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IMM-7523-12

2013 CF 1033

B006 (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (intimé)

Répertorié : B006 c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Kane—Toronto, 10 juin; Ottawa, 11 octobre 2013.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôles judiciaires à l’encontre de décisions de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié 1) qui a pris des mesures de renvoi contre le demandeur (décision du 5 juillet 2012); et 2) qui a déterminé que les agissements du ministre de la Sécurité publique (le ministre) ne constituaient pas un abus de procédure, refusant de suspendre l’enquête et, à titre subsidiaire, d’exclure les notes d’entrevue prises par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (décision du 30 novembre 2011) — Le demandeur, un Tamoul du Sri Lanka, a fait une demande d’asile après être arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea — Il a travaillé à la salle des machines du navire pendant le voyage — Le ministre a allégué que le demandeur était un membre de l’équipage et qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée au sens de l’art. 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur a allégué que le ministre avait violé ses droits pour trois raisons : le ministre s’était fondé sur des entrevues menées auprès de personnes dont l’identité n’avait pas été divulguée; le ministre n’avait pas communiqué intégralement le contenu des entrevues en question; l’agent de l’ASFC avait utilisé des techniques d’entrevue abusives — La Commission a conclu que la suspension d’instance n’était pas justifiée — Elle a appliqué le critère de l’abus de procédure et a conclu que les notes ne causeraient aucun préjudice au demandeur — La Commission a conclu que la définition de l’expression « passage de clandestins » en vertu de l’art. 37(1)b) devait s’inspirer de l’art. 117 de la Loi — La Commission a appliqué l’arrêt Perka et al. c. La Reine et a rejeté l’argument du demandeur suivant lequel il avait agi sous la contrainte — La Commission a conclu que tous les éléments de la définition de « passage de clandestins » étaient réunis et que le demandeur s’était livré au passage de clandestins — Il s’agissait de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant qu’une suspension de l’instance n’était pas justifiée et si l’interdiction de territoire prononcée par la Commission était raisonnable — La Commission n’a pas commis une erreur en énonçant le critère de l’abus de procédure — La Commission a tenu compte de la question de l’intégrité du système de justice — La Commission a conclu de façon raisonnable que la suspension de l’instance n’était pas justifiée et que les notes prises ne devaient pas être exclues — La Commission n’a pas commis d’erreur de droit en se fondant sur l’art. 117 — La Cour d’appel fédérale s’est déjà penchée sur les préoccupations exprimées au sujet de la portée excessive — La Commission a raisonnablement conclu que le demandeur avait la connaissance requise du fait que les autres passagers n’étaient pas munis de documents — La Commission avait par conséquent des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré au passage de clandestins — La capacité de soulever des facteurs pertinents, y compris ceux se rapportant à la contrainte, dans le cas d’une demande de dispense ministérielle n’empêche pas le demandeur d’invoquer la contrainte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur son interdiction de territoire — On peut adapter les principes énoncés dans la jurisprudence axée sur le moyen de défense légal de la contrainte ou sur le moyen de défense prévu par la common law et les appliquer à l’espèce — La Commission a commis une erreur en adhérant strictement aux principes articulés dans l’arrêt Perka — La Commission s’en est tenue au premier élément de l’arrêt Perka — Le critère de proportionnalité n’a pas été pris en compte — Demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 30 novembre 2011 rejetée; demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 5 juillet 2012 accueillie.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire à l’encontre de deux décisions de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans la première décision (la décision du 5 juillet 2012), la Commission a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur après l’avoir déclaré interdit de territoire pour s’être livré au passage de clandestins. Dans la seconde décision (la décision du 30 novembre 2011) rendue antérieurement en réponse à des demandes préliminaires, la Commission avait estimé que les agissements du ministre de la Sécurité publique (le ministre) ne constituaient pas un abus de procédure. La Commission a également refusé de suspendre l’enquête et, à titre subsidiaire, d’exclure les notes d’entrevue prises par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) lors de l’enquête.

Le demandeur, un Tamoul du Sri Lanka, est arrivé au Canada à bord du MS Sun Sea. Durant le voyage, il a travaillé dans la salle des machines du navire. Il a demandé l’asile en invoquant sa crainte d’être persécuté par les autorités sri lankaises. Le ministre a allégué également que le demandeur s’était livré au passage de clandestins en raison du rôle qu’il avait joué comme membre de l’équipage du MS Sun Sea et qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur affirmait que le ministre avait violé ses droits pour trois raisons : le ministre s’était fondé sur des entrevues menées auprès de personnes dont l’identité n’avait pas été divulguée; le ministre n’avait pas communiqué intégralement le contenu des entrevues en question; l’agent de l’ASFC avait utilisé des techniques d’entrevue abusives.

En ce qui a trait à la décision du 30 novembre 2011, la Commission a conclu que la suspension d’instance n’était pas justifiée. Elle a appliqué le critère de l’abus de procédure établi dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh et a conclu que les notes ne causeraient aucun préjudice au demandeur lors de son enquête, compte tenu du fait qu’il avait constamment affirmé qu’il n’avait jamais été membre des Tigres de Libération de l’Eelam tamoul. Quant à la décision du 5 juillet 2012, la Commission a conclu que la définition de l’expression « passage de clandestins » en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi devait s’inspirer de l’article 117 de la Loi. La Commission a rejeté l’argument du demandeur suivant lequel il avait agi sous la contrainte. La Commission a mentionné les trois conditions à remplir, selon l’arrêt Perka et al. c. La Reine, pour pouvoir faire valoir un moyen de défense fondé sur la nécessité ou la contrainte. La Commission a, entre autres, conclu que les quatre éléments de la définition de l’expression « passage de clandestins » étaient tous réunis, c’est-à-dire que la vaste majorité des passagers n’étaient pas munis de documents, la destination du navire était le Canada, le demandeur travaillait dans la salle des machines et, ce faisant, avait aidé les passagers à venir au Canada et le demandeur savait que les passagers n’étaient pas munis des documents requis, et elle a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un étranger qui s’était livré au passage de clandestins dans le cadre de la criminalité transnationale.

Il s’agissait de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant qu’une suspension de l’instance n’était pas justifiée et si l’interdiction de territoire prononcée par la Commission contre le demandeur en vertu de l’alinéa 37(1)b) était raisonnable.

Jugement : la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 30 novembre 2011 doit être rejetée; la demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 5 juillet 2012 doit être accueillie.

La Commission n’a pas commis d’erreur en énonçant le critère de l’abus de procédure pas plus qu’elle a estimé que l’existence d’un préjudice était une condition préalable à toute conclusion d’abus de procédure. Pour conclure qu’une suspension n’était pas justifiée, la Commission a tenu compte du contexte plus large et notamment de la question de l’intégrité du système de justice. La Commission a appliqué le bon critère et a conclu de façon raisonnable que la suspension de l’instance n’était pas justifiée. Dans le même ordre d’idées, c’est de façon raisonnable que la Commission a conclu que les notes prises lors des entrevues en question ne devaient pas être exclues. La Commission a convenu que les techniques d’entrevue étaient agressives et intimidantes mais cette façon de procéder n’avait pas causé de préjudice au demandeur. L’interrogatoire musclé, long et répétitif qu’a subi le demandeur était de toute évidence stressant et épuisant sur le plan émotif pour le demandeur, mais ce fait ne saurait à lui seul satisfaire au critère de l’abus de procédure dans le contexte d’une enquête aussi complexe et vaste que celle-ci.

La Commission n’a pas commis d’erreur en se fondant sur l’article 117 pour la guider dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b). La Cour d’appel fédérale s’est déjà penchée, dans l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), sur les préoccupations exprimées au sujet de la portée excessive et notamment les allégations du demandeur suivant lesquelles l’article 117 viserait les travailleurs humanitaires et d’autres membres de la famille qui aident les réfugiés. Quant à la question de savoir si la Commission a commis une erreur en déterminant si le demandeur était au courant que les passagers n’étaient pas munis des documents requis pour entrer au Canada légalement plutôt qu’à titre de réfugiés, il aurait dû être évident pour le demandeur que le navire ne cherchait pas à entrer légalement au Canada. La Commission a raisonnablement conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait la connaissance requise du fait que les autres passagers n’étaient pas munis de documents : qu’il ait posé ou non la question aux passagers, il savait ou aurait dû savoir. La Commission avait par conséquent des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré au passage de clandestins, étant donné que tous les éléments requis étaient réunis selon la même norme de preuve, celle des motifs raisonnables de croire.

Dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), la Cour d’appel fédérale n’a pas statué que la coercition ou la contrainte ne pouvait pas être soulevée comme moyen de défense devant le spectre d’une interdiction de territoire. Par analogie, dans le cas d’une dispense ministérielle fondée sur le paragraphe 37(2), le demandeur peut soulever le fait qu’il a agi sous la contrainte. Ce genre de demande permet de mentionner les circonstances entourant les agissements qui ont conduit à l’interdiction de territoire du demandeur. Toutefois, les circonstances mentionnées dans une demande de dispense ministérielle doivent être distinguées du « moyen de défense » de la contrainte. On pourrait tenir compte de nombreux facteurs, y compris ceux se rapportant à des agissements analogues semblables à la contrainte, mais les éléments précis du « moyen de défense » de contrainte ne seraient pas exigés dans le cas d’une demande de dispense ministérielle. Par conséquent, la capacité de soulever des facteurs pertinents, y compris ceux se rapportant à la contrainte, dans le cas d’une demande de dispense ministérielle n’empêche pas le demandeur d’invoquer la contrainte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur son interdiction de territoire. Le fait d’invoquer une jurisprudence axée sur le moyen de défense légal de la contrainte prévue par le Code criminel ou sur le moyen de défense prévu par la common law ne cadre pas parfaitement avec le cas qui nous occupe, mais on peut adapter et appliquer ces principes au rôle que le demandeur a joué dans le passage de clandestins pour justifier son interdiction de territoire. La Commission a commis une erreur en adhérant strictement aux principes articulés dans l’arrêt Perka, qui avaient été précisés dans les décisions R. c. Hibbert, R. c. Ruzic et d’autres décisions plus récentes. La Commission s’en est tenue au premier élément de l’arrêt Perka et s’est interrogée sur l’existence d’une menace directe de danger imminent d’un point de vue purement objectif. La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de menace et elle n’a pas examiné les autres éléments du critère. Le mal que le demandeur a évité était peut-être plus grave que le mal qu’il a infligé. On devrait tenir compte du critère de proportionnalité.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 20(1), 33, 34, 37, 44, 117, 118.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209, art. 3a).

