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[1996] 1 C.F. 804

A-339-92

(T-209-92)

Canadian Liberty Net et Tony McAleer (alias Derek J. Peterson) (appelants)

c.

Commission canadienne des droits de la personne (intimée)

Répertorié : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net (C.A.)

Cour d’appel, juges Pratte, Strayer et Linden, J.C.A.—Vancouver, 6 décembre 1995; Ottawa, 25 janvier 1996.

Compétence de la Cour fédérale Section de première instance Lorsqu’une plainte est déposée auprès de la CCDP, la Section de première instance de la Cour fédérale n’est pas habilitée aux termes de la Loi sur les droits de la personne ou de la Loi sur la Cour fédérale à décerner une injonction interlocutoire avant que le Tribunal des droits de la personne ait rendu sa décisionLes art. 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale ont été examinésL’art. 13 de la Loi sur les droits de la personne ne conforte pas le simple octroi par la loi à la Cour fédérale du pouvoir général de recourir aux injonctions.

Droits de la personne Examen de l’art. 13 de la LCDP (interdisant les messages téléphoniques haineux)Lorsqu’une plainte est déposée auprès de la CCDP, la Section de première instance de la Cour fédérale n’a pas le pouvoir de décerner une injonction interlocutoire avant que le Tribunal des droits de la personne ait conclu à la violation de l’art. 13(1) de la Loi.

Injonctions Messages téléphoniques haineuxLorsqu’une plainte est déposée auprès de la CCDP, la Section de première instance de la Cour fédérale n’a pas le pouvoir de décerner une injonction interlocutoire avant que le Tribunal des droits de la personne ait conclu à la violation de l’art. 13(1) de la Loi sur les droits de la personne.

En décembre 1991, des plaintes ont été déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne aux termes de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne alléguant que Canadian Liberty Net exploitait une ligne téléphonique de la haine. La Commission a demandé la constitution d’un Tribunal des droits de la personne chargé d’entendre les plaintes et a déposé un avis de requête introductive d’instance devant la Section de première instance de la Cour fédérale pour obtenir une injonction interlocutoire enjoignant aux appelants de ne plus diffuser de tels messages jusqu’à ce qu’une ordonnance définitive ait été rendue par le Tribunal. La Section de première instance a accueilli la demande en décernant le 27 mars 1992 une injonction formelle. Le Tribunal a commencé ses audiences en mai 1992, mais il n’a rendu sa décision qu’en septembre 1993. Il a conclu que le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne avait été violé et il a rendu une ordonnance restrictive contre les appelants en vertu du paragraphe 54(1) de la Loi. Il s’agissait d’un appel interjeté contre l’injonction décernée le 27 mars.

Le présent appel soulevait la question importante de savoir si les tribunaux devraient prendre sur eux d’assurer, par voie d’injonctions interlocutoires, le respect des interdictions légales, lorsque le législateur a expressément prévu à cet effet un train de mesures administratives qui ne comprennent pas des redressements intérimaires.

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

Le juge Strayer, J.C.A. : La question de savoir si la Cour pouvait, dans ces circonstances, décerner une injonction pourrait être tranchée en se fondant sur celle de savoir si un tribunal quelconque a reçu implicitement le droit d’intervenir à ce stade dans l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Les conditions qui assortissent la compétence de la Cour fédérale ont été énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’affaire ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre : (1) attribution de compétence par une loi; (2) existence d’un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige; (3) « une loi du Canada ».

Même si nul ne contestait que la Section de première instance de la Cour fédérale peut, dans les circonstances appropriées, accorder réparation par voie d’injonction interlocutoire, qu’elle a compétence in personam sur ceux qui demeurent au Canada et que la disposition législative fédérale pertinente, l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, est une mesure valablement édictée par le Parlement, la question qui se posait consistait à savoir si la Cour avait été habilitée par la loi à décerner une injonction dans ces circonstances et si les dispositions légales fédérales pertinentes pouvaient être considérées comme « confortant » cette habilitation.

L’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale ne pouvait pas être interprété comme octroyant le pouvoir de décerner une injonction interlocutoire en l’absence d’un droit légal sous-jacent dont il faut assurer l’exercice. L’article 25 donnait compétence à la Section de première instance « dans tous les cas — opposant notamment des administrés — de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ».

La question était de savoir si l’injonction interlocutoire, dans ces circonstances, constituait une réparation ou un recours au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne et si on pouvait dire que cette Loi « conforte », dans l’abstrait, l’octroi du pouvoir de décerner des injonctions. L’article 13 n’a pas donné à la Commission ni à quiconque d’autre le droit d’obtenir la restriction préalable de telles communications en attendant une décision finale quant à leur légalité. Dans l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, seulement quatre des sept juges de la Cour suprême du Canada ont conclu que la restriction à la liberté d’expression prévue à l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne était justifiée en vertu de l’article premier de la Charte et ont déclaré l’article valide. Une marge aussi étroite écarte toute idée voulant que le tribunal ait implicitement le pouvoir de décerner des injonctions interlocutoires pour mettre fin aux communications incriminées avant qu’un tribunal n’ait pleinement entendu la cause. En l’absence de toute compétence expressément donnée à la Cour fédérale de délivrer une injonction interlocutoire en attendant qu’un tribunal ait tranché la question aux termes du paragraphe 13(1), on ne pourrait pas inférer qu’il existe une « réparation » ou un « recours », « en vertu du droit canadien » (selon les termes mêmes de l’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale). L’interdiction frappant les messages téléphoniques haineux dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ne pouvait, elle non plus, faire naître un droit implicite quelconque d’engager une action fondée sur la loi fédérale, même si la Loi ne l’énonce pas expressément, droit qui serait exercé par voie d’injonction. Bien que la Cour d’appel ait expressément statué qu’elle ne peut conclure à l’existence d’une pratique discriminatoire au sens de la Loi en vue de décerner une injonction permanente, le raisonnement de l’intimée porterait également à conclure que la Section de première instance peut délivrer une injonction pour tout motif de distinction illicite prohibé par la Loi canadienne sur les droits de la personne, que cette distinction soit réelle ou appréhendée.

En l’espèce, le Tribunal a mis plus d’un an pour statuer après avoir entendu les témoignages. Si on ne peut amener les tribunaux à agir plus rapidement et si une mesure de redressement provisoire s’impose, il faudrait alors modifier la Loi et autoriser le Tribunal ou la Section de première instance de la Cour fédérale à décerner des ordonnances interlocutoires. C’est une autre question que celle de savoir si de telles mesures se justifieraient au regard de l’article premier de la Charte.

Cette conclusion ne constituait guère non plus une affirmation du droit des cours supérieures provinciales d’intervenir par voie d’injonctions interlocutoires en pareilles circonstances. Les motifs concluant que la Loi canadienne sur les droits de la personne n’a envisagé ni expressément ni implicitement des mesures de redressement interlocutoires, feraient également obstacle à l’intervention des cours supérieures provinciales.

Le juge Pratte, J.C.A. : La compétence de la Section de première instance, si elle existe, doit découler des articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale.

L’article 44 précise que, dans les cas qui relèvent de sa juridiction, la Cour peut prendre les mesures de réparation énoncées dans cette disposition. La compétence de la Cour doit donc puiser sa source dans l’article 25. Cet article confère à la Cour le pouvoir d’entendre et de trancher « tous les cas … de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ».

