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[1997] 1 C.F. 800

A-455-95

Sa Majesté la Reine, représentée par le ministre des Transports (appelante) (défenderesse)

c.

Eileen Grace Bahlsen (intimée) (demanderesse)

Répertorié : Bahlsen c. Canada (Ministre des Transports) (C.A.)

Cour d’appel, juge en chef Isaac, juges Pratte et McDonald, J.C.A.—Ottawa, 5 mars et 25 novembre 1996.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l’égalité Appel d’un jugement de la Section de première instance statuant que l’art. 3.18 du Manuel de licences du personnel publié par Transports Canada est contraire à l’art. 15 de la CharteL’art. 3.18 dispose que les personnes atteintes de diabète sucré pouvant être contrôlé sans l’administration d’un médicament sont aptes à piloter un avionL’intimée, souffrant de diabète insulinodépendant, s’est vu refuser un certificat médical en vue de l’octroi d’une licence de pilote privéL’art. 3.18 contrevient à l’art. 15(1) de la Charte parce qu’il établit une distinction sur la base d’une déficience physiqueIl dispose que tous les diabétiques insulinodépendants sont inaptes à piloter un appareil, abstraction faite du risque individuel d’incapacitéLe risque individuel d’incapacité n’a jamais été déterminéL’intimée ne peut obtenir un certificat médical à cause d’une présumée caractéristique de groupe, c’est-à-dire la possibilité que son diabète insulinodépendant entraîne son incapacitéLa disposition contestée constitue cependant une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte.

Droit constitutionnel Charte des droits Clause limitative L’art. 3.18 du Manuel de licences du personnel de Transports Canada, disposant que les personnes atteintes de diabète sucré pouvant être contrôlé sans l’administration d’un médicament sont aptes à piloter un avion, a été jugé contraire aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15(1) de la CharteLe juge de première instance a statué que l’art. 3.18 n’était pas proportionnel à l’objectif de la sécurité en vol étant donné qu’il ne portait pas atteinte « le moins possible » aux droits à l’égalité des diabétiques insulinodépendantsLa C.S.C. a adopté une démarche souple dans l’application du critère énoncé dans Oakes pour la justification prévue à l’article premier de la CharteLe juge de première instance a imposé une interprétation rigide du critère de l’arrêt OakesCette interprétation ne reflète pas le respect qu’il est approprié de démontrer à l’égard du législateurIl ne s’est pas non plus référé au contexte de l’art. 3.18, notamment à l’engagement du Canada d’adopter des mesures semblables à celles de l’Organisation de l’aviation civile internationale concernant l’octroi de licences aux diabétiques insulinodépendants et aux opinions médicales contradictoires sur l’octroi d’une licence à cette catégorie de personnesIl y avait un motif raisonnable de conclure que l’art. 3.18 respecte dans toute la mesure possible les droits garantis par la CharteL’objectif législatif urgent et réel (la sécurité en vol) a préséance sur l’atteinte minimale aux droits à l’égalité.

Droit aérien L’art. 3.18 du Manuel de licences du personnel publié par Transports Canada dispose que les personnes atteintes de diabète sucré pouvant être contrôlé sans l’administration d’un médicament sont aptes à piloter un avionL’intimée, souffrant de diabète insulinodépendant, s’est vu refuser un certificat médical en vue d’obtenir une licence de pilote privéL’art. 3.18 est contraire aux droits à l’égalité garantis par l’art. 15(1) de la Charte, mais il est justifié au regard de l’article premier de la CharteLe contexte de la disposition contestée est le suivant : en tant que signataire de la convention internationale sur la sécurité aérienne, le Canada s’est engagé à adopter des règles concernant l’octroi de licences à des diabétiques qui sont semblables à celles de l’OACIAucun autre État n’accorde de licences à des diabétiques insulinodépendants pour effectuer des vols en soloIl n’y a pas de consensus médical sur la sécurité ayant trait aux vols en solo effectués par des pilotes insulinodépendantsLa sécurité en vol est un objectif urgent et réelL’art. 3.18 respecte dans toute la mesure possible les droits garantis par la Charte.

Il s’agit d’un appel d’un jugement de la Section de première instance qui a statué que l’art. 3.18 du Manuel de licences du personnel de Transports Canada était contraire à l’art. 15 de la Charte. L’art. 3.18 dispose que les personnes atteintes de diabète sucré pouvant être contrôlé sans l’administration d’une substance anti-diabétique sont déclarées aptes à piloter un avion. L’intimée souffre de diabète insulinodépendant (DID) et s’injecte de l’insuline trois fois par jour. En 1991, et de nouveau en 1992, on lui a refusé un certificat médical en vue d’obtenir une licence de pilote privé de catégorie 3 en s’appuyant sur les art. 3.18 et 4.17 du Manuel de licences du personnel. Le juge de première instance a conclu que l’article 3.18 établissait une distinction à l’encontre d’une catégorie particulière d’individus, c’est-à-dire les diabétiques insulinodépendants. Il a de plus affirmé que le DID est une forme de déficience physique. Puisque l’article 3.18 établit une distinction à l’encontre de tous les diabétiques insulinodépendants, non pas sur la base « des mérites et capacités d’un individu », mais à cause de « caractéristiques personnelles attribuées à un individu seulement en raison de son association avec un groupe », il a conclu que l’article était incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte. Il a aussi statué que l’article 3.18 ne représentait pas une limite raisonnable imposée par une règle de droit au sens de l’article premier de la Charte parce qu’il n’était pas proportionnel à l’objectif d’assurer la sécurité en vol et parce qu’il ne portait pas « le moins possible » atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée. L’article 3.18 constitue une interdiction générale et absolue, alors que la preuve ne démontre pas que l’évaluation individuelle des personnes faisant partie de la catégorie visée par la distinction était impossible ou irréaliste.

Les questions en litige étaient les suivantes : (1) l’article 3.18 établit-il une distinction à l’encontre de l’intimée en raison de sa déficience physique au sens du paragraphe 15(1) de la Charte; et (2) l’article 3.18 constitue-t-il une atteinte minimale au droit à l’égalité garanti par l’art. 15(1).

Arrêt : l’appel doit être accueilli.

(1) L’art. 3.18 contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’il établit une distinction à l’encontre de l’intimée sur la base de sa déficience physique. L’article 3.18 dispose que les diabétiques insulinodépendants sont médicalement inaptes à obtenir une licence de pilote privé parce que, par définition, ce type de diabète ne peut être contrôlé sans l’administration d’une substance anti-diabétique. Le principe sous-jacent de cet article est que, peu importe les caractéristiques ou la situation individuelle d’une personne atteinte de diabète insulinodépendant, cette personne court le risque de subir un incident entraînant son incapacité en cours de vol. Par conséquent, cette personne, abstraction faite de son risque individuel d’incapacité, est jugée inapte. L’article 3.18 met l’accent sur la déficience physique — le DID ou diabète insulinodépendant — et établit une distinction fondée sur cette déficience. Le risque individuel d’incapacité de l’intimée n’a jamais été déterminé parce que l’article 3.18 ne lui permet pas de démontrer son aptitude sur le plan médical. Au contraire, cet article l’empêche d’obtenir un certificat médical de catégorie 3 à cause d’une présumée caractéristique de groupe, c’est-à-dire la possibilité d’une incapacité causée par le diabète insulinodépendant.

