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A-384-94

Robert Watt (appelant)

c.

E. Liebelt et le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (intimés)

Répertorié: Wattc. Liebelt (C.A.)

Cour d'appel, juges Strayer, Décary et Linden, J.C.A. "Vancouver, 16, 17 et 18 novembre; Ottawa, 30 décembre 1998.

Droit constitutionnel Droits ancestraux ou issus de traités Il s'agissait de savoir si la mesure d'interdiction de séjour prise en vertu de la Loi sur l'immigration à l'encontre d'un Autochtone ressortissant d'un pays étranger serait contraire à un droit ancestral existant garanti par l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982L'appelant revendiquait, en tant que membre despeuples autochtones du Canadale droit d'entrer au Canada et d'y demeurer à des fins spirituelles, politiques, économiques et socialesL'arbitre a indûment restreint l'exercice de sa compétence à l'égard de la question constitutionnelleC'est à tort que la juge des requêtes a estimé que le droit ancestral revendiqué par l'appelant avait été éteint par l'effet des art. 4 et 5 de la Loi sur l'immigrationAbsence de toute intention claire du gouvernement d'éteindre le droit en questionLa souveraineté du Canada ne fait pas juridiquement obstacle à l'existence de droits ancestrauxL'atteinte à un droit ancestral se justifie si elle s'inscrit dans le cadre d'un but législatif et si elle est compatible avec la relation fiduciaire spéciale entre la Couronne et les peuples Autochtones.

Citoyenneté et Immigration Exclusion et renvoi Personnes non admissibles L'appelant est un ressortissant étranger qui n'est ni citoyen canadien ni inscrit en tant qu'Indien en vertu de la Loi sur les IndiensIl a été reconnu coupable en Colombie-Britannique de s'être livré à la culture du cannabisIl a fait l'objet d'une mesure d'interdiction de séjourIl s'agissait de savoir si cette mesure portait atteinte au droit ancestral de l'appelantCe droit n'a pas été éteint par l'effet des art. 4 et 5 de la Loi sur l'immigrationL'arbitre avait, en vertu de la Loi, la compétence nécessaire pour trancher, et pour refuser de prendre une mesure de renvoi si cela devait porter atteinte à un droit ancestralL'affaire est renvoyée devant l'arbitre pour que soient tranchées les questions de fait et de droit se posant en l'espèce.

Il s'agissait de l'appel interjeté d'une décision de la Section de première instance sur la question de savoir si la mesure d'interdiction de séjour visant l'appelant serait contraire à un droit ancestral existant d'un peuple Autochtone du Canada, tel que garanti par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. L'appelant est un citoyen des États-Unis qui ne possède pas la citoyenneté canadienne et qui n'est pas non plus inscrit en tant qu'Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens. En 1991, il a été jugé coupable en Colombie-Britannique d'une infraction à l'article 6 de la Loi sur les stupéfiants, en l'occurrence la culture du cannabis. À la suite de cette condamnation, l'arbitre a décidé qu'il n'entrait pas dans ses attributions de dire si l'appelant était un "Autochtone du Canada", concluant plutôt que l'intéressé pouvait être renvoyé du Canada en raison de sa condamnation. La Section de première instance ayant été saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision en cause, le juge des requêtes a rejeté la demande, estimant que les droits ancestraux garantis par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 , ont été éteints par l'effet des articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration. Le juge des requêtes, ayant estimé que la question avait suscité auprès du public un intérêt considérable et que l'affaire soulevait donc une question d'intérêt général, certifia deux questions auxquelles devait répondre la Cour d'appel fédérale. La Cour a soulevé les questions suivantes: 1) est-il possible de répondre aux questions certifiées? 2) est-ce à juste titre que le juge des requêtes à conclu que le droit de rester au Canada, si tant est qu'il ait jamais existé, a été éteint? 3) sinon, la Cour peut-elle répondre à la question no 1 concernant le droit de rester au Canada? 4) sinon, l'affaire peut-elle être renvoyée devant l'arbitre?

Arrêt: l'appel est accueilli en partie.