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6.

Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2241 R.T.N.U. 480.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692, [2012] 1 R.C.F. 169; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, [2014] 4 R.C.F. 326; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566; R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Perka et al. c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601; R. v. Appulonappa, 2013 BCSC 31, 358 D.L.R. (4th) 666; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CAF 103 conf. par 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Thiyagarajah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 339; Ghaffari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 674; Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL).

DÉCISIONS CITÉES :

Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307; Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516.

DOCTRINE CITÉE

Brown, Donald J. M. et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles, Toronto : Canvasback, 1998.

DEMANDES de contrôle judiciaire à l’encontre de deux décisions de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui 1) a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur après l’avoir déclaré interdit de territoire (la décision datée du 5 juillet 2012), et 2) avait estimé que les agissements du ministre de la Sécurité publique ne constituaient pas un abus de procédure, refusant ainsi de suspendre l’enquête et, à titre subsidiaire, d’exclure les notes d’entrevue prises par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada lors de l’enquête (la décision du 30 novembre 2011). Demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 30 novembre 2011 rejetée; demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 5 juillet 2012 accueillie.

ONT COMPARU

Jacqueline Swaisland et Krassina Kostadinov pour le demandeur.

Gregory George et Amy King pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Kane : Le demandeur, désigné sous le nom de B006, sollicite le contrôle judiciaire de deux décisions de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Dans sa décision datée du 5 juillet 2012, la Commission a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur après l’avoir déclaré interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) pour s’être livré au passage de clandestins. Dans une décision antérieure rendue le 30 novembre 2011 en réponse à trois demandes préliminaires, la Commission avait estimé que les agissements du ministre de la Sécurité publique (le ministre) ne constituaient pas un abus de procédure. La Commission a refusé de suspendre l’enquête et, à titre subsidiaire, d’exclure les notes d’entrevue prises par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) lors de l’enquête.

[2]        Le demandeur a introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision préliminaire de la Commission et l’autorisation lui a été accordée. Le demandeur a ensuite présenté une requête visant à faire suspendre l’enquête jusqu’à ce qu’une décision soit rendue relativement au contrôle judiciaire de la décision préliminaire. La Cour a refusé de suspendre l’enquête et a repris ses travaux en avril 2012.

Contexte

[3]        B006 est un Tamoul du Sri Lanka qui est arrivé au Canada le 13 août 2010 en compagnie de son fils de sept ans à bord du MS Sun Sea. Le MS Sun Sea était un navire non immatriculé qui comptait à son bord 492 migrants, qui ont tous demandé l’asile à leur arrivée. Leur voyage depuis la Thaïlande avait duré environ trois mois dans des conditions lamentables : le navire, qui était à peine en état de naviguer, était dangereusement surpeuplé et insuffisamment approvisionné en vivres et en eau.

[4]        Le demandeur était l’un des premiers passagers à monter à bord du bateau et, en raison de l’expérience qu’il avait déjà acquise en travaillant à bord de navires commerciaux, on lui a demandé de travailler à la salle des machines jusqu’à ce que l’équipage thaïlandais revienne. Or, l’équipage thaïlandais n’est pas revenu et le demandeur a continué à travailler à la salle des machines. À son arrivée au Canada, il a demandé l’asile en invoquant sa crainte d’être persécuté par les autorités sri‑lankaises en raison d’années de violence au cours desquelles extorsions, détentions arbitraires et torture étaient légion.

[5]        Le demandeur a été détenu pendant une dizaine de mois et a été interrogé à plusieurs reprises par des agents de l’ASFC.

[6]        Le ministre a d’abord allégué que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi pour des raisons de sécurité. Les agents de l’ASFC ont affirmé à plusieurs reprises que des informateurs anonymes leur avaient fourni des renseignements au sujet du demandeur et qu’ils leur avaient notamment révélé qu’il avait travaillé au cours des années 1990 à bord de l’Omiros, un navire appartenant aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET) et qu’il faisait partie des Sea Tigers, l’aile navale des TLET.

[7]        À chacun des contrôles de détention des 30 jours, le ministre a affirmé que le demandeur faisait partie des TLET. Lors du contrôle de la détention de juin 2011, le ministre a renoncé à l’allégation concernant l’appartenance du demandeur au TLET et s’est concentré sur l’interdiction de territoire du demandeur découlant du passage de clandestins. À défaut d’éléments de preuve satisfaisant aux critères de l’article 34, la Commission a fixé la tenue d’un contrôle de la détention du demandeur et a ordonné sa mise en liberté.

[8]        Le ministre alléguait également que le demandeur s’était livré au passage de clandestins en raison du rôle qu’il avait joué comme membre de l’équipage du MS Sun Sea et qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi, qui dispose :

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

[…]

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

Activités de criminalité organisée

Décision de la Commission concernant les allégations d’abus de procédure

[9]        Le demandeur affirmait que le ministre avait violé ses droits pour trois raisons : 1) le ministre s’était fondé sur des entrevues menées auprès de personnes dont l’identité n’avait pas été divulguée; 2) le ministre n’avait pas communiqué intégralement le contenu des entrevues en question; 3) le représentant du ministre, l’agent Lane de l’ASFC, avait utilisé des techniques d’entrevue abusives.

[10]      Le demandeur a présenté trois demandes en vue d’obtenir : 1) l’exclusion des déclarations de deux agents de l’ASFC (les agents Puzeris et Gross), qui contenaient des notes d’entrevue concernant le rôle joué par le demandeur à bord du navire ainsi que des notes d’entrevue d’un informateur anonyme; 2) une ordonnance enjoignant au ministre de divulguer dans son intégralité la transcription de toutes les entrevues menées avec le demandeur, sa femme et les membres de sa famille; 3) l’exclusion des notes d’entrevue échangées entre l’agent Lane de l’ASFC et le demandeur et/ou la suspension de l’instance.

[11]      Le 17 juin 2011, avant que l’examen des trois demandes ne commence, le ministre a transmis les notes d’entrevue ainsi que des enregistrements audio.

[12]      Le deuxième jour de l’audience, le 23 juin 2011, le ministre a informé la Commission qu’il se désistait de l’allégation fondée sur l’article 34 suivant laquelle le demandeur était interdit de territoire parce qu’il était membre des TLET, à défaut d’éléments d’information suffisants pour étayer cette allégation.

[13]      La Commission a exprimé sa surprise en rappelant que le ministre avait affirmé que B006 avait été membre des Sea Tigers et que les agents de l’ASFC avaient accusé à plusieurs reprises le demandeur d’avoir menti au sujet de son appartenance aux Sea Tigers, et ce, même s’il avait constamment nié en être membre. Comme nous l’avons déjà signalé, à la suite de la réception de ces renseignements, la Commission a fixé la date du contrôle de la détention du demandeur, qui a été remis en liberté le 27 juin 2011.

[14]      La Commission a également fait droit à la demande visant l’exclusion des déclarations des agents Puzeris et Gross, qui contenaient des témoignages d’informateurs anonymes.

[15]      La seule question à laquelle la Commission devait répondre portait sur l’allégation suivant laquelle les techniques d’entrevue utilisées par l’agent Lane constituaient un abus de procédure justifiant la suspension de l’instance ou, à titre subsidiaire, l’exclusion des notes d’entrevue. La Commission a toutefois signalé que le demandeur continuait à affirmer que, par sa conduite générale, le ministre avait commis un abus de procédure.

[16]      La Commission a rappelé qu’elle avait compétence pour suspendre une enquête dans de rares cas mais qu’en l’espèce, cette mesure n’était pas justifiée.

[17]      La Commission a cité et examiné les critères énoncés dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Parekh, 2010 CF 692, [2012] 1 R.C.F. 169 (Parekh), au paragraphe 60, à savoir : 1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès (ou de l’instance) ou par son issue; 2) aucune autre mesure ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

[18]      En ce qui concerne la demande présentée par le demandeur en vue de faire exclure les éléments de preuve recueillis lors des entrevues, la Commission a reconnu que l’agent Lane avait exagéré la solidité des renseignements que l’ASFC possédait contre le demandeur, avait accusé le demandeur d’avoir menti à 14 ou 15 reprises au cours des entrevues et avait interrogé de façon agressive le demandeur. La Commission s’est également dite préoccupée par certains faits omis dans les notes.

[19]      La Commission a rejeté la demande d’exclusion au motif que les notes ne causeraient aucun préjudice au demandeur lors de son enquête, compte tenu du fait qu’il avait constamment affirmé qu’il n’avait jamais été membre des TLET.

[20]      La Commission a également fait observer que le demandeur était représenté par un conseil lors de ses entrevues avec l’agent Lane et qu’il n’avait jamais laissé entendre à la Commission qu’il se sentait menacé ou intimidé par l’agent en question.

Décision de la Commission concernant l’interdiction de territoire

[21]      La Commission a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un étranger qui s’était livré au passage de clandestins, ce qui emportait interdiction de territoire par application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi.