(2) Le ministre avait un fondement raisonnable, d’après les faits, pour conclure que l’article 3.18 porte le moins possible atteinte aux droits à l’égalité des diabétiques insulinodépendants. Les décisions concernant la Charte prises par la Cour suprême depuis R. c. Oakes démontrent une application beaucoup plus souple du critère énoncé dans cet arrêt que celles adoptées par le juge de première instance en l’espèce. Dans l’adoption de lois poursuivant un objectif urgent et réel, le législateur n’est pas tenu, aux termes de l’article premier, de choisir la méthode qui porte absolument le moins possible atteinte aux droits visés. Ce qui est « le moins possible » va bien sûr varier selon l’objectif du gouvernement et les moyens dont il dispose pour l’atteindre. Lorsque le législateur doit tenir compte de preuves contradictoires sur le plan social ou scientifique, les tribunaux doivent lui laisser une certaine latitude pour lui permettre d’atteindre un juste équilibre. Le juge de première instance a imposé une interprétation rigide du critère de l’arrêt Oakes qui ne reflète pas le respect qu’il serait approprié de démontrer à l’égard du législateur. Dans la réglementation des mesures de sécurité applicables à l’exploitation des avions, le gouvernement doit mettre en balance l’intérêt public au regard de l’intérêt individuel des pilotes diabétiques qui demandent à avoir accès à tous les types de licence de pilote. La preuve scientifique concernant l’aptitude des diabétiques insulinodépendants à voler en solo en toute sécurité est contradictoire. Dans ces circonstances, le gouvernement doit avoir une certaine latitude pour parvenir à un juste équilibre entre les droits individuels et la sécurité du public, et pour adopter des normes d’octroi de licence qui tiennent compte des contradictions qui ressortent de la preuve médicale.

Le juge de première instance ne s’est pas non plus référé au contexte de l’article contesté. Le Canada, en tant que signataire de la convention internationale sur la sécurité aérienne, s’est engagé à adopter des mesures semblables à celles de l’Organisation de l’aviation civile internationale concernant l’octroi de licences à des diabétiques insulinodépendants pour piloter un avion ou, du moins, à informer cet organisme chaque fois qu’il s’écarte de ses normes. Aucun autre État n’a autorisé l’octroi de licences à des diabétiques insulinodépendants pour voler en solo sur la distance que doit parcourir l’intimée et le nombre d’heures qu’elle est tenue d’accomplir. Les normes médicales contestées ont été mises au point en s’appuyant sur l’avis d’experts en endocrinologie et en médecine aéronautique. La preuve indique que, lorsque les experts sont d’accord pour dire qu’il n’y aurait pas de risque pour la sécurité, les normes médicales sont assouplies. Toutefois, les experts ne sont pas arrivés à un consensus sur la question de savoir si les diabétiques insulinodépendants pouvaient être autorisés à piloter seuls en toute sécurité. Ils ont reconnu qu’il était impossible de prédire avec certitude si un diabétique insulinodépendant aura une réaction susceptible d’entraîner son incapacité.

Pour ce qui a trait au dernier élément du critère de proportionnalité, puisque l’atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée était minimale, l’objectif urgent et réel du législateur a préséance sur celle-ci.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15(1).

Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, art. 4.9 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 7).

Règlement de l’Air, C.R.C., ch. 2, art. 403(1)d) (mod. par DORS/82-1036, art. 2).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; (1995), 127 D.L.R. (4th) 1; 100 C.C.C. (3d) 449; 62 C.P.R. (3d) 41; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 25 C.C.E.L. 255; 10 C.H.R.R. D/5719; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; (1986), 35 D.L.R. (4th) 1; 30 C.C.C. (3d) 385; 87 CLLC 14,001; 55 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 1; 71 N.R. 161; 19 O.A.C. 239; Hines v. Registrar of Motor Vehicles (N.S.) et al. (1990), 99 N.S.R. (2d) 167; 73 D.L.R. (4th) 491; 270 A.P.R. 167; 13 C.H.R.R. D/154; 3 C.R.R. (2d) 86 (C.S.); La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335.

DÉCISION CITÉE :

McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1.

DOCTRINE

Transports Canada. Aviation. Manuel de licences du personnel : vol. 3 : conditions médicales, 2e éd. Ottawa : Approvisionnements et Services Canada, 1990.

United States. Department of Transportation. Federal Aviation Administration. Risk Analysis of Certifying Insulin-Taking Diabetic Private Pilots.

APPEL d’un jugement de la Section de première instance (Bahlsen c. Canada (Ministre des Transports) (1995), 97 F.T.R. 81 (C.F. 1re inst.)), déclarant que l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel de Transports Canada était contraire à l’article 15 de la Charte et ne représentait pas une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Appel accueilli.

AVOCATS :

James N. Shaw, pour l’appelante.

David J. Corry, pour l’intimée.

PROCUREURS :

Le sous-procureur général du Canada, pour l’appelante.

Bennett Jones Verchere, Calgary, pour l’intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge en chef Isaac : Il s’agit d’un appel d’un jugement de la Section de première instance [(1995), 97 F.T.R. 81], rendu le 30 juin 1995, dans lequel l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel (2e édition), volume 3 : conditions médicales, publié par Transports Canada, et ses modifications, a été jugé contraire au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) et donc invalide. Le juge de première instance a suspendu sa déclaration d’invalidité pour une période de 90 jours après la date du jugement afin de donner à Transports Canada la possibilité de modifier l’article pour se conformer aux motifs de sa décision.

L’appel a été intenté parce qu’on a refusé à l’intimée une licence de pilote privé en s’appuyant sur l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel.

LES FAITS

Au moment de l’instruction, l’intimée avait 31 ans. En novembre 1987, pendant sa première grossesse, elle a appris qu’elle était diabétique. Après sa grossesse, son état s’est normalisé, mais les symptômes sont réapparus en avril 1988. Elle a consulté son endocrinologue, le Dr Stuart Ross, qui a diagnostiqué un diabète insulinodépendant (DID) ou diabète de type I.

Après le deuxième diagnostic, l’intimée a suivi en consultation externe un traitement contre le diabète à la clinique de l’Hôpital Foothills à Calgary, où elle s’est familiarisée avec les symptômes du diabète et les techniques d’auto-contrôle sous la supervision d’un endocrinologue. Elle a ensuite entrepris un programme d’auto-contrôle sous la supervision du Dr Ross. Elle est en contact fréquent avec son médecin, soit par téléphone ou fac-similé, et elle le consulte tous les six mois.

Les techniques d’auto-contrôle appliquées par l’intimée consistent principalement à vérifier sa glycémie en moyenne cinq fois par jour, à maintenir un régime alimentaire particulier, et à s’injecter de l’insuline trois fois par jour. Même pendant les périodes d’activité physique intense, comme pendant un match de hockey, elle est en mesure de contrôler et, au besoin, de rétablir sa glycémie en prenant du jus de fruit ou en s’injectant de l’insuline.

Le diabète est causé par une déficience du pancréas qui ne produit pas suffisamment d’insuline ou qui n’en produit pas du tout. En raison du manque d’insuline, le diabétique est incapable d’assimiler le glucose essentiel, ce qui provoque l’augmentation de la glycémie. Il y a deux types de diabète, soit le type I et le type II. Dans le diabète de type II, plus fréquent et moins grave, normalement le diabétique n’a pas besoin d’insuline et est en mesure de contrôler la maladie au moyen d’un régime alimentaire ou d’une médication hypoglycémique orale. Le diabète de type I est plus grave. Les personnes qui en sont atteintes, comme l’intimée, produisent peu d’insuline, ou pas du tout, et doivent leur survie à l’injection quotidienne d’insuline. Elles sont sujettes à des réactions hypoglycémiques lorsque la glycémie est trop basse. Les symptômes d’hypoglycémie sont nombreux : sensation de faim, palpitations cardiaques, tremblements des mains (réaction légère), étourdissements, vue brouillée et faiblesse (réaction moyenne), désorientation, manque de coordination et de jugement, perte de conscience et décès (réaction grave). Une réaction grave peut affecter le système nerveux central et exige habituellement l’intervention d’une autre personne.

Une réaction légère, si elle n’est pas contrôlée promptement, peut rapidement devenir grave; une réaction hypoglycémique grave est habituellement, mais pas invariablement, précédée d’une réaction légère. Pour cette raison, les diabétiques de type I ont habituellement sur eux des bonbons ou des aliments à haute teneur en sucre qu’ils peuvent ingérer dès le début d’une légère réaction hypoglycémique. Grâce à cette collation riche en sucre, le diabétique essaie de rétablir rapidement, dans la mesure du possible, l’équilibre entre les niveaux d’insuline et de glycémie. Le diabétique de type I peut réduire le risque de réactions hypoglycémiques, mais il ne peut l’éliminer complètement.

Selon son témoignage, l’intimée souffre de réactions hypoglycémiques légères, en général deux à trois fois par semaine, mais elle réussit toujours à prendre les mesures correctrices immédiates grâce à un programme d’auto-contrôle qu’elle suit attentivement sur les recommandations de son endocrinologue. Elle a toujours sur elle des bonbons, comme des Life Savers ou des barres Mars. L’intimée a déclaré qu’elle n’a jamais fait de réaction hypoglycémique moyenne ou grave ni de réaction qui exige l’intervention d’une autre personne.

L’intimée a reconnu en contre-interrogatoire qu’une réaction hypoglycémique légère peut altérer le jugement et que, si elle n’est pas traitée, elle peut entraîner une réaction moyenne et ensuite une réaction grave. L’intimée a pris soin d’indiquer qu’elle ne laisserait pas une telle situation se produire.

L’intimée a déclaré que dans le contrôle quotidien de son état de santé, elle vise à maintenir des valeurs glycémiques situées dans une fourchette de 4 à 7 millimoles par litre. Mais elle a aussi précisé que les valeurs enregistrées dans son journal vont de 3 millimoles par litre (faible) jusqu’à 20 millimoles par litre (élevé). Une glycémie faible indiquerait que l’intimée a pris trop d’insuline, fait trop d’exercice ou qu’elle n’a pas assez mangé. À l’instruction, l’intimée a vérifié sa glycémie et indiqué qu’elle s’établissait à 13 millimoles par litre, à cause du stress.

L’intimée a conduit une voiture seule sur de longues distances et elle a piloté de petits avions en compagnie d’un co-pilote, sans incident. Elle a effectué, selon son estimation, plus de 500 heures de vol sur tous les types de petits avions, mais jamais en solo. Elle pilote en général une ou deux fois par semaine et n’a jamais eu de réaction hypoglycémique en vol. Elle a toujours un bonbon ou un jus de fruit à portée de la main pendant le vol. Elle fait ses tests de glycémie en vol sans difficulté. Toutefois, elle n’a jamais vérifié sa glycémie pendant qu’elle était aux commandes d’un appareil, même si elle était accompagnée par un autre pilote.

La licence de pilote de catégorie 3 que demande l’appelante autorise le titulaire de ce permis à piloter un monomoteur de jour seulement dans un espace aérien contrôlé, c’est-à-dire sous la surveillance d’un contrôleur aérien. L’une des conditions préalables à l’obtention d’une licence de catégorie 3 est l’accomplissement de douze heures de vol en solo, notamment un vol-voyage de cinq heures d’au moins 150 milles avec deux atterrissages autres qu’au point de départ[1].

En avril 1991, l’intimée a demandé au ministère des Transports un certificat médical pour obtenir sa licence de catégorie 3. Dans sa demande, elle mentionnait ses antécédents de diabète et le traitement qu’elle suivait alors[2]. Le 10 juin 1991, l’agent régional en médecine aéronautique a refusé sa demande en s’appuyant sur les articles 3.18 et 4.17 du Manuel de licences du personnel, qui disposent que le diabétique insulinodépendant ne peut obtenir de licence pour des raisons médicales. Le directeur régional de l’octroi des licences d’aéronef a confirmé ce refus dans une lettre en date du 12 juin 1991[3]. Le 1er novembre 1991, l’intimée a déposé une déclaration introductive d’instance qui est à l’origine du présent appel.

Par l’entremise de la Canadian Owners and Pilots Association, l’intimée a demandé que le directeur de la médecine aéronautique civile lui accorde une dérogation afin qu’elle soit exemptée des conditions de l’article 3.18[4]. Dans une lettre en date du 12 novembre 1991, le directeur a refusé cette dérogation et conseillé à l’intimée de différer sa poursuite judiciaire jusqu’à ce que les politiques du Ministère en matière d’octroi de licence à des diabétiques soient réexaminées au cours de la conférence de Santé et Bien-être social Canada prévue pour avril 1992.

En avril 1992, la conférence de Santé et Bien-être social Canada a eu lieu comme prévu, mais les participants ont conclu qu’il était impossible de recommander l’octroi de licences à des diabétiques insulinodépendants, sauf pour les licences de catégorie 4 et de contrôleur de la circulation aérienne.

Le 22 mai 1992, l’intimée a présenté une deuxième demande, qui a été rejetée pour la même raison que la première[5].

À l’instruction, chaque partie a produit des témoins experts. Tous les experts médicaux cités par les parties ont assisté à la conférence de Santé et Bien-être social Canada en avril 1992. L’intimée s’appuie sur le témoignage du Dr Stuart Ross, endocrinologue et professeur de médecine à l’University of Calgary qui se spécialise dans le traitement et l’étude du diabète. L’intimée le consulte depuis 1987.