1) La question no 1 était de savoir si un Autochtone, membre d'une tribu dont le territoire traditionnel chevauche la frontière Canada-États-Unis, qui n'est ni citoyen canadien ni personne inscrite en vertu de la Loi sur les Indiens, a le droit de venir au Canada ou d'y demeurer. La seule question portée devant l'arbitre, et devant le juge des requêtes, était de savoir si l'appelant possédait un certain droit de demeurer au Canada, droit que ne pouvait lui retirer l'arbitre. En tranchant les questions certifiées en vertu du paragraphe 83(1) de la Loi sur l'immigration, la Cour évitera de se prononcer sur des points non susceptibles d'affecter l'issue du contrôle judiciaire. La question no 1 ne devait donc être examinée qu'au regard du droit de demeurer au Canada tel qu'invoqué par l'appelant. La seconde question, touchant le point de savoir si l'arbitre avait mal interprété ou indûment restreint sa compétence vis-à-vis la question d'ordre constitutionnel, avait été portée à juste titre devant le juge des requêtes et la Cour était à même d'y répondre. Il convient de répondre à cette question par l'affirmative.

2) Le juge des requêtes n'était pas fondée à dire, en droit, que le droit ancestral invoqué en l'espèce avait été éteint par l'effet des articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration. La Cour suprême du Canada a restreint la notion d'extinction de droits ancestraux. Il faut que le législateur ait manifesté une intention claire et expresse d'éteindre le droit en question, cela voulant dire qu'il faut que l'on ait pu identifier le droit invoqué et décider s'il y avait lieu de l'éteindre. Le simple fait que la puissance souveraine concernée n'ait pas reconnu l'existence d'un tel droit ne permet pas de nier l'existence de celui-ci. On ne saurait prendre pour hypothèse que, quelle que soit la manière dont le droit invoqué puisse être défini ou établi par des preuves, ce droit peut être considéré comme éteint par l'effet d'une loi antinomique. C'est à tort que le juge des requêtes a conclu à l'extinction du droit revendiqué par l'appelant. Le dossier manquait de preuves suffisantes concernant l'existence et la définition dudit droit ou l'intention que le gouvernement aurait eue de l'éteindre.

3) Il se peut que la souveraineté étatique ne soit pas compatible avec la limitation du pouvoir qu'a un État de dire quels sont les non-ressortissants autorisés à demeurer dans le pays. Mais un État souverain peut s'imposer lui-même des restrictions quant aux moyens par lesquels, aux circonstances dans lesquelles, et aux organismes gouvernementaux par l'intermédiaire desquels, un tel pouvoir de contrôle peut s'exercer. En adoptant sa Constitution, le Canada a limité l'exercice de pouvoirs gouvernementaux inhérents à un État souverain. La souveraineté du Canada ne constitue pas en soi un obstacle juridique à l'existence des droits ancestraux revendiqués en l'espèce, mais la Cour ne peut pas aller plus loin dans sa réponse à la question no 1. Il n'est pas possible de répondre à cette question en ce qui concerne les droits d'un Autochtone d'entrer au Canada. En ce qui concerne son droit d'y demeurer, il n'est pas possible de répondre sans se prononcer au préalable, et au vu des éléments de preuve, sur les points suivants: la personne en question appartient-elle à un peuple Autochtone du Canada?; quelle est la définition précise du droit revendiqué?; existe-til une pratique historique fondant le droit revendiqué?; quels sont les rapports existant entre cette pratique et la culture d'un peuple Autochtone du Canada?; le législateur et le gouvernement du Canada ont-ils eu l'intention d'éteindre le droit en question?; ce droit, à supposer que l'on démontre à la fois son existence et sa non-extinction, a-t-il été enfreint?; et, si oui, cette atteinte se justifiait-elle? Une telle atteinte peut se justifier si elle s'inscrit dans le cadre d'un but législatif impérieux et réel et si elle est compatible avec la relation fiduciaire spéciale existant entre la Couronne et les peuples Autochtones. Il s'agit là de questions qui ne peuvent être tranchées qu'au regard de conclusions de fait et d'arguments juridiques.

4) L'arbitre était habilité, en vertu de l'article 80.1 de la Loi sur l'immigration, à trancher la revendication par l'appelant d'un droit ancestral lui permettant de demeurer au Canada. L'arbitre est habilité à trancher les questions de droit et de fait, à assigner les personnes et les choses et à interroger sous serment. La compétence pour trancher les questions de droit lui impose à la fois le devoir et l'obligation de se prononcer sur les questions d'ordre constitutionnel qui sont portées devant lui. En ce qui concerne le redressement demandé, l'arbitre ne peut pas invalider une disposition de la Loi sur l'immigration, mais il peut considérer qu'une disposition de cette Loi est inapplicable à un individu et refuser par conséquent de prendre à son encontre une mesure de renvoi si une telle mesure devait porter atteinte à son droit ancestral prévu par la Constitution.

lois et règlements

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 15.