Deux conditions doivent être remplies : il faut, en premier lieu, qu’une revendication soit faite en vertu d’une loi du Canada et, deuxièmement, qu’aucun tribunal ne soit compétent en la matière. En ce qui concerne la première condition, rien n’indique dans la Loi canadienne sur les droits de la personne que le Parlement ait jamais envisagé que des injonctions soient décernées pour mettre un terme à des pratiques discriminatoires alors que la Commission des droits de la personne ou le Tribunal des droits de la personne était saisi des plaintes. En ce qui concerne la deuxième condition, si, en proscrivant certaines distinctions illicites, le Parlement a implicitement autorisé la délivrance d’injonctions « pour prévenir le mépris de la loi à une étape interlocutoire », cette compétence implicite pourrait certainement être exercée par les cours supérieures provinciales.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.

Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 281.1 (édicté par S.R.C. 1970 (1er Supp.), ch. 11, art. 1), 281.2 (édicté, idem).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 318, 319.

Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, ch. 44, art. 1d), 2.

Law and Equity Act, R.S.B.C. 1979, ch. 224, art. 36.

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, art. 8, 9, 10, 11, 12, 13, 50(1), 52, 53(2), 54(1), 58.

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 25.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18, 25, 44.

Loi sur le divorce, S.R.C. 1970, ch. D-8.

Ontario Human Rights Code, R.S.O. 1970, ch. 318.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 469(3).

Règles et ordonnances générales de la Cour de l’Échiquier, Règle 242.

Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, ch. S-24.1.

Supreme Court of Judicature Act, 1873 (U.K.), 36 & 37 Vict., ch. 66, art. 25(8)

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

ITO—International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre, [1986] 1 R.C.S. 752; (1986), 28 D.L.R. (4th) 641; 34 B.L.R. 251; 68 N.R. 241; Chief Constable of Kent v. V, [1983] Q.B. 34 (C.A.); R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; (1983), 153 D.L.R. (3d) 9; [1983] 3 W.W.R. 97; 23 CCLT 121; 45 N.R. 425; Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181; (1981), 124 D.L.R. (3d) 193; 14 B.L.R. 157; 17 C.C.L.T. 106; 2 C.H.R.R. D/468; 81 CLLC 14,117; 22 C.P.C. 130; 37 N.R. 455; Lodge c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 775 (1979), 94 D.L.R. (3d) 326; 25 N.R. 437 (C.A.); Nintendo of America Inc. c. 131865 Canada Inc. (1991), 36 C.P.R. (3d) 346; 41 F.T.R. 236 (C.F. 1re inst.).

DISTINCTION FAITE AVEC :

B.M.W.E. v. Canadian Pacific Ltd. (1994), 93 B.C.L.R. (2d) 176 (C.A.).

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Siskina (Owners of cargo lately laden on board) v. Distos Compania Naviera S.A., [1979] A.C. 210 (H.L.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892; (1990), 75 D.L.R. (4th) 577; 13 C.H.R.R. D/435; 3 C.R.R. (2d) 116; Winmill c. Winmill, [1974] 1 C.F. 686 (1974), 47 D.L.R. (3d) 597; 5 N.R. 159 (C.A.); conf. [1974] 1 C.F. 539 (1974), 45 D.L.R. (3d) 619 (1re inst.).

DÉCISIONS CITÉES :

Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 504 (1992), 56 F.T.R. 42 (1re inst.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1994] 3 C.F. 551(C.A.); Canada (Commission des droits de la personne) c. Heritage Front, [1994] 1 C.F. 203 (1993), 68 F.T.R. 161 (1re inst.); R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; (1990), 114 A.R. 81; [1991] 2 W.W.R. 1; 77 Alta. L.R. (2d) 193; 61 C.C.C. (3d) 1; 3 C.P.R. (2d) 193; 1 C.R. (4th) 129; 117 N.R. 284; United Steelworkers of America, Local 5795 v. Iron Ore Company of Canada (1984), 45 Nfld. & P.E.I.R. 150; 5 D.L.R. (4th) 24; 132 A.P.R. 150 (C.A.); Burkart v. Dairy Producers Co-operative Ltd. (1990), 74 D.L.R. (4th) 694; 87 Sask. R. 241 (C.A.); Lamont v. Air Canada et al. (1981), 34 O.R. (2d) 195; 126 D.L.R. (3d) 266; 3 C.H.R.R. D/1128; 23 C.P.C. 169 (H.C.); Saskatchewan (Human Rights Commission) v. Bell (1991), 88 D.L.R. (4th) 71; [1992] 2 W.W.R. 1; 96 Sask. R. 296; 16 C.H.R.R. D/52; 92 CLLC 17,010 (B.R.).

DOCTRINE

Canada. Débats de la Chambre des communes, vol. III, 2e sess., 30e lég., 11 février 1977, à la p. 2976.

Halsbury’s Laws of England, Vol. 9, 4th ed., London : Butterworths, 1974.

Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance, 2nd ed., Toronto : Canada Law Book, 1993.

Spry, I.C.F. The Principles of Equitable Remedies : Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages, 4th ed., Toronto : Carswell Co., 1990.

APPEL d’une injonction interlocutoire rendue par un juge de la Section de première instance (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1992] 3 C.F. 155 (1992), 90 D.L.R. (4th) 190; 14 Admin. L.R. 294; 9 C.R.R. (2d) 330; 48 F.T.R. 285) interdisant aux appelants de diffuser des messages haineux au moyen du téléphone en attendant qu’une ordonnance définitive soit rendue par un Tribunal des droits de la personne. Appel accueilli.

AVOCATS :

Douglas H. Christie pour les appelants.

Joseph J. Arvay, c.r. pour l’intimée.

PROCUREURS :

Douglas H. Christie, Victoria (Colombie-Britannique), pour les appelants.

Arvay, Finlay, Victoria (Colombie-Britannique), pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Pratte, J.C.A. : Tout en souscrivant aux motifs soigneusement élaborés par mon collègue le juge Strayer, j’emprunterai de préférence une voie plus directe pour parvenir au même résultat.

Tout le monde convient que la compétence de la Section de première instance, si elle existe dans ce cas-ci, doit découler des articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7].

L’article 44, selon mon interprétation, n’élargit pas la compétence de la Cour, mais précise simplement que dans les cas qui relèvent de sa juridiction, elle peut prendre les mesures de réparation énoncées dans cette disposition[1]. La compétence de la Cour doit donc puiser sa source dans l’article 25.

Contrairement à l’article 44, l’article 25 confère à la Cour une nouvelle compétence en l’habilitant à entendre et à trancher « tous les cas … de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ».

Deux conditions doivent être remplies pour que cet octroi de compétence prenne effet : il faut, en premier lieu, qu’une revendication soit faite en vertu d’une loi du Canada et, deuxièmement, qu’aucun tribunal ne soit compétent en la matière. Ces exigences ne sont pas remplies en l’espèce. On soutient que la revendication est faite en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne [L.R.C. (1985), ch. H-6], mais rien n’indique dans celle-ci que le Parlement ait jamais envisagé que des injonctions soient décernées pour mettre un terme à des pratiques discriminatoires alors que la Commission des droits de la personne ou le Tribunal des droits de la personne était saisi des plaintes. Et si l’on suppose, comme l’a fait le juge du procès, qu’en proscrivant certaines distinctions illicites, le Parlement a implicitement autorisé la délivrance d’injonctions [traduction] « pour prévenir le mépris de la loi à une étape interlocutoire », cette compétence implicite pourrait certainement être exercée par les cours supérieures provinciales.

