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IMM-1934-14

2014 CF 390

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (demandeur)

c.

Ahmed Abdi Ismail (défendeur)

Répertorié : Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Ismail

Cour fédérale, juge Mactavish—Winnipeg, 16 avril; Ottawa, 25 avril 2014.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Détention et mise en liberté — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a ordonné la remise en liberté du défendeur et a rejeté les arguments du demandeur en faveur du maintien de la détention en vertu de l’art. 58(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le défendeur est entré illégalement au Canada; il a été ensuite arrêté puis renvoyé au point d’entrée initial — Le défendeur a par la suite été détenu, en vertu de l’art. 55(2)a) de la Loi, du fait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada; il était considéré comme pouvant vraisemblablement se soustraire à l’enquête — Le défendeur était une personne d’intérêt pour les autorités américaines; il pouvait être interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, en application de l’art. 34 de la Loi — Lors de la comparution dans le délai de 48 heures du défendeur à la Section de l’immigration, la Commission a relevé, notamment, qu’étant donné que le défendeur a initialement été détenu sur le territoire, et non pas à un point d’entrée, il n’était pas loisible au demandeur de solliciter le maintien en détention du défendeur aux termes de l’art. 58(1)c) de la Loi; la personne doit être remise en liberté, à moins qu’il ne soit établi qu’un motif de détention « continue d’exister » — Il s’agissait de savoir si une personne qui a été initialement détenue en vertu de l’art. 55(2)a) de la Loi peut voir sa détention maintenue ultérieurement, en vertu de l’art. 58(1)c) de la Loi, parce que le demandeur prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité — Le libellé de l’art. 58(1) de la Loi est clair : le législateur a exigé de la Section de l’immigration qu’elle prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, à moins qu’elle ne soit convaincue que la personne en question appartient à l’une des quatre catégories énumérées aux art. 58(1)a) à d) de la Loi — Il n’y a rien à l’art. 58(1) de la Loi qui lie la capacité de la Section de l’immigration à maintenir une personne en détention en vertu de cet article au motif initial de détention prévu à l’art. 55 de la Loi — L’art. 58(1) de la Loi prévoit que la Section de l’immigration doit décider si le maintien en détention de la personne est justifié; cet article exige que la Section de l’immigration prenne en compte les critères réglementaires énoncés à l’art. 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés — L’un des critères réglementaires est le motif de la détention — En l’espèce, la Section de l’immigration a centré son analyse presque exclusivement sur les motifs pour lesquels le défendeur avait été initialement détenu — Bien que la Section de l’immigration doive prendre en compte le motif initial de la détention lorsqu’elle décide si une personne devrait être mise en liberté, rien dans l’art. 248 du Règlement n’indique que la détention peut seulement être maintenue pour le même motif qui a initialement entraîné la détention de la personne — Finalement, la question de savoir si l’art. 58(1) de la Loi est uniquement accessible comme motif pour le maintien de la détention qui fait suite à une détention en vertu de l’art. 55(3) de la Loi a été certifiée — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a ordonné la remise en liberté du défendeur et a rejeté les arguments du demandeur en faveur du maintien de la détention en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette disposition permet la détention d’une personne parce que le demandeur prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité. Le défendeur est entré illégalement au Canada et a été finalement arrêté, puis il a été renvoyé au point d’entrée initial. Il a par la suite été détenu, en vertu de l’alinéa 55(2)a) de la Loi, du fait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada et qu’il se soustrairait vraisemblablement à l’enquête, étant donné sa tentative d’échapper au contrôle à un point d’entrée. Pendant le contrôle du défendeur, on a découvert qu’il était une personne d’intérêt pour les autorités américaines et qu’il pouvait être interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, en application de l’article 34 de la Loi.

Lors du contrôle des motifs de la détention de 48 heures devant la Section de l’immigration, la Commission a relevé qu’étant donné que le défendeur avait initialement été détenu sur le territoire, et non pas à un point d’entrée, le commissaire a décidé qu’il n’était pas loisible au demandeur de solliciter le maintien en détention du défendeur aux termes de l’alinéa 58(1)c) de la Loi; qu’elle avait une compétence initiale limitée pour la détention de l’étranger ou du résident permanent, et qu’elle pouvait le détenir uniquement en vertu du paragraphe 58(2), au motif que cette personne constituait un danger pour la sécurité publique ou qu’elle se soustrairait vraisemblablement au contrôle, à l’enquête, ou à la mesure de renvoi du Canada; et a décidé qu’elle devait remettre la personne en liberté, à moins qu’il n’ait été établi qu’un motif de détention « continue d’exister ». La Commission a fait observer que le paragraphe 55(3) de la Loi confère un pouvoir extraordinaire aux agents, leur permettant de détenir l’étranger ou le résident permanent sur la base d’une simple norme de motifs de soupçonner et que ce pouvoir a été limité aux points d’entrée. Compte tenu de cela, la Commission a conclu que le maintien en détention aux termes de l’alinéa 58(1)c) de la Loi pouvait seulement être autorisé dans les cas où l’arrestation initiale avait été faite au point d’entrée.