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.3 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 4(1),(2) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3), (3), 5, 19(2)a) (mod. par L.C. (1992), ch. 49, art. 11), 27 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 16; 1995, ch. 15, art. 5), 32 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 5; (4e suppl.), ch. 28, art. 11; L.C. 1992, ch. 49, art. 21), 80.1 (édicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 70), 83(1) (mod. idem, art. 73).

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5.

Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N-1, art. 6.

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règles 300(e), 316.

jurisprudence

décision appliquée:

R. c. Gladstone, [1996] 2 R.C.S. 723; (1996), 137 D.L.R. (4th) 648; [1996] 9 W.W.R. 149; 79 B.C.A.C. 161; 23 B.C.L.R. (3d) 155; 109 C.C.C. (3d) 193; [1996] 4 C.N.L.R. 65; 50 C.R. (4th) 111; 200 N.R. 189; 129 W.A.C. 161.

décisions citées:

Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.); Malouf c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 190 N.R. 230 (C.A.F.); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 127; (1998), 224 N.R. 227 (C.A.); McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 1 C.F. 257 (C.A.); Gregory c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 606 (1re inst.) (QL); R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075; (1990), 70 D.L.R. (4th) 385; [1990] 4 W.W.R. 410; 46 B.C.L.R. (2d) 1; 56 C.C.C. (3d) 263; [1990] 3 C.N.L.R. 160; 111 N.R. 241; R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507; (1996), 80 B.C.A.C. 81; 200 N.R. 1; 130 W.A.C. 81; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010; (1997), 153 D.L.R. (4th) 193; 99 B.C.A.C. 161; 220 N.R. 161; 162 W.A.C. 161; R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139; (1996), 138 D.L.R. (4th) 385; 110 C.C.C. (3d) 122; [1996] 4 C.N.L.R. 26; 202 N.R. 161; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101; (1996), 138 D.L.R. (4th) 657; 110 C.C.C. (3d) 97; [1996] 4 C.N.L.R. 1; 202 N.R. 89; Mitchell c. M.R.N., [1999] 1 C.F. 375 (C.A.); Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; (1991), 81 D.L.R. (4th) 358; 91 CLLC 14,023; 126 N.R. 1; Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5; (1991), 81 D.L.R. (4th) 121; 91 CLLC 14,024; 122 N.R. 361; [1991] OLRB Rep 790.

APPEL d'une décision de la Section de première instance ([1995] 1 C.N.L.R. 230; (1994), 82 F.T.R. 57) rejetant la demande d'annulation d'une décision par laquelle un arbitre a prononcé à l'encontre de l'appelant, un Autochtone des États-Unis, une mesure d'interdiction de séjour après que celui-ci eut été jugé coupable d'une infraction, et certifiant deux questions devant être tranchées par la Cour d'appel fédérale. Appel accueilli en partie.

ont comparu:

Zool K. B. Suleman pour l'appelant.

Leigh Taylor et P. Scott Cowan pour les intimés.

Peter R. Grant et Anjali Choksi pour l'intervenante, la nation Ktunaxa.

Stuart A. Rush, c.r., et Stan Guenther pour les intervenantes, les tribus de Colville, la nation Okanagan et la bande indienne de Upper Nicola.

avocats inscrits au dossier:

Larson, Suleman, Sohn, Boulton, Vancouver, pour l'appelant.

Le sous-procureur du Canada pour les intimés.

Hutchins, Soroka & Grant, Vancouver, pour l'intervenante, la nation Ktunaxa.

Rush Crane Guenther, Vancouver, pour les intervenantes, les tribus de Colville, la nation Okanagan et la bande indienne de Upper Nicola.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Strayer, J.C.A.:

Introduction

Il s'agit en l'espèce de dire s'il serait contraire au droit ancestral existant d'un peuple Autochtone du Canada, tel que garanti par la Constitution, d'ordonner que soit interdit de séjour au Canada, pour un crime commis ici, un Autochtone qui est ressortissant d'un pays étranger et qui n'est ni citoyen canadien ni inscrit aux termes des dispositions de la Loi sur les Indiens1. Il s'agit également de la compétence éventuelle d'un arbitre agissant en vertu des articles 27 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 4; L.C. 1992, ch. 49, art. 16; 1995, ch. 15, art. 5] et 32 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 5; (4e suppl.), ch. 28, art. 11; L.C. 1992, ch. 49, art. 21] de la Loi sur l'immigration2 pour dire si le fait de prendre une mesure d'interdiction de séjour à l'encontre d'une personne dans cette situation porterait atteinte à un tel droit ancestral.