Je réglerais cet appel de la façon suggérée par mon collègue.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A. :

Mesure de redressement demandée

Il s’agit d’un appel interjeté contre une injonction décernée le 27 mars 1992 par un juge de la Section de première instance, interdisant aux appelants [traduction] « de diffuser ou de faire diffuser par voie téléphonique » certains messages. L’injonction a longuement fait état des messages enregistrés que quiconque pouvait entendre en composant le numéro de téléphone des appelants et a ordonné de mettre fin à la diffusion de ces messages jusqu’à ce que le Tribunal des droits de la personne ait statué sur la plainte dont il était saisi à ce sujet. L’injonction a été plus loin que cela en interdisant aux appelants

… de diffuser ou de faire diffuser par voie téléphonique tout message qui dénigre, décrie ou raille des personnes en raison de leur race, ascendance, origine nationale ou ethnique, couleur ou religion, ou pour la seule raison qu’elles sont ce qu’elles sont par suite de leur ascendance ou de leur religion (tels les Juifs, les non-Européens et les personnes d’ascendance non européenne)…

Exposé des faits

En décembre 1991, un certain nombre de plaintes ont été déposées auprès de la Commission canadienne des droits de la personne aux termes de l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne[2] alléguant que le requérant, Canadian Liberty Net, exploitait une ligne téléphonique de la haine. L’article 13 de la Loi dispose comme il suit :

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommunication relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas dans les cas où les services d’une entreprise de radiodiffusion sont utilisés.

(3) Pour l’application du présent article, le propriétaire ou exploitant d’une entreprise de télécommunication ne commet pas un acte discriminatoire du seul fait que des tiers ont utilisé ses installations pour aborder des questions visées au paragraphe (1).

Les plaignants alléguaient que le numéro téléphonique de Canadian Liberty Net à Vancouver permettait à qui le composait d’entendre des messages dénigrant les Juifs et les personnes qui n’étaient pas de race blanche. Il ressort des conclusions du juge du procès que ce numéro de téléphone était annoncé dans un petit journal qui se réclamait [traduction] « de 12 000 lecteurs dont le nombre allait croissant ». En appelant ce numéro, on pouvait entendre un « menu » de messages et choisir de les écouter tous ou l’un d’eux, en appuyant sur la touche téléphonique appropriée.

Dans l’intervalle séparant le dépôt des plaintes et les motifs du jugement rendu le 3 mars 1992 [[1992] 3 C.F. 155(1re inst.)] par le juge du procès, la Commission canadienne des droits de la personne avait évidemment étudié ces plaintes et demandé la constitution d’un tribunal des droits de la personne chargé de les entendre. Ce tribunal avait été formé, mais ne s’était pas encore réuni. Entre-temps, la Commission a déposé, le 27 janvier 1992, un avis de requête introductive d’instance devant la Section de première instance de la Cour pour obtenir une injonction interlocutoire enjoignant aux requérants de ne plus diffuser ou de faire diffuser de tels messages jusqu’à ce qu’une ordonnance définitive ait été rendue par le Tribunal des droits de la personne après audition des plaintes. Le 3 mars 1992, la Section de première instance a accueilli la demande en décernant le 27 mars 1992 l’injonction formelle objet du présent appel. Les appelants avaient, entre-temps, déposé un avis d’appel de cette décision, alors qu’aucun jugement formel n’avait été rendu.

Le Tribunal n’a commencé ses audiences que le 25 mai 1992. Il en a tenu une qui a duré cinq jours en partie au mois de mai et en partie au mois d’août 1992, le tout ayant pris fin le 27 août 1992, date à laquelle il a sursis au prononcé de sa décision laquelle n’a été rendue que le 9 septembre 1993, soit plus d’un an plus tard, faisant ainsi que l’injonction interlocutoire s’est appliquée en la matière pendant 18 mois. Le Tribunal a conclu que le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne avait été violé et il a rendu une ordonnance restrictive contre les appelants en vertu du paragraphe 54(1) de la Loi.

Entre-temps, le 11 juin 1992, la Commission a présenté à la Section de première instance de la Cour fédérale une requête visant à obtenir une ordonnance enjoignant aux appelants de se justifier au motif qu’ils avaient commis un outrage envers la Cour par la violation de l’injonction interlocutoire rendue le 27 mars 1992. Le 9 juillet 1992 [[1992] 3 C.F. 504(1re inst.)], ils étaient reconnus coupables d’outrage et une peine leur a été imposée le 26 août 1992. Cette déclaration de culpabilité ainsi que la peine ont également fait l’objet d’un appel qui a été entendu en même temps que celui interjeté, en l’espèce, contre l’injonction interlocutoire [voir [1996] 1 C.F. 787(C.A.)].

Le Tribunal ayant décerné une ordonnance restrictive en septembre 1993, la Commission intimée a déposé auprès de la Cour, le 28 mars 1994, une requête pour faire rejeter l’appel de l’injonction en s’appuyant essentiellement d’une part sur le fait qu’elle n’avait plus sa raison d’être et, d’autre part, que l’appel était vexatoire et entaché de mauvaise foi. Une formation de la Cour a, le 27 mai 1994, rejeté cette requête[3]. Elle était d’avis que la question n’était pas théorique et que son issue pouvait se refléter, dans une certaine mesure, sur la décision concernant l’appel pour outrage. Elle a également observé que même si l’appel ne se justifiait plus, la question de la compétence de la Cour qu’il soulevait était importante et qu’elle referait probablement surface[4]. C’est pourquoi, elle a estimé que l’appel devait être entendu.

Les questions en litige

Le présent appel soulève, à mon avis, la question importante de savoir si les tribunaux devraient prendre sur eux d’assurer, par voie d’injonctions interlocutoires, le respect des interdictions légales, lorsque le législateur a expressément prévu à cet effet un train de mesures administratives qui ne comprennent pas des redressements intérimaires.

En réclamant l’annulation de l’injonction interlocutoire, les appelants soulèvent plusieurs questions. Pour des raisons qui seront exposées plus loin, il suffit, je pense, de se reporter à leur argument selon lequel la Cour n’est pas habilitée, en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et la Loi sur la Cour fédérale, à décerner une injonction interlocutoire avant qu’un tribunal sur les droits de la personne n’ait conclu que les messages téléphoniques haineux violaient les dispositions du paragraphe 13(1).

Cette question de compétence a également été soulevée devant le juge du procès qui s’est appuyé, dans ses conclusions, sur le fait que la Section de première instance de la Cour fédérale pouvait, dans ces circonstances, décerner une injonction, considérant en partie qu’un tribunal supérieur est habilité [traduction] « à faire échec à toute tentative appréhendée de mépriser la loi » et à décerner [traduction] « des injonctions autonomes » peu importe qu’une action en justice ait été engagée ou qu’elle pût l’être en fait devant la Cour, et que celle-ci fût en mesure d’accorder un redressement permanent. À son avis, le fait qu’un tribunal n’ait pu définitivement trancher la question n’a pas d’importance; il peut toujours prendre une décision provisoire et décerner une injonction s’il craint que la loi ne soit pas actuellement observée. Je ne crois pas qu’il y a lieu d’examiner longuement ces questions puisqu’il est possible de statuer sur celle de savoir si un tribunal quelconque a reçu implicitement le droit d’intervenir à ce stade dans l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne .

J’examinerai dès lors la question de savoir si la loi fédérale a prévu un redressement ou un remède dans ces circonstances. Le juge du procès s’est appuyé, à cet égard, sur les articles 25 et 44 de la Loi sur la Cour fédérale[5] qui seront étudiés ci-après.

Analyse

Le juge du procès a commencé son analyse au sujet de la compétence de la Cour en s’appuyant sur le jugement majoritaire rédigé par le juge McIntyre dans l’arrêt de la Cour suprême rendu dans l’affaire ITOInternational Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc. et autre[6] où il a énoncé les conditions qui assortissent la compétence de la Cour fédérale en ces termes :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Nul ne conteste le principe que la Section de première instance de la Cour fédérale peut, dans les circonstances appropriées, accorder réparation par voie d’injonction interlocutoire et qu’elle a compétence in personam sur ceux qui, à l’instar des appelants, demeurent au Canada. Nul ne conteste non plus que la disposition législative fédérale pertinente, l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, est une mesure valablement édictée par le Parlement touchant le recours aux services d’une entreprise de télécommunication régie par le gouvernement fédéral. La question qui se pose, à mon avis, consistait à savoir si la Cour a été habilitée par la loi à décerner une injonction dans ces circonstances et si les dispositions légales fédérales pertinentes peuvent être considérées comme « confortant cette habilitation ». S’agit-il strictement d’une question de « compétence » ou bien d’une question de droit, c’est-à-dire de la juste interprétation des droits et des moyens de réparation prévus dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ? On pourrait en débattre.

Le juge du procès a trouvé le texte législatif habilitant y compris, apparemment, un ensemble de droits prescrits par une loi fédérale qui viendrait étayer l’octroi de ce pouvoir. Comme la Loi canadienne sur les droits de la personne n’accorde pas explicitement le droit de décerner une injonction, il faut examiner les dispositions de la Loi sur la Cour fédérale sur lesquelles le juge du procès s’est appuyé à cette fin. Les articles 25 et 44 de cette Loi énoncent ce qui suit :

25. La Section de première instance a compétence, en première instance, dans tous les cas—opposant notamment des administrés—de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien ne ressortissant pas à un tribunal constitué ou maintenu sous le régime d’une des Lois constitutionnelles de 1867 à 1982.

44. Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Le juge a apparemment estimé aussi que l’octroi d’un pouvoir général d’injonction était, en l’espèce, conforté par l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui interdit l’utilisation des services téléphoniques relevant du gouvernement fédéral pour transmettre des messages haineux.

En ce qui concerne tout d’abord l’article 44, il me semble que cette disposition avait sa source dans l’histoire des différents recours offerts par les tribunaux anglais de common law et d’équité antérieurement à la Supreme Court of Judicature Act, 1873[7]. Cette Loi visait à intégrer à la Supreme Court of Judicature les nombreux tribunaux de common law et d’équité d’alors et de fusionner leurs systèmes de recours. Bien sûr, les injonctions pouvaient être décernées à l’origine par les cours d’équité seulement. Le paragraphe 25(8) de la Supreme Court of Judicature Act, 1873 est rédigé comme suit :

25… .

[traduction] (8.) La Cour peut, dans les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus ou une injonction, ou nommer un séquestre par voie d’ordonnance interlocutoire, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables …

Notons que le libellé de cet article est identique, à plusieurs égards, à celui de l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale. La disposition de 1873 se limitait aux injonctions interlocutoires, contrairement à l’article 44. On a fait observer une fois à la Chambre des lords[8] que si le paragraphe 25(8) n’autorisait que les injonctions interlocutoires, cela signifiait que celles-ci devaient être accessoires à une action [traduction] « réelle ou éventuelle ». À première vue, l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale ne limite pas la délivrance d’injonctions aux actions réelles ou éventuelles intentées ou qui pourraient l’être devant la Cour. Cependant la Règle 469 des Règles de la Cour fédérale [C.R.C., ch. 663] régissant les conditions d’octroi des injonctions interlocutoires prévoit, au paragraphe (3), ce qui suit :

Règle 469 …

(3) Le demandeur ne peut faire une demande en vertu de la présente Règle avant le début de l’action qu’en cas d’urgence, et dans ce cas, l’injonction peut être accordée à des conditions prévoyant l’introduction de l’action et, le cas échéant, aux autres conditions qui semblent justes.

Il n’est pas nécessaire, toutefois, aux présentes fins, de décider si le pouvoir d’injonction ne peut être exercé que dans le contexte d’une action en justice[9]. Il est plus essentiel, à mon avis, de savoir si l’article 44 peut être interprété comme octroyant le pouvoir de décerner une injonction interlocutoire en l’absence d’un droit légal sous-jacent dont il faut assurer l’exercice. En Angleterre, la législation postérieurement établie dans le prolongement de la disposition de 1873, laquelle n’autorisait que les injonctions interlocutoires, a été ultérieurement modifiée pour faire disparaître cette limitation. L’avocat de l’intimée et le juge du procès se sont appuyés sur l’exposé des motifs de lord Denning M.R. dans l’affaire Chief Constable of Kent v. V[10], concluant que cette modification avait éliminé les conditions préalables à l’octroi d’une injonction interlocutoire, c’est-à-dire : la nécessité soit d’une action intentée en justice, soit d’un droit légal ou juste dont l’exercice devait être assuré. À son avis, la seule condition préalable restante était apparemment celle de savoir si le requérant avait un [traduction] « intérêt suffisant » pour demander une injonction. Il importe de noter, cependant, qu’aucun des deux autres juges qui composaient la formation dans ce cas-ci n’était d’accord avec le Maître des rôles sur ce point. Tous deux estimaient que pareilles injonctions ne peuvent être décernées que pour [traduction] « l’application et la protection d’un droit conféré par la loi ou par l’equity »[11]. Comme l’a dit le juge Donaldson [à la page 45] :

[traduction] Autrement, il faudrait que chaque juge soit muni d’un palmier portable.

À mon avis, l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale[12] doit être interprété comme comportant la même limitation au regard du droit de décerner des injonctions.

La question plus épineuse, partant, est le sens qui s’attache à l’article 25, particulièrement lorsqu’il donne compétence à la Section de première instance

25. … dans tous les cas—opposant notamment des administrés—de demande de réparation ou de recours exercé en vertu du droit canadien … [Non souligné dans l’original.]