La question principale à trancher était de savoir si une personne qui a été initialement détenue en vertu de l’alinéa 55(2)a) de la Loi peut voir sa détention maintenue ultérieurement, en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi, parce que le demandeur prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Il s’agissait de déterminer si l’interprétation faite par la Section de l’immigration des dispositions relatives à la détention et à la mise en liberté de la section 6 de la partie 1 de la Loi était raisonnable. Le libellé du paragraphe 58(1) de la Loi est clair. Le législateur a exigé de la Section de l’immigration qu’elle prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger (autre que « l’étranger désigné »), à moins qu’elle ne soit convaincue que la personne en question appartient à l’une des quatre catégories énumérées aux alinéas 58(1)a) à 58(1)d) de la Loi. Il n’y a rien au paragraphe 58(1) de la Loi qui lie la capacité de la Section de l’immigration à maintenir une personne en détention en vertu de ce paragraphe au motif initial de détention prévu à l’article 55 de la Loi. Cette absence de lien entre les deux dispositions est cohérente avec l’esprit de la Loi et les rôles respectifs des « agents » qui agissent en application de l’article 55 de la Loi, et la Section de l’immigration lorsqu’elle applique l’article 58 de la Loi. L’article 55 de la Loi confère aux agents le pouvoir d’arrêter et de détenir certaines personnes, avec ou sans mandat, dans des circonstances précises. La norme à laquelle il faut satisfaire pour justifier l’arrestation et la détention peut varier en fonction des motifs invoqués. Le paragraphe 58(1) de la Loi prévoit que la Section de l’immigration doit décider si le maintien en détention de la personne est justifié et elle exige qu’elle le fasse « compte tenu des critères réglementaires », ou dans la version anglaise « taking into account prescribed factors ». L’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés énonce les critères réglementaires que la Section de l’immigration doit prendre en compte lorsqu’elle rend une décision relative au contrôle des motifs de la détention. L’un de ces critères est le motif de la détention. Lorsqu’elle décide si une personne doit être mise en liberté ou non, la Section de l’immigration doit donc prendre en compte le motif initial de la détention. Toutefois, l’article 58 de la Loi ne confère pas à la Section de l’immigration la compétence de contrôler la détention initiale de la personne afin de s’assurer si la détention a ou n’a pas été effectuée conformément aux dispositions de l’article 55 de la Loi. Il incombe plutôt à la Section de l’immigration de décider si le demandeur a justifié le maintien en détention de la personne. La nature prospective de cette analyse est confirmée par la référence à l’article 57 de la Loi qui dispose que, dans des intervalles déterminés, la Section de l’immigration contrôle les motifs justifiant « le maintien en détention » de la personne en question.

Toutefois, au lieu d’examiner si les motifs du maintien en détention du défendeur existaient toujours, en l’espèce, la Section de l’immigration a centré son analyse presque exclusivement sur les motifs pour lesquels le défendeur avait été initialement détenu. Bien que la Section de l’immigration doive prendre en compte le motif initial de la détention lorsqu’elle décide si une personne devrait être mise en liberté, rien dans l’article 248 du Règlement n’indique que la détention peut seulement être maintenue pour le même motif qui a initialement entraîné la détention de la personne. Il est donc manifeste au vu de la Loi qu’une personne peut initialement être détenue par un agent pour un motif, en raison d’une norme, mais cette personne peut plus tard ne pas être mise en liberté par la Section de l’immigration sur le fondement d’un autre motif et d’une norme différente.

Le fait d’interpréter l’alinéa 58(1)c) de la Loi comme si on autorisait la détention d’une personne dans le but de permettre au demandeur de prendre les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité, alors que ce soupçon naît seulement après que la personne est entrée au Canada, concorde avec la priorité que la Loi accorde à la sécurité. Ce qui n’est pas le cas de l’interprétation de cette disposition mise de l’avant par le défendeur et la Section de l’immigration.

Finalement, la question de savoir si le paragraphe 58(1) de la Loi est uniquement accessible comme motif pour le maintien de la détention qui fait suite à une détention en vertu du paragraphe 55(3) de la Loi a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 34, 54, 55–58.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 248.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Es-Sayyid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1415; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554.

décisions citées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2003 CF 1225, [2004] 3 R.C.F. 523, conf. par 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B046, 2011 CF 877, [2013] 2 R.C.F. 3.

DOCTRINE CITÉE

Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Directives no 2 : La détention, 5 juin 2013, en ligne : <http://www.irb‑cisr.gc.ca/Fra/BoaCom/references/pol/GuiDir/Documents/GuideDir02_f.pdf>.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui a ordonné la remise en liberté du défendeur et a rejeté les arguments du demandeur en faveur du maintien de la détention en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Alexander Menticoglou et Brendan Friesen pour le demandeur.

Anthony Navaneelan et David Matas pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Mamann, Sandaluk & Kingwell, LLP, Toronto, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        La juge Mactavish : Ce qui est en cause dans la présente demande de contrôle judiciaire, c’est le lien existant entre les motifs justifiant l’arrestation et la détention d’une personne, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] (la Loi ou la LIPR) et les motifs permettant le maintien en détention de cette personne par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission].

[2]        La question en litige précise consiste à savoir si une personne qui a initialement été détenue du fait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle était interdite de territoire et qu’elle se soustrairait vraisemblablement à l’enquête pouvait par la suite, voir sa détention maintenue parce que le ministre prenait les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que cette personne était interdite de territoire pour raison de sécurité.

[3]        La Section de l’immigration a conclu que la détention pouvait seulement être maintenue parce que le ministre prenait les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne était interdite de territoire pour raison de sécurité, dans les cas où la détention initiale avait été faite en raison du même motif.

[4]        Pour les motifs exposés ci-dessous, j’ai conclu que, malgré la déférence due à la Section de l’immigration quant à son interprétation de sa loi constitutive, une telle interprétation de la Loi était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire du ministre sera accueillie.

I.          Le contexte

[5]        Le 20 mars 2014, Ahmed Abdi Ismail et un autre homme sont entrés illégalement au Canada, après avoir traversé la frontière à pied près d’Emerson, au Manitoba. Les deux hommes ont été arrêtés par la Gendarmerie royale du Canada à environ 15 km au nord de la frontière. De là, ils ont été renvoyés au point d’entrée d’Emerson.

[6]        M. Ismail a par la suite été détenu, en vertu de l’alinéa 55(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, du fait qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada et qu’il se soustrairait vraisemblablement à l’enquête, étant donné sa tentative d’échapper au contrôle à un point d’entrée.

[7]        Pendant le contrôle de M. Ismail, on a découvert qu’il était une personne d’intérêt pour le Federal Bureau of Investigation des États-Unis (le FBI), et qu’il pouvait être interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité, en application de l’article 34 de la LIPR.

[8]        Les agents du FBI sont alors venus interroger M. Ismail au Canada. Le 23 mars 2014, après l’avoir interrogé, les agents du FBI ont avisé l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) qu’ils devaient faire d’autres enquêtes et qu’ils fourniraient à l’ASFC des renseignements supplémentaires concernant M. Ismail dans un délai d’une semaine.

[9]        Le 25 mars 2014, dans le délai de 48 heures, M. Ismail a comparu à la Section de l’immigration pour le contrôle des motifs de sa détention. Lors de cette comparution, le ministre a sollicité le maintien en détention de M. Ismail, au titre de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR. Cette disposition permet la détention d’une personne parce que le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité.

[10]      Lors de ce contrôle des motifs de la détention, la Section de l’immigration a rejeté les arguments du ministre en faveur du maintien de la détention et a ordonné que M. Ismail soit remis en liberté, sous conditions. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

II.         La décision de mise en liberté du 25 mars 2014

[11]      Comme je l’ai relevé ci-dessus, lors du contrôle des motifs de la détention du 25 mars 2014, le ministre a sollicité le maintien en détention de M. Ismail au titre de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR, afin de permettre qu’il demeure en détention, parce que le ministre « prend les mesures voulues » pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner qu’il est interdit de territoire pour raison de sécurité.

[12]      La Commission a relevé que l’alinéa 55(3)b) de la LIPR énonce que « l’agent peut détenir le résident permanent ou l’étranger, à son entrée au Canada […] [s’]il a des motifs raisonnables de soupçonner que celui-ci est interdit de territoire pour raison de sécurité » (non souligné dans l’original). Étant donné que M. Ismail a initialement été détenu sur le territoire, et non pas à un point d’entrée, le commissaire a décidé qu’il n’était pas loisible au ministre de solliciter le maintien en détention de M. Ismail aux termes de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR.

[13]      La Commission a relevé qu’elle avait une compétence initiale limitée pour la détention de l’étranger ou du résident permanent, et qu’elle pouvait le détenir uniquement en vertu du paragraphe 58(2), au motif que cette personne constituait un danger pour la sécurité publique ou qu’elle se soustrairait vraisemblablement au contrôle, à l’enquête, ou à la mesure de renvoi du Canada.

[14]      À défaut, la Commission a décidé qu’elle doit remettre la personne en liberté, à moins qu’il ne soit établi qu’un motif de détention [traduction] « continue d’exister ». En d’autres termes, l’alinéa 58(1)c) de la Loi [traduction] « ne permet pas à lui seul » de justifier le maintien en détention d’une personne par la Section de l’immigration, si le motif de détention n’existait pas en premier lieu.

[15]      Lorsqu’elle est arrivée à cette conclusion, la Commission a décidé que l’alinéa 58(1)c) de la Loi ne pouvait pas être pris isolément, mais qu’il devait être examiné dans le contexte de l’ensemble du régime de l’arrestation et de la détention dans la LIPR, en particulier le régime décrit aux articles 55 à 58 de la Loi.

[16]      La Commission a fait observer que le paragraphe 55(3) de la Loi confère un [traduction] « pouvoir extraordinaire » aux agents, leur permettant de détenir l’étranger ou le résident permanent sur la base d’une simple norme de « motifs raisonnables de soupçonner ». Selon la Commission, il est logique que ce pouvoir soit limité aux points d’entrée, étant donné qu’il est généralement admis que toute personne, y compris un Canadien, est assujettie à un examen plus approfondi et a moins de droits aux points d’entrée qu’elle n’en aurait sur le territoire.

[17]      Compte tenu de cela, la Commission a conclu que le maintien en détention aux termes de l’alinéa 58(1)c) de la LIPR pouvait seulement être autorisé par la Section de l’immigration dans les cas où l’arrestation initiale avait été faite au point d’entrée.

[18]      À l’appui de sa conclusion selon laquelle le maintien de la détention de M. Ismail ne pouvait pas être ordonné en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi, la Commission a aussi tenu compte des Directives du président sur la détention de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Directives no 2 : La détention] (les Directives). Selon les Directives [à la page 10], « [c]ompte tenu du libellé du paragraphe 58(2) de la LIPR, la Section de l’immigration ne peut pas ordonner la détention pour ce motif ».

[19]      L’agent d’audience n’a sollicité le maintien en détention de M. Ismail pour aucun autre motif, tel par exemple que le risque de fuite. Par conséquent, le commissaire a ordonné que M. Ismail soit remis en liberté, à condition qu’il se soumette [traduction] « aux conditions habituelles, imposées aux réfugiés, de se présenter aux autorités ».

III.        Les événements survenus après la décision de la Commission

[20]      Après que la Section de l’immigration eut rendu sa décision du 25 mars 2014 ordonnant la mise en liberté de M. Ismail, le ministre a présenté une requête urgente pour qu’il soit sursis à cette mise en liberté dans l’attente de l’issue de la demande de contrôle judiciaire visant cette décision. Le 27 mars 2014, le juge Barnes a accordé le sursis de l’ordonnance rendue par la Section de l’immigration. Le 31 mars 2014, le juge Barnes a accordé l’autorisation de contrôler judiciairement la décision de la Section de l’immigration et a ordonné l’instruction accélérée de la demande.

[21]      Un deuxième contrôle des motifs de la détention a eu lieu le 1er avril 2014, au cours de celui-ci, le maintien de la détention de M. Ismail a été ordonné [traduction] « pour un acte de procédure du ministre ». Le contrôle des motifs de la détention de 30 jours de M. Ismail est prévu pour le 29 avril 2014.

IV.       Le caractère théorique de la demande

[22]      Les parties reconnaissent que, parce que la décision de la Commission du 25 mars 2014 a été supplantée par l’ordonnance de la Section de l’immigration, datée du 1er avril 2014, prescrivant le maintien en détention de M. Ismail, l’ordonnance sous-jacente à la présente demande est techniquement caduque, et que la demande de contrôle judiciaire est maintenant théorique.

[23]      Cela étant dit, les deux parties ont demandé que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et que je tranche la présente affaire, car la question litigieuse se posera vraisemblablement dans les contrôles ultérieurs des motifs de la détention de M. Ismail, et aussi dans d’autres affaires. En fait, pour le contrôle des motifs de la détention de M. Ismail, du 29 avril 2014, le ministre a révélé son intention de demander le maintien en détention de M. Ismail en vertu à la fois de l’alinéa 58(1)b) (risque de fuite), et de l’alinéa 58(1)c).

[24]      Les parties ont aussi demandé que je rende ma décision en l’espèce avant le contrôle des motifs de la détention de M. Ismail prévu pour le 29 avril 2014.

[25]      À l’appui de sa position selon laquelle je devrais trancher la présente affaire, malgré le fait que la demande est techniquement théorique, M. Ismail cite la décision que j’ai rendue dans Es-Sayyid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1415. Dans cette décision, j’ai relevé au paragraphe 28 que les questions soulevées dans le cours des contrôles des motifs de la détention peuvent constituer « une situation susceptible à la fois de se répéter et d’être à nouveau soumise aux tribunaux en raison des très courts délais concernés »; je citais la page 364 de l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

[26]      Je conviens qu’il semble subsister un litige actuel entre les parties quant à la question juridique soulevée par la présente demande. Par conséquent, je suis convaincue qu’il s’agit d’une cause qui se prête à l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’entendre ce qui, autrement, serait une demande théorique.

V.        La question en litige

[27]      Dans son analyse, la Commission a passé du temps à examiner la question de savoir si le pouvoir dont disposent les agents d’arrêter l’étranger « à son entrée au Canada » prévu au paragraphe 55(3) de la LIPR peut seulement être exercé au point d’entrée, elle a conclu qu’en fait, c’était le cas.

[28]      Les parties s’accordent pour dire que, bien qu’il puisse s’agir d’une question intéressante, je n’ai pas à la trancher en l’espèce, étant donné que M. Ismail n’a pas initialement été détenu en vertu du paragraphe 55(3) de la Loi. Je suis d’accord, et je ferais remarquer que, quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas en présence d’une demande de contrôle judiciaire de la décision initiale de détenir M. Ismail.

[29]      Initialement, M. Ismail a été détenu en vertu de l’alinéa 55(2)a) de la Loi, car il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était interdit de territoire au Canada ou qu’il se soustrairait vraisemblablement à l’enquête. Il n’y a pas de litige entre les parties quant au pouvoir des agents d’arrêter et de détenir M. Ismail en vertu de cet alinéa.

[30]      Par conséquent, la question à trancher maintenant est de savoir si une personne qui a été initialement détenue en vertu de l’alinéa 55(2)a) de la LIPR peut voir sa détention maintenue ultérieurement, en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi, parce que le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité.

VI.       La norme de contrôle

[31]      La Cour a reconnu que la Section de l’immigration a une compétence spécialisée dans l’interprétation et l’application des dispositions de la LIPR portant sur la détention et la mise en liberté : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration) c. Thanabalasingham, 2003 CF 1225, [2004] 3 R.C.F. 523, au paragraphe 42; conf. par 2004 CAF 4, [2004] 3 R.C.F. 572. Ainsi, une grande retenue doit être accordée à l’appréciation faite par la Section de l’immigration de sa loi habilitante.

[32]      En fait, les parties sont d’accord que, lorsqu’elle est arrivée à cette décision, la Section de l’immigration interprétait sa loi constitutive relativement à une question qui se situe au cœur de son expertise, nommément, le contrôle des motifs de la détention prévu par la LIPR : voir l’article 54. Ainsi, la décision de la Section de l’immigration est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[33]      Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour doit examiner la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59.

VII.      Le régime législatif

[34]      La présente affaire porte sur l’interaction entre les articles 55 et 58 de la LIPR; l’examen de l’ensemble du régime législatif qui régit l’arrestation et la détention dans le cadre du droit de l’immigration au Canada est donc nécessaire.

[35]      Les dispositions pertinentes de la LIPR sont libellées ainsi :

55. (1) L’agent peut lancer un mandat pour l’arrestation et la détention du résident permanent ou de l’étranger dont il a des motifs raisonnables de croire qu’il est interdit de territoire et qu’il constitue un danger pour la sécurité publique ou se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2).

Arrestation sur mandat et détention

(2) L’agent peut, sans mandat, arrêter et détenir l’étranger qui n’est pas une personne protégée dans les cas suivants

a) il a des motifs raisonnables de croire que celui-ci est interdit de territoire et constitue un danger pour la sécurité publique ou se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

b) l’identité de celui-ci ne lui a pas été prouvée dans le cadre d’une procédure prévue par la présente loi.

Arrestation sans mandat et détention

(3) L’agent peut détenir le résident permanent ou l’étranger, à son entrée au Canada, dans les cas suivants

a) il l’estime nécessaire afin que soit complété le contrôle;

b) il a des motifs raisonnables de soupçonner que celui-ci est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée.

[…]

Détention à l’entrée

(4) L’agent avise sans délai la section de la mise en détention d’un résident permanent ou d’un étranger.

[…]

Notification

57. (1) La section contrôle les motifs justifiant le maintien en détention dans les quarante-huit heures suivant le début de celle-ci, ou dans les meilleurs délais par la suite.

Contrôle de la détention

(2) Par la suite, il y a un nouveau contrôle de ces motifs au moins une fois dans les sept jours suivant le premier contrôle, puis au moins tous les trente jours suivant le contrôle précédent.

Comparutions supplémentaires

(3) L’agent amène le résident permanent ou l’étranger devant la section ou au lieu précisé par celle-ci.

[…]

Présence

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

a) le résident permanent ou l’étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

b) le résident permanent ou l’étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d’une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée;

d) dans le cas où le ministre estime que l’identité de l’étranger — autre qu’un étranger signé qui était âgé de seize ans ou plus à la date de l’arrivée visée par la désignation en cause — n’a pas été prouvée mais peut l’être, soit l’étranger n’a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l’identité de l’étranger;

[…]

Mise en liberté par la Section de l’immigration

(2) La section peut ordonner la mise en détention du résident permanent ou de l’étranger sur preuve qu’il fait l’objet d’un contrôle, d’une enquête ou d’une mesure de renvoi et soit qu’il constitue un danger pour la sécurité publique, soit qu’il se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi.

Mise en détention par la Section de l’immigration

(3) Lorsqu’elle ordonne la mise en liberté d’un résident permanent ou d’un étranger, la section peut imposer les conditions qu’elle estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution.

Conditions

VIII.     Analyse

[36]      La question à trancher consiste donc à savoir si l’interprétation faite par la Section de l’immigration des dispositions relatives à la détention et à la mise en liberté de la section 6 [articles 54 à 61] de la partie 1 de la LIPR était raisonnable. Afin de répondre à cette question, il faut d’abord examiner les principes d’interprétation des lois pertinents.

[37]      Les deux parties m’ont renvoyé à cet égard à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3. Dans l’arrêt Celgene, la Cour suprême a fait référence à son arrêt antérieur Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, qui a confirmé que l’interprétation des lois consiste à examiner le sens ordinaire des mots et le contexte législatif dans lequel ils s’inscrivent : Celgene, au paragraphe 21.

[38]      Plus récemment, au paragraphe 59 de l’arrêt R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, la Cour suprême a fait remarquer que, lorsqu’ils interprètent les lois, les tribunaux doivent garder à l’esprit le fait que « le législateur est présumé avoir créé un régime législatif cohérent, uniforme et harmonieux ».

[39]      Au paragraphe 10 de l’arrêt Trustco Canada, la Cour suprême a déclaré que « [l]’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble ». Au paragraphe 8 de l’arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, la Cour suprême a précisé que ce principe s’applique avec une force égale à la LIPR.

[40]      Dans l’arrêt Trustco Canada, la Cour suprême a ensuite déclaré que « [l]orsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation ». Par contre, « lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important ». Ainsi, « [l]’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux » : toutes les citations sont tirées du paragraphe 10 de l’arrêt Trustco Canada.

[41]      Par conséquent, « [s]’il est clair, le libellé [d’une loi] prévaut; sinon, il cède le pas à l’interprétation qui convient le mieux à l’objet prédominant de la loi » : Celgene, au paragraphe 21.

[42]      Selon moi, le libellé du paragraphe 58(1) de la LIPR est clair. Le législateur a exigé de la Section de l’immigration qu’elle prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l’étranger (autre que « l’étranger désigné »), à moins qu’elle ne soit convaincue que la personne en question appartient à l’une des quatre catégories ci-dessous :

      elle constitue un danger pour la sécurité publique (alinéa 58(1)a));

      elle présente un risque de fuite (alinéa 58(1)b));

      son identité n’a pas été prouvée (alinéa 58(1)d));

      « le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée » (alinéa 58(1)c)).

[43]      Il n’y a rien au paragraphe 58(1) de la LIPR qui lie la capacité de la Section de l’immigration à maintenir une personne en détention en vertu de ce paragraphe au motif initial de détention prévu à l’article 55 de la Loi. Cette absence de lien entre les deux dispositions est cohérente avec l’esprit de la Loi et les rôles respectifs des « agents » qui agissent en application de l’article 55 de la Loi, et la Section de l’immigration lorsqu’elle applique l’article 58 de la LIPR.

[44]      L’article 55 de la LIPR confère aux agents le pouvoir d’arrêter et de détenir certaines personnes, avec ou sans mandat, dans des circonstances précises. La norme à laquelle il faut satisfaire pour justifier l’arrestation et la détention peut varier en fonction des motifs invoqués.

[45]      Par exemple, « des motifs raisonnables de croire » sont exigés pour la détention d’une personne en raison d’un risque de fuite selon le paragraphe 55(2) de la Loi, tandis que la détention est prévue selon une norme moins élevée dans les cas où il y a des « motifs raisonnables de soupçonner » [paragraphe 55(3)] que la personne est interdite du territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée.

[46]      Le paragraphe 58(1) de la LIPR prévoit que la Section de l’immigration doit décider si le maintien en détention de la personne est justifié. La disposition exige qu’elle le fasse « compte tenu des critères réglementaires », ou dans la version anglaise « taking into account prescribed factors ».

[47]      L’article 248 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR) énonce les « critères réglementaires » que la Section de l’immigration doit prendre en compte lorsqu’elle rend une décision relative au contrôle des motifs de la détention : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 109; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. B046, 2011 CF 877, [2013] 2 R.C.F. 3, au paragraphe 15. L’un de ces critères est le motif de la détention.

[48]      Lorsqu’elle décide si une personne doit être mise en liberté ou non, la Section de l’immigration doit donc prendre en compte le motif initial de la détention. Toutefois, l’article 58 de la Loi ne confère pas à la Section de l’immigration la compétence de contrôler la détention initiale de la personne afin de s’assurer si la détention a ou n’a pas été effectuée conformément aux dispositions de l’article 55 de la LIPR. Il incombe plutôt à la Section de l’immigration de décider si le ministre a justifié le maintien en détention de la personne.

[49]      La nature prospective de cette analyse est confirmée par la référence à l’article 57 de la Loi qui dispose que, dans des intervalles déterminés, la Section de l’immigration contrôle les motifs justifiant « le maintien en détention » (non souligné dans l’original) de la personne en question.

[50]      Toutefois, au lieu d’examiner si les motifs du maintien en détention de M. Ismail existaient toujours, en l’espèce, la Section de l’immigration a centré son analyse presque exclusivement sur les motifs pour lesquels M. Ismail avait été initialement détenu.

[51]      Bien que la Section de l’immigration doive prendre en compte le motif initial de la détention lorsqu’elle décide si une personne devrait être mise en liberté, rien dans l’article 248 du RIPR n’indique que la détention peut seulement être maintenue pour le même motif qui a initialement entraîné la détention de la personne.

[52]      Il est donc manifeste au vu de la Loi qu’une personne peut initialement être détenue par un agent pour un motif, en raison d’une norme, mais cette personne peut plus tard ne pas être mise en liberté par la Section de l’immigration sur le fondement d’un autre motif et d’une norme différente.

[53]      M. Ismail donne à entendre qu’une telle interprétation entraînerait une absurdité, en ce sens qu’une personne peut initialement être détenue sur le fondement de la norme stricte « des motifs raisonnables de croire », mais peut plus tard voir son maintien en détention autorisé en raison de la norme moins exigeante des « motifs raisonnables de soupçonner », au fur et à mesure que la cause du ministre s’affaiblit.

[54]      Je n’accepte pas qu’il s’agisse d’une conséquence absurde. Au contraire, c’est une conséquence qui est précisément prévue par le libellé exprès de la Loi. En fait, je suis convaincue que c’est l’interprétation de la Loi faite par M. Ismail qui peut mener à une conséquence absurde, et, comme la Cour suprême l’a déclaré au paragraphe 27 de l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, « [s]elon un principe bien établi en matière d’interprétation législative, le législateur ne peut avoir voulu des conséquences absurdes ».

[55]      Selon M. Ismail (et la Section de l’immigration), la détention peut seulement être maintenue en vertu de l’alinéa 58(1)c) lorsque la détention initiale a été ordonnée en vertu du paragraphe 55(3) de la Loi.

[56]      Ainsi, conformément à leur interprétation de la Loi, il serait loisible à un agent d’arrêter et de détenir une personne en vertu de l’alinéa 55(2)b) de la LIPR, parce que l’agent n’est pas convaincu de l’identité de la personne. Toutefois, si l’identité de la personne est ultérieurement confirmée, et que l’on découvre ensuite que la personne peut avoir participé à des affaires soulevant des préoccupations en matière de sécurité, le ministre ne serait alors pas capable de maintenir la personne en détention, en vertu de l’alinéa 58(1)c) de la Loi, afin de permettre la prise de mesures voulues pour enquêter sur ces soupçons.

[57]      Une telle interprétation de l’alinéa 58(1)c) de la Loi nécessiterait une interprétation large d’une disposition limitative que le législateur n’a pas estimé nécessaire d’inclure dans cet alinéa. Par conséquent, elle est déraisonnable.