Les faits

Les faits suivants ressortent des procédures antérieures ou sont admis par l'appelant. Celui-ci est né en 1954 aux États-Unis d'Amérique, dans l'État de Washington. Il est citoyen des États-Unis et membre de la tribu fédérée Colville qui a pour siège Nespelem (Washington). Il ne possède pas la citoyenneté canadienne et n'est pas non plus inscrit en tant qu'Indien sous le régime de la Loi sur les Indiens du Canada. Il reconnaît avoir vécu dans la vallée Slocan (Colombie-Britannique) depuis 1986 [traduction] "à l'exception de quelques brefs intervalles". (L'arbitre avait dit qu'elle reconnaissait que l'appelant est [traduction ] "un Autochtone appartenant au peuple Sinixt ou peuple des Lacs Arrow" sans autrement expliquer ce qu'elle entendait par cela.) Le 27 août 1991, l'appelant a été jugé coupable en Colombie-Britannique d'une infraction à l'article 6 de la Loi sur les stupéfiants3 . En l'occurrence, il s'était livré à la culture du cannabis. Il s'agit d'un acte criminel qui rend son auteur passible d'une peine maximale de sept ans d'emprisonnement. Suite à cette condamnation, l'appelant fit l'objet d'une enquête entreprise en vertu des alinéas 19(2)a) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] et 27(2)c) de la Loi sur l'immigration, l'arbitre étant chargé, selon l'article 32 de la Loi, de décider si, à supposer que les faits soient établis, l'intéressé devrait faire l'objet d'une mesure d'interdiction de séjour ou d'une mesure d'expulsion.

Devant l'arbitre, l'avocat de l'appelant a invoqué les droits ancestraux de son client pour faire valoir qu'on ne pouvait pas lui ordonner de quitter le Canada. L'appelant a lui-même déclaré, lors de son témoignage, qu'il ne reconnaissait ni la souveraineté du Canada ni celle des États-Unis, mais seulement celle que son propre peuple qui, selon lui, avait occupé le territoire situé des deux côtés de ce qui constitue aujourd'hui une frontière internationale puisque ce territoire se partage actuellement entre la province de Colombie-Britannique et l'État de Washington. D'après lui, le peuple des Lacs Arrow avait continuellement parcouru cette région bien avant l'arrivée des Européens. Il prétend avoir notamment contribué à la protection des lieux de sépulture de son peuple au Canada. Son avocat a fait valoir devant l'arbitre que les droits ancestraux de l'appelant comprenaient la chasse, la pêche, la cueillette ainsi qu'un droit de passage dans les limites du territoire aujourd'hui appelé Canada, estimant qu'il s'agit là de droits dont l'appelant peut se prévaloir en raison de ses liens avec le peuple des Lacs Arrow. À l'appui de cette thèse, une abondante preuve documentaire fut déposée auprès de l'arbitre. Selon certains arguments, nombreux furent ceux du peuple des Lacs Arrow qui s'établirent dans l'État de Washington en 1870 lors de l'établissement de la réserve de Colville. En 1902, une réserve fut établie au Canada pour la bande des Lacs Arrow mais, en 1953, s'éteignait le dernier survivant de cette bande. L'extinction de la bande fut constatée et la réserve fit retour à la Couronne4. Il semble, cependant, que l'arbitre ait indiqué en cours de procédure qu'il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l'existence ou sur la portée d'un droit ancestral garanti par la Constitution, pas plus que sur la question de savoir si l'appelant était en mesure d'invoquer un tel droit5. Aucun autre témoignage oral n'a donc été produit devant l'arbitre.