En d’autres termes, l’injonction interlocutoire, dans ce cas-ci, constitue-t-elle une réparation ou un recours exercé en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne? Peut-on dire que cette Loi « conforte », dans l’abstrait, l’octroi du pouvoir de décerner des injonctions? Toutes les parties s’accordent à dire que la seule réparation ou le seul recours qu’offre la Loi sont ceux que prévoit le paragraphe 13(1) lequel habilite la Commission à donner suite à une plainte, y compris à faire enquête et à essayer de régler si possible le cas qu’elle pourra éventuellement renvoyer au Tribunal des droits de la personne. Celui-ci est obligé d’entendre la cause et, s’il est convaincu après une audition pleine et entière, qu’il y a eu distinction illicite au sens du paragraphe 13(1), il peut, en vertu des paragraphes 53(2) et 54(1) de la Loi, ordonner que cesse la pratique discriminatoire (il pourrait éventuellement prescrire, s’il le juge à propos, l’adoption d’un programme d’action positive d’une sorte ou d’une autre). La Loi interdit expressément aux tribunaux d’ordonner le versement d’une compensation dans ces cas et ils ne peuvent, d’aucune façon, imposer des peines. Malgré toutes ces sanctions soigneusement limitées, faut-il néanmoins présumer que le Parlement a, implicitement du moins, autorisé des mesures interlocutoires pour mettre fin à la diffusion de messages avant qu’un tribunal ne statue qu’ils contreviennent au paragraphe 13(1)? Pour répondre à cette question, il est nécessaire, je crois, de situer dans son contexte l’adoption du paragraphe 13(1).

À première vue, ce paragraphe ne semble pas cadrer tout à fait avec le reste de la Loi. Celle-ci traite généralement de la discrimination en matière de fournitures au public de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement, de locaux commerciaux ou de logements ainsi que de questions touchant l’emploi. Les articles 8 et 12 de la Loi sont les seuls qui traitent des messages y compris de l’utilisation de formulaires ou d’annonces qui indiqueraient l’intention de commettre un acte discriminatoire au regard de l’une ou l’autre de ces questions. Le paragraphe 13(1) est la seule disposition qui concerne la diffusion en tant que telle. Il s’applique aux communications téléphoniques, mais non à la diffusion sur les ondes ou dans la presse. Il se limite aux communications faites de façon répétée et, encore là, uniquement à celles qui sont susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base d’un des critères d’interdiction (à savoir : la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience, ou l’état de personne graciée). Il semble que l’article 13 ait été conçu pour s’attaquer à un problème précis pour lequel, pensait-on, aucune autre loi n’était parfaitement appropriée.

Les lois antidiffamation ordinaires n’interdisent pas normalement pareils messages puisqu’ils ne diffament personne. De plus, les tribunaux hésitent habituellement à décerner des injonctions interlocutoires pour cause de diffamation appréhendée, en partie parce qu’elles ont été considérées comme une restriction préalable à la liberté d’expression. Les critères traditionnels de la « prépondérance des inconvénients » dont on se sert pour décerner des injonctions ne sont pas jugés parfois appropriés dans les cas où l’on tente d’interdire la diffamation, la préférence ayant été apparemment donnée à la réparation de la diffamation une fois celle-ci prouvée[13].

On a estimé, en outre, que les dispositions du Code criminel concernant la propagande haineuse ne s’appliquent apparemment pas à ce genre de message. Il est intéressant de noter qu’à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi qui a donné naissance à la Loi canadienne sur les droits de la personne, le ministre de la Justice avait déclaré, au sujet de l’article 13, ce qui suit.

À titre de mesure préventive contre le racisme, le bill prévoit également une disposition interdisant la propagande haineuse par téléphone. Ceux d’entre nous qui étions déjà députés à ce moment-là, pensaient avoir résolu ce problème en apportant au Code criminel les modifications concernant la haine, mais de nouvelles pratiques ont vu le jour. Aux termes de ce bill, il est interdit d’envoyer de façon répétée des messages de propagande haineuse par les services téléphoniques relevant de la compétence du Parlement. Cette disposition est plus stricte que l’article 281.2 du Code criminel, mais elle évite—ou du moins ai-je essayé de la rédiger de façon à ce qu’elle l’évite—d’empiéter sur le droit légitime d’exprimer son opinion[14].

Voilà qui indique non seulement le « méfait » que cette disposition visait à contenir—les messages téléphoniques haineux—mais également celui qu’elle avait pour but d’éviter—la restriction indue de la liberté d’expression. Les articles du Code criminel relatifs à la propagande haineuse[15] avaient été adoptés en 1970 avant la Loi canadienne sur les droits de la personne qui est entrée en vigueur le 14 juillet 1977. Les articles en question avaient trait à l’encouragement au génocide, à la communication de déclarations en un lieu public incitant à la haine, et à la communication de telles déclarations autrement que dans une conversation privée. Ils prévoyaient expressément un certain nombre de moyens de défense et il est certain que des poursuites fructueuses contre des déclarations comme celles dont il est question aujourd’hui exigeraient à la fois une preuve d’intention[16] et une preuve au-delà de tout doute raisonnable.

Comme l’a déclaré le ministre, l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne visait donc vraisemblablement à étendre les restrictions imposées à la diffusion des messages haineux au-delà de ce que prévoyait alors la loi. Il ne s’agit pas d’une disposition de droit criminel, mais d’une mesure qui réglemente l’utilisation d’une entreprise relevant du gouvernement fédéral. Le Parlement a adopté délibérément une attitude mesurée qui fait appel aux procédures d’enquête et de conciliation prévues dans la Loi canadienne sur les droits de la personne en même temps qu’à la possibilité de renvoyer le dossier au tribunal aux fins de décision. Même si ce régime ne comportait pas une preuve d’intention, il prévoyait des sanctions imposables seulement après une audition pleine et entière par un tribunal des droits de la personne indépendant, lesdites sanctions n’entraînant ni pénalité ni indemnité, mais essentiellement l’interdiction de se livrer à l’avenir à de semblables communications. Comme l’a dit la Cour suprême au sujet de ce régime dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor[17] :

… la nature conciliatoire de la procédure dans le domaine des droits de la personne ainsi que l’absence de sanctions criminelles font que le par. 13(1) est particulièrement bien conçu pour encourager le diffuseur de propagande haineuse à s’amender.

Aucune mesure restrictive préalable sur les messages de haine n’était expressément prévue par le Parlement.

En résumé, le Parlement cherchait à réglementer des actes qui, probablement, n’étaient pas interdits, quelque répréhensibles qu’ils fussent et n’a imposé que des contraintes limitées. Il n’a pas donné à la Commission ni à quiconque d’autre le droit d’obtenir la restriction préalable de telles communications en attendant une décision finale quant à leur légalité.

Il ressort de la déclaration du ministre que cette approche mesurée était jugée nécessaire pour respecter, autant que possible, la liberté d’expression. Il est vrai que l’adoption de l’article 13 avait précédé l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], mais non la Déclaration canadienne des droits[18] qui était alors en vigueur. Celle-ci [à l’article 2] prescrivait que toute loi du Parlement « doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes ». Parmi ces libertés, figurait la « liberté de parole » objet du paragraphe 1d). Le Parlement essayait évidemment d’établir un régime lui permettant d’exercer une certaine surveillance sur les messages téléphoniques haineux que la Commission, les tribunaux sur les droits de la personne et la Cour fédérale, par voie de contrôle judiciaire, pouvaient interpréter et appliquer, comme ils en étaient tenus par la Déclaration canadienne des droits, d’une manière compatible avec la liberté de parole[19]. Cette liberté d’expression était une préoccupation légitime comme l’a bien mis en évidence l’arrêt de la Cour suprême rendu en 1990 dans l’affaire Taylor[20]. Dans cette affaire, la validité de l’article 13 était attaquée au motif qu’il portait atteinte à la liberté d’expression garantie par le paragraphe 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Les sept juges ont unanimement convenu que l’article 13 empiétait effectivement sur cette liberté, mais quatre d’entre eux ont jugé qu’il se justifiait au regard de l’article premier de la Charte. Tout en notant que l’article en question était plus étendu en fait d’application que les dispositions du Code criminel régissant la propagande haineuse, puisqu’il n’exigeait pas l’intention d’inciter à la haine ou au mépris, les juges ont majoritairement fait observer néanmoins que les procédures et sanctions prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne limitaient moins restrictivement la liberté d’expression. Ainsi que l’a exprimé le juge en chef Dickson :

… puisqu’il s’applique dans le contexte des procédures et des dispositions réparatrices prévues par la Loi canadienne sur les droits de la personne, le par. 13(1) a peu d’effet sur l’imposition de sanctions morales, financières ou d’incarcération, son but premier étant de profiter directement à ceux qui sont susceptibles d’être exposés aux maux de la propagande haineuse. Je suis donc d’avis que le par. 13(1) n’impose pas un degré de restriction trop sévère à la liberté d’expression et que la troisième condition du critère de proportionnalité de l’arrêt Oakes est respectée[21].

Toutefois, trois des sept juges ont conclu que la restriction à la liberté d’expression était démesurée et qu’ils auraient invalidé l’article 13.

L’arrêt de la Cour suprême explique, à mon avis, la raison qui sous-tend l’approche très prudente du Parlement à l’égard de l’article 13 en vue de remédier aux messages haineux dans le contexte des dispositions réparatrices de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il écarte aussi toute idée voulant que la Cour ait implicitement le pouvoir de décerner des injonctions interlocutoires pour mettre fin aux communications incriminées avant qu’un tribunal administratif n’ait pleinement entendu la cause. Après tout, une injonction interlocutoire peut être obtenue sur témoignage par voie d’affidavit en alléguant simplement qu’une « question grave » a été soulevée quant à la bienséance des messages. La violation d’une injonction fondée sur pareil témoignage entraîne des sanctions pénales, ce que la Loi n’envisage pas avant qu’un tribunal n’ait pleinement entendu la cause et constaté l’infraction au paragraphe 13(1), l’émission de l’ordonnance d’interdiction et la violation de celle-ci. C’est à ce stade seulement que la Loi envisage le recours aux procédures d’outrage au tribunal.

Pour les raisons qui précèdent, je trouve difficile, en l’absence de toute compétence expressément donnée à la Cour de délivrer une injonction interlocutoire en attendant qu’un tribunal administratif ait tranché la question aux termes du paragraphe 13(1), d’inférer qu’il existe une « réparation » ou un « recours », « en vertu du droit canadien » (selon les termes mêmes de l’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale). Cela veut dire que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne conforte pas, à mon avis, le simple octroi par la loi à la Cour du pouvoir général de recourir aux injonctions. Elle ne reconnaît à personne un droit quelconque dont l’exercice peut être assuré par une injonction interlocutoire.

La situation ne me semble pas différer de celle que la Cour a connue dans l’affaire Winmill c. Winmill[22]. Il était question, en l’espèce, de la possibilité que la Section de première instance de la Cour fédérale ait compétence pour prononcer un divorce en vertu de la Loi sur le divorce[23]. Cette Loi crée le droit au divorce et en détermine les motifs, toutes ces questions relevant, à n’en pas douter, de l’autorité du Parlement. Elle donnait compétence à certaines cours provinciales d’accorder le divorce à condition que les parties requérante ou intimée aient ordinairement résidé dans la province pendant au moins un an. Comme ce n’était pas le cas en l’occurrence, la partie requérante a intenté une action devant la Section de première instance de la Cour fédérale [Winmill c. Winmill, [1974] 1 C.F. 539 en s’appuyant sur l’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10]; elle soutenait qu’aucune autre cour de justice n’étant habilitée à accorder le divorce si les intéressés n’avaient pas résidé au moins un an dans la province, la Section de première instance de la Cour fédérale devait jouir de cette compétence. Tant la Section de première instance que la Cour d’appel fédérale ont rejeté cet argument. Voici ce que le juge Thurlow avait à dire à ce sujet :

… il n’existe aucun droit positif relatif au divorce a vinculo, hors de la Loi sur le divorce, et ce droit positif créé par la Loi est expressément soumis aux conditions de l’article 5, qui n’autorise la présentation d’une requête que devant certaines cours supérieures provinciales et pose comme condition que le requérant ou son conjoint ait résidé dans la province pendant une période d’un an précédant immédiatement la présentation de la requête. En supposant à cette fin que l’on puisse présumer que la Cour fédérale aurait autrement compétence en matière de divorce, ce qui est pour le moins douteux, il me semble en découler « de façon précise » que l’intention du Parlement était de ne pas conférer à la Cour fédérale de compétence en matière de divorce, et cette interprétation est à mon avis étayée par la disposition spéciale de l’alinéa 5(2)b) en vertu duquel la Cour fédérale est compétente dans certaines circonstances particulières qui y sont définies[24].

(Les « circonstances particulières » en question où la Cour fédérale était habilitée à juger, mettent en cause des situations où les deux parties présentent le même jour une requête en divorce dans des provinces différentes.) De même dans ce cas-ci, et bien que la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoie un recours ou une réparation faisant suite à une plainte déposée aux termes du paragraphe 13(1) et se traduisant ultimement par une ordonnance d’interdiction décernée par le tribunal après audition complète de l’affaire, il ne faut pas, pour autant, déduire de l’article 25 de la Loi sur la Cour fédérale qu’un recours semblable, bien que provisoire, peut être obtenu de la Section de première instance de la Cour fédérale.

L’interdiction frappant les messages téléphoniques haineux dans la Loi canadienne sur les droits de la personne ne peut, elle non plus, faire naître un droit implicite quelconque d’engager une action fondée sur la loi fédérale, même si la Loi ne l’énonce pas expressément, droit qui serait exercé par voie d’injonction. À titre d’observation générale, on peut dire, tout d’abord, qu’une infraction à la loi n’entraîne pas automatiquement un droit de poursuite[25]. Plus précisément, la Cour suprême a statué que la législation sur les droits de la personne ne donne pas implicitement naissance à de nouveaux motifs d’intenter des actions au civil une fois qu’elle comporte un ensemble complet de mesures réparatrices. Dans l’affaire Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria[26], on a allégué que le fait de priver quelqu’un d’une possibilité d’emploi, prétendument en raison de son origine ethnique, constituait un acte discriminatoire. La supposée victime a intenté une poursuite en dommages-intérêts et la Cour d’appel de l’Ontario a statué qu’un nouveau tort avait été créé en common law fondé sur la politique publique énoncée dans l’Ontario Human Rights Code [R.S.O. 1970, ch. 318], qui s’apparente beaucoup à la Loi canadienne sur les droits de la personne. Sur pourvoi devant la Cour suprême, celle-ci a statué qu’aucun droit de poursuite semblable n’avait été créé; la législature ontarienne a bien expressément garanti, dans la loi, le droit à la non-discrimination ainsi que les moyens de recours, y compris l’indemnisation pour déni de ce droit. Comme l’a écrit le juge en chef Laskin :

En l’espèce, les modalités d’application établies par The Ontario Human Rights Code vont de l’application administrative par des procédures de plainte et de règlement jusqu’à l’application judiciaire ou quasi judiciaire par des comités d’enquête. Ces comités sont investis d’un large pouvoir réparateur qui englobe le pouvoir d’accorder une indemnité (en fait des dommages-intérêts), et des droits étendus d’appel assurent l’application par tout l’appareil judiciaire, de sorte que des actions fondées sur le Code pourraient éventuellement aboutir devant cette Cour. La Cour d’appel de l’Ontario n’a pas estimé que ces modalités excluent un recours fondé sur la common law. D’ailleurs elle a dit (et je reprends les propos du juge Wilson) :

[traduction] Et le Code ne contient, à mon avis, aucune expression d’une intention de la part du législateur d’exclure le recours fondé sur la common law. Bien au contraire, car l’al. 14a) paraît faire de la nomination d’un comité d’enquête chargé de s’enquérir sur une plainte formulée en vertu du Code, une question qui relève du pouvoir discrétionnaire du ministre.

J’aurais pensé que cela affermit plutôt que n’affaiblit l’intention de la Législature qui est de faire relever exclusivement du Code l’application de ses prescriptions de fond[27].

Le raisonnement de l’intimée porterait également à conclure que la Section de première instance peut délivrer une injonction pour tout motif de distinction illicite prohibé par la Loi canadienne sur les droits de la personne, que cette distinction soit réelle ou appréhendée. Cependant, la Cour d’appel a expressément statué qu’elle ne peut conclure à l’existence d’une pratique discriminatoire au sens de la Loi en vue de décerner une injonction permanente. Comme l’a dit le juge d’appel Le Dain :

La Cour ne peut conclure qu’il y a eu acte discriminatoire au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’organisme spécialisé et les tribunaux créés par la Loi sont investis de la compétence nécessaire pour émettre une telle conclusion. Celle-ci met en cause une question de fait qui doit être déterminée au terme d’une enquête menée par la Commission et d’une audience tenue par un tribunal des droits de la personne[28].

Même si cette affaire ne comportait pas une requête en injonction interlocutoire, il me semble que le raisonnement qui la sous-tend—c’est-à-dire l’attribution au tribunal d’un rôle spécialisé à l’effet de déterminer s’il y a eu acte discriminatoire—est également pertinent pour savoir si la Section de première instance de la Cour fédérale peut décerner une injonction provisoire simplement fondée sur l’avis qu’une grave question a surgi quant à l’existence possible d’une pratique discriminatoire.

Il va sans dire que la conclusion voulant que la Section de première instance de la Cour fédérale ne puisse pas décerner une injonction interlocutoire dans ces circonstances, ne constitue d’aucune façon une approbation des messages offensants et rebutants en question dont on a conclu, après audition pleine et entière, qu’ils violaient le paragraphe 13(1) de la Loi. Je ne doute pas que leur diffusion continue en attendant les délibérations d’un tribunal des droits de la personne était une cause de frustration pour les victimes et qu’elle porte atteinte, dans une certaine mesure, à l’intérêt public. Cependant, une procédure accélérée pourrait peut-être mieux remédier à ce genre de situation. Le Tribunal a, en l’espèce, mis plus d’un an pour statuer après avoir entendu les témoignages, ce qui surprend un peu considérant que les données de fait essentielles concernant la diffusion des messages n’ont pas, semble-t-il, été contestées. Si l’on estime, toutes réflexions faites, qu’on ne peut amener les tribunaux à tenir audience et à trancher plus rapidement, et qu’une mesure de redressement provisoire s’impose, il faudrait alors modifier la Loi et autoriser le Tribunal ou la Section de première instance de la Cour fédérale à décerner des ordonnances interlocutoires. La question de savoir si de telles mesures se justifieraient au regard de l’article premier de la Charte, nécessitera peut-être un examen judiciaire plus approfondi.

Cette conclusion ne constitue guère non plus une affirmation du droit des cours supérieures provinciales d’intervenir par voie d’injonctions interlocutoires en pareilles circonstances. Les motifs énoncés ci-haut concluant que la Loi canadienne sur les droits de la personne n’a envisagé ni expressément ni implicitement des mesures de redressement interlocutoires dans ces situations, ferait également obstacle à l’intervention des cours supérieures provinciales. J’admets qu’un certain courant jurisprudenciel favorise l’attribution à une cour supérieure provinciale d’un rôle complémentaire touchant les recours institués par les lois. Le cas le plus notable à ce sujet est celui de B.M.W.E. v. Canadian Pacific Ltd.[29] sur lequel s’est fermement appuyé l’avocat de l’intimée. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a, en l’espèce, confirmé un arrêt de la Cour suprême de cette province décernant une injonction visant à interdire à la Canadian Pacific de modifier son horaire de travail en attendant que le juge-arbitre ait tranché un grief déposé en vertu d’une convention collective. Cette convention puisait sa validité dans le Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2] lequel ne prévoyait aucune mesure de redressement interlocutoire semblable jusqu’à la conclusion de l’arbitrage. Je formulerais quatre commentaires sur ce cas. En premier lieu, la Cour d’appel a quelque peu insisté sur le fait que les parties avaient consenti à l’arbitrage, laissant entendre par là que le tribunal ne contribuait essentiellement qu’à mettre en œuvre cet accord, ce qui diffère du cas présent. En deuxième lieu, la Cour suprême est actuellement saisie de cette décision, le pourvoi devant cette Cour ayant été autorisé[30]. Troisièmement, certains tribunaux se sont prononcés différemment dans d’autres provinces au sujet des injonctions décernées par les cours provinciales à titre d’appoint aux mesures réparatrices des tribunaux institués conformément aux lois. La Cour d’appel de Terre-Neuve dans l’affaire United Steelworkers of America, Local 5795 v. Iron Ore Company of Canada[31] et celle de la Saskatchewan dans l’affaire Burkart v. Dairy Producers Co-operative Ltd.[32] ont statué qu’elles ne pouvaient intervenir par voie d’injonction interlocutoire si la question de fond avait été confiée pour règlement à une commission établie par la loi. Plus spécialement, dans Lamont v. Air Canada et al.[33], la haute Cour de l’Ontario a statué qu’un tribunal supérieur provincial ne peut décerner une injonction pour maintenir le statu quo alors que le demandeur exerce un recours auprès d’un organisme fédéral créé par une loi (la Commission canadienne des droits de la personne) sur lequel le tribunal en question n’exerce aucun droit de regard. La Cour a déclaré alors qu’une injonction interlocutoire visait à sauvegarder un droit que le demandeur pouvait faire valoir auprès du tribunal décernant l’injonction. Quatrièmement, la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire B.M.W.E. s’appuie en partie sur l’article 36 du Law and Equity Act de cette province[34] lequel s’apparente à l’article 44 de la Loi sur la Cour fédérale, une disposition qui, pour les raisons déjà exposées, n’a pas pour effet de donner compétence à un tribunal lorsqu’il n’existe aucun droit légal ou juste à protéger[35].