[22]      La Commission a examiné les observations des parties au sujet de la définition appropriée de l’expression « passage de clandestins ». Le demandeur affirmait que cette définition devait s’inspirer de celle du « passage de clandestins » prévue à l’alinéa 3a) de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée [15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209] et le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée [15 novembre 2000, 2241 R.T.NU. 480] (le Protocole), qui exige que le passeur ait retiré un avantage matériel ou financier. Le ministre soutenait qu’aucun avantage matériel ou financier n’avait été retiré et que la définition devait plutôt s’inspirer du paragraphe 117(1) de la Loi, dans sa rédaction alors en vigueur :

117. (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

Entrée illégale

[23]      Le demandeur affirmait également qu’il ne répondait pas à la définition du paragraphe 117(1) de la Loi parce qu’il ignorait que les passagers se trouvant à bord du MS Sun Sea n’étaient pas munis des documents requis et, à titre subsidiaire, que le travail qu’il avait effectué à bord du navire, dans la mesure où il serait considéré comme ayant encouragé des personnes à entrer au Canada, avait été effectué sous la contrainte.

[24]      La Commission s’est fondée sur la jurisprudence pour conclure que la définition de l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b) de la Loi devait s’inspirer de l’article 117, qui exige que les quatre conditions suivantes soient réunies :

i)     la personne que l’on fait entrer illégalement n’est pas munie des documents requis pour entrer au Canada;

ii)    le Canada est la destination de cette personne;

iii) l’intéressé (le demandeur) a organisé l’entrée au Canada de cette personne, ou l’a incité, aidé ou encouragé à le faire;

iv)   l’intéressé (le demandeur) savait que la personne en question n’était pas munie des documents requis.

[25]      La Commission a conclu qu’au moins 451 des passagers n’étaient pas munis des documents requis. Elle a également conclu que l’itinéraire choisi par le MS Sun Sea démontrait que le Canada était de toute évidence la destination du navire, d’autant plus que le demandeur lui‑même avait déclaré qu’il savait que la destination du navire était le Canada.

[26]      La Commission a reconnu que rien ne permettait de penser que le demandeur avait été impliqué dans l’organisation des activités du MS Sun Sea. La Commission a toutefois conclu qu’indépendamment du fait qu’il ait su ou non qu’il ferait partie de l’équipage avant de monter à bord du navire, le demandeur avait aidé les autres passagers se trouvant à bord à entrer au Canada en acceptant de travailler à la salle des machines.

[27]      La Commission a pris acte des explications du demandeur suivant lesquelles il ne croyait pas qu’il pouvait quitter le navire parce qu’il n’avait pas de passeport ni de document l’autorisant à se trouver en Thaïlande et qu’il craignait le sort qui les attendait, lui et son fils, en plus de craindre d’être torturé s’il devait retourner au Sri Lanka.

[28]      La Commission a rejeté l’argument du demandeur suivant lequel il avait agi sous la contrainte. La Commission a mentionné les trois conditions à remplir, selon l’arrêt Perka et al. c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232 (Perka), pour pouvoir faire valoir un moyen de défense fondé sur la nécessité ou la contrainte : 1) existence d’une menace de péril ou de danger immédiat; 2) l’intéressé ne devait pas disposer d’autre solution raisonnable et légale que d’agir comme il l’a fait; 3) proportionnalité entre le mal infligé et le mal évité.

[29]      La Commission a estimé que rien ne permettait de conclure à un risque de danger immédiat. Elle a également signalé que le navire avait longé les côtes thaïlandaises pendant trois mois et que, même si le demandeur avait pu faire des hypothèses quant à son sort s’il devait retourner en Thaïlande sans passeport, ces suppositions ne constituaient pas une preuve d’un danger imminent. Le demandeur devait encore 30 000 $ à son agent et la Commission a jugé non crédibles les explications du demandeur suivant lesquelles il ne pouvait entrer en communication avec son agent en Thaïlande et que c’était ce dernier qui avait son passeport.

[30]      La Commission a également rejeté l’affirmation du demandeur suivant laquelle il ignorait que les autres passagers n’étaient pas munis de titres de voyage valides. La Commission a conclu que, d’après sa propre expérience de travail à bord de navires commerciaux, le demandeur aurait dû savoir qu’il est nécessaire d’être muni d’un passeport pour entrer légalement dans un pays. Le demandeur avait remis son passeport à son agent. La Commission n’a pas accepté l’excuse du demandeur suivant laquelle son agent lui avait dit qu’il n’avait pas besoin de passeport pour demander l’asile au Canada. La Commission a également conclu qu’il aurait dû être évident pour le demandeur, lorsqu’il a promis de verser 30 000 $ à son agent et qu’il a vu l’état du MS Sun Sea, qu’il n’allait pas entrer au Canada par des moyens légaux. Il savait qu’il ne pouvait se rendre au Canada à bord d’un navire commercial sans être muni d’un passeport ou d’un visa, et ce, qu’il demande ou non l’asile. La Commission a par conséquent conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur n’ait pas été au courant que les autres passagers se trouvaient dans la même situation que lui, c’est‑à‑dire sans papiers.

[31]      La Commission a conclu que les quatre éléments de la définition de l’expression « passage de clandestins » étaient tous réunis et a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un étranger qui s’était livré au passage de clandestins dans le cadre de la criminalité transnationale.

Questions en litige

[32]      Les deux grandes questions soulevées en l’espèce sont celles de savoir, en premier lieu, si la Commission a commis une erreur en concluant qu’une suspension de l’instance n’était pas justifiée et, en second lieu, si l’interdiction de territoire prononcée par la Commission contre le demandeur en vertu de l’alinéa 37(1)b) était raisonnable. Le demandeur a soulevé plusieurs questions précises sur lesquelles nous reviendrons lorsque nous répondrons aux questions plus générales.

Norme de contrôle

[33]      Le demandeur affirme que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à la formulation du critère de l’abus de procédure et que la Commission n’a pas appliqué le bon critère parce qu’elle a conclu que l’existence d’un préjudice réel était une condition préalable à toute conclusion d’abus de procédure.

[34]      Le demandeur est d’accord pour dire que les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable et que l’application, par la Commission, du bon critère aux faits de l’espèce doit faire l’objet d’un contrôle en conséquence.

[35]      Je suis d’accord pour dire que la norme de la décision correcte est celle qui s’applique au critère légal de l’abus de procédure. Je ne suis toutefois pas d’accord pour dire que la Commission a mal formulé ce critère. La Commission a pris acte de la jurisprudence dans laquelle le critère a été énoncé et de la façon dont ce critère a été appliqué dans diverses situations factuelles. La Commission a saisi les aspects essentiels du critère applicable, a adapté celui‑ci à la situation qui lui était soumise et l’a correctement appliqué.

[36]      La norme de contrôle applicable à la conclusion de la Commission quant à l’absence d’abus de procédure et à l’interdiction de territoire du demandeur en vertu de l’alinéa 37(1)b) est celle de la décision raisonnable.

[37]      Dans l’arrêt B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, [2014] 4 R.C.F. 326 (B010), aux paragraphes 60 à 72, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la norme de contrôle à appliquer à l’interprétation, par la Commission, de l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b) était celle de la décision raisonnable et qu’il y avait lieu de faire preuve de déférence envers la décision de la Commission.

[38]      Le rôle de la Cour consiste donc à vérifier si la décision à l’examen « [appartient] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47). Plusieurs issues peuvent être raisonnables et, dès lors que « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59).

Abus de procédure

La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en n’examinant pas de façon cumulative les actes répréhensibles reprochés?

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de certains comportements gravement répréhensibles du ministre?

[39]      Le demandeur affirme qu’il faut examiner de façon cumulative la conduite du ministre, qui agissait par l’intermédiaire de ses représentants, en l’occurrence les agents de l’ASFC, pour décider s’il y a lieu de suspendre l’instance.

[40]      Le demandeur reproche les agissements suivants aux représentants du ministre : l’importance qu’ils ont accordée aux renseignements communiqués par des informateurs; leur défaut de communiquer tous les éléments pertinents au demandeur et à la Commission; l’importance qu’ils ont accordée à une transcription modifiée (c.‑à‑d. incomplète) des entrevues; les arguments trompeurs qu’ils ont formulés sur la foi de la preuve qui pèse contre le demandeur, ce qui a contribué au maintien en détention de ce dernier; les interrogatoires abusifs de l’agent Lane, qui a notamment recouru à des menaces, des mensonges et de la supercherie; la violation, par l’agent Lane, du droit du demandeur de consulter un avocat et le fait qu’il a proposé des mesures incitatives fausses en expliquant au demandeur que, s’il disait la vérité, il lui serait plus facile d’obtenir une dispense ministérielle.

[41]      Le demandeur soutient qu’en plus de faire abstraction de certains des actes répréhensibles reprochés, notamment la violation du droit du demandeur à un avocat et l’offre de fausses mesures incitatives au demandeur et à son épouse, la Commission n’a pas examiné tous les autres actes répréhensibles, y compris ceux pour lesquelles la Commission a accordé une réparation.

[42]      Le demandeur affirme qu’au cours de l’entrevue, l’agent Lane lui a dit qu’il rédigerait un rapport en vertu de l’article 44 [de la Loi], mais qu’il a continué à l’interroger même après que le demandeur lui eut fait part de son désir de consulter un avocat.

[43]      Selon le défendeur, la Commission a tenu compte tant de façon individuelle que cumulative de tous les actes répréhensibles reprochés.

[44]      Le défendeur affirme que le ministre avait le droit d’essayer de déposer le témoignage d’informateurs et que l’on tiendrait compte des lacunes de ces témoignages en leur accordant le poids approprié. De plus, le demandeur n’a subi aucun préjudice, étant donné que la Commission a exclu ces éléments de preuve.

[45]      Le défendeur signale qu’il a communiqué les éléments qu’il estimait pertinents conformément à la Loi. De plus, le ministre a par la suite accepté de fournir les éléments demandés. Par conséquent, on ne peut qualifier d’abusive ou de répréhensible sa façon d’agir.

[46]      Le défendeur semble être d’accord pour dire qu’il aurait dû être précisé dans les notes d’entrevue qu’il s’agissait d’un résumé, ajoutant qu’indépendamment de cette lacune, les omissions ne constituent pas un abus, pas plus que l’erreur de calcul de la durée de l’entrevue de la femme du demandeur.

[47]      Le défendeur fait observer que les renseignements évoluaient au fur et à mesure que se déroulait l’enquête concernant le MS Sun Sea et que le fait que les renseignements fournis par les informateurs n’ont par la suite pas été jugés fiables ne signifie pas pour autant qu’on avait auparavant commis un abus en se fondant sur ces renseignements lors des contrôles de détention antérieurs. Les agents avaient des motifs de croire que le demandeur entretenait des liens avec les TLET et/ou les Sea Tigers, compte tenu du fait que son frère était membre des TLET, que le demandeur avait travaillé à bord d’un navire des TLET, l’Omiros, et qu’au cours des années 1990, le demandeur avait menti sur ces deux faits lors d’entrevues.

[48]      Le défendeur affirme que les techniques d’entrevue de l’agent Lane n’étaient pas abusives. Vu l’ampleur et la complexité de l’enquête relative au MS Sun Sea, l’agent n’a pas eu un comportement excessif en estimant qu’il existait des liens entre le demandeur et les TLET. Le défendeur ajoute que, vu les fausses déclarations que le demandeur avait faites antérieurement, le style d’interrogatoire accusatoire n’était pas excessif. Le défendeur affirme également que l’agent n’a pas offert de mesures incitatives en disant au demandeur et sa femme que le fait de dire la vérité pourrait lui être fort utile s’ils devaient présenter une demande de dispense ministérielle.

[49]      À l’égard des agissements reprochés de façon individuelle et cumulative, le défendeur fait valoir que ces actes sont loin de répondre au critère des « cas les plus manifestes » justifiant une suspension de l’instance.

La Commission a examiné les agissements de façon individuelle et cumulative

[50]      En lisant les motifs dans leur ensemble, j’estime que la Commission a effectivement examiné toutes les allégations d’inconduite individuellement et cumulativement. Même si la seule question qu’il restait à la Commission à aborder concernait les techniques d’interrogatoire abusives reprochées à l’agent Lane, la Commission était consciente des circonstances plus générales et elle les a prises en considération, en tenant notamment compte de la communication tardive des renseignements et des allégations fondées sur l’article 34. La Commission a expressément traité des allégations suivant lesquelles le demandeur avait été privé de son droit à un avocat, mais, comme le défendeur l’a fait observer, le demandeur avait expliqué qu’il parlerait à son avocat le lendemain et il n’avait pas déclaré qu’il refusait de continuer l’interrogatoire.

[51]      La Commission a formulé plusieurs critiques au sujet des techniques d’interrogatoire ou d’entrevue dans leur ensemble sans toutefois conclure que ces techniques constituaient un abus de procédure.

[52]      Par exemple, la Commission a fait observer que les méthodes d’interrogatoire employées par l’agent Lane [traduction] « ne ressemblent en rien à ce qu’on a déjà observé chez les agents de l’ASFC », ajoutant que l’agent Lane avait [traduction] « été beaucoup plus agressif que ce que j’ai jusqu’ici observé lors des entrevues de demandeurs d’asile ».

La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit dans la façon dont elle a formulé le critère de l’abus de procédure?

La Commission a‑t‑elle conclu de façon raisonnable que le critère de l’abus de procédure justifiant une suspension de l’instance n’avait pas été respecté?

[53]      Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur de droit en concluant que l’existence d’un préjudice réel était une condition préalable à toute conclusion d’abus de procédure.

[54]      Le défendeur affirme que la Commission a appliqué le bon critère en se demandant si l’administration de la justice serait déconsidérée ou si l’on porterait atteinte au sens de l’équité de la société si l’on permettait la poursuite de l’instance. Toutefois, le demandeur n’avait, selon le défendeur, tout simplement pas démontré que l’inconduite reprochée porterait atteinte à l’intégrité du système de justice. Pour pouvoir être considérés comme un abus de procédure, les agissements reprochés doivent porter effectivement atteinte à l’équité de la procédure ou miner la confiance du public envers l’intégrité du système de justice. Or, les agissements reprochés en l’espèce ne satisfont pas à ce critère.

La Commission a appliqué le bon critère et a tiré une conclusion raisonnable

[55]      Comme je l’ai déjà signalé, je ne suis pas d’accord pour dire que la Commission a commis une erreur en énonçant le critère de l’abus de procédure pas plus que je suis d’accord pour dire que la Commission a estimé que l’existence d’un préjudice était une condition préalable à toute conclusion d’abus de procédure.

[56]      Suivant la jurisprudence, et notamment l’arrêt R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566 (Nixon), le préjudice causé à l’accusé (dans un procès au criminel) est un facteur pertinent mais non déterminant quant à l’existence d’un abus de procédure.

[57]      Dans l’arrêt Nixon, la Cour suprême du Canada a fait observer, au paragraphe 41 :

Dans la catégorie résiduelle de cas, l’atteinte aux droits de l’accusé est pertinente mais non déterminante. Bien entendu, dans la plupart des cas, l’accusé n’établira le bien‑fondé de son allégation d’abus de procédure que s’il parvient à démontrer que la conduite du poursuivant lui a causé un certain préjudice. Cependant, en ce qui concerne cette catégorie de cas, il est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice.

[58]      La Cour a poursuivi en expliquant qu’un exercice de pondération s’imposait.

[59]      Au paragraphe 42, la Cour fait observer ce qui suit :

Le critère à appliquer pour décider s’il y a lieu d’accorder une suspension de l’instance pour abus de procédure, peu importe qu’il y ait eu ou non atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice, est celui qui a été exposé dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, et R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297. Il ne conviendra d’ordonner la suspension de l’instance que lorsque les deux critères suivants seront remplis : « (1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; (2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice » (Regan, par. 54, citant O’Connor, par. 75). [Non souligné dans l’original.]

[60]      Dans la décision Parekh, la juge Tremblay‑Lamer s’est demandé si le long retard qu’accusait le traitement d’une demande de citoyenneté constituait un abus de procédure. Voici comment elle décrit le critère de l’abus de procédure, au paragraphe 24 :

De manière générale, une cour de justice conclura que des efforts en vue d’appliquer ou d’exécuter la loi constituent un abus de procédure quand l’intérêt du public à l’exécution de la loi est supplanté par l’intérêt du public à l’équité des procédures administratives ou judiciaires; voir Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 120, où le critère est ainsi défini :

Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9‑68). Le juge L’Heureux‑Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux‑Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[61]      La Commission n’a pas conclu que le demandeur devait avoir subi un préjudice réel avant qu’on puisse conclure à un abus de procédure, mais elle s’est effectivement demandé si le demandeur subirait un préjudice, étant donné que l’existence d’un préjudice est un facteur pertinent qui permet de se prononcer sur l’équité de l’enquête et de déterminer si d’autres réparations qu’une suspension sont appropriées. Comme on l’a fait remarquer dans l’arrêt Power [R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601] (cité par la juge Tremblay‑Lamer dans la décision Parekh), la suspension de l’instance est une mesure de dernier recours qui ne doit être utilisée que dans les cas les plus évidents.

[62]      La Commission a cité des décisions dans lesquelles le critère de l’abus de procédure avait été défini dans le contexte du droit administratif. La Commission a mentionné expressément des affaires portant sur des délais, notamment les décisions Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307 (Blencoe); Beltran c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516 et Parekh, dans lesquelles il était fait état de la nécessité de se demander si les agissements du ministre seraient susceptibles de « déconsidérer l’administration de la justice » ou de « porter atteinte au sens de l’équité de la société » advenant la poursuite de l’instance.

[63]      La Commission a affirmé qu’elle avait appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Blencoe et la décision Parekh : 1) le préjudice causé par l’abus en question sera révélé, perpétué ou aggravé par le déroulement du procès ou par son issue; 2) aucune autre réparation ne peut raisonnablement faire disparaître ce préjudice.

[64]      La Commission a examiné les deux critères et a estimé que, même si B006 avait pu souffrir d’angoisse au cours de l’entrevue, cette angoisse ne serait pas révélée, perpétuée ou aggravée par la tenue de l’enquête. De plus, les notes d’entrevue ne causeraient aucun préjudice à B006 parce qu’il avait constamment nié toute implication avec les TLET.

[65]      Le demandeur soutient que la Commission n’a évalué le préjudice que du point de vue du demandeur et qu’elle n’a pas analysé l’atteinte qui serait portée à l’intégrité du système de justice ou à la conception de l’équité que se fait la société.

[66]      La Commission s’est penchée sur les agissements qui frôlaient, selon elle, l’abus et a accordé des réparations particulières. La Commission a ensuite examiné les autres allégations dans le cadre plus large de ce que le demandeur avait vécu, y compris sa détention, et elle a tenu compte du désistement des allégations fondées sur l’article 34.

[67]      Les critères de l’abus de procédure dont la Commission a tenu compte ont été élaborés pour répondre à divers scénarios, surtout en matière criminelle. Aucun des critères évoqués par le demandeur devant la Commission ne cadrait parfaitement avec ses allégations d’abus. Toutefois, la Commission a examiné les critères juridiques, les a adaptés et les a appliqués aux allégations d’actes répréhensibles commis au cours de l’enquête. Pour conclure qu’une suspension n’était pas justifiée, la Commission a vraisemblablement tenu compte du contexte plus large et notamment de la question de l’intégrité du système de justice.

[68]      La Commission a appliqué le bon critère et a conclu de façon raisonnable que la suspension de l’instance n’était pas justifiée. Dans le même ordre d’idées, c’est de façon raisonnable que la Commission a conclu que les notes prises lors des quatre entrevues en question ne devaient pas être exclues. La Commission a convenu que les techniques d’entrevue étaient agressives et intimidantes mais a estimé que rien ne permettait de penser que cette façon de procéder avait causé un préjudice au demandeur.

[69]      Il convient de rappeler que 492 personnes sont arrivées à bord du MS Sun Sea. Le demandeur faisait partie de l’équipage. Le ministre avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre des TLTE. L’interrogatoire musclé, long et répétitif qu’a subi le demandeur était de toute évidence stressant et épuisant sur le plan émotif pour le demandeur, mais ce fait ne saurait à lui seul satisfaire au critère de l’abus de procédure dans le contexte d’une enquête aussi complexe et vaste que celle‑ci.

La Cour devrait‑elle conclure à l’abus de procédure et enjoindre à la Commission de suspendre l’instance?

[70]      J’en suis arrivée à la conclusion que la Commission n’a pas commis d’erreur dans son application du critère de l’abus de procédure et que c’est de façon raisonnable qu’elle a conclu qu’une suspension de l’instance n’était pas justifiée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’article 7 ne s’appliquait pas?

[71]      Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur en concluant que l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] ne s’appliquait pas. Bien que le demandeur soit d’accord pour dire que l’article 7 ne permettrait pas de trancher les questions relatives à l’abus de procédure, il soutient que l’article 7 s’applique à la violation du droit du demandeur à un avocat au cours d’une des entrevues, ainsi qu’à la question de la portée excessive de l’article 37, lequel, suivant le demandeur, viserait les travailleurs humanitaires et les autres personnes qui aident les réfugiés à s’enfuir.

[72]      Le défendeur soutient que l’article 7 ne s’applique tout simplement pas au cours d’une enquête et que c’est au moment de l’expulsion qu’il convient d’évaluer le risque.

[73]      La question de la portée excessive sera examinée plus loin. Comme nous l’avons déjà signalé, la Commission a examiné l’allégation du demandeur suivant laquelle il avait été privé de son droit à un avocat et elle a raisonnablement conclu qu’il n’en avait pas été privé.

Interdiction de territoire

La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la Loi en se fondant sur l’article 117 de la Loi, une disposition dont la portée est excessive et qui a été jugée inconstitutionnelle?

[74]      La Commission n’a pas commis d’erreur en se fondant sur l’article 117 pour la guider dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b).

[75]      Dans l’arrêt B010, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’il n’était pas nécessaire que le passeur ait tiré un avantage financier ou un autre avantage matériel pour conclure à un passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b), qui prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour criminalité organisée le fait de « se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité », sans qu’il soit nécessaire que le passeur en ait retiré un avantage matériel ou financier. La Cour d’appel fédérale a répondu comme suit à une des questions certifiées, au paragraphe 8 :

Oui, il est raisonnable de définir l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 37(1)b) en se fondant sur le paragraphe 117(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, selon lequel commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la Loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada. Agir ainsi n’est pas incompatible avec les obligations légales internationales du Canada.

[76]      Lorsqu’on se fonde sur les éléments constitutifs de l’infraction prévue à l’article 117 pour conclure à l’interdiction de territoire en vertu de l’article 37, il importe de se rappeler que différentes normes de preuve s’appliquent.

[77]      C’est la norme de preuve en matière criminelle qui s’applique à l’article 117, qui énumère les éléments constitutifs de l’infraction criminelle, dont chacun doit être démontré au‑delà de tout doute raisonnable pour qu’on puisse déclarer l’intéressé coupable. L’article 37 énumère les motifs permettant d’interdire quelqu’un de territoire au Canada, notamment celui concernant le fait de s’être livré au passage de clandestins dans le cadre de la criminalité transnationale. La norme de preuve est énoncée à l’article 33 : les faits — actes ou omissions — mentionnés dans la Loi sont appréciés sur la base des motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Cette norme de preuve est plus exigeante que le simple soupçon, mais moins stricte que la norme civile de la preuve selon la prépondérance des probabilités et beaucoup moins exigeante que la norme de preuve en matière criminelle.

[78]      Par conséquent, une personne pourrait être déclarée interdite de territoire en raison de l’existence de motifs raisonnables de croire qu’elle s’est livrée au passage de clandestins sans toutefois avoir été accusée ou, si elle a été accusée, sans avoir été reconnue coupable de l’infraction prévue à l’article 117, en raison de l’incapacité d’établir chacun des éléments constitutifs de cette infraction au‑delà de tout doute raisonnable.

[79]      En ce qui concerne l’argument du demandeur suivant lequel on ne peut invoquer l’article 117 parce que cette disposition a été jugée inconstitutionnelle en raison de sa portée excessive par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans la décision R. v. Appulonappa, 2013 BCSC 31, 358 D.L.R. (4th) 666 (Appulonappa), je continue à me laisser guider par l’arrêt B010 de la Cour d’appel fédérale.

[80]      La Cour d’appel fédérale a fait observer, aux paragraphes 88, 90 et 91, que le fait de définir l’interdiction de territoire pour cause de passage de clandestins en fonction de l’article 117 ne faisait pas en sorte que le Canada violerait la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6], étant donné qu’une déclaration d’interdiction de territoire n’équivaut pas à un renvoi du Canada. La personne interdite de territoire dispose de protections et le risque auquel elle pourrait être exposée sera évalué au moment de son renvoi. Par conséquent, la Cour d’appel fédérale s’est déjà penchée sur les préoccupations exprimées au sujet de la portée excessive et notamment les allégations du demandeur suivant lesquelles l’article 117 viserait les travailleurs humanitaires et d’autres membres de la famille qui aident les réfugiés, ce qui ne s’applique pas dans le cas qui nous occupe.

[81]      La Cour d’appel fédérale a également fait observer, au paragraphe 93, que le processus conduisant à l’interdiction de territoire est déclenché par l’article 44, qui prévoit qu’un agent peut établir un rapport :

L’établissement d’un rapport est facultatif; autrement dit, l’agent « peut » établir un rapport. De plus, le délégué du ministre « peut » déférer l’affaire à la Section de l’immigration. On s’attend à ce que le bon sens l’emporte dans des situations comme celles dans lesquelles des membres d’une famille aident leurs proches à venir au Canada par avion ou lorsque des personnes agissant pour des raisons d’ordre humanitaire conseillent un demandeur d’asile de venir au Canada sans être muni de documents. [Non souligné dans l’original.]

[82]      De plus, comme le défendeur l’a signalé, la Cour d’appel fédérale était au courant du jugement rendu par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans l’affaire Appulonappa et elle a choisi de ne pas le mentionner expressément, ce qui pourrait indiquer que la Cour a estimé que ce jugement n’était pas pertinent pour trancher la question dont elle était saisie. Quoi qu’il en soit, la Cour a examiné l’argument suivant lequel l’article 117 avait une portée excessive.

En déclarant le demandeur interdit de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi, la Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant à tort que le demandeur était au courant que d’autres passagers n’étaient pas munis des documents requis?

[83]      Le demandeur fait valoir qu’il n’y a aucune raison de mettre en doute sa crédibilité ou son témoignage dans lequel il affirme qu’il était au courant qu’un des passagers avait son propre passeport sans savoir si d’autres passagers étaient munis de passeports. Le demandeur a expliqué qu’il ne croyait pas qu’il fallait être muni d’un passeport ou d’un visa pour entrer au Canada comme réfugié. Cette conviction reposait sur ce qu’il avait entendu de son agent et de l’expérience qu’il avait vécue lorsqu’il travaillait à bord de navires commerciaux et qu’il avait observé deux membres de l’équipage sauter par‑dessus bord pour demander l’asile en Italie.

[84]      Le demandeur affirme que la Commission a commis une erreur en se posant la mauvaise question pour déterminer s’il était au courant que les passagers n’étaient pas munis des documents requis pour entrer au Canada légalement plutôt qu’à titre de réfugiés. Le demandeur soutient que rien dans la Loi n’exige qu’un réfugié soit muni d’un titre de voyage ou d’un visa valide pour pouvoir demander l’asile et être admis au Canada.

La Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur possédait les connaissances requises

[85]      L’article 117 énumère les éléments constitutifs de l’infraction consistant à aider ou à encourager quelqu’un à entrer illégalement au Canada ou, comme l’indique la note marginale, pour organiser « l’entrée illégale » au Canada. Il convient d’établir une distinction entre cette infraction et celle du trafic de personnes prévu à l’article 118, qui vise le comportement de ceux qui font entrer des personnes au Canada contre leur gré. Comme je l’ai déjà signalé, lorsqu’une personne est accusée d’avoir commis une infraction à l’article 117 ou à l’article 118, le ministère public doit prouver chacun des éléments constitutifs de l’infraction hors de tout doute raisonnable. L’emploi, dans la même loi, de termes différents donnant lieu à des normes de preuve différentes — l’expression « passage de clandestins » à l’article 37 et l’intitulé « organisation d’entrée illégale au Canada » à la partie 3, et l’infraction d’« organisation d’entrée illégale au Canada » à l’article 117 et de « trafic de personnes » à l’article 118 — a suscité d’innombrables débats juridiques sur la question de savoir comment interpréter et concilier ces dispositions.

[86]      La Cour d’appel fédérale a tranché en grande partie le débat dans l’arrêt B010. Pour décider si une personne est interdite de territoire en vertu de l’article 37 pour s’être livrée au passage de clandestins, on tient compte des éléments énumérés à l’article 117 pour savoir si cette personne s’est effectivement livrée au passage de clandestins. Toutefois, comme nous l’avons déjà signalé, la norme de preuve dans le cas d’une conclusion d’interdiction de territoire est celle des motifs raisonnables de croire, ce qui est une norme de preuve beaucoup moins exigeante que celle qui s’applique en matière criminelle.

[87]      La Commission a examiné les quatre éléments et a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il était satisfait à chacun de ces éléments : la vaste majorité des passagers n’étaient pas munis de documents; la destination du navire était le Canada; le demandeur travaillait dans la salle des machines et, ce faisant, avait aidé les passagers à venir au Canada; enfin, le demandeur savait que les passagers n’étaient pas munis des documents requis.

[88]      La Commission a reconnu que rien ne permettait de penser que le demandeur était impliqué dans l’organisation des activités du MS Sun Sea, mais a estimé qu’en acceptant de continuer à travailler à la salle des machines après que l’équipage thaïlandais ne soit pas revenu, le demandeur avait aidé le navire à entrer au Canada.

[89]      Même si, dans l’ensemble, le témoignage du demandeur était peut‑être crédible, la Commission n’a pas ajouté foi à son témoignage quant à ce qu’il savait de la situation des autres passagers.

[90]      La Commission a conclu de façon raisonnable que l’expérience personnelle que le demandeur avait vécue en travaillant à bord de navires commerciaux faisait en sorte qu’il devait savoir qu’il fallait un passeport pour être admis légalement dans un pays. De plus, je suis d’accord avec la Commission pour dire qu’il aurait dû être évident pour le demandeur que le navire ne cherchait pas à entrer légalement au Canada.

[91]      Le demandeur savait que les autres passagers qui, comme lui, avaient versé des sommes d’argent considérables pour pouvoir voyager à bord de ce navire délabré, ce qui, de toute évidence, constituait une piètre solution de rechange à un transport commercial. Le demandeur savait qu’il fallait un passeport pour entrer légalement dans un pays; il avait remis son propre passeport à son agent et il affirmait qu’il ne pouvait descendre du navire en Thaïlande parce qu’il n’avait pas de passeport. Le demandeur ne peut, d’une part, prétendre qu’il craignait ce qui lui arriverait s’il débarquait en Thaïlande sans passeport et affirmer, d’autre part, qu’il ne savait pas qu’il fallait un passeport pour être admis au Canada.

[92]      La Commission a raisonnablement estimé qu’il était invraisemblable que le demandeur ne soit pas au courant que les autres passagers se trouvaient dans la même situation que lui, c’est‑à‑dire sans passeport.

[93]      Quant à l’argument du demandeur suivant lequel il n’est pas nécessaire d’être muni d’un passeport pour pouvoir demander l’asile, la Cour d’appel fédérale a traité de cette question au paragraphe 98 de l’arrêt B010, où elle a conclu que le paragraphe 20(1) oblige les étrangers qui cherchent à entrer au Canada à être munis d’un visa ou d’un autre document.

[94]      La Cour d’appel fédérale a fait observer ce qui suit, au paragraphe 99 :

Bien que, selon les principes du droit des réfugiés, les demandeurs d’asile puissent être dispensés des conséquences du fait qu’ils se présentent sans les documents requis, il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils ne sont pas obligés d’être munis de tels documents. Si l’on devait retenir la thèse de l’appelant sur ce point, personne ne pourrait jamais être déclaré interdit de territoire pour cause d’entrée illégale au Canada.

[95]      Contrairement à ce que prétend le demandeur, la Commission ne s’est pas posé la mauvaise question. La question était celle de savoir si le demandeur savait que les autres passagers n’étaient pas munis de titres de voyage leur permettant d’être admis légalement au Canada. La Commission a raisonnablement conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait la connaissance requise du fait que les autres passagers n’étaient pas munis de documents : qu’il ait posé ou non la question aux passagers, il savait ou aurait dû savoir.

[96]      La Commission avait par conséquent des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré au passage de clandestins, étant donné que tous les éléments requis étaient réunis selon la même norme de preuve, celle des motifs raisonnables de croire.

La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant que le demandeur n’avait pas agi sous la contrainte?

[97]      Le demandeur affirme que la contrainte et la nécessité sont des moyens de défense reconnus en droit criminel pour excuser une conduite et que ces moyens de défense s’appliquent dans le cas des déclarations d’interdiction de territoire dans le contexte de l’immigration. Aux dires du demandeur, la Commission a commis une erreur dans son évaluation de la question de savoir s’il avait agi sous la contrainte.

[98]      Le défendeur soutient que le demandeur ne peut invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte. Il cite à ce propos l’extrait suivant de l’arrêt Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 103 (Agraira), au paragraphe 64, qui renvoyait à l’article 34 de la Loi en ce qui concerne l’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité :

Suivant l’interprétation que j’en fais, la Cour suprême a conclu dans cet arrêt que la disposition d’exception de l’article 19 de la Loi sur l’immigration s’appliquerait pour protéger les personnes qui, de bonne foi, seraient devenues membres d’organisations ou les auraient appuyées tout en ignorant qu’il s’agissait d’organisations terroristes. Il peut exister d’autres situations dans lesquelles des personnes qui tomberaient par ailleurs sous le coup du paragraphe 34(1) de la LIPR pourraient justifier leur conduite de manière à se soustraire aux conséquences d’une interdiction de territoire. Ainsi, celles qui réussiraient à convaincre le ministre qu’elles avaient été contraintes de participer à une organisation terroriste pourraient bénéficier d’une dispense ministérielle. [Non souligné dans l’original.]

[99]      Le défendeur est d’avis que la contrainte est un facteur dont il faut tenir compte pour appliquer le paragraphe 37(2) et qu’on ne peut par conséquent tenir compte de ce facteur dans le cas du paragraphe 37(1).

[100]   Je ne suis pas d’accord pour dire que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale appuie la thèse du défendeur. La Cour d’appel fédérale donnait simplement un exemple de circonstances dont on pouvait tenir compte pour demander une dispense ministérielle. Elle ne statuait pas que la coercition ou la contrainte ne pouvait pas être soulevée comme moyen de défense devant le spectre d’une interdiction de territoire.

[101]   Je constate que la Cour suprême du Canada a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, bien que pour des motifs différents concernant le sens de l’expression « intérêt national » à l’article 34, ce qui n’est pas une question en litige en l’espèce. En ce qui concerne les circonstances qui peuvent être invoquées à l’appui d’une demande de dispense ministérielle présentée en vertu du paragraphe 34(2), la Cour suprême du Canada a fait observer, au paragraphe 87, que les facteurs applicables dépendaient des circonstances particulières de la demande soumise au ministre. La Cour a également déclaré que les lignes directrices fournissaient une vaste gamme de facteurs dont on pouvait valablement tenir compte pour statuer sur une demande de dispense ministérielle.

[102]   Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, dans le cas d’une dispense ministérielle fondée sur le paragraphe 37(2), le demandeur peut soulever le fait qu’il a agi sous la contrainte. Ce genre de demande permet de mentionner les circonstances entourant les agissements qui ont conduit à l’interdiction de territoire du demandeur. Toutefois, les circonstances mentionnées dans une demande de dispense ministérielle doivent être distinguées du « moyen de défense » de la contrainte. On pourrait tenir compte de nombreux facteurs, y compris ceux se rapportant à des agissements analogues semblables à la contrainte, mais les éléments précis du « moyen de défense » de contrainte ne seraient pas exigés dans le cas d’une demande de dispense ministérielle.

[103]   Par conséquent, contrairement à ce que le défendeur prétend, la capacité de soulever des facteurs pertinents, y compris ceux se rapportant à la contrainte, dans le cas d’une demande de dispense ministérielle n’empêche pas le demandeur d’invoquer la contrainte lorsqu’il s’agit de se prononcer sur son interdiction de territoire.

[104]   De plus, les moyens de défense fondés sur la contrainte et la nécessité ont été invoqués dans des affaires portant sur l’interdiction de territoire et notre Cour en a tenu compte dans de nombreuses affaires.

[105]   Dans la décision Thiyagarajah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 339, aux paragraphes 16 et 17, le juge Rennie a jugé raisonnable l’appréciation que la Commission avait faite du moyen de défense fondé sur la contrainte qu’invoquait le demandeur, qui avait été interdit de territoire pour des raisons de sécurité :

L’application d’un critère juridique (celui ici de la défense de contrainte) à un ensemble de faits constitue une question mixte de fait et de droit qui, à ce titre, appelle la norme de contrôle de la raisonnabilité (Poshteh, précité). Lorsqu’elle examine une décision en fonction de cette norme, la Cour doit s’attarder à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Cela étant, la Commission a évalué les pressions et la coercition ressenties par le demandeur par rapport au préjudice causé par son rôle actif au sein des TLET et son soutien constant à leurs objectifs. Il serait raisonnable qu’une telle évaluation donne lieu à diverses interprétations. S’il est possible de tirer de la preuve une conclusion différente, toutefois, cela ne rend pas déraisonnable l’interprétation des faits donnée par la Commission. Aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise à cet égard.

[106]   Dans la décision Ghaffari c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 674 (Ghaffari), le juge Phelan a fait droit à une demande de contrôle judiciaire d’une déclaration d’interdiction de territoire prononcée en vertu de l’article 34 pour des motifs de sécurité. L’agent avait rejeté l’argument du demandeur suivant lequel les actes qu’il avait accomplis au sein des services de sécurité iraniens l’avaient été sous la contrainte. Le juge Phelan a appliqué l’arrêt récent R. c. Ryan, 2013 CSC 3, [2013] 1 R.C.S. 14 (Ryan), dans lequel la Cour suprême du Canada a clarifié le moyen de défense de la contrainte prévu par la loi et par la common law. Tout en signalant que l’arrêt de la Cour suprême du Canada avait été prononcé après la décision de l’agent, le juge Phelan a estimé que l’agent avait commis une erreur en rejetant le moyen de défense fondé sur la contrainte.

[107]   Il existe de nombreuses autres affaires dans lesquelles notre Cour s’est demandé si l’évaluation que la Commission avait faite de la contrainte était raisonnable. La Cour n’a jamais déclaré que ce moyen de défense ne pouvait être invoqué lors d’une enquête. La question était, comme en l’espèce, celle de savoir si l’évaluation que la Commission avait faite de la contrainte et la conclusion qu’elle avait tirée étaient raisonnables.

[108]   Le demandeur soutient que l’on doit tenir compte des facteurs énumérés dans l’arrêt Ryan pour décider s’il a agi sous la contrainte. Il affirme que l’organisateur de l’opération de passage de clandestins et les passagers et l’équipage à bord du navire l’avaient soumis à la menace implicite que, s’il ne prêtait pas son concours en travaillant à la salle des machines, son fils et lui subiraient un préjudice. Le demandeur croyait raisonnablement que cette menace serait exécutée. Le demandeur fait valoir que la Commission a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas exposé à une menace directe de danger imminent, et il lui reproche de ne pas avoir tenu compte des autres éléments du critère de la contrainte.

[109]   De son point de vue, compte tenu des tortures dont il avait déjà été victime au Sri Lanka, le demandeur estimait qu’il n’avait d’autre choix que d’accepter d’offrir son aide à la salle des machines et de demeurer à bord du navire après le départ de l’équipage thaïlandais.

[110]   Le demandeur affirme également que, bien qu’il ait pu aider les passagers à entrer illégalement au Canada et qu’il a donc joué un rôle mineur dans le cadre d’une opération de passage de clandestins, il n’en était pas un organisateur et n’en a tiré aucun avantage.

[111]   Le défendeur affirme que, si le demandeur peut invoquer le moyen de défense fondé sur la contrainte, il n’a pas satisfait aux conditions de ce critère : aucune menace explicite ou implicite de mort ou de sévices corporels n’a été proférée à l’endroit du demandeur pour le forcer à travailler à la salle des machines, et la crainte que le demandeur avait que lui ou son fils subisse un préjudice relevait de la conjecture et n’était pas objectivement raisonnable. Le demandeur affirme que la conclusion de la Commission suivant laquelle il n’y a pas eu contrainte appartient aux issues possibles acceptables et est justifiée au regard des faits et du droit.

L’évaluation que la Commission a faite de la contrainte n’était pas raisonnable

[112]   Tout comme dans l’affaire Ghaffari, la décision rendue par la Commission est antérieure à l’arrêt Ryan. Toutefois, les règles de droit relatives à la contrainte avaient continué à évoluer après la jurisprudence de 1984 citée par la Commission et avaient de nouveau été actualisées dans l’arrêt Ryan.

[113]   La Commission a mentionné les trois éléments du moyen de défense fondé sur la contrainte ou la nécessité définis dans l’arrêt Perka : 1) existence d’une menace de danger ou de péril immédiat; 2) absence de solutions légales autre que celle qui a été adoptée; 3) proportionnalité entre le mal infligé et le mal évité.

[114]   La Commission a conclu que rien ne permettait de conclure à l’existence d’un danger immédiat, étant donné que le demandeur n’avait jamais réellement tenté de quitter le navire et que rien ne permettait de conclure qu’il avait fait l’objet de menaces de la part d’autres personnes à bord du navire. La Commission a fait observer que le demander aurait pu quitter le navire en Thaïlande alors qu’il est resté près des côtes, malgré le fait qu’il n’avait pas de passeport, et qu’en conséquence [traduction] « il ne travaillait pas à la salle des machines du MS Sun Sea par contrainte ou nécessité ». La Commission a conclu que le demandeur ne faisait qu’émettre des hypothèses sur ce qui aurait pu lui arriver s’il avait quitté le navire.

[115]   La jurisprudence porte surtout sur la contrainte dans le contexte du droit criminel. Les règles de la common law relatives à la contrainte s’appliquent aux participants à l’infraction. Or, le demandeur n’est accusé d’aucune infraction criminelle. Sa conduite — le fait d’avoir aidé des personnes à entrer au Canada — est le motif invoqué pour le déclarer interdit de territoire au Canada. Là encore, le fait d’invoquer une jurisprudence axée sur le moyen de défense légal de la contrainte prévue par le Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] qui s’applique à l’auteur de l’acte ou sur le moyen de défense prévu par la common law qui s’applique aux participants à l’infraction criminelle (p. ex. ceux qui aident et encouragent) ne cadre pas parfaitement avec le cas qui nous occupe, mais on peut adapter et appliquer ces principes au rôle que le demandeur a joué en l’espèce dans le passage de clandestins pour justifier son interdiction de territoire.

[116]   Dans l’arrêt Perka, la Cour suprême du Canada a défini le moyen de défense de common law fondé sur la nécessité (et la contrainte) qui peut être invoqué pour excuser une conduite criminelle. La Cour a jugé que le moyen de défense fondé sur la nécessité ne s’appliquait que dans les situations de danger imminent où l’acte avait été accompli pour éviter un danger ou un péril direct et imminent. Il ne doit pas être raisonnablement possible de recourir à un autre moyen, et le préjudice infligé doit être moindre que celui auquel l’accusé cherche à se soustraire.

[117]   Dans l’arrêt R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973 (Hibbert), aux paragraphes 60 et 61, la Cour suprême a fait observer que les moyens de défense fondés sur la nécessité et la contrainte sont à ce point semblables que les mêmes principes devraient s’appliquer aux deux. La Cour a souligné que le critère n’était pas fondé sur une appréciation purement objective de ce qui est raisonnable :

Les moyens de défense fondés sur la légitime défense, la contrainte et la nécessité sont essentiellement similaires, à tel point que, par souci de cohérence, il faut, pour chacun de ces moyens de défense, évaluer de la même manière l’exigence du « caractère raisonnable ». Par conséquent, je suis d’avis que, bien qu’il y ait lieu d’apprécier objectivement la question de savoir si un « moyen de s’en sortir sans danger » s’offrait à l’accusé qui invoque la contrainte, la norme objective qu’il convient d’employer doit tenir compte de la situation particulière et des faiblesses de l’accusé.

[118]   Et au paragraphe 61 :

Par contre, les moyens de défense fondés sur une excuse, comme la contrainte, reposent précisément sur le point de vue selon lequel la conduite de l’accusé est involontaire au sens normatif — c.‑à‑d. qu’aucune autre solution ne s’offrait vraiment à lui. À mon avis, lorsqu’il s’agit de déterminer si le choix de l’accusé était ainsi limité, sa perception de la situation dans laquelle il se trouvait peut être un facteur très pertinent pour décider si sa conduite était raisonnable dans les circonstances et, en conséquence, si elle est légitimement excusable. [Non souligné dans l’original.]

[119]   Dans l’arrêt R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687 (Ruzic), la Cour suprême a examiné la question de savoir si le moyen légal de défense de la contrainte prévu par le Code criminel portait atteinte à la Charte. Dans son analyse, la Cour a examiné les conditions d’application de ce moyen de défense en faisant notamment observer qu’il n’était pas nécessaire que la menace de danger soit immédiate, mais qu’il devait exister un lien temporel étroit. La Cour a également confirmé que la menace pouvait viser un tiers. La Cour a estimé qu’une norme objective modifiée s’appliquait tant à l’appréciation de la menace qu’à l’existence d’un moyen de s’en sortir sans danger. Voici ce que la Cour déclare aux paragraphes 61 et 62 :

Cette excuse particulière se concentre sur la recherche d’un moyen de s’en sortir sans danger (voir Hibbert, précité, par. 55 et 62), mais elle rejette l’application d’une norme purement subjective dans l’appréciation des menaces. Les tribunaux doivent appliquer une norme à la fois objective et subjective pour apprécier la gravité des menaces et déterminer si l’accusé avait un moyen de s’en sortir. Suivant cette norme, la situation doit être examinée du point de vue d’une personne raisonnable, mais qui se trouve dans une situation similaire. Les tribunaux prendront en considération la situation particulière dans laquelle se trouvait le prévenu et la capacité de celui‑ci de discerner une solution raisonnable autre que celle de commettre un crime, compte tenu de ses antécédents et de ses caractéristiques essentielles. Le processus comporte une appréciation pragmatique de la situation de l’accusé, tempérée par la nécessité d’éviter d’écarter la responsabilité criminelle sur la foi d’une excuse purement subjective et invérifiable. Une méthode similaire doit aussi être adoptée pour appliquer le moyen de défense fondé sur la nécessité (voir Latimer, précité, par. 26 et suiv.).

Comme notre Cour l’a réitéré dans l’arrêt Hibbert, les règles de common law sur la contrainte reconnaissent qu’un accusé soumis à une contrainte ne possède pas seulement des droits, mais encourt également des obligations envers autrui et la société. L’accusé assume, envers les autres êtres humains, l’obligation fondamentale d’adapter sa conduite en fonction de la gravité et de la nature des menaces proférées. Le droit applicable comporte une exigence de proportionnalité entre les menaces proférées et l’acte criminel à accomplir, évaluée en fonction de la norme à la fois objective et subjective de la personne raisonnable qui se trouve dans une situation similaire. On doit s’attendre à ce que l’accusé démontre un certain courage et oppose une résistance normale aux menaces proférées. Les menaces doivent viser l’intégrité de la personne. De plus, elles doivent priver l’accusé de tout moyen de s’en sortir sans danger, selon la norme de la personne raisonnable placée dans une situation similaire. [Non souligné dans l’original.]

[120]   Dans l’arrêt Ryan, la Cour suprême du Canada a examiné les différences entre les concepts d’autodéfense, de nécessité et de contrainte et a proposé certaines balises au sujet des éléments constitutifs du moyen de défense moderne fondé sur la contrainte, qui est invoqué pour excuser des actes répréhensibles. La Cour a résumé comme suit les éléments constitutifs de la contrainte au paragraphe 81 :

La version législative ainsi que la version de common law du moyen de défense fondé sur la contrainte sont en grande partie identiques. Elles partagent en effet les éléments constitutifs suivants :

•      il doit y avoir eu des menaces explicites ou implicites de causer la mort ou des lésions corporelles, dans l’immédiat ou dans le futur. Ces menaces peuvent viser l’accusé ou un tiers;

•      l’accusé doit croire, pour des motifs raisonnables, que ces menaces seront mises à exécution;

•      il n’existe aucun moyen de s’en sortir sans danger. Cet élément est évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

•      il doit exister un lien temporel étroit entre les menaces proférées et le préjudice qu’on menace de causer;

•      il doit y avoir proportionnalité entre le préjudice dont l’accusé est menacé et celui qu’il inflige. Le préjudice causé par l’accusé ne doit pas être plus grave que celui dont il a été menacé. Cet élément est aussi évalué en fonction d’une norme objective modifiée;

•      l’accusé n’a participé à aucun complot ni à aucune association le soumettant à la contrainte, et savait vraiment que les menaces et la contrainte l’incitant à commettre une infraction criminelle constituaient une conséquence possible de cette activité, de ce complot ou de cette association criminels.

[121]   Même si elle n’avait pas eu l’avantage de prendre connaissance de l’arrêt Ryan lorsqu’elle a évalué le moyen de défense fondé sur la contrainte qu’invoquait le demandeur, la Commission a, à mon avis, commis une erreur en adhérant strictement aux principes articulés dans l’arrêt Perka, qui avaient été précisés dans les décisions Hibbert, Ruzic et d’autres décisions plus récentes. La Commission s’en est tenue au premier élément de l’arrêt Perka et s’est interrogée sur l’existence d’une menace directe de danger imminent d’un point de vue purement objectif. La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de menace et elle n’a pas examiné les autres éléments du critère.

[122]   Comme la Cour l’a fait observer dans l’arrêt Ruzic, les éléments constitutifs du critère doivent être abordés du point de vue de la personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur.

[123]   Le demandeur croyait que les menaces implicites proférées contre lui et/ou son fils seraient exécutées. La Commission n’a pas tenu compte de la situation du demandeur pour déterminer si la conviction qu’avait le demandeur quant à ces menaces était raisonnable. Le demandeur cherchait de toute évidence désespérément à s’enfuir du Sri Lanka. Il voyageait avec son jeune fils. Le seul moment où il était possible pour lui de quitter le navire était lorsque ce dernier se trouvait au large des côtes de la Thaïlande. Le demandeur a expliqué qu’il craignait le sort qui lui serait réservé s’il se retrouvait sans passeport en Thaïlande et il a expliqué que son agent lui avait dit que, s’il se faisait prendre en Thaïlande, il mettrait tous les passagers du MS Sun Sea en danger. Bien que la Commission ait estimé qu’une partie du témoignage du demandeur manquait de crédibilité, elle n’a pas tenu compte de l’état d’esprit du demandeur pour déterminer ce qui était raisonnable. Les choix qui s’offraient au demandeur étaient très limités. Après que le navire eut pris la mer, le demandeur n’avait aucun moyen de se sortir de la situation dans laquelle il se trouvait. Bien que le demandeur ait bien précisé qu’aucune menace de préjudice ne lui avait été proférée alors que le navire était en mer, aucune n’était nécessaire, étant donné qu’il n’avait d’autre choix que de continuer à travailler à la salle des machines. Le mal que le demandeur a évité était peut‑être plus grave que le mal qu’il a infligé en facilitant l’opération de passage de clandestins d’un groupe de passagers qui voulaient fuir le Sri Lanka et qui avaient versé des sommes considérables pour ce faire et qui arriveraient au Canada, indépendamment du travail que le demandeur faisait à la salle des machines. On devrait tenir compte du critère de proportionnalité.

Conclusion

Abus de procédure

[124]   Pour les motifs qui ont été exposés, la demande de contrôle judiciaire de la décision concluant à l’absence d’abus de procédure est rejetée. La Commission a tenu compte de toutes les allégations d’actes répréhensibles tant individuellement que collectivement. La Commission n’a pas commis d’erreur en articulant le critère de l’abus de procédure. La Commission a appliqué les principaux éléments du critère dégagés dans la jurisprudence et les a adaptés aux circonstances de l’espèce. La Commission a critiqué les techniques d’entrevue, mais a conclu de façon raisonnable qu’elles ne justifiaient pas une suspension de l’instance. Il ne s’agissait tout simplement pas d’un cas suffisamment clair pour justifier une suspension.

Interdiction de territoire

[125]   Pour les motifs qui ont déjà été exposés, la demande de contrôle judiciaire de la conclusion tirée par la Commission au sujet de l’interdiction de territoire est accueillie.

[126]   Bien que la Commission ait estimé de façon raisonnable que les éléments du passage de clandestins, y compris l’élément de la connaissance, avaient été établis selon la norme de preuve des motifs raisonnables de croire, la Commission a commis une erreur dans son appréciation du moyen de défense fondé sur la contrainte.

[127]   Le moyen de défense fondé sur la contrainte peut être invoqué relativement à une déclaration d’interdiction de territoire lorsque les circonstances s’y prêtent. La Commission a commis une erreur en évaluant la conduite du demandeur d’un point de vue purement objectif et elle a appliqué de façon rigide les principes relatifs au moyen de défense fondé sur la contrainte énoncés dans l’arrêt Perka. La Commission aurait dû examiner le critère de la contrainte précisé dans la jurisprudence ultérieure et notamment dans l’arrêt Ryan, suivant lequel il faut examiner les éléments du critère du point de vue de la personne raisonnable se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur.

Questions à certifier

[128]   Le demandeur propose les questions suivantes à certifier :

Le fait que le demandeur était contraignable lorsque l’ASFC l’a interrogé limite‑t‑il la nature des questions qui pouvaient lui être posées au cours de l’entrevue?

L’art. 117 est‑il incompatible avec l’article 7 pour cause de portée excessive? Dans l’affirmative, peut‑on légitimement citer une disposition qui n’est plus en vigueur pour conclure à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b)?

[129]   Le défendeur affirme que ces questions ne satisfont pas aux critères applicables en matière de certification, étant donné qu’elles ne sont pas « déterminantes quant à l’issue de l’appel » et qu’elles n’ont pas de « conséquences importantes » et qu’elles ne sont pas « de portée générale » (Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL)).

[130]   En ce qui concerne la première question, le défendeur affirme que la Commission a tenu compte des techniques d’entrevue utilisées par les agents de l’ASFC et qu’elle a conclu que ces techniques n’étaient pas irrégulières au point de justifier la suspension de l’instance. La question à laquelle notre Cour doit répondre est celle de savoir si cette conclusion était raisonnable. Le défendeur affirme également que le fait que le demandeur ait été obligé de répondre aux questions qui lui étaient posées ne change rien à la nature des questions que l’ASFC peut poser. Si des restrictions aussi importantes s’appliquaient, les ressortissants étrangers auraient plus de droits au cours des entrevues que les personnes interrogées par la police dans un contexte criminel.

[131]   À mon avis, la Commission était consciente du fait que le demandeur avait l’obligation de répondre aux questions; malgré cela, elle a conclu de façon raisonnable que les techniques d’entrevue n’étaient pas abusives. La question dont on propose la certification ne serait pas déterminante quant à l’issue du présent contrôle judiciaire.

[132]   Le défendeur affirme que la seconde question ne devrait pas être certifiée parce qu’il ne s’agit pas d’une question de portée générale. La décision Appulonappa de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique n’est d’aucun secours pour le demandeur. La réponse à la question de savoir si l’article 117 a une portée excessive et s’il peut englober les travailleurs humanitaires n’a aucune incidence sur la question de savoir si la Commission peut se fonder sur l’article 117 pour interpréter l’expression « passage de clandestins » à l’alinéa 37(1)b). Le défendeur signale également que la Cour d’appel fédérale n’a pas mentionné la décision Appulonapa dans l’arrêt B010, ce qui permet de penser qu’elle était d’avis que cette décision n’avait aucune incidence sur les questions dont elle était saisie.

[133]   Comme je l’ai déjà signalé, j’estime que la Cour d’appel fédérale s’est effectivement penchée sur la question de la portée excessive et qu’elle a conclu que les personnes déclarées interdites de territoire disposaient de protections et que le risque auquel elles seraient exposées serait évalué au moment de leur renvoi. Par conséquent, la Cour d’appel fédérale a effectivement examiné les préoccupations exprimées au sujet de la portée excessive et, notamment, les allégations du demandeur suivant lesquelles l’article 117 pourrait englober les travailleurs humanitaires et les autres membres de la famille qui aident les réfugiés, ce qui ne s’applique pas dans le cas qui nous occupe.

[134]   Le défendeur fait valoir que, si la décision de notre Cour en ce qui concerne le refus de la Commission de suspendre l’instance (c.‑à‑d. la déclaration d’interdiction de territoire) pour cause d’abus de procédure dépend de la norme de contrôle applicable à cette décision, la question suivante devrait être certifiée pour clarifier la norme de contrôle applicable à l’application que la Commission a faite de la théorie de l’abus de procédure :

Quelle est la norme de contrôle applicable dans le cas d’une décision dans laquelle la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a appliqué la théorie de l’abus de procédure aux faits de l’espèce?

[135]   Je suis arrivée à la conclusion que la Commission a appliqué le bon critère, compte tenu des circonstances, et que c’est de façon raisonnable qu’elle a conclu qu’il n’y avait pas eu abus de procédure. Par conséquent, cette question ne trancherait pas le débat.

JUGEMENT

LA COUR :

1.    REJETTE la demande de contrôle judiciaire de la décision du 30 novembre 2011 par laquelle il a été jugé qu’aucun abus de procédure n’avait été commis;

2.    ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire de la décision du 5 juillet 2012 déclarant le demandeur interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 37(1)b) de la Loi;

3.         DÉCLARE qu’il n’y a aucune question à certifier.

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