L'arbitre a ainsi décidé qu'il n'entrait pas dans ses attributions de dire si l'appelant était un "Autochtone du Canada", question devant nécessairement être tranchée avant que l'on puisse conclure que l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] garantit effectivement à l'intéressé les droits qu'il invoquait. L'arbitre a plutôt conclu que l'intéressé pouvait être renvoyé du Canada en raison de sa condamnation et elle délivra un avis d'interdiction de séjour en ce sens, se fondant sur les paragraphes 4(1), (2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 3], (3) et 5(1) de la Loi sur l'immigration qui disposent:

4. (1) Ont le droit d'entrer au Canada les citoyens canadiens et, sauf s'il a été établi qu'ils appartiennent à l'une des catégories visées au paragraphe 27(1), les résidents permanents.

(2) Sous réserve des autres lois fédérales, les citoyens canadiens et, sauf s'il a été établi qu'ils appartiennent à l'une des catégories visées au paragraphe 27(1), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada.

[. . .]

(3) Les Indiens inscrits à ce titre aux termes de la Loi sur les Indiens, qu'ils aient ou non la citoyenneté canadienne, ont, dans le cadre de la présente loi, les droits et obligations d'un citoyen canadien.

5. (1) Seules les personnes visées à l'article 4 sont de droit autorisées à entrer au Canada et à y demeurer.

Ce faisant, elle estima qu'il n'y avait pas lieu en l'occurrence de s'interroger sur l'effet des paragraphes (1) et (2) de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui disposent:

35. (1) Les droits existants"ancestraux ou issus de traités"des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

(2) Dans la présente loi, "peuples autochtones du Canada" s'entend notamment des Indiens, des Inuits et des Métis du Canada.

L'appelant a sollicité devant la Section de première instance de la Cour fédérale le contrôle judiciaire de cette mesure. Le juge des requêtes a rejeté la demande [[1995] 1 C.N.L.R. 230], estimant que de tels droits ancestraux, qu'ils aient ou non existé, et que l'appelant ait ou non été en droit de les invoquer, auraient de toute manière été éteints par l'effet des articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration cités plus haut. Le juge des requêtes a relevé que ces deux dispositions avaient été adoptées en 1977 [S.C. 1976-77, ch. 52], soit cinq ans avant l'adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, et elle nota que l'article 35 de cette dernière ne fait que reconnaître et confirmer les droits ancestraux "existants". Elle a estimé que l'extinction de tels droits, avant 1982, par effet de la Loi sur l'immigration , était manifeste. Compte tenu de cette position, elle n'a pas jugé nécessaire de dire si l'arbitre aurait pu se prononcer sur ces questions. L'avocat de l'appelant lui a demandé de certifier une question susceptible de fonder un appel interjeté devant la Cour conformément au paragraphe 83(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] de la Loi sur l'immigration. Elle n'accepta pas la question telle que formulée par l'avocat, mais certifia les deux questions suivantes [au paragraphe 13]:

1. Un autochtone qui est membre d'une tribu dont le territoire ancestral chevauche la frontière canado-américaine et qui n'est ni citoyen canadien ni un Indien inscrit à ce titre aux termes de la Loi sur les Indiens a-t-il le droit d'entrer au Canada et d'y demeurer?

2. Dans cette affaire, l'arbitre a-t-il mal interprété ou indûment limité sa compétence à statuer sur la question constitutionnelle qui a été soulevée?

L'appelant sollicitait devant cette Cour, dans son mémoire des faits et du droit, une ordonnance déclarant qu'il appartient aux "peuples autochtones du Canada" et qu'il a le droit d' [traduction ] "entrer au Canada et y demeurer à des fins spirituelles, politiques, économiques et sociales". Il demandait à la Cour de dire que l'arbitre avait indûment restreint sa compétence à l'égard de cette question d'ordre constitutionnel. Il sollicitait l'annulation de la mesure prise par l'arbitre, ou sa suspension en attendant que soit correctement tranchée la question de son statut. Il demandait en outre à la Cour de dire que le paragraphe 4(3) et l'article 5 de la Loi sur l'immigration sont contraires à l'article 15 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. Lors des plaidoiries devant la Cour, le premier redressement sollicité fut quelque peu modifié, l'appelant demandant maintenant à la Cour de rendre une ordonnance déclarant qu'il [traduction] "a le droit ancestral de participer aux coutumes et pratiques traditionnelles des peuples des Lacs Arrow, sur les territoires de ceux-ci, y compris sur le territoire traditionnel situé du côté canadien de la frontière canado-américaine".