[58]      M. Ismail m’a priée d’interpréter l’alinéa 58(1)c) de la LIPR de façon à prendre en compte les [traduction] « valeurs de la Charte », en particulier son droit à la liberté. Bien que les tribunaux aient l’obligation de résoudre toute ambiguïté dans une loi d’une façon qui permettrait à cette loi d’être conforme à la Charte, ce principe d’interprétation s’applique seulement dans les cas où la loi est ambiguë. Je n’ai pas trouvé une telle ambiguïté en l’espèce.

[59]      En fait, la Cour suprême du Canada a déclaré, au paragraphe 18 de l’arrêt R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, que « lorsque la disposition législative se prête à deux interprétations différentes, mais également plausibles et compatibles avec l’objet apparent de la loi, il convient de préférer l’interprétation qui s’harmonise avec les principes de la Charte. Toutefois, lorsque la disposition n’est pas ambiguë, le tribunal doit donner effet à l’intention manifeste du législateur et s’abstenir de recourir à la Charte pour arriver à un résultat différent » (non souligné dans l’original).

[60]      M. Ismail a aussi fait part de ses préoccupations relativement au recours à la norme des « motifs raisonnables de soupçonner » comme fondement du maintien de sa détention et au fait que des solutions de rechange à la détention peuvent ne pas être considérés en lien avec une détention qui a été maintenue en vertu de l’alinéa 58(1)d) de la Loi. Les préoccupations de M. Ismail sont de la trempe de celles auxquelles on peut adéquatement répondre au moyen d’une contestation de la loi fondée sur la Charte. Toutefois, en l’absence d’une telle contestation, l’adhésion aux [traduction] « valeurs de la Charte », ne permet pas une nouvelle interprétation d’une loi qui autrement est évidente.

[61]      Pour conclure, je relèverais que mon interprétation de l’alinéa 58(1)d) de la LIPR concorde aussi avec l’un des objets centraux de la Loi, contrairement à l’interprétation de la Loi proposée par M. Ismail et la Section de l’immigration.

[62]      L’article 3 de la LIPR énumère un large éventail des objets de la Loi. Entre autres, la réunification des familles, et la mise en place d’une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile et, d’autre part, des droits et des libertés fondamentales reconnues à tout être humain.

[63]      Toutefois, l’article 3 de la Loi énumère aussi, comme objet de la loi, la nécessité « de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité ».

[64]      Un autre objet essentiel de la LIPR énuméré à l’article 3 de la Loi est « de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité ». À cet égard, au paragraphe 10 de l’arrêt Medovarski, précité, la Cour suprême du Canada a déclaré que « [l]es objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité » (non souligné dans l’original).

[65]      Le fait d’interpréter l’alinéa 58(1)c) de la LIPR comme si on autorisait la détention d’une personne dans le but de permettre au ministre de prendre les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que la personne est interdite de territoire pour raison de sécurité, alors que ce soupçon naît seulement après que la personne est entrée au Canada, concorde avec la priorité que la Loi accorde à la sécurité. Ce qui n’est pas le cas de l’interprétation de l’alinéa 58(1)c) mise de l’avant par M. Ismail et la Section de l’immigration.

IX.       Conclusion

[66]      Pour les motifs susmentionnés, je suis convaincue que la demande de contrôle judiciaire du ministre doit être accueillie.

[67]      Étant donné que la décision, datée du 25 mars 2014, de la Section de l’immigration a été supplantée par l’ordonnance du 1er avril 2014 qui a maintenu la détention de M. Ismail, et que celui-ci fera face à un autre contrôle des motifs de la détention dans quelques jours, il n’y a rien à gagner à annuler la décision soumise au contrôle ou à renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

X.        Certification

[68]      Le ministre propose la question suivante pour certification :

[traduction] L’alinéa 58(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est-il uniquement accessible comme motif pour le maintien de la détention qui fait suite à une détention en vertu du paragraphe 55(3) de la LIPR?

[69]      L’avocat de M. Ismail s’oppose à la certification, il allègue que je devrais rejeter la demande de contrôle judiciaire du ministre, le droit sur ce point devrait être tranché par la décision de la Section de l’immigration, les Directives et ma décision.

[70]      Non seulement je n’ai pas rejeté la demande du ministre, mais il semble que la présente affaire soulève une question de première impression, étant donné qu’aucune des parties n’a été en mesure de m’orienter vers quelque précédent que ce soit sur ce point. En outre, je suis convaincue que la question proposée par le ministre est une question grave de portée générale. En conséquence, la question sera certifiée.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.    La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.    La question suivante est certifiée :

L’alinéa 58(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est-il uniquement accessible comme motif pour le maintien de la détention qui fait suite à une détention en vertu du paragraphe 55(3) de la LIPR?

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