Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[2016] 1 R.C.F. 301

IMM-5825-14

2015 CF 639

Jose de Jesus Bermudez (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Mosley—Vancouver, 1er avril; Ottawa, 8 juin 2015.

Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Perte de l’asile — Résidents permanents — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la représentante du défendeur a déféré le dossier du demandeur à la Section de la protection des réfugiés (SPR) pour qu’elle déclare que le demandeur a perdu son droit d’asile au titre de l’art. 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur, un Colombien, est arrivé au Canada en qualité de réfugié et de résident permanent — Il est retourné en Colombie à deux reprises avant de faire une demande de citoyenneté — Il a déclaré ses voyages en Colombie — Les agents de l’Agence des services frontaliers du Canada ont interrogé le demandeur relativement à ses voyages et ils ont transmis son dossier pour examen d’une perte de l’asile — Le demandeur a réclamé que sa demande de constat de perte de l’asile ne soit pas déposée pour des motifs d’ordre humanitaire — La représentante du défendeur a fait une demande auprès de la SPR pour que celle-ci constate que le demandeur avait perdu son droit d’asile — La représentante a soutenu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, comme prévu à l’art. 108(1)a) de la Loi — Il s’agissait de savoir si la représentante était tenue de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire — L’obligation d’équité exige d’accorder au demandeur la possibilité de présenter toutes ses observations et d’expliquer pourquoi il ne convient pas de présenter une demande à la SPR — L’agente d’audience a décidé d’ignorer la plus grande partie de ces documents — Elle a rendu sa décision en se fondant uniquement sur les renseignements faisant état des voyages du demandeur — Il faut établir une distinction entre les résidents permanents et les autres catégories de non-citoyens — Le guide de procédure de Citoyenneté et Immigration Canada envisage la possibilité qu'une demande de constat de perte de l’asile ne soit pas présentée lorsque la personne concernée est un résident permanent — Il faut tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire — Rien n’indiquait que ces facteurs aient été pris en compte en l’espèce — Les observations du demandeur concernant l’existence d’une conjointe et d’enfants et son établissement au Canada étaient des éléments qui touchaient la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau de la protection du pays — Un agent d’audience conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas présenter de demande de constat de perte de l’asile, lorsqu’il estime que les preuves présentées ne permettent pas de conclure qu’il y a eu une nouvelle réclamation — Il doit tenir compte des observations présentées par la personne concernée et ne pas se limiter à ses antécédents de voyages — Une question a été certifiée — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la représentante du défendeur a décidé de déférer le dossier du demandeur à la Section de la protection des réfugiés (SPR) pour qu’elle déclare que le demandeur a perdu son droit d’asile au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Le demandeur et sa famille, victimes d’un massacre commis par des paramilitaires dans leur pays natal de la Colombie, ont obtenu l’asile à titre de membres de la catégorie de personnes de pays source. Le demandeur est arrivé au Canada en qualité de réfugié et de résident permanent. Il est retourné en Colombie à deux reprises pour épouser sa fiancée et l’amener avec lui au Canada. Cependant, il a été mis fin aux fiançailles et le demandeur est revenu au Canada. Plus tard, il a demandé la citoyenneté canadienne et a déclaré les voyages qu’il a faits en Colombie. Alors que le demandeur revenait de vacances passées au Mexique, il a été interrogé par des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Ils ont constaté qu’il utilisait un passeport colombien et qu’il avait fait des voyages en Colombie; ils ont alors transmis son dossier pour examen d’une perte de l’asile. L’avocat du demandeur a envoyé des observations écrites volumineuses à l’ASFC en lui demandant de ne pas déposer de demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, la représentante a demandé à la SPR de constater que le demandeur avait perdu son droit d’asile. L’avis envoyé au demandeur n’était pas motivé, mais énumérait, à titre de facteurs pertinents, le fait que le demandeur avait utilisé son passeport colombien pour se rendre en Colombie, aux États-Unis et au Mexique. La représentante a soutenu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, comme prévu à l’alinéa 108(1)a) de la Loi.

Il s’agissait de savoir principalement si la représentante était tenue de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Les droits de participation qu’entraîne l’obligation d’équité dans un tel contexte n’exigeaient pas une entrevue ou une audience. Cependant, compte tenu de l’importance de la décision pour le demandeur, l’obligation d’équité exige d’accorder au demandeur la possibilité de présenter toutes ses observations et d’expliquer pourquoi il ne convient pas de présenter une demande à la SPR. L’agente d’audience a décidé d’ignorer la plus grande partie des documents au motif que le défendeur les considérait comme non pertinents. L’agente a rendu cette décision en se fondant uniquement sur les renseignements faisant état des voyages du demandeur à l’étranger. Lorsqu’elle a agi ainsi, elle a limité son pouvoir discrétionnaire. Il faut établir une distinction entre les résidents permanents et les autres catégories de non-citoyens. Le guide de procédure de Citoyenneté et Immigration Canada, Guide d’exécution de la loi (ENF), Chapitre ENF 24 : Interventions ministérielles, applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des agents d’audience envisage la possibilité qu’une demande de constat de perte de l’asile ne soit pas présentée lorsque la personne concernée est un résident permanent. Même lorsque cette personne n’est pas un résident permanent, l’agent est invité à tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme son établissement. Rien n’indiquait que ces facteurs aient été pris en compte par l’agente d’audience lorsqu’elle a décidé de demander le constat de la perte de l’asile en l’espèce. En particulier, les observations du demandeur concernant l’existence d’une conjointe et d’enfants qui jouissent d’un statut au Canada et les éléments de preuve de son établissement au Canada étaient des éléments qui touchaient directement la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il avait la nationalité, selon l’alinéa 108(1)a). Un agent d’audience conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas présenter de demande de constat de perte de l’asile, lorsqu’il estime que les preuves présentées ne permettent pas de conclure qu’il y a eu une nouvelle réclamation au titre de l’article 108. Pour en arriver à cette décision, l’agent doit tenir compte des observations présentées par la personne concernée et ne pas se limiter à ses antécédents de voyages. En l’espèce, l’agente a omis de prendre en compte les observations pertinentes.

La question de savoir si l’agent d’audience de l’ASFC a le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont énumérés au paragraphe 108(1), notamment des raisons d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2) en ce qui a trait à un résident permanent, a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 40.1(2), 44, 46(1)c.1), 108, 109.

Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, règle 17b).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 671, [2015] 3 R.C.F. 265.

décision différenciée :

Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409.

décisions examinées :

Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3; Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675, conf. par 2009 CAF 73.

décisions citées :

Kinsel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 126, [2016] 1 R.C.F. 146; C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455; Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308; Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025.

DOCTRINE CITÉE

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide d’exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 24 : Interventions ministérielles, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/enf/enf24-fra.pdf>.

Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Principes Directeurs sur la Protection Internationale : Cessation du Statut de réfugié dans le contexte de l'article 1C(5) et (6) de la Convention de 1951 relative au Statut des réfugiés (clauses sur « les circonstances ayant cessé d'exister ») HCR/GIP/03/03, 10 février 2003, en ligne : <http://www.unhcr.fr/4ad2f7fd2.html>.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la représentante du défendeur a décidé de déférer le dossier du demandeur à la Section de la protection des réfugiés pour qu’elle déclare que le demandeur a perdu son droit d’asile au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Peter Edelmann pour le demandeur.

R. Keith Reimer et Mary E. Murray pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Edelmann & Co. Law Offices, Vancouver, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement modifiés et du jugement modifié rendus par

            Le juge Mosley :

I.          INTRODUCTION

[1]        Le Canada a accordé l’asile à Jose de Jesus Bermudez en 2006, en raison des événements horribles que lui et sa famille ont vécus dans leur pays d’origine, la Colombie. Le demandeur est arrivé au Canada à titre de résident permanent, mais il risque aujourd’hui de perdre ce statut et d’être déclaré interdit de territoire parce qu’un représentant du ministre défendeur a décidé de déférer son dossier à la Section de la protection des réfugiés [SPR] pour qu’elle déclare que le demandeur a perdu son droit d’asile au titre du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). M. Bermudez sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II.         LE CONTEXTE

[2]        La famille de M. Bermudez a été victime d’un massacre commis par des paramilitaires le 31 mai 2001. Sa tante et son cousin ont été tués. Le père de M. Bermudez a été assassiné deux années plus tard parce qu’il avait l’intention d’agir en tant que témoin dans la poursuite intentée contre certains des auteurs du massacre. M. Bermudez et les membres de sa famille immédiate ont obtenu l’asile à partir de la Colombie à titre de membre de la catégorie de personnes de pays source. M. Bermudez est arrivé au Canada le 18 août 2006 en qualité de réfugié et de résident permanent. Lorsqu’il a quitté la Colombie, il était fiancé. Il voulait amener sa fiancée au Canada, mais les autorités canadiennes lui ont dit que seule une épouse pouvait l’accompagner.

[3]        M. Bermudez est retourné en Colombie à deux reprises en 2008 et 2009 pour épouser sa fiancée et l’amener avec lui au Canada. Pendant qu’il se trouvait dans ce pays, il a pris des mesures pour éviter d’être découvert. Cependant, la mère de sa fiancée est tombée malade, le mariage a été reporté et, en fin de compte, il a été mis fin aux fiançailles. Le demandeur est revenu au Canada et n’est jamais retourné en Colombie. En juin 2011, il a demandé la citoyenneté canadienne et a déclaré les voyages qu’il a faits en Colombie à ce moment-là. Il est maintenant fiancé à la mère de ses deux enfants, nés au Canada, dont l’un est handicapé. Il aide également sa mère et sa sœur, qui sont toutes deux handicapées.

[4]        Le 5 février 2014, M. Bermudez revenait de vacances passées au Mexique lorsqu’il a été interrogé par des agents de l’Agence de services frontaliers du Canada (ASFC). Ils ont constaté qu’il utilisait un passeport colombien et qu’il avait fait des voyages en Colombie; ils ont alors transmis son dossier pour examen d’une perte de l’asile.

[5]        Le 26 mai 2014, l’avocat du demandeur a envoyé des observations écrites volumineuses à l’ASFC en lui demandant de ne pas déposer de demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire.

[6]        Cependant, le 7 juillet 2014, Mme Connell, présentée comme étant l’avocate du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a demandé à la SPR de constater que M. Bermudez avait perdu son droit d’asile. L’avis envoyé à M. Bermudez n’était pas motivé, mais énumérait, à titre de facteurs pertinents, le fait que M. Bermudez avait utilisé son passeport colombien pour se rendre deux fois en Colombie, aux États-Unis au moins huit fois et au Mexique une fois. Pour ce motif, la représentante a soutenu que M. Bermudez s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, comme prévu à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[7]        Joints à titre d'éléments de preuve à l’appui de la demande, figurent les documents suivants : 1) l’historique du client figurant dans le Système de soutien aux opérations; 2) la confirmation de la résidence permanente du demandeur; 3) les antécédents de voyage du demandeur dans le Système intégré d’exécution des douanes (SIED) qui fait état de ses voyages aux États-Unis; 4) une copie des tampons figurant sur le passeport colombien du demandeur; 5) des extraits de l’affidavit du demandeur (deux pages tirées du volumineux dossier présenté par son avocat); 6) les extraits d’un manuel des Nations Unies; et 7) le Guide des procédures du HCR en matière de cessation de l’asile relativement à l’application des clauses de cessation [Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Principes Directeurs sur la Protection Internationale : Cessation du Statut de réfugié dans le contexte de l'article 1C(5) et (6) de la Convention de 1951 relative au Statut des réfugiés (clauses sur « les circonstances ayant cessé d'exister»)].

III.        LES QUESTIONS EN LITIGE

[8]        Dans ses observations écrites, le demandeur a présenté un argument selon lequel il y aurait eu abus de procédure, mais il n’a pas poursuivi cette question à l’audience parce qu’il avait compris que le ministre avait affirmé qu’il pourrait soulever cette question à la SPR ou dans toute demande de contrôle judiciaire subséquente.

[9]        Les questions soulevées à l’audience étaient les suivantes :

1.         Le dossier certifié du tribunal est-il complet?

2.         La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

3.         La représentante du ministre était-elle tenue de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire?

A.        La norme de contrôle

[10]      La norme de la décision raisonnable est la norme applicable lorsqu’un décideur interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement reliée à son mandat : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 S.C.R. 190, aux paragraphes 53 et 54. Cette présomption a été appliquée à des décisions rendues par des ministres et des représentants de ministre; voir par exemple, Kinsel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 126, [2016] 1 R.C.F. 146, au paragraphe 26. La présomption n’est pas réfutée lorsque le représentant dépose une demande de constat de perte de l’asile à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié : Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 671, [2015] 3 R.C.F. 265, au paragraphe 16. Il y a donc lieu de contrôler la décision selon la décision raisonnable.

IV.       LES DISPOSITIONS LÉGALES

[11]      L’article 108 de la LIPR régit la perte de l’asile.

108. (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

Rejet

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

Perte de l’asile

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

Effet de la décision

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

Exception

[12]      L’alinéa 46(1)c.1) dispose que la résidence permanente est perdue en cas de perte de l’asile. Cette disposition est entrée en vigueur le 15 décembre 2012.

46. (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

[…]

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile.

Résident permanent

[13]      Aux termes du paragraphe 40.1(2), la personne qui a perdu l’asile est interdite de territoire. Cette modification est entrée en vigueur le 15 décembre 2012.

40.1 […]

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire

Perte de l’asile — résident permanent

[14]      L’article 44 régit l’établissement des rapports en matière d’interdiction de territoire.

44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

Rapport d’interdiction de territoire

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

Suivi

(3) L’agent ou la Section de l’immigration peut imposer les conditions qu’il estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution, au résident permanent ou à l’étranger qui fait l’objet d’un rapport ou d’une enquête ou, étant au Canada, d’une mesure de renvoi.

Conditions

[15]      L’article 25 prévoit la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire. Cette possibilité fait l’objet d’exceptions prévues au paragraphe 25(1.2), y compris d’un délai de 12 mois après le dernier rejet de la demande d’asile (alinéa 25(1.2)c)) — qui est à son tour assujetti aux exceptions énumérées au paragraphe 25(1.21).

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[…]

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger faite au titre du paragraphe (1) dans les cas suivants :

[…]

c) sous réserve du paragraphe (1.21), moins de douze mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de la demande d’asile, le dernier prononcé de son retrait après que des éléments de preuve testimoniale de fond aient été entendus ou le dernier prononcé de son désistement par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés.

Exceptions

(1.21) L’alinéa (1.2)c) ne s’applique pas à l’étranger si l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie :

a) pour chaque pays dont l’étranger a la nationalité — ou, s’il n’a pas de nationalité, pour le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle —, il y serait, en cas de renvoi, exposé à des menaces à sa vie résultant de l’incapacité du pays en cause de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats;

b) le renvoi de l’étranger porterait atteinte à l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché.

Exception à l’alinéa (1.2)c)

V.        ARGUMENTS ET ANALYSE

A.        Le dossier certifié du tribunal est-il complet?

[16]      Le demandeur soutient, dans son exposé des arguments supplémentaires, que le dossier certifié du tribunal (DCT) produit par le défendeur le 8 janvier 2014 est incomplet. L’alinéa 17b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 (les Règles) exige que, dès réception de l’ordonnance faisant droit à la demande d’autorisation, le tribunal administratif constitue un dossier composé, notamment de tous les documents pertinents qui sont en la possession ou sous la garde du tribunal administratif.

[17]      En l’espèce, le demandeur avait présenté environ 200 pages de documents à une agente d’audience de l’ASFC le 27 mai 2014. Il semble que cette agente n’ait transmis que deux pages à l’agente qui a pris la décision de demander le constat de la perte de l’asile. Par conséquent, le reste des documents ne figurait pas dans les documents produits selon la règle 17. Le demandeur soutient que, même si la Cour retient l’argument du ministre selon lequel il suffit de présenter des éléments de preuve, à première vue, pour déférer un dossier à la Commission, ce dossier, à première vue, doit être apprécié en fonction de tous les éléments de preuve dont disposait l’agente — non pas sur un court extrait des observations et des documents à l’appui fournis par le demandeur. Il est difficile de savoir si ces observations ont été prises en compte. Le demandeur soutient que c’est là un motif suffisant d’annulation de décision.

[18]      Le défendeur soutient que le DCT est conforme à la règle 17. La représentante du ministre n’en a fourni qu’un extrait avec la demande de constat de perte de l’asile parce que le reste des observations du demandeur portait sur des motifs d’ordre humanitaire non pertinents et hors de sa compétence. Quoi qu’il en soit, le défendeur soutient que cette question ne revêt aucune importance parce que les documents que le demandeur souhaiterait ajouter au DCT ont été présentés à la Cour à titre de pièces jointes à l’affidavit déposé par le demandeur le 12 septembre 2014.

[19]      Il n’appartient pas au tribunal administratif, mais à la Cour de se prononcer sur la pertinence des documents. Le caractère pertinent des motifs d’ordre humanitaire est une question qui doit être tranchée dans la présente instance. L’agente d’audience n’aurait pas dû supposer que les documents présentés par le demandeur n’étaient pas pertinents pour la simple raison que c’était ce que soutenait le défendeur.

[20]      La règle 17 prévoit un mécanisme sommaire permettant de présenter des documents pertinents à la Cour et d’éviter les retards susceptibles de se produire si cet aspect était laissé aux parties, comme cela se fait habituellement pour les demandes de contrôle judiciaire. Pour les dossiers d’immigration, la Cour reçoit normalement tout ce dont disposait le tribunal administratif, y compris les documents présentés par le demandeur. L’alinéa 17c) des Règles indique clairement que c’est le cas pour les audiences tenues par un tribunal administratif. Vouloir limiter les documents produits à ceux que le ministre considère comme pertinents pourrait donner l’apparence d’un manque d’équité. Cela dit, les documents en question ont été présentés à la Cour à titre de pièces jointes à l’affidavit du demandeur qui n’a pas subi de préjudice du fait qu’ils n’ont pas été inclus dans le DCT.

B.        La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

[21]      Le défendeur soutient que la demande est prématurée, étant donné que le demandeur pourra présenter ses arguments à la SPR à l’audience relative aux constats de la perte de l’asile. L’issue de cette instance n’est pas certaine et les tribunaux se sont constamment déclarés incompétents et ont refusé d’entendre une demande de contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif lorsque le demandeur n’avait pas épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui étaient offertes en vertu du processus administratif : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, aux paragraphes 30 à 33.

[22]      Le défendeur affirme que le processus administratif est toujours en cours. Le demandeur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes efficaces dont il dispose. En particulier, il peut demander à la Commission de tenir une audience relative au constat de la perte de l’asile, dans laquelle il bénéficiera de toutes les protections procédurales qui y sont associées. S’il obtient une décision défavorable, il peut solliciter le contrôle judiciaire de cette décision. Si cette démarche échoue, il pourrait également, d’après le défendeur, présenter une demande d’exemption fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en qualité d’étranger. Il peut présenter une demande de sursis à la Cour si le gouvernement tentait de le renvoyer pendant que sa demande est en cours.

[23]      Le demandeur fait remarquer que la SPR n’a pas la compétence d’aller au-delà de la décision de déférer un dossier. La perte de l’asile aurait un effet très grave pour lui. La juge Strickland a décrit ces conséquences aux paragraphes 22 et 23 de la décision Romero, précitée :

La demanderesse affirme qu’il ressort du paragraphe 108(2), l’alinéa 46(1)c.1), des paragraphes 40.1(2) et 21(3) de la LIPR que, si la demande de constat de perte de l’asile est accueillie, elle perdra immédiatement son statut de résidente permanente et sera automatiquement interdite de territoire. Comme la décision rendue au sujet de la demande de constat de perte de l’asile n’a pas été prise dans le cadre d’une audience ou d’un contrôle, aucun droit d’appel ne peut être exercé en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR, et l’alinéa 110(2)c) l’empêche d’interjeter appel à la [Section d’appel des réfugiés] et de demander un sursis en vertu du paragraphe 23(1). De plus, aux termes du paragraphe 108(3), le constat de la perte de l’asile de la demanderesse est assimilé au rejet d’une demande d’asile, de sorte que toutes les conséquences découlant du rejet de la demande d’asile s’appliquent également en cas de constat de perte de l’asile. Ainsi, l’intéressé doit laisser s’écouler 12 mois avant de pouvoir présenter une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (alinéa 25(1.2)c)), à moins que l’une des exceptions prévues au paragraphe 25(1.21) ne s’applique. Même alors, la Loi ne prévoit pas de sursis au renvoi après qu’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire a été présentée et ne fait obstacle au renvoi immédiat en vertu du paragraphe 48(2).

La perte de la résidence permanente entraîne également la perte du droit de travailler au Canada sans autorisation. Même si une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est en instance et que la demanderesse peut demander un permis de travail, elle devra attendre plusieurs mois avant de l’obtenir. Ainsi, une ancienne résidente permanente bien établie comme la demanderesse se verrait forcer de quitter son emploi dans l’intervalle. La demanderesse serait également irrecevable à présenter une demande de permis de séjour temporaire aux termes du paragraphe 24(4) de la LIPR, et ne serait pas admissible à un examen des risques avant renvoi (ERAR) en vertu de l’alinéa 112(2)c) pendant une période de 12 mois.

[24]      Il n’est pas contesté par les parties que, selon le droit en vigueur lorsque M. Bermudez est retourné en Colombie, il ne risquait pas de perdre son statut de résident permanent au cas où une décision de constat de perte de l’asile serait rendue contre lui. Ce résultat ne surviendrait que si la SPR prenait une décision d’annulation de la décision ayant accueilli la demande d’asile aux termes de l’article 109 de la LIPR, en cas de présentation erronée ou de réticence portant sur des faits importants au moment de l’octroi de l’asile — aucun de ces faits n’existait en l’espèce. Comme cela a été noté plus haut, cette disposition a été modifiée par les changements à la LIPR qui sont entrés en vigueur le 15 décembre 2012 (L.C. 2010, ch. 8 et L.C. 2012, ch. 17).

[25]      M. Bermudez a déclaré les voyages qu’il avait effectués en Colombie lorsqu’il est revenu au Canada en 2008 et en 2009 ainsi que dans sa demande de citoyenneté. Le fait que ni l’ASFC, ni Citoyenneté et Immigration Canada n’ont décidé d’intervenir à la suite des voyages effectués dans son pays d’origine à un moment où le droit lui était plus favorable constitue, en partie, un des motifs de son argument fondé sur l’abus de procédure qu’il présentera si la demande de constat de perte de l’asile est continuée.

[26]      Il est clair que les voies de recours dont dispose une personne qui bénéficie de la protection après un constat de perte de l’asile sont extrêmement limitées. Dans de telles circonstances, je ne suis pas disposé à conclure que la présente demande est prématurée. Je relève que, dans la décision Romero, la juge Strickland a décidé d’examiner l’affaire au fond même si le défendeur avait soutenu que la demande était prématurée. C’est ce que je ferai également.

C.        La représentante du ministre était-elle tenue de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire?

[27]      Le demandeur soutient que les représentants du ministre possèdent un pouvoir discrétionnaire qui leur permet de demander le constat de la perte de l’asile ou de ne pas le faire. Ils ne sont pas tenus par la loi de présenter une demande dans tous les cas. En fait, avant les modifications récentes, ce pouvoir discrétionnaire n’était exercé que rarement. Le demandeur a fourni des données d’après lesquelles il y a eu 108 demandes de constat de perte de l’asile et 304 demandes d’annulation entre 2007 et 2011, inclusivement. Les éléments de preuve présentés dans la décision Romero, qui ont été déposés dans la présente instance, montrent que le ministre de la Sécurité publique et de la protection civile a fixé une cible de 875 demandes de constat de perte de l’asile par année, sur la foi des chiffres de 2011.

[28]      Il semble que ces affaires, y compris l’espèce, aient été portées à la connaissance du ministre avant le 15 décembre 2012, mais qu’aucune mesure n’ait été prise à leur endroit. Cela s’explique en partie, d’après le témoignage d’un conseiller principal en matière de politique de la Direction des affaires des réfugiés de Citoyenneté et Immigration Canada, du fait que les décisions en matière de constat de perte de l’asile n’entraînaient pas le renvoi à cette époque. Cela donne à penser que le ministère a patiemment attendu l’arrivée des changements législatifs pour s’en prendre à des résidents permanents comme M. Bermudez. Cela peut être approprié dans certains cas — lorsque la résidence au Canada a été considérée comme un simple aspect pratique pendant que l’individu concerné demeurait établi dans un autre pays —, mais le dossier qui m’a été soumis ne semble pas être l’un de ces cas.

[29]      Le demandeur soutient que les représentants, lorsqu’ils sont appelés à décider s’il y a lieu de présenter une demande de constat de perte de l’asile, peuvent prendre en compte des facteurs qui ne sont pas expressément visés par l’article 108, comme les motifs d’ordre humanitaire. En omettant de prendre en compte ces facteurs, l’agente en question a commis, d’après le demandeur, une erreur susceptible de contrôle.

[30]      Le demandeur fait une analogie avec la décision Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2006] 1 R.C.F. 3, dans laquelle la Cour a adopté ce point de vue lorsqu’elle a interprété l’article 44. Le ministre invoque des décisions apparemment contradictoires citées par la juge Strickland dans la décision Romero, mais ces décisions ne concernaient pas des résidents permanents. Le demandeur soutient, à juste titre d’après moi, que la résidence permanente est un statut [traduction] « qui commande une grande stabilité, une longévité et des droits connexes beaucoup plus importants » que ceux d’un étranger. Plusieurs lois — y compris la LIPR — lui raccordent un statut préférentiel.

[31]      Le demandeur fait remarquer que, aux paragraphes 13, 22 et 23 de l’arrêt Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409 (Cha), la Cour d’appel fédérale a expressément refusé d’étendre aux résidents permanents son raisonnement relatif au pouvoir discrétionnaire limité conféré par l’article 44. Dans la décision Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455, le demandeur n’était pas non plus un résident permanent. Dans la décision Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675, aux paragraphes 14 et 15, conf. par l’arrêt 2009 CAF 73, la Cour a encore une fois souligné la différence qui existe entre les résidents permanents et les étrangers. C’est pourquoi le demandeur soutient que la décision Hernandez demeure valable pour les résidents permanents comme M. Bermudez.

[32]      Le défendeur soutient qu’il est, pour l’essentiel, impossible d’établir une distinction entre l’espèce et la décision Romero. La Cour devrait suivre ce précédent, soutient le défendeur, conformément au principe de la courtoisie judiciaire : Apotex Inc. c. Allergan Inc., 2012 CAF 308, aux paragraphes 43 à 48; Almrei c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1025, aux paragraphes 61 et 62.

[33]      Au paragraphe 55 de la décision Romero, précitée, la juge Strickland a conclu que la décision de l’agente d’audience de déposer une demande de constat de perte de l’asile avait pour effet de commander l’obligation d’agir avec équité. C’est une décision qui peut avoir des conséquences importantes pour le demandeur, puisqu’elle enclenche le processus de constat de perte de l’asile. La juge Strickland a toutefois poursuivi en déclarant que cette obligation avait une portée restreinte. Au paragraphe 68, elle a expressément écarté la position du demandeur selon laquelle il convenait de reconnaître une obligation d’équité procédurale élevée, étant donné que la SPR n’a pas le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de circonstances atténuantes et parce que les conséquences d’une décision défavorable sur l’individu concerné seraient dramatiques. La juge en arrive à cette conclusion, au paragraphe 69, pour les motifs suivants :

[…] La décision de l’agente d’audience n’est pas une décision quasi judiciaire. Il s’agit d’une décision préliminaire fondée sur la conviction raisonnable que les faits indiquent que l’un ou plusieurs des critères énoncés au paragraphe 108(1) ont été respectés. Cette décision ne tranche pas le statut de réfugié de la demanderesse. […] Bien que dans de nombreux cas, l’issue finale, en l’occurrence la perte du statut de résident permanent et le renvoi, puisse s’ensuivre, je ne suis pas d’accord avec la demanderesse pour dire que cette issue est inévitable. La SPR doit se demander si le rétablissement était volontaire, intentionnel et effectif pour prendre sa décision. […] De plus, dans les situations dans lesquelles la décision risque de nuire à l’intérêt supérieur d’un enfant et dans lesquelles on doit tenir compte de ce facteur (alinéa 25(1.21)b)), il se peut que les raisons d’ordre humanitaire l’emportent.

[34]      Comme l’a fait remarquer l’avocat, il faut comprendre que la dernière phrase de ce paragraphe fait référence à un processus de demande distinct pour l’exemption prévue à l’article 25, étant donné que la SPR n’a pas le pouvoir de prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire.

[35]      Je souscris à l’avis de la juge Strickland que les droits de participation qu’entraine l’obligation d’équité dans un tel contexte n’exigeaient pas une entrevue ou une audience. À mon avis, compte tenu de l’importance de la décision pour le demandeur, l’obligation d’équité exige toutefois d’accorder au demandeur la possibilité de présenter toutes ses observations et d’expliquer pourquoi il ne convient pas de présenter une demande à la SPR. Comme le révèle le dossier, le demandeur a tenté de le faire, mais l’agente d’audience a décidé d’ignorer la plus grande partie de ces documents au motif que le ministre les considérait comme non pertinents. Elle a rendu cette décision en se fondant uniquement sur les renseignements faisant état des voyages du demandeur à l’étranger. Selon moi, lorsqu’elle a agi ainsi, l’agente d’audience a limité son pouvoir discrétionnaire.

[36]      Il faut établir une distinction entre les résidents permanents et les autres catégories de non-citoyens. La première catégorie a obtenu dans ce pays un statut qui se rapproche de celui de citoyen. C’est pour cette raison qu’à mon avis, la Cour d’appel [fédérale] a pris soin, au paragraphe 13 de l’arrêt Cha, précité, de souligner que son raisonnement ne s’appliquait pas aux questions touchant les résidents permanents.

[37]      Le guide de procédure, ENF-24 [Citoyenneté et Immigration Canada, Guide d’exécution de la loi (ENF), Chapitre ENF 24 : Interventions ministérielles], applicable à l’exercice du pouvoir discrétionnaire des agents d’audience n’a pas été mis à jour pour refléter les changements apportés à la Loi au moment où la décision soumise au contrôle en l’espèce a été rendue. Selon le libellé en vigueur à l’époque pertinente, le tableau 5 faisait référence à une analyse en deux étapes :

•  La personne est-elle résident permanent?

•  Y a-t-il un motif d’interdiction de territoire qui pourrait justifier la prise d’une mesure de renvoi?

Si la réponse à la première question est « oui », il n’y a pas lieu de poursuivre la demande de perte de l’asile. Si la réponse est « non », évaluer les facteurs supplémentaires plus bas.

Si la réponse à la deuxième question est « oui », il y a probablement lieu de poursuivre la demande de perte d’asile. Il faut évaluer les facteurs suivants :

•  le laps de temps depuis l’arrivée au Canada et depuis que l’asile a été conféré

•  la présence de conjoint ou d’enfants qui bénéficient d’un statut au Canada

•  la fréquence et la durée des voyages au pays de nationalité

•  la preuve d’établissement dans le pays de nationalité (p. ex. : travail, école, propriétés, famille)

•  l’existence de facteurs atténuants (ex. : maladie d’un membre de la famille)

•  la nature et la fréquence des contacts avec les autorités du pays de nationalité.

[38]      Le guide envisage la possibilité qu’une demande constat de perte de l’asile ne soit pas présentée lorsque la personne concernée est un résident permanent. Même lorsque cette personne n’est pas un résident permanent, l’agent est invité à tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme son établissement. Les éléments de preuve tirés de l’affaire Romero présentés en l’espèce montrent que le guide constituait une directive toujours valide et se trouvait toujours sur le site Web de Citoyenneté et Immigration Canada à l’époque des faits. Rien n’indique que ces facteurs aient été pris en compte par l’agente d’audience lorsqu’elle a décidé de demander le constat de la perte de l’asile en l’espèce. En particulier, les observations du demandeur concernant l’existence d’une conjointe et d’enfants qui jouissent d’un statut au Canada et les éléments de preuve de son établissement au Canada étaient des éléments qui touchaient directement la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il avait la nationalité, selon l’alinéa 108(1)a).

[39]      À mon avis, l’agente d’audience conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas présenter de demande de constat de perte de l’asile, lorsqu’elle estime que les preuves présentées ne permettent pas de conclure qu’il y a eu une nouvelle réclamation au titre de l’article 108. Pour en arriver à cette décision, elle doit tenir compte des observations présentées par la personne concernée et ne pas se limiter à ses antécédents de voyages. En l’espèce, l’agente a omis de prendre en compte les observations pertinentes et il y a donc lieu de faire droit à la demande et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il l’examine à nouveau.

VI.       QUESTION CERTIFIÉE

[40]      Dans la décision Romero, la juge Strickland a certifié trois questions. Les deux premières portaient sur la question de savoir si un agent de l’ASFC est tenu de fournir un avis concernant le but de l’entrevue et de permettre la présentation d’observations lorsqu’il envisage de présenter une demande de constat de perte de l’asile. Aucune de ces questions ne permettrait, à mon avis, de trancher un appel dans la présente affaire. La troisième question, légèrement modifiée pour en limiter la portée aux résidents permanents, est une question grave de portée générale qui découle des faits de la présente affaire et qui permettrait de trancher un appel interjeté en l’espèce [au paragraphe 142].

c)    L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont énumérés au paragraphe 108(1), notamment des raisons d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         la demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’audience pour qu’il l’examine à nouveau;

2.         la question grave de portée générale suivante est certifiée :

L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a-t-il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont énumérés au paragraphe 108(1), notamment de raisons d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.