À l'audience, nous avons d'abord indiqué à l'avocat de l'appelant que, faute d'éléments d'appréciation, la Cour n'était pas à même de tirer les conclusions de faits qui lui auraient permis de se prononcer sur la pérennité d'un droit ancestral pertinent ou sur ce qui justifierait l'extinction possible d'un tel droit. L'arbitre n'était parvenue à aucune conclusion à cet égard et son refus sur ce point avait limité les preuves produites devant elle. Le juge des requêtes n'a pas non plus tiré les conclusions au vu desquelles nous aurions pu nous prononcer, estimant que les droits présumés, si tant est qu'ils aient jamais existé, avaient été éteints par l'effet de la Loi sur l'immigration.

Nous avons ensuite demandé aux avocats des parties de s'expliquer sur le point de savoir s'il y avait lieu pour la Cour d'examiner l'argument fondé sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, la question n'ayant été évoquée ni devant l'arbitre ni devant le juge des requêtes et n'ayant été l'objet d'aucune conclusion de fait. Après avoir entendu les plaidoiries, nous avons indiqué que nous ne pourrions pas admettre cet argument.

Questions à trancher

La Cour a, me semble-t-il, à se prononcer sur les questions suivantes:

1. Est-il possible de répondre aux questions certifiées?

2. Est-ce à juste titre que le juge des requêtes a conclu que le prétendu droit de rester au Canada, si tant est qu'il ait jamais existé, a été éteint?

3. Sinon, la Cour peut-elle répondre à la question no 1 concernant le droit de demeurer au Canada?

4. Sinon, l'affaire peut-elle être renvoyée devant l'arbitre?

Analyse

1. Est-il possible de répondre aux questions certifiées?

La question no 1 soulève un certain nombre de difficultés car elle va au-delà des points que la Cour doit régler pour trancher la demande de contrôle judiciaire présentée en l'espèce, et réclame une réponse dont ne dépend pas l'issue du présent appel. Elle pose la question de savoir si, dans les circonstances alléguées par l'appelant, un Autochtone a le droit "d'entrer au Canada et d'y demeurer". La seule question portée devant l'arbitre, et devant le juge des requêtes, était celle de savoir si l'appelant en l'espèce possède un certain droit de demeurer au Canada, droit que ne pouvait lui retirer l'arbitre. Le juge des requêtes a décrit pertinemment la question dont elle était saisie dans la première phrase des motifs qu'elle exposa en l'affaire:

La question en l'espèce consiste à savoir si un autochtone qui n'est ni citoyen canadien ni Indien inscrit a le droit de demeurer au Canada parce qu'il appartient à une tribu dont le territoire ancestral chevauche la frontière canado-américaine.

L'arbitre avait à décider si l'appelant devait être renvoyé du Canada en raison de la condamnation pénale qu'il s'y était attirée. On ne lui demandait pas de dire si l'appelant avait le droit d'entrer au Canada et, dans le cadre du contrôle judiciaire de sa décision, la Cour ne saurait se prononcer directement sur ce droit. Il est acquis que, en tranchant les questions certifiées en vertu du paragraphe 83(1) de la Loi sur l'immigration, la Cour évitera de se prononcer sur des points non susceptibles d'affecter l'issue du contrôle judiciaire6. La question no 1 ne doit donc être examinée qu'au regard du droit de demeurer au Canada tel qu'invoqué par l'appelant.

La seconde question appartient clairement à celles portées à juste titre devant le juge des requêtes et auxquelles la Cour est à même de répondre.

2. Est-ce à juste titre que le juge des requêtes a conclu que le prétendu droit de demeurer au Canada, si tant est qu'il ait jamais existé, a été éteint?

Le juge des requêtes a tranché le point de droit en décidant qu'il y avait effectivement eu extinction. La Cour doit maintenant dire si c'est à bon droit que le juge a décidé que, même si l'appelant ou ses ancêtres avaient possédé les droits qu'il invoquait en l'espèce, ces droits avaient été éteints par effet de la Loi sur l'immigration.

J'ai conclu que le juge des requêtes n'était pas fondée à dire, en droit, que le droit ancestral invoqué en l'espèce avait été éteint. Le juge des requêtes s'est en cela appuyée sur les articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration tels que cités plus haut. Elle a conclu avec raison qu'aux termes de ces seules dispositions, l'appelant n'avait pas, selon le paragraphe 5(1), le droit de demeurer au Canada. Il n'est ni citoyen canadien ni inscrit aux termes de la Loi sur les Indiens. Le juge des requêtes a estimé que, par ces dispositions, le législateur avait manifesté l'intention de restreindre les catégories de personnes ayant le droit d'entrer au Canada ou d'y demeurer et que nul ne conteste que l'appelant ne relève pas des catégories prévues. Lors de son témoignage devant l'arbitre, l'appelant a fait valoir que cela lui importait peu puisqu'il ne reconnaît ni la souveraineté du Canada ni celle des États-Unis. C'est avec raison que le juge des requêtes a écarté ce point de vue et appliqué textuellement les dispositions de la Loi sur l'immigration.

Mais le juge des requêtes s'est prononcée en cette affaire en 1994 et, depuis lors, la jurisprudence, et en particulier celle de la Cour suprême du Canada, a évolué sensiblement et restreint la notion d'extinction de droits ancestraux. J'estime que, dorénavant, cette jurisprudence exige que:

1. Le législateur ou le gouvernement ait manifesté une "intention claire et expresse" d'éteindre le droit en question. Il faut, pour cela, que l'on ait pu identifier le droit invoqué et décider s'il y avait lieu de l'éteindre7 . L'adoption d'un dispositif réglementaire susceptible d'affecter l'exercice des droits ancestraux n'est pas constitutive de leur extinction. C'est ainsi qu'il a été affirmé dans l'arrêt R. c. Gladstone8:

[. . .] le fait de ne pas reconnaître à un droit la qualité de droit ancestral et de ne pas lui accorder une protection spéciale ne constituent pas l'intention claire et expresse requise pour éteindre le droit en question.

2. C'est bien sûr à celui qui invoque un tel droit qu'il appartient d'en établir l'existence même s'il n'est pas nécessairement tenu en cela au respect des mêmes normes de preuve que d'autres catégories de réclamants9. Le simple fait que la puissance souveraine concernée n'ait pas reconnu l'existence d'un tel droit ne permet pas, à lui seul, de nier l'existence de celui-ci10.

3. Si l'existence d'un droit ancestral particulier est établie conformément à ces règles, l'existence de dispositions législatives forcément incompatibles avec ce droit ne permet pas en elle-même d'établir qu'il y aurait eu extinction, pas plus que ne le permettait la simple réglementation du droit en question11.

On comprend aisément que le juge des requêtes n'ait pas tranché l'ensemble de ces questions lorsqu'elle s'est prononcée en cette affaire en 1994, étant donné qu'une grande partie de la jurisprudence qui s'applique actuellement n'existait pas encore. J'estime que, compte tenu de cette jurisprudence, on ne saurait prendre pour hypothèse que, quelle que soit la manière dont le droit invoqué puisse être défini, ou établi par des preuves, ce droit peut être considéré comme éteint par effet d'une loi antinomique. Il y a, plutôt, lieu de se pencher avec attention sur la définition précise du droit revendiqué et de se demander si le législateur ou le gouvernement en a voulu, de manière suffisamment claire, l'extinction. J'estime qu'il faudrait pour cela des preuves complémentaires, y compris des preuves extrinsèques concernant l'intention du législateur, preuves qui n'ont pas été produites devant l'arbitre étant donné l'interprétation restrictive qu'elle a donnée de sa propre compétence.

D'après moi, c'est à tort que le juge des requêtes a conclu à l'extinction du droit revendiqué. Le dossier manquait de preuves suffisantes concernant l'existence et la définition dudit droit ou l'intention que le gouvernement aurait eue de l'éteindre.