Un autre point appelle des commentaires. Le juge du procès a laissé entendre dans ses conclusions exhaustives, que la Commission se substitue au procureur général du Canada en qualité de représentante de l’intérêt public, habilitée à demander au tribunal l’application de la loi. Selon mon interprétation de la loi, la Commission est un organisme indépendant et distinct du procureur général. Elle ne prend aucune directive de celui-ci et peut en fait, se retrouver, en tant que partie adverse, face à lui dans des procédures de contrôle judiciaire où il n’est pas rare que des ministères fédéraux canadiens fassent l’objet de mesures exécutoires de la part de la Commission. La question de savoir si la Commission a jamais eu, comme telle, qualité pour demander pareille injonction n’a pas été débattue et je ne statue pas là-dessus[36]. La seule autorité expresse dont jouit la Commission pour se présenter en tant que partie à une affaire se limite à comparaître aux audiences ou à demander au tribunal d’exiger la divulgation d’informations à ses enquêteurs[37]. Les comparaisons avec l’habilitation discrétionnaire accordée à des demandeurs qui cherchent à obtenir des déclarations d’inconstitutionnalité, ne sont pas pertinentes au regard de l’habilitation relative aux injonctions[38].

Je suis par conséquent d’avis que la Section de première instance a incorrectement interprété la Loi canadienne sur les droits de la personne en disant que celle-ci autorisait implicitement la délivrance d’une injonction interlocutoire. Même si la Cour avait compétence in personam à l’égard des appelants, et qu’une loi fédérale valide et pertinente s’appliquait aux questions en litige, cette loi ne « confortait » pas la délivrance d’une injonction dans de telles circonstances.

Dispositif

J’estime donc que l’appel devrait être accueilli et l’injonction interlocutoire décernée le 27 mars 1992, annulée.

Les appelants ayant eu gain de cause ont droit aux dépens en l’espèce et devant la Section de première instance. Cependant, la Cour dans une autre décision rendue aujourd’hui dans la même affaire au sujet de l’appel d’une condamnation pour outrage au tribunal suite à la violation de la présente injonction, a confirmé les amendes infligées aux appelants. D’après le greffe de la Cour, ces amendes n’ont pas été acquittées bien que la Cour n’en ait pas suspendu le paiement en même temps qu’elle sursoyait à l’ordonnance de détention en attendant qu’il soit statué sur l’appel interjeté de la condamnation pour outrage. J’estime qu’il est loisible à la Cour d’interdire aux appelants toute nouvelle démarche dans le cadre de cette procédure jusqu’à ce qu’ils aient versé les amendes en souffrance sanctionnant l’outrage au tribunal[39]. Par conséquent, j’assortirais l’ordonnance accordant les dépens aux appelants de la condition qu’ils ne puissent plus rien entreprendre devant la Cour dans le cadre de la présente instance, y compris la fixation d’un rendez-vous aux fins de taxation ou la signification d’une copie de l’état des frais, jusqu’à ce que les amendes en question aient été totalement acquittées.

Le juge Linden, J.C.A. : J’y souscris.



[1] Mon collègue le juge Strayer attribue correctement l’origine de l’art. 44 à la Supreme Court of Judicature Act, 1873 (U.K.), 36 & 37 Vict., ch. 66. Il est peut-être intéressant de noter que, plus près de nous, une autre source de cette disposition se retrouve dans la Règle 242 des Règles et ordonnances générales de la Cour de l’Échiquier, laquelle ne conférait certainement aucune compétence à la Cour. Voici ce qu’énoncait cette règle juste avant l’entrée en vigueur de la Loi sur la Cour fédérale :

RÈGLE 242

Injonctions et séquestres

Une injonction peut être accordée ou un séquestre désigné par une ordonnance interlocutoire de la Cour chaque fois qu’il semble juste ou convenable à la Cour de rendre une telle ordonnance; et toute ordonnance de ce genre peut-être rendue ex parte ou sur avis …

[2] L.R.C. (1985), ch. H-6.

[3] [1994] 3 C.F. 551(C.A.).

[4] La Section de première instance a décerné des injonctions interlocutoires semblables dans au moins un autre cas : voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Heritage Front, [1994] 1 C.F. 203(1re inst.)

[5] L.R.C. (1985), ch. F-7.

[6] [1986] 1 R.C.S. 752, à la p. 766.

[7] (R.-U.), 36 & 37 Vict., ch. 66.

[8] Siskina (Owners of cargo lately laden on board) v. Distos Compania Naviera S.A., [1979] A.C. 210 (H.L.), à la p. 254.

[9] Aux terms de l’art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour a compétence pour décerner des injonctions dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire sans qu’il soit besoin d’intenter une action.

[10] [1983] Q.B. 34 (C.A.).

[11] Ibid., à la p. 45.

[12] Voir généralement Spry, The Principles of Equitable Remedies : Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages (4e éd., 1990) aux p. 323 à 326; Sharpe Injunctions and Specific Performance (2e éd.) par. 1.1100 à 1.1140.

[13] Sharpe, ibid., aux par. 5.40 à 5.70.

[14] Débats de la Chambre des communes, vol. III, 2e sess., 30e lég., 11 février 1977, à la p. 2976.

[15] Les art. 281.1 et 281.2 adoptés dans S.R.C. 1970 (1er Supp.), ch. 11, art. 1, aujourd’hui les article 318 et 319 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

[16] Voir p. ex. : R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, aux p. 773 à 775 au sujet de l’infraction consistant à sciemment communiquer des messages incitant à la haine comme l’interdit l’art. 319(2).

[17] [1990] 3 R.C.S. 892, à la p. 924.

[18] S.C. 1960, ch. 44.

[19] La Cour suprême a majoritairement reconnu cela dans Taylor, supra, note 17, à la p. 930.

[20] Supra, note 17.

[21] Ibid., p. 940.

[22] [1974] 1 C.F. 686(C.A.).

[23] S.R.C. 1970, ch. D-8.

[24] Supra, note 22, à la p. 690.

[25] R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205. Il peut arriver que le procureur général puisse, cependant, demander une injonction pour prévenir des infractions à certaines lois. Voir Sharpe, supra, note 12, par. 3.190 à 3.390.

[26] [1981] 2 R.C.S. 181.

[27] Ibid., à la p. 194.

[28] Lodge c. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1979] 1 C.F. 775(C.A.), à la p. 784.

[29] (1994), 93 B.C.L.R. (2d) 176 (C.A.).

[30] 20 juillet 1995, C.S.C. Bulletin 1995, à la p. 1231.

[31] (1984), 45 Nfld. & P.E.I.R. 150 (C.A.).

[32] (1990), 74 D.L.R. (4th) 694 (C.A. Sask.).

[33] (1981), 34 O.R. (2d) 195 (H.C.).

[34] R.S.B.C. 1979, ch. 224.

[35] Supra, notes 7 à 12, et texte connexe.

[36] Voir cependant Saskatchewan (Human Rights Commission) v. Bell (1991), 88 D.L.R. (4th) 71 (B.R. Sask.), aux p. 94 à 99 où il a été statué que même si le Saskatchewan Human Rights Code [S.S. 1979, ch. S-24.1] interdit expressément la délivrance d’injonctions, la Commission n’a pas suffisamment d’intérêt pour être habilitée à demander une telle injonction.

[37] Loi canadienne sur les droits de la personne, art. 50(1), 51, 58.

[38] Voir p. ex. Sharpe, supra, note 12, au par. 3.600.

[39] Nintendo of America Inc. c. 131865 Canada Inc. (1991), 36 C.P.R. (3d) 346 (C.F. 1re inst.); voir généralement 9 Halsbury’s Laws of England (4e éd., 1974), au par. 106.

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