Dans son affidavit, le Dr Ross a indiqué qu’il est à la fois possible et approprié d’évaluer individuellement un diabétique insulinodépendant pour déterminer s’il est apte à piloter un avion ou à conduire un véhicule. Cette évaluation devrait s’appuyer sur le questionnaire de l’Association canadienne du diabète pour les conducteurs de véhicules automobiles commerciaux souffrant de diabète de type I. Il est d’avis, d’après ces critères, que l’intimée présente de faibles risques d’hypoglycémie et qu’elle est médicalement apte à piloter un avion en toute sécurité. Le Dr Ross a également indiqué que la plupart des diabétiques sont en mesure de contrôler les épisodes hypoglycémiques avant que ceux-ci entraînent une incapacité, mais il reconnaît qu’en raison du déficit cognitif causé par l’hypoglycémie un diabétique pourrait ne pas déceler le début de sa réaction hypoglycémique[6]. Il a également reconnu en contre-interrogatoire que l’insulinothérapie intensive que suit l’intimée la place parmi « un groupe à risque élevé d’hypoglycémie ».

Le Dr Ross reconnaît que les endocrinologues à la conférence de Santé et Bien-être social Canada d’avril 1992 n’ont pas accepté à l’unanimité son opinion selon laquelle une personne atteinte de diabète insulinodépendant peut piloter seule un avion.

L’appelante a cité deux experts : le Dr John Dupré, endocrinologue et professeur de médecine à l’University of Western Ontario, qui se spécialise dans le traitement et l’étude du diabète, et le Dr Jennifer Gegg, docteur en médecine, pilote privé et experte en médecine aéronautique à Santé et Bien-être social Canada. Agent régional en médecine aéronautique pour la région de l’Ouest, c’est elle qui a refusé les demandes de l’intimée en vue d’obtenir une licence de catégorie 3 en 1991 et 1992.

Le Dr Dupré a indiqué dans son affidavit que dans une phase avancée du diabète et de ses complications, le diabétique peut subir des changements endocrinaux qui diminuent la possibilité de rétablissement spontané consécutif à un accident hypoglycémique et sa capacité à déceler le déclenchement de l’épisode, ce qui entraîne un « coma hypoglycémique ». Cet état ne peut pas être décelé chez la personne par des tests médicaux. En outre, le Dr Dupré a indiqué que le niveau habituel de compétence, de sang-froid et de connaissance de la maladie ne peut aider la personne atteinte à prédire son comportement au cours d’un épisode hypoglycémique moyen.

De l’avis du Dr Dupré, bien que des précautions appropriées puissent réduire le risque d’hypoglycémie chez des personnes atteintes de DID, il est impossible d’éliminer ce risque. À son avis, il est impossible de trouver des personnes insulinodépendantes qui ne risquent pas de faire de l’hypoglycémie. Parce que toutes les personnes atteintes de DID font face à ce risque, il est d’avis qu’il n’est pas « acceptable sur le plan de la sécurité » d’autoriser une personne atteinte de DID à piloter seule un avion. La forme de d’insulinothérapie intensive que suit l’intimée double approximativement son risque de faire de l’hypoglycémie grave par rapport à un patient qui ne reçoit pas ce genre de traitement intensif. Toutefois, il déclare dans sa déposition que certains diabétiques peuvent piloter en toute sécurité s’ils sont accompagnés d’un autre pilote qui est en mesure de prendre les commandes en cas d’accident hypoglycémique, et que deux de ses patients, des diabétiques de type I, ont des licences pour voler avec un co-pilote.

Comme les Drs Ross et Gegg, le Dr Dupré a assisté à la conférence à Ottawa en avril 1992. À son avis, la conférence avait pour but de déterminer si les experts étaient d’accord sur l’identification et la définition des conditions en vertu desquelles les personnes atteintes de DID peuvent obtenir en toute sécurité une licence de pilote. Comme le Dr Ross, il fait observer que même si les participants ne sont pas arrivés à un consensus, ils ont quand même fait des progrès modestes. Il déclare que les endocrinologues n’ont pas été en mesure de s’entendre parce qu’à cette époque les effets de l’insulinothérapie intensive sur les risques d’accident hypoglycémique n’étaient pas entièrement compris.

Le domaine de spécialité du Dr Gegg, soit la médecine aéronautique, porte sur l’étude de la physiologie humaine et de la médecine adaptée à l’aéronautique, plus particulièrement sur la physiologie en haute altitude. La médecine aéronautique englobe l’étude des effets d’une maladie dans ce milieu et les effets d’une maladie particulière sur l’exercice sécuritaire de certaines fonctions.

Dans son affidavit, le Dr Gegg fait observer que le Canada est membre de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), qui publie un manuel de médecine aéronautique civile. D’après ce manuel, en raison du déclenchement rapide et de la gravité des symptômes de l’hypoglycémie, l’insulinodépendance et la sécurité en vol sont des notions incompatibles.

Le Dr Gegg a déclaré dans sa déposition que la sécurité en vol est l’élément primordial dans l’élaboration des normes médicales de vol. Elle fait observer que, pour assurer une certaine souplesse et une certaine équité et éviter l’arbitraire inhérent aux exclusions générales, Santé et Bien-être social Canada a fixé le niveau de risque d’incapacité acceptable pour les pilotes de catégorie 3 (commerciaux) à 2 % par année, niveau qui, selon elle, est plus généreux que la norme européenne fixée à 1 % par année.

Le Dr Gegg a déclaré que, puisque le risque d’hypoglycémie pour un diabétique insulinodépendant est de 50 % pendant toute sa vie, et que la capacité de détecter l’hypoglycémie diminue avec le temps, ce risque d’hypoglycémie serait supérieur à 2 % par année et ne serait donc pas acceptable pour la délivrance d’une licence de catégorie 3.

Le Dr Gegg a fait observer que même si le titulaire d’une licence de catégorie 1 au Canada est un diabétique insulinodépendant, sa maladie a été diagnostiquée après qu’il a obtenu sa licence de catégorie 1, et qu’il ne peut plus maintenant voler qu’avec un co-pilote, ou en tant que co-pilote.

En contre-interrogatoire, le Dr Gegg a reconnu qu’en Australie la procédure d’octroi des licences permet à un pilote privé de piloter en solo, mais pour des périodes de 45 minutes seulement à la fois. Cette procédure n’est pas appropriée au Canada, selon son témoignage, parce que le pilote privé doit effectuer des vol-voyages en solo d’au moins deux heures.

Le dernier témoin de l’appelante est Lawrence Cundy, chef, Licences du personnel, Direction générale des normes de vol de Transports Canada. M. Cundy est chargé de l’élaboration, de la promulgation et de la modification des normes d’octroi des licences et de la délivrance des documents appropriés, notamment, des licences du personnel navigant au Canada.

M. Cundy est pilote depuis 1971 et il est titulaire de licences de pilote pour le transport aérien, les lignes aériennes commerciales et les hélicoptères. Il connaît bien le Manuel de licences du personnel. Selon lui, les normes canadiennes reflètent avec exactitude les normes internationales minimales établies par l’OACI pour les États membres. Les normes de l’OACI sont le document de base pour toutes les modifications apportées aux normes canadiennes.

M. Cundy indique que l’objectif qui sous-tend l’exigence d’un vol en solo pour la licence de catégorie 3 est de donner à l’élève-pilote la possibilité de faire la preuve qu’il peut prendre seul les décisions nécessaires en vol.

Il indique également qu’au cours d’un vol en condition d’air calme, un pilote peut contrôler l’appareil de façon assez efficace sans toucher au levier de commande, si celui-ci est bien ajusté. Toutefois, si l’appareil traverse une zone de turbulence légère ou modérée, le pilote doit être aux commandes presque en permanence. Dans ces circonstances, si le pilote ne tient pas le levier de commande et que l’avion fait un écart, l’équilibre est perturbé, mais ce degré de perturbation varie selon le type d’appareil.

MOTIFS DU JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE

Le juge de première instance a commencé son analyse par un examen de l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[7] et de l’analyse qui y est faite du paragraphe 15(1) et de l’article premier de la Charte. Au renvoi 8, il fait l’observation suivante[8] :

J’ai examiné les décisions récentes de la Cour suprême dans les arrêts Thibaudeau c. Ministre du Revenu national (1995), 182 N.R. 1 (C.S.C.), Egan et Nesbit c. Canada, (1995), 182 N.R. 161 (C.S.C.) et Miron et Vallière c. Trudel et al. (1995), 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253 (C.S.C.) tous datés du 25 mai 1995. Ces trois décisions reprennent l’analyse effectuée dans l’arrêt Andrews relativement à l’art. 15(1) et à l’article premier de la Charte. Au vu de ces décisions, je ne suis pas convaincu d’avoir à modifier la façon dont j’ai appliqué l’analyse de la Charte énoncée dans l’arrêt Andrews aux faits de l’espèce.

En appliquant les principes élaborés dans Andrews, le juge de première instance conclut que l’article 3.18 établit une distinction à l’encontre d’une catégorie particulière d’individus, c’est-à-dire les diabétiques insulinodépendants. Il affirme de plus que le DID est une forme de déficience physique. Puisque l’article 3.18 établit une distinction à l’encontre de tous les diabétiques insulinodépendants, non pas sur la base « des mérites et capacités d’un individu », mais à cause de « caractéristiques personnelles attribuées à un individu seulement en raison de son association avec un groupe », il conclut que l’article est incompatible avec le paragraphe 15(1) de la Charte.

Le juge de première instance se demande ensuite si cette violation est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Il fait observer que le fardeau de prouver la justification incombe à l’appelante et que ce fardeau est lourd.

Il conclut que l’objectif de l’article 3.18 est d’assurer la sécurité aérienne, qu’il définit comme étant [à la page 93] « non seulement la sécurité des individus qui cherchent à obtenir un certificat médical en vue de franchir successivement les étapes qui leur permettront d’obtenir une licence de pilote, mais aussi la sécurité de tous les membres du public qui pourraient d’une façon ou d’une autre être touchés par le fait que cette personne détient une licence de pilote ».

Le juge de première instance conclut que l’objectif ainsi défini est [aux pages 93 et 94] « une préoccupation urgente et réelle dans une société libre et démocratique ». Après en être arrivé à cette conclusion, il applique le « critère de proportionnalité » énoncé par le juge en chef du Canada dans R. c. Edwards Books and Art Ltd. , [1986] 2 R.C.S. 713, à la page 768 :

La proportionnalité requise, à son tour, comporte normalement trois aspects : les mesures restrictives doivent être soigneusement conçues pour atteindre l’objectif en question, ou avoir un lien rationnel avec cet objectif, elles doivent être de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question et leurs effets ne doivent pas empiéter sur les droits individuels ou collectifs au point que l’objectif législatif, si important soit-il, soit néanmoins supplanté par l’atteinte aux droits.

Le juge de première instance conclut que l’article 3.18 ne respecte pas ce critère. Voici ce qu’il dit dans ses motifs[9] :

Je conclus que la disposition contestée ne respecte pas cet aspect du critère. Comme il est indiqué ci-dessus, la disposition constitue une interdiction générale et absolue. La preuve qui a été produite devant moi ne démontre pas que l’évaluation individuelle des personnes classées dans la catégorie faisant l’objet de cette distinction était impossible ou irréaliste. Les résultats de ces évaluations individuelles pourraient indiquer qu’un nombre infime, et peut-être même aucune, de ces personnes ne serait en mesure de prouver que le facteur de risque qu’elles représentent est assez faible pour justifier la délivrance d’un certificat médical. Mais là n’est pas la question. Au regard du critère énoncé par le juge en chef dans l’arrêt Edwards Books, la disposition contestée n’a pas été conçue avec soin. Bien qu’elle ait un lien rationnel avec l’objectif de la sécurité aérienne, elle n’est pas de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question. Seule une évaluation individualisée ou quelqu’autre moyen plus approprié pourrait satisfaire à ce dernier élément du critère de proportionnalité.

Pour ces motifs, il conclut que l’appelante ne s’est pas acquittée du fardeau lourd qui lui incombait de démontrer que l’article constitue une limite raisonnable, prescrite par une règle de droit, au sens de l’article premier de la Charte.

Le juge de première instance s’est appuyé sur la décision d’un seul juge de la Section de première instance de la Cour suprême de Nouvelle-Écosse dans Hines v. Registrar of Motor Vehicles (N.S.) et al. (1990), 99 N.S.R. (2d) 167, dans laquelle la Cour a invalidé une loi de la Nouvelle-Écosse imposant une interdiction générale à l’obtention d’un permis de conduire pour un camion commercial au motif que le critère de proportionnalité n’avait pas été respecté, parce que cette interdiction était arbitraire et trop générale.

Par conséquent, le juge de première instance a déclaré que l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel était contraire au paragraphe 15(1) de la Charte et donc invalide.

QUESTIONS EN LITIGE

L’appelante conteste le jugement de première instance pour deux motifs : premièrement, le juge de première instance a commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu que la norme médicale énoncée à l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel établissait une distinction à l’encontre de l’intimée en raison de sa déficience physique au sens du paragraphe 15(1) de la Charte; deuxièmement, après avoir conclu que l’article 3.18 était contraire au paragraphe 15(1) de la Charte, il a commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu que cet article n’était pas, dans les circonstances de l’espèce, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. Je traiterai de ces questions à tour de rôle.

a) La norme médicale énoncée à l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel établit-elle une distinction à l’encontre de l’intimée en raison de sa déficience physique au sens du paragraphe 15(1) de la Charte?

Sur cette question, l’appelante reconnaît que l’article 3.18 établit une distinction entre les personnes atteintes de DID et les autres. Mais elle fait valoir que cette distinction ne se fonde pas sur une application stéréotypée d’une présumée caractéristique de groupe, mais plutôt sur une preuve médicale qui démontre qu’une personne atteinte de DID présente un risque inacceptable d’être victime d’un incident entraînant son incapacité pendant qu’elle est aux commandes d’un avion. Elle fait valoir en outre que la preuve démontre clairement que le risque d’hypoglycémie entraînant une incapacité est commun à toutes les personnes qui souffrent de DID et qu’il est imprévisible. Pour cette raison, et contrairement à la conclusion du juge de première instance, l’appelante fait valoir que l’évaluation individuelle ne servirait aucune fin utile, étant donné qu’elle ne permet pas d’établir si et quand l’intimée ou toute autre personne atteinte de DID peut être victime d’un accident hypoglycémique entraînant son incapacité. L’appelante prétend donc que l’article 3.18 ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité garantis par le paragraphe 15(1) de la Charte.

L’avocat de l’intimée, par ailleurs, appuie la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel établit une distinction à l’encontre de l’intimée fondée sur une déficience physique au sens du paragraphe 15(1) de la Charte, parce que cette distinction est fondée sur une présumée caractéristique de groupe selon laquelle, puisqu’elle est atteinte de DID, l’intimée est susceptible d’être victime d’un accident hypoglycémique qui lui enlève sa capacité d’agir, sans aucun avertissement, pendant qu’elle est aux commandes d’un appareil. En imposant une interdiction générale concernant la délivrance d’une licence de pilote de catégorie 3 à toutes les personnes atteintes de DID, il prétend que l’article 3.18 juge l’intimée, non pas en s’appuyant sur ses véritables capacités ou sa situation personnelle, mais uniquement sur la base de son association avec un groupe. Pour ce motif, l’intimée prétend que l’article 3.18 est discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte.

J’accepte le raisonnement du juge de première instance selon lequel l’article 3.18 du Manuel de licences du personnel va à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’il établit une distinction à l’encontre de l’intimée sur la base de sa déficience physique.

Les normes médicales de l’aviation civile canadienne énoncées dans le Manuel de licences du personnel sont prescrites en vertu de l’alinéa 403(1)d) du Règlement de l’Air[10] adopté en application de l’article 4.9 de la Loi sur l’aéronautique[11].

Dans l’avant-propos du volume 3 de la deuxième édition, publié en avril 1990, le directeur général, Réglementation aérienne, écrit ceci[12] :

Les normes médicales pour les licences du personnel de l’aviation civile canadienne sont prescrites aux termes du paragraphe d) de l’article 403 du Règlement de l’Air. La présente édition des normes suit de très près les normes prescrites par l’Organisation de l’Aviation civile internationale pour les licences du personnel et est à la mesure des règles de sécurité qui doivent être respectées dans l’exercice des privilèges de toute licence et de tout permis délivrés ou revalidés en vertu de la partie IV des Règlements. Il est bien entendu, cependant, que les normes devront être mises à jour de temps à autre afin d’assurer une conformité continue avec les normes et pratiques courantes de sécurité de l’aviation civile.

Les normes médicales pour l’octroi des licences au personnel de l’aviation civile ont été élaborées pour Transports Canada par la Division de la médecine aéronautique civile de Santé et Bien-être social Canada en vertu d’un protocole d’entente signé par les deux ministères le 17 janvier 1990[13].

Pour les fins de l’évaluation de l’aptitude d’un candidat à une licence, les demandes ont été réparties en quatre catégories. Les candidats à une licence de pilote privé doivent respecter les normes médicales établies dans la catégorie 3[14]. À l’époque pertinente, les articles 3.18 et 4.17 établissaient les normes applicables aux candidats à une licence de catégorie 3. Ces articles étaient rédigés dans les termes suivants[15] :

3.18 Les cas de diabète sucré caractérisé que le candidat peut manifestement contrôler sans l’administration d’une substance anti-diabétique n’entraîneront pas l’inaptitude.

4.17 Le candidat ne sera atteint d’aucun trouble du métabolisme susceptible de compromettre la sécurité de manœuvre d’un ultra-léger ou d’un planeur.

L’article 3.18 dispose que les diabétiques insulinodépendants sont médicalement inaptes à obtenir une licence de pilote privé parce que, par définition, ce type de diabète ne peut être contrôlé sans l’administration d’une substance anti-diabétique. Le principe sous-jacent de cet article est que, peu importe les caractéristiques ou la situation individuelle d’une personne atteinte de diabète insulinodépendant, cette personne court le risque de subir un incident entraînant son incapacité en cours de vol. Par conséquent, cette personne, abstraction faite de son risque individuel d’incapacité, est jugée inapte.

L’article 3.18 met l’accent sur la déficience physique—le DID ou diabète insulinodépendant—et établit donc une distinction fondée sur cette déficience. Mais, comme le juge de première instance l’a souligné, avec raison à mon avis, le risque individuel d’incapacité de l’intimée n’a jamais été déterminé parce que l’article 3.18 ne lui permet pas de démontrer son aptitude sur le plan médical. Au contraire, cet article l’empêche d’obtenir un certificat médical de catégorie 3 à cause d’une présumée caractéristique de groupe, c’est-à-dire la possibilité d’une incapacité causée par le diabète insulinodépendant.

En fait, au cours de son contre-interrogatoire, le Dr Gegg a reconnu en toute franchise que son évaluation de la demande de l’intimée se fondait non pas sur ses capacités et sa situation personnelles, mais bien sur les caractéristiques connues du sous-groupe auquel elle appartient, à cause de son diabète insulinodépendant. Cette décision fondée sur l’appartenance à un groupe, rendue obligatoire par l’article 3.18, va donc à l’encontre du paragraphe 15(1) de la Charte.

b) L’article 3.18 du Manuel de licences du personnel constitue-t-il une limite raisonnable, imposée par une règle de droit, dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique?

Il n’a pas été question devant le juge de première instance, ni devant nous, de savoir si l’article 3.18 représente une limite imposée par une règle de droit. Comme nous l’avons déjà noté, l’article a été adopté en vertu d’un pouvoir conféré au ministre par le Règlement de l’Air et la Loi sur l’aéronautique.

Le juge de première instance a indiqué que cet article était une mesure conçue pour assurer la sécurité du public relativement à l’exploitation d’un avion. Il conclut que l’objectif de cet article « est une préoccupation urgente et réelle dans une société libre et démocratique », et les parties au présent appel conviennent que l’objectif a été correctement formulé et qu’il s’agit effectivement d’une préoccupation urgente et réelle.

Toutefois, le juge de première instance a essayé d’appliquer le critère de proportionnalité énoncé par le juge en chef du Canada dans l’arrêt Edwards Books[16], et a conclu que cette mesure n’était pas proportionnelle à l’objectif visé parce qu’elle ne porte pas « le moins possible » atteinte au droit à l’égalité de l’intimée, malgré l’existence d’un lien rationnel avec l’objectif poursuivi. Par conséquent, il a déclaré que l’article 3.18 n’était pas valide. La question portant sur la justification au regard de l’article premier est donc de savoir si l’article 3.18 constitue une atteinte minimale au droit à l’égalité prévu au paragraphe 15(1).

L’appelante prétend que le juge de première instance a mal appliqué le critère de proportionnalité en concluant que l’objectif législatif aurait pu être respecté grâce à des mesures moins générales comme des évaluations individuelles. Ces évaluations, selon l’appelante, ne permettent pas de réaliser l’objectif de la sécurité du public visé à l’article étant donné que, d’après l’état actuel des connaissances médicales, aucune évaluation individuelle ne peut déterminer si ou quand un diabétique insulinodépendant est susceptible de présenter un risque inacceptable, c’est-à-dire à partir de quel moment le risque qu’un accident hypoglycémique peut se produire pendant qu’il est aux commandes d’un appareil est supérieur à 2 % par année.

Par ailleurs, l’intimée appuie la conclusion du juge de première instance selon laquelle l’appelante ne s’est pas acquittée du fardeau de démontrer que l’article porte le moins possible atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée. Elle affirme que l’interdiction générale prévue à l’article 3.18 ne porte pas atteinte d’une façon minimale aux droits des personnes, puisque la preuve établit qu’une évaluation individuelle permettrait d’identifier les diabétiques insulinodépendants qui présentent un risque accru de subir un accident hypoglycémique grave. Selon son argument, il serait possible de ne pas délivrer de licence à ces personnes, tout en reconnaissant que d’autres, qui présentent un risque moindre à cet égard, pourraient être jugées médicalement aptes à piloter un avion.

L’intimée affirme que l’appelante a appliqué injustement l’article, parce qu’elle a fait des exceptions pour deux candidats à une licence de catégorie 1 au motif que le diabète insulinodépendant avait été diagnostiqué après que la licence leur eut été délivré. Elle prétend qu’on ne peut établir de telles distinctions entre les candidats en se basant sur la date des diagnostics, c’est-à-dire avant ou après l’octroi de la licence.

Tout comme le juge de première instance, l’intimée s’appuie également sur la décision d’un seul juge de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans Hines v. Registrar of Motor Vehicles (N.S.) et al., précité. L’intimée prétend finalement que le juge de première instance a eu raison de conclure comme il l’a fait sur ce point.

Pour les motifs qui suivent, je ne peux pas accepter les prétentions de l’intimée, et je suis d’avis que le juge de première instance a commis une erreur de droit en concluant que l’article 3.18 ne respectait pas le critère de proportionnalité énoncé dans Edwards.

Comme nous l’avons dit ci-dessus, le juge de première instance a indiqué, au renvoi 8 de ses motifs, que les interprétations portant sur l’analyse de la Charte concernant le paragraphe 15(1) et son lien avec l’article premier n’ont pas évolué suffisamment, en substance, pour l’obliger à s’éloigner de l’analyse qui a été faite dans l’arrêt Andrews. Par conséquent, il a fondé son analyse de l’article premier sur les motifs donnés dans cet arrêt. Avec égards, il a commis une erreur de droit en agissant de la sorte.

J’admets d’emblée qu’il n’est pas toujours facile de discerner avec certitude les nombreuses nuances qu’il convient d’apporter à l’analyse de l’article premier de la Charte d’après les nombreux jugements de la Cour suprême rendus sur cette question. Néanmoins, les décisions concernant la Charte prises par la Cour suprême depuis La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, démontrent une application beaucoup plus souple du critère énoncé dans cet arrêt que celle adoptée par le juge de première instance en l’espèce. En fait, dans l’arrêt Edwards, sur lequel le juge de première instance s’est appuyé, le juge en chef Dickson, qui avait rédigé les motifs de l’arrêt Oakes, a déclaré ceci, aux pages 768 et 769, dans la phrase qui suit immédiatement le passage que le juge de première instance a cité dans ses motifs :

La Cour a affirmé que la nature du critère de proportionnalité pourrait varier en fonction des circonstances. Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent l’exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d’éviter de fixer des normes strictes et rigides.

Dans l’adoption de lois poursuivant un objectif urgent et réel, le législateur n’est pas tenu, aux termes de l’article premier, de choisir la méthode qui porte absolument le moins possible atteinte au droit visé. « Ce qui est “le moins possible” va bien sûr varier selon l’objectif du gouvernement et les moyens dont il dispose pour l’atteindre. » (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la page 993.) Le juge McLachlin fait observer dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, à la page 342 :

Le processus d’adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l’intérieur d’une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu’elle a une portée trop générale simplement parce qu’ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l’objectif et à la violation.

Le juge McLachlin fait également observer, dans RJR-MacDonald à la page 331, « qu’il y aurait lieu de faire preuve d’un plus grand respect pour le législateur fédéral ou provincial dans le cas où une loi vise les droits contradictoires de divers secteurs de la société, que dans le cas où il s’agit d’une contestation entre le particulier et l’État ».

Lorsque le législateur, en adoptant une disposition contestée, doit concilier les revendications de groupes aux intérêts opposés, ou lorsqu’il cherche à protéger des groupes vulnérables et défavorisés, il doit souvent tenir compte de preuves contradictoires sur le plan social ou scientifique. En pareilles circonstances, les tribunaux doivent laisser au législateur une certaine latitude pour lui permettre d’atteindre un juste équilibre. Dans l’arrêt Irwin Toy, la majorité a défini la norme de révision appropriée pour juger de l’atteinte minimale (à la page 994) :

La question est de savoir si le gouvernement était raisonnablement fondé, compte tenu de la preuve offerte, à conclure qu’interdire toute publicité destinée aux enfants portait le moins possible atteinte à la liberté d’expression étant donné l’objectif urgent et réel que visait le gouvernement[17].

Ces arrêts nous enseignent que les tribunaux doivent adopter une méthode souple, plutôt que formaliste, à l’égard de l’application du critère de l’arrêt Oakes pour démontrer la justification au regard de l’article premier de la Charte : McKinney c. Université de Guelph, précité; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), précité; Ross c. Conseil scolaire du district n° 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, dans lequel le juge La Forest, exprimant la décision unanime de la Cour, fait observer à la page 872 :

Le critère de l’arrêt Oakes devrait, au contraire, s’appliquer avec souplesse, de manière à établir un juste équilibre entre les droits individuels et les besoins de la collectivité. Dans cette tâche, les tribunaux doivent tenir compte à la fois de la nature du droit violé et des valeurs spécifiques que le ministère public invoque pour justifier la violation. Cela exige qu’on examine de près le contexte.

En l’espèce, le juge de première instance ne s’est pas référé au contexte de l’article contesté. Il a également imposé une interprétation rigide du critère de l’arrêt Oakes qui ne reflète pas le respect qu’il serait approprié de démontrer à l’égard du législateur dans le contexte de cette affaire. Il a conclu que la preuve ne démontrait pas que l’évaluation de certaines personnes était « impossible ou irréaliste », et que l’article 3.18 ne satisfaisait pas au critère de proportionnalité énoncé dans Edwards, selon son interprétation, parce que cet article « n’est pas de nature à porter le moins possible atteinte au droit en question ». Seule une évaluation individualisée, dit-il, ou « quelqu’autre moyen plus approprié pourrait satisfaire à ce dernier élément du critère de proportionnalité »[18].

Le contexte dans le cadre duquel l’article 3.18 a été adopté est le suivant. Tout d’abord, le Canada a signé une convention internationale sur la sécurité aérienne, il s’est engagé à adopter des mesures semblables à celles de l’OACI concernant l’octroi de licences à des diabétiques insulinodépendants pour piloter un avion ou, du moins, à informer cet organisme chaque fois qu’il s’écarte de ses normes. La preuve donnée par le témoin expert M. Cundy indique que le Canada considère la norme de l’OACI comme le fondement de sa réglementation sur la sécurité aérienne. En outre, aucun autre État n’a autorisé l’octroi de licences à des diabétiques insulinodépendants pour voler en solo sur la distance que doit parcourir l’intimée et le nombre d’heures qu’elle est tenue d’accomplir.

Deuxièmement, les normes médicales contestées ont été mises au point par Santé Canada pour le compte de Transports Canada en s’appuyant sur l’avis d’experts en endocrinologie et en médecine aéronautique. La preuve déposée à l’instruction indique que, lorsque les experts sont d’accord pour dire qu’il n’y aurait pas de risque pour la sécurité, les normes médicales sont assouplies. Ainsi, depuis que les experts se sont entendus à la conférence de Santé et Bien-être social Canada en avril 1992 sur le fait que les diabétiques insulinodépendants peuvent en toute sécurité piloter un avion de catégorie 4, les normes médicales applicables à cette catégorie de licence ont été modifiées en conséquence. Toutefois, à cette conférence, les experts ne sont pas arrivés à un consensus sur la question de savoir si les diabétiques insulinodépendants pouvaient être autorisés à piloter seuls en toute sécurité. En fait, à l’instruction, les experts ont reconnu qu’il était impossible de prédire avec certitude si un diabétique insulinodépendant aura une réaction susceptible d’entraîner son incapacité. Étant donné qu’il y avait une controverse sur le plan scientifique quant à la sécurité d’émettre des licences de catégorie 3 à des diabétiques insulinodépendants, Santé et Bien-être social Canada a décidé de ne pas lever l’interdiction. Le Ministère était en droit de faire ce choix.

On ne peut prétendre que l’article 3.18 ne respecte pas l’élément de l’atteinte minimale du critère de proportionnalité servant à démontrer la justification exigée à l’article premier. Dans la réglementation des mesures de sécurité applicables à l’exploitation des avions, le gouvernement doit mettre en balance l’intérêt public au regard de l’intérêt individuel des pilotes diabétiques qui demandent à avoir accès à tous les types de licence de pilote. La preuve scientifique concernant l’aptitude des diabétiques insulinodépendants à voler en solo en toute sécurité est contradictoire. Dans ces circonstances, le gouvernement doit avoir une certaine latitude pour parvenir à un juste équilibre entre les droits individuels et la sécurité du public, et pour adopter des normes d’octroi de licence qui tiennent compte des contradictions qui ressortent de la preuve médicale. Si le pilote souffre d’un accident hypoglycémique moyen ou grave en cours de vol pendant qu’il est aux commandes d’un appareil, la sécurité du public pourrait être compromise. Même si le juge de première instance aurait placé le point d’équilibre ailleurs que ce qui a été décidé par le gouvernement, il ne convient pas d’imposer une norme de perfection au législateur. D’après les faits de l’espèce, l’appelante avait un fondement raisonnable pour conclure que l’article 3.18 porte le moins possible atteinte aux droits à l’égalité des diabétiques insulinodépendants.

Pour ces motifs, je suis d’avis que le juge de première instance a eu tort de conclure que l’article 3.18 n’a pas été conçu avec soin et qu’il ne porte pas le moins possible atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée, garantis par le paragraphe 15(1).

Le juge de première instance s’appuie sur la décision de la Cour suprême de Nouvelle-Écosse dans l’arrêt Hines. J’ai examiné cet arrêt, mais je ne le trouve pas convaincant. En outre, le juge de première instance était saisi d’une preuve documentaire qui indique qu’il n’est pas raisonnable de tirer des conclusions sur la sécurité des pilotes en s’appuyant sur les recherches effectuées pour la conduite des automobiles. Dans un article intitulé Risk Analysis of Certifying Insulin-Taking Diabetic Private Pilots, publié par la Federal Aviation Administration du Department of Transportation des États-Unis, les auteurs déclarent ceci[19] :

[traduction] Bien que certaines études laissent entendre qu’il n’existe pas de différence importante entre les conducteurs diabétiques et non diabétiques, d’autres études (p. ex. Crancer and McMurray, 1968, et Waller, 1965) démontrent que les conducteurs diabétiques ont un nombre d’accidents beaucoup plus élevé que les autres personnes de leur groupe. Il est difficile d’appliquer les résultats de ces études sur la conduite d’un véhicule à des hypothèses portant sur l’aptitude à piloter un avion pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la conduite d’un véhicule automobile et celle d’un avion sont très différentes; la conduite d’un avion est une tâche beaucoup plus exigeante et complexe que la conduite d’un véhicule automobile. Deuxièmement, les études portant sur les véhicules automobiles étaient basées sur des diabétiques ayant des permis assortis de restrictions médicales. Cet échantillon limité ne constitue qu’un faible pourcentage de tous les diabétiques titulaires d’un permis de conduire; il n’inclut qu’un faible pourcentage de diabétiques insulinodépendants; et, en moyenne, les personnes faisant partie de l’étude étaient plus âgées et en moins bonne forme que les pilotes diabétiques potentiels.

D’après les recherches effectuées à ce jour sur la conduite automobile, il n’est pas raisonnable de tirer des déductions au sujet de la sécurité relative des pilotes (d’après les taux d’accident d’automobile).

Le juge de première instance n’a pas traité du dernier élément du critère de proportionnalité puisque, au vu de ses conclusions, il n’était pas nécessaire qu’il le fasse. Comme j’ai conclu que l’article 3.18 respecte le critère de l’atteinte minimale, je dois maintenant examiner si les effets de cet article portent atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée d’une façon si grave que son objectif, bien qu’il soit urgent et réel, doive néanmoins être supplanté par cette atteinte aux droits. Étant donné que l’atteinte aux droits à l’égalité de l’intimée est minimale, l’objectif législatif urgent et réel a préséance.

Dans ce cas, le gouvernement a, dans l’intérêt de la sécurité du public en général, adopté une règle qui impose un fardeau ou un inconvénient à l’intimée et aux personnes comme elle qui sont atteintes de diabète insulinodépendant. La règle, qui se fonde sur l’état actuel des connaissances médicales, est raisonnable et respecte dans toute la mesure possible les droits garantis par la Charte. Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel avec dépens et d’annuler le jugement de la Section de première instance.

Le juge Pratte, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.

Le juge McDonald, J.C.A. : Je souscris à ces motifs.



[1] Manuel de licences du personnel, ch. 4, par. 5.

[2] D.A., vol. I, aux p. 16 et 17.

[3] Id., à la p. 20.

[4] Id., aux p. 22 à 27.

[5] Id., à la p. 40.

[6] D.A., vol. VI, aux p. 814 à 821.

[7] [1989] 1 R.C.S. 143.

[8] (1995), 97 F.T.R. 81, à la p. 96.

[9] À la p. 94.

[10] C.R.C., ch. 2 (mod. par DORS/82-1036, art. 2).

[11] L.R.C. (1985), ch. A-2, art. 4.9 (édicté par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 33, art. 1; L.C. 1992, ch. 4, art. 7).

[12] Manuel de licences du personnel, vol. 3 : « Avant-Propos », 2e paragraphe.

[13] D.A., vol. V, aux p. 634 à 639.

[14] D.A., vol. III, à la p. 400.

[15] D.A., vol. I, à la p. 18.

[16] [1986] 2 R.C.S. 713, à la p. 768.

[17] Voir également McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229.

[18] À la p. 94.

[19] D.A., vol. VII, aux p. 1081 à 1102.

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