3. Sinon, la Cour peut-elle répondre à la question no 1 concernant le droit de demeurer au Canada?

Il s'agit d'une question de droit à laquelle la Cour peut effectivement répondre. L'intimé prétend que la souveraineté étatique n'est pas compatible avec la limitation du pouvoir qu'a un État de dire quels sont les non-ressortissants autorisés à demeurer dans le pays. Qu'il nous suffise de dire que si l'on trouve en droit international, ainsi qu'en common law, de nombreux arguments étayant cette affirmation, un État souverain peut très bien s'imposer à lui-même des restrictions quant aux moyens par lesquels, aux circonstances dans lesquelles, et aux organismes gouvernementaux par l'intermédiaire desquels, un tel pouvoir de contrôle peut s'exercer. En adoptant sa Constitution, le Canada a, en effet, limité l'exercice de pouvoirs gouvernementaux inhérents à un État souverain. C'est ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés interdit aux organismes gouvernementaux des actions qui pourraient autrement relever des pouvoirs d'un État souverain, tel le pouvoir de réglementer le contenu de la presse ou le pouvoir d'opérer, sur son territoire et sans restriction, des saisies et des perquisitions. Dans le même sens, l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 garantit aujourd'hui les droits ancestraux existants qui n'ont pas été éteints et entraîne comme corollaire qu'aucun organisme étatique ne peut, après 1982, éteindre les droits en question. Tant que la Constitution n'est pas modifiée, les autorités canadiennes sont soumises à cette restriction concernant les pouvoirs qui découleraient normalement de la puissance souveraine. En adoptant l'article 35, le Canada a en fait exercé sa souveraineté en établissant une hiérarchie des droits susceptibles d'être exercés au Canada: une hiérarchie qui ne peut être modifiée que par un nouvel exercice du pouvoir souverain, à savoir le pouvoir de modifier la Constitution.

J'estime donc que la question doit faire l'objet d'une approche plus nuancée. Il est vrai qu'on ne saurait retenir trop facilement l'hypothèse d'un abandon en ce qui concerne les attributs de la souveraineté canadienne et que l'on ne doit donc pas écarter à la légère les dispositions législatives qui, avant 1982, contrôlaient la présence de non-Canadiens sur le territoire national. Cela dit, il convient de reconnaître, à la lumière de la récente jurisprudence de la Cour suprême, qu'il y a lieu de retenir, à l'encontre de la thèse de l'extinction, avant 1982, de droits ancestraux par le jeu de dispositions législatives canadiennes, un certain nombre de postulats importants: il convient de présumer, en effet, que, à l'époque, notre droit reconnaissait que les droits ancestraux ne sauraient être éteints si ce n'est en vertu de dispositions claires et expresses. Le fait que le législateur et les administrateurs de l'époque n'aient pas eu conscience d'une telle exigence, ni même du droit revendiqué en l'espèce, ne peut pas avoir pour effet de valider l'extinction de tels droits. En fait, cette circonstance porte encore plus à douter de la prétendue extinction des droits en question étant donné que le législateur et les administrateurs de l'époque ne pouvaient pas avoir la volonté d'éteindre quelque chose dont ils auraient ignoré jusqu'à l'existence.

Cela ne veut bien sûr pas dire que le contrôle des frontières n'est pas à même de justifier les efforts déployés par le Canada afin de contrôler ou de limiter par diverses mesures l'exercice des droits ancestraux pertinents qui demeurent en vigueur12.

Par conséquent, je suis d'avis que la souveraineté du Canada ne constitue pas en soi un obstacle juridique à l'existence des droits ancestraux revendiqués en l'espèce, mais j'estime que la Cour ne peut pas aller plus loin que cela quant à la réponse susceptible d'être apportée à la question no 1.

Il y a lieu, plutôt, de tirer un certain nombre de conclusions de fait qui n'ont pas été tirées jusqu'ici. Sans tenter d'en dresser une liste exhaustive, disons qu'il s'agira de conclusions portant notamment sur les points suivants. L'appelant est-il membre d'un "peuple autochtone du Canada" et a-t-il, en tant que tel, la faculté de revendiquer un droit en vertu de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ? Il pourra s'agir de questions mixtes de fait et de droit concernant les indices qui permettent d'identifier un "peuple autochtone du Canada". Le fait que les ancêtres de l'appelant aient jadis occupé des territoires ici leur confère-t-il indéfiniment le droit de prétendre constituer un peuple autochtone au Canada? Si ce "peuple" ne réside plus au Canada, quelle est la nature du lien qu'il faudra démontrer. Il y aura lieu, en plus, de tirer des conclusions malaisées quant à savoir si le droit ancestral en question a jamais existé et, si oui, comment il convient de le définir. Ainsi que nous l'avons relevé plus haut, l'appelant a, dans les arguments exposés oralement devant la Cour, quelque peu modifié, par rapport à ses observations écrites, sa description du droit qu'il revendique. Il lui faudra montrer que le droit, tel qu'il le décrit lui-même, était déjà exercé à l'époque précédant l'arrivée des Européens et que ce droit a été exercé de manière plus ou moins continue depuis lors. L'appelant devra démontrer que cette pratique ou tradition, quelle que soit la manière dont elle est définie, faisait partie intégