisprudence de cette Cour établit qu’une question certifiée doit non seulement traiter d’une question sérieuse et de portée générale, mais elle doit aussi être une question dont le juge a traité dans ses motifs et elle doit être susceptible de déterminer l’issue d’un appel : voir Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 27 à 29.

[28]      En l’instance, M. Tobar Toledo fait valoir que la question certifiée n’est pas susceptible de déterminer l’issue de l’appel puisqu’elle tient pour acquis qu’il y a une différence entre la base factuelle d’une première demande d’asile et celle d’une deuxième demande. Puisque les faits allégués par le père de M. Tobar Toledo dans sa demande d’asile ne sont pas connus, il n’est pas possible de savoir si les faits allégués par M. Tobar Toledo sont, ou ne sont pas, les mêmes. Qui plus est, les ministres n’ont jamais allégué que les faits à la base des deux demandes étaient les mêmes. Le résultat, selon M. Tobar Toledo, est que la Cour devrait refuser d’examiner l’appel sur le fond.

[29]      Je ne suis pas d’accord avec le raisonnement de M. Tobar Toledo. Dans ses motifs, le juge a conclu que l’alinéa 101(1)b) s’applique selon son libellé lorsqu’il y a des demandes d’asile successives par un adulte, peu importe que les faits à la base des demandes soient les mêmes ou non : voir les motifs, au paragraphe 18. Plus loin dans son raisonnement, le juge a conclu qu’une demande d’asile subséquente est irrecevable si elle est fondée sur les mêmes faits qu’une demande antérieure même si celle-ci est faite par, ou au nom d’un enfant mineur par son parent : voir les motifs, au paragraphe 27. Donc, dans l’esprit du juge, une demande d’asile subséquente échappe à l’irrecevabilité si la demande antérieure est faite par, ou au nom d’un enfant mineur et si les deux demandes se fondent sur des faits différents.

[30]      Dans son analyse, le juge semble avoir conclu que puisque la demande de M. Tobar Toledo a été déposée 15 ans après celle de son père, les deux demandes ne reposaient pas sur les mêmes faits : voir les motifs, au paragraphe 26. Cette hypothèse n’est pas déraisonnable. Qui plus est, elle ne nuit aucunement à M. Tobar Toledo; toute autre hypothèse rendrait sa demande irrecevable. M. Tobar Toledo est malvenu de s’attaquer à cette inférence du juge, qui est la seule qui lui permettait d’accorder la demande de contrôle judiciaire de M. Tobar Toledo.

La norme de contrôle

[31]      Les parties en l’instance ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable.

[32]      Rappelons que le juge a décidé que la norme de la décision correcte était applicable aux questions qu’il avait à trancher puisqu’elles soulevaient soit des questions de compétence de la SPR, soit des questions constitutionnelles. M. Tobar Toledo est d’accord avec cette conclusion.

[33]      Les ministres, pour leur part, sont d’avis que c’est la norme de la décision raisonnable qui doit être appliquée. Ils font valoir que la jurisprudence de la Cour fédérale va dans ce sens.

[34]      Lorsque cette Cour siège en appel de la Cour fédérale qui, elle, siège en révision judiciaire d’un tribunal ou d’un décideur administratif, son rôle est de déterminer si la Cour fédérale a bien choisi la norme de contrôle applicable et, le cas échéant, si elle l’a bien appliquée. Le choix de la norme de contrôle est une question de droit qui est révisable par cette Cour selon la norme de la décision correcte : Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43.

[35]      Dans l’arrêt Dunsmuir, aux paragraphes 54 et 62, la Cour suprême du Canada nous enseigne qu’avant d’aborder l’analyse relative à la norme de contrôle, il convient de voir si le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions a déjà été décidée de façon satisfaisante. Ceci exige que l’on ait défini la catégorie de questions en cause.

[36]      En l’instance, la question en litige est celle de savoir si M. Tobar Toledo est une personne dont la demande d’asile antérieure a été rejetée par la SPR. L’agent des services frontaliers a évidemment décidé que M. Tobar Toledo l’était tandis que le juge, tout en reconnaissant que M. Tobar Toledo était nommé dans une demande d’asile, semble avoir conclu qu’il n’était pas pour autant une personne dont une demande d’asile antérieure avait été rejetée.

[37]      Il me semble que cette question a deux volets : le premier est de déterminer si M. Tobar Toledo a fait une demande d’asile qui lui a été refusée. Le second est de déterminer si ce refus est visé par l’alinéa 101(1)b). Pour répondre à la première question, l’agent n’avait qu’à consulter les archives ou le système informatique du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Cette question en est une de fait.

[38]      Pour répondre à la deuxième question, il faut interpréter l’alinéa 101(1)b) de la Loi. Lorsque cette disposition est interprétée à la lumière de son texte, de son contexte, et de l’objet visé par le législateur, est-ce que les mots « rejet antérieur de la demande d’asile » comprennent le rejet d’une demande d’asile d’un enfant mineur qui est tributaire de la demande d’asile d’un parent, et si oui, doit-on distinguer selon que la demande se fonde ou non, sur les mêmes faits. Ces questions sont des questions de droit.

[39]      Les questions de savoir si l’interprétation donnée à l’alinéa 101(1)b) est conforme à la Convention ou à la Charte sont indiscutablement aussi des questions de droit.

[40]      Les catégories de questions ayant été définies, la question de la norme de contrôle a-t-elle été réglée de façon satisfaisante par la jurisprudence? Pour ce qui est des questions de fait, la norme de contrôle se trouve à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 :

      18.1 […]

Demande de contrôle judiciaire

      (4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :

[…]

d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

Motifs

[41]      Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 45, la Cour Suprême du Canada a statué que la norme énoncée à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales correspond à la norme de la décision raisonnable.

[42]      Pour ce qui est des questions de droit, il faut garder à l’esprit que le décideur, l’agent des services frontaliers, est un décideur administratif. Il ne décide pas ces questions au nom d’un tribunal quelconque. Au plus, il décide ces questions de droit en tant que délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile : voir les paragraphes 4(2) et 6(1) de la Loi.

[43]      Cette Cour, sous la plume du juge Mainville, a examiné en profondeur la question de la déférence due à un décideur administratif, y inclus un délégué ministériel, dans l’affaire Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155 (David Suzuki). Dans cet arrêt, notre Cour a précisé que la jurisprudence qui traite de la déférence due à un tribunal administratif qui tranche des questions de droit au cours d’un débat contradictoire ne s’applique pas à un décideur administratif « qui ne statut pas à l’égard d’un litige et qui ne dispose donc pas d’un pouvoir implicite de décider des questions de droit » : voir David Suzuki, aux paragraphes 96 à 99.

[44]      La Cour a poursuivi en entreprenant l’analyse relative à la norme de contrôle. Étant donné que dans l’arrêt David Suzuki, il s’agissait de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29 et de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, cette analyse ne s’applique pas à l’interprétation de la Loi par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (ou à son délégué).

[45]      Il faut donc entreprendre l’analyse relative à la norme de contrôle, en examinant les facteurs identifiés au paragraphe 64 de l’arrêt Dunsmuir. Le facteur le plus révélateur de l’intention du législateur est, selon moi, le fait que la Loi ne contient pas de clause privative; qui plus est, elle entrevoit la possibilité de révision judiciaire « de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi » : voir l’article 72 de la Loi. Cela est un indice sans équivoque de l’intention du législateur de ne pas mettre l’interprétation de la Loi par le ministre à l’abri des tribunaux.

[46]      Bien que la Loi mette en place un régime global pour traiter des demandes d’immigration et de protection, la portion de la Loi qui traite de l’examen des revendications à la frontière ne fait pas appel à une expertise spéciale du ministre ou de ses agents, comparativement aux tribunaux judiciaires, dans l’interprétation de la Loi. Qu’il en soit autrement pour la Commission de l’immigration et la SPR n’est pas déterminant puisque ce n’est pas d’eux qu’il est question en l’instance.

[47]      La nature de la question, soit la portée de l’alinéa 101(1)b), ne fait pas davantage appel à des connaissances spécialisées de la part du décideur. Cette disposition s’inscrit dans le cadre des objets de la Loi, notamment l’alinéa 3(2)e) :

      3. ...

(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet :

[…]

e) de mettre en place une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile et, d’autre part, des droits et des libertés fondamentales reconnus à tout être humain.

Objet relatif aux réfugiés

Il est évident à sa face que l’alinéa 101(1)b) vise à protéger l’intégrité du processus d’asile canadien en limitant l’accès à répétition à la SPR. Le défi d’interpréter cette disposition à la lumière des droits et libertés fondamentales en est un que les tribunaux judiciaires sont plus aptes à relever que des décideurs administratifs, ce qui laisse à penser que le législateur n’avait pas l’intention d’imposer une obligation de déférence de la part des tribunaux.

[48]      L’ensemble de ces facteurs me permet de conclure que les conclusions de droit tirées par l’agent des services frontaliers dans le cadre de l’alinéa 101(1)b) sont révisables selon la norme de la décision correcte.

Le lien entre la revendication de M. Tobar Toledo et celle de son père

[49]      Aux fins de mon analyse, je vais aborder cette question avant de passer à la question de l’interprétation de l’alinéa 101(1)b), contrairement à l’ordre d’analyse suivi par M. Tobar Toledo.

[50]      Tel que je l’ai noté précédemment, le juge de la Cour fédérale a pris acte du fait que M. Tobar Toledo faisait l’objet d’une demande d’asile en 1995, mais semblait remettre en question le statut juridique de cette demande. À la lecture de ses motifs, il appert que le juge ne considérait pas que la demande de M. Tobar Toledo était une demande d’asile au même titre que celle de son père. Dans la perspective du juge, la demande de M. Tobar Toledo dépendait de celle de son père; elle n’a pas fait l’objet d’un examen indépendant. Son sort dépendait entièrement du sort de la demande d’asile de son père.

[51]      Il ne faut pas confondre le fondement factuel de la demande d’asile de M. Tobar Toledo avec son caractère juridique. La documentation au dossier établit clairement qu’il y avait devant la SPR une demande d’asile concernant M. Tobar Toledo. Cette demande a été jointe à celle de son père selon le règlement en force à l’époque (Règles de la section du statut de réfugié, DORS/93-45) :

10. (1) Un vice-président adjoint ou un membre coordonnateur peut ordonner que deux ou plusieurs revendications ou demandes soient traitées conjointement, s’il estime qu’une telle mesure ne risque pas de causer d’injustice aux parties.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), les revendications ou les demandes du conjoint de droit ou de fait, des enfants à charge, du père, de la mère, des frères ou des sœurs de l’intéressé sont traitées conjointement.

(3) Les membres peuvent, à la demande d’une partie, ou de leur propre initiative au moment de l’audience, ordonner qu’une revendication ou une demande soit entendue séparément d’une autre revendication ou demande, s’ils estiment que le fait d’entendre conjointement les revendications ou les demandes risque de causer une injustice à l’une ou l’autre des parties.

[52]      Il est clair, à la lecture de ces règles, que chaque membre d’une unité familiale qui revendique le statut de réfugié fait sa propre demande, sans quoi il ne serait pas possible ni de les joindre, ni de les entendre séparément. Lorsque les demandes sont toutes fondées sur les mêmes faits, le fait de les joindre est une mesure d’économie qui évite la nécessité d’entendre la même preuve de nombreuses fois avec le risque de résultats contradictoires. Dans ces circonstances, il n’est pas exact de dire que la demande du fils est tributaire de celle du père : le traitement des deux dépend de l’évaluation que fait la SPR d’une même version des faits. Mais cela ne veut pas dire que tous les membres de la famille ne sont pas demandeurs d’asile au même titre.

[53]      Il arrive, de temps en temps, qu’une des demandes jointes soit acceptée et que les autres soient rejetées, possibilité qui n’est envisageable que si toutes les demandes sont indépendantes les unes des autres. Dans l’affaire Bueckert c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1042 (Bueckert), la SPR a rejeté la demande d’asile d’un père et de son fils de sept ans. Le père, la mère et le fils étaient venus au Canada en vertu d’un visa temporaire. La mère maltraitait le fils à tel point qu’il a été confié à son oncle et sa tante (au Canada) qui en ont assumé la garde. Lorsque le visa est venu à échéance, le père et la mère sont retournés à leur pays d’origine. La mère, furieuse que le fils avait été laissé au Canada, menaça son mari de mort. Le père est revenu au Canada et a fait une demande d’asile en son nom et au nom de son fils. La SPR a trouvé le père crédible, mais a rejeté les deux demandes d’asile parce que le père n’avait pas eu recours à la protection de l’état dans son pays d’origine.

[54]      La Cour fédérale a cassé la décision de la SPR en ce qui concernait la demande d’asile du fils. La Cour était d’avis que la SPR n’avait pas été suffisamment attentive aux vulnérabilités particulières de l’enfant en tant qu’enfant maltraité. La Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire du fils et renvoya la cause à la SPR pour qu’elle lui accorde le statut de réfugié. Par contre, la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire du père.

[55]      Un tel résultat s’explique par le fait que chaque demande d’asile est indépendante de toute autre demande faite par les membres d’une même unité familiale, et ce, sans égard pour la similitude des faits à l’origine des demandes. Ce qui ne veut pas dire que la similitude des faits n’a pas d’incidence sur le sort de ces demandes. Lorsque les faits à l’appui de plusieurs demandes sont les mêmes, il n’y a rien de surprenant à ce que les demandes subissent toutes le même sort. Lorsque les faits à l’origine des demandes ne sont pas les mêmes, il n’est guère plus surprenant que chaque demande soit jugée en fonction des faits qui lui sont propres.

[56]      Je conclus que le juge de la Cour fédérale avait tort de considérer que la demande d’asile déposée au nom de M. Tobar Toledo en 1995 n’était pas sa propre demande d’asile. Le fait qu’elle était jointe à celle de son père ne changeait en rien son caractère individuel. L’agent des services frontaliers a évidemment conclu que M. Tobar Toledo avait fait une demande d’asile en son propre nom en 1995. Cette conclusion n’était pas déraisonnable. Le juge a eu tort de remettre cette conclusion en question.

L’interprétation de l’alinéa 101(1)b)

[57]      Je passe maintenant à l’interprétation de l’alinéa 101(1)b).

[58]      Rappelons qu’il n’y a aujourd’hui qu’une règle d’interprétation des lois (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21) :

Bien que l'interprétation législative ait fait couler beaucoup d'encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après « Construction of Statutes »); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l'interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit:

[Traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution: il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

[59]      À ce seul et unique principe d’interprétation, il faut ajouter la nuance apportée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10 :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’ « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »: voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[60]      Le point de départ est toujours le texte même de la loi dont l’interprétation est en question. Par souci de commodité, je reprends ci-dessous le texte de la disposition en cause :

      101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

a) l’asile a été conféré au demandeur au titre de la présente loi;

b) rejet antérieur de la demande d’asile par la Commission;

c) décision prononçant l’irrecevabilité, le désistement ou le retrait d’une demande antérieure;

d) reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé;

e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) —, grande criminalité ou criminalité organisée.

Irrecevabilité

[61]      Le sens de l’alinéa 101(1)b) semble assez clair quoiqu’il y ait un léger décalage entre la version anglaise et la version française de celle-ci. Le juge de la Cour fédérale a noté que la version anglaise visait spécifiquement une demande antérieure par le revendicateur (the claimant) tandis que la version française ne contient pas cette précision. Cette différence a amené le juge à constater que l’on ne pouvait pas dire qu’une revendication était présentée par un enfant mineur qui n’aurait pas la capacité légale de le faire. Sans le dire explicitement, le juge laissait entendre que puisqu’un enfant ne présentait pas une demande, on ne pouvait la lui refuser. L’alinéa 101(1)b) n’aurait donc pas d’application au cas d’un revendicateur dont la demande était jointe avec celle de son parent.

[62]      Le juge avait tort de distinguer entre une demande d’asile d’un parent et celle de son enfant. Lorsqu’on accorde le même statut aux deux demandes, la conclusion tirée par le juge à partir des deux versions du texte de loi ne tient plus.

[63]      M. Tobar Toledo fait aussi valoir que la Loi doit être interprétée de façon à respecter les obligations assumées par le Canada dans les traités auxquels il a souscrit, en l’occurrence, la Convention. En particulier, M. Tobar Toledo porte à l’attention de cette Cour le paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention :

Article 2

[…]

2. Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toute forme de discrimination ou de sanction motivée par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille.

[64]      Selon M. Tobar Toledo, l’alinéa 101(1)b) doit être interprété de façon qu’il ne subisse pas un préjudice en raison « des opinions politiques ou activités de son père » : mémoire de l’intimé, au paragraphe 93. L’interprétation de l’alinéa 101(1)b) que je propose ne fait pas en sorte que M. Tobar Toledo soit susceptible de sanction ou de discrimination en vertu des opinions politiques ou des activités de son père. C’est la demande d’asile antérieure de M. Tobar Toledo qui est à l’origine de l’irrecevabilité de sa présente demande, et non le statut juridique ou les actes ou opinions de son père.

[65]      M. Tobar Toledo poursuit son argument en disant, au paragraphe 93 de son mémoire de faits et de droit :

L’intimé allègue ne jamais avoir participé ni avoir été présent le jour de l’audience pour la demande de statut de réfugié de son père. Il allègue aussi dans son affidavit, déposé devant cette Cour, [ne] pas connaître les détails des motifs de la demande d’asile de son père. C’est pour cette raison même qu’il devrait aujourd’hui avoir le droit de présenter une demande d’asile en son nom.

[66]      Devant cet argument, il est utile de rappeler que nous sommes à l’étape de l’interprétation de l’alinéa 101(1)b) de la Loi à la lumière de la Convention. Il n’est pas question de décider si la Convention elle-même confère des droits à M. Tobar Toledo comme il le laisse sous-entendre dans le passage cité ci-dessus.

[67]      Il est vrai que M. Tobar Toledo avait peu de contrôle sur la présentation de sa première demande d’asile et que le refus de celle-ci n’était pas la conséquence de quelque geste que ce soit de sa part. Il se retrouve donc en situation défavorisée à la suite de décisions prises par ses parents. On peut être d’accord avec les propos de M. Tobar Toledo sans, pour autant, être d’accord avec la conclusion qu’il en tire. La Convention ne peut protéger les enfants de toutes les conséquences des choix faits par leurs parents. L’enfant d’un criminel peut bien avoir à vivre à part de son parent pendant la période de sa détention. L’enfant n’est pas responsable de la criminalité de son parent mais il doit en subir les conséquences.

[68]      La Loi offre à un enfant demandeur d’asile les mêmes protections qu’elle offre à ses parents, mais elle lui impose les mêmes conséquences lorsque la demande d’asile est refusée, sauf dans les cas où la condition de l’enfant est différente de celle du parent : voir Bueckert, cité ci-dessus. C’est précisément cette possibilité de distinguer entre la condition de l’enfant et celle de son parent qui rend la Loi conforme à la Convention. Selon l’interprétation de l’alinéa 101(1)b) que je propose, les exigences de la Convention sont rencontrées dans le traitement de la demande d’asile et n’ont pas d’application aux conséquences d’un refus d’une demande d’asile d’un enfant. Ces conséquences découlent du refus de la demande de l’enfant et ne sont pas une sanction imposée à l’enfant suivant le refus de la demande d’asile de son parent.

[69]      M. Tobar Toledo fait aussi valoir que l’interprétation de l’alinéa 101(1)b) mise de l’avant par les ministres va à l’encontre des droits qui lui sont garantis par les articles 7 et 15 de la Charte. Il est de jurisprudence constante que les intérêts protégés par l’article 7 de la Charte ne sont en jeu que lorsque la décision de renvoyer le demandeur est prise : voir Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 63. Dans le cas de M. Tobar Toledo, l’irrecevabilité de sa demande n’entraîne pas nécessairement son renvoi du Canada. Il a droit à un examen de risques avant renvoi afin d’assurer qu’il ne soit pas renvoyé vers un pays où il serait à risque de menace à sa vie ou de traitements cruels et inusités : voir l’article 112 et l’alinéa 113c) de la Loi.

[70]      M. Tobar Toledo prétend qu’il subit un désavantage du fait que le taux d’acceptation à la suite d’examens des risques avant renvoi est plus faible que le taux d’acceptation de demandes d’asile. Cet argument n’a de sens que si les candidats dans les deux cas font face aux mêmes risques dans les mêmes proportions. Si ce n’est pas le cas, la comparaison n’est pas juste. Or, rien au dossier n’indique que les candidats dans les deux cas font face aux mêmes risques dans les mêmes proportions.

[71]      M. Tobar Toledo allègue au surplus que l’interprétation de l’alinéa 101(1)b) selon laquelle le rejet de sa demande d’asile antérieure entraine l’irrecevabilité de sa demande d’asile est discriminatoire, et porte atteinte à ses droits garantis par l’article 15 de la Charte. M. Tobar Toledo ne traite pas de ces questions dans son mémoire des faits et du droit sauf pour un renvoi au mémoire qu’il a déposé devant la Cour fédérale. Lorsque l’on se penche sur l’argument présenté à la Cour fédérale, les prétentions de M. Tobar Toledo relativement à l’article 15 consistent en 10 paragraphes : voir les paragraphes 40 à 42 aux pages 164 et 165 du D.A. et les paragraphes 71 à 81 aux pages 418 à 420 du D.A. Ceci n’est pas un argument sérieux et ne mérite pas que la Cour y mette plus de temps que M. Tobar Toledo y a mis. Un justiciable ne peut pas se prévaloir d’un argument constitutionnel en invoquant la Charte et en alléguant, sans plus, une violation.

[72]      Je conclus donc que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu’il a interprété l’alinéa 101(1)b) de sorte que le refus de la demande d’asile déposée au nom de M. Tobar Toledo n’emportait pas l’irrecevabilité de toute demande d’asile subséquente de sa part, et ce, sans égard aux faits à l’origine de l’une ou de l’autre demande.

La raisonnabilté de la décision de l’agent des services frontaliers

[73]      M. Tobar Toledo est d’avis que la décision de l’agent des services frontaliers est déraisonnable sans pour autant étayer le raisonnement qui soutient cette conclusion. Il se contente de faire mention de l’arrêt Dunsmuir où les attributs de la décision raisonnable sont exposés.

[74]      La question de la raisonnabilité ne peut se poser que par rapport à une décision où le décideur jouit d’une discrétion quelconque. Si la Loi impose une conséquence juridique lorsque certains faits sont réunis, le fait de prendre acte de ces faits et d’énoncer la conséquence décrétée par la Loi n’a rien d’une décision discrétionnaire. Le fait que ce soit un agent humain qui constate les faits et communique à l’intéressé la conséquence juridique imposée par la Loi n’en fait pas un décideur qui jouit d’une discrétion.

[75]      M. Tobar Toledo croit qu’un pouvoir discrétionnaire découle du paragraphe 100(3) de la Loi selon laquelle la demande d’asile est réputée déférée à la SPR à l’expiration de trois jours du dépôt de la demande si l’agent des services frontaliers ne la juge pas irrecevable entretemps. M. Tobar Toledo prétend que cette disposition accorde à l’agent des services frontaliers la discrétion de suspendre le traitement d’une demande d’asile pendant trois jours de sorte que la demande soit réputée déférée. L’agent pourrait ainsi contourner l’effet de l’alinéa 101(1)b).

[76]      À mon avis, un agent qui emploierait un tel stratagème manquerait à son devoir. Cette disposition existe pour assurer que les demandes d’asile déposées à la frontière soient traitées de façon expéditive. Si, pour une raison quelconque, une demande ne peut être traitée à l’intérieur de trois jours, elle est réputée déférée à la SPR où la question de l’irrecevabilité peut toujours être soulevée : voir le paragraphe 104(1) de la Loi. La proposition de M. Tobar Toledo dénature la Loi et doit être rejetée.

CONCLUSION

[77]      Pour ces motifs, je suis d’avis que l’appel doit être accueilli, le jugement de la Cour fédérale doit être cassé et l’irrecevabilité de la demande d’asile de M. Tobar Toledo doit être confirmée.

[78]      Je répondrais à la question certifiée de la façon suivante :

Question : Le rejet d'une demande d'asile présentée par des parents accompagnés d'enfants mineurs emporte-t-il nécessairement l'irrecevabilité d'une demande ultérieure présentée en leur propre nom par l'un de ces enfants devenus majeurs, aux termes de l'alinéa 101(1)b) de la LIPR, peu importe que les faits sur lesquels repose la deuxième demande d'asile soient différents de ceux qui étaient à l'origine de la première demande présentée par les parents?

Réponse : Le rejet d’une demande d’asile présentée par un enfant mineur, qu’elle soit faite de concert avec les demandes d’autres membres de sa famille ou non, emporte nécessairement l’irrecevabilité d’une demande ultérieure présentée par l’enfant devenu majeur, aux termes de l’alinéa 101(1)b) de la LIPR, peu importe que les faits sur lesquels repose la deuxième demande d’asile soient différents de ceux qui étaient à l’origine de la première demande présentée par l’enfant.

La juge Gauthier, j.c.a. : Je suis d’accord.

La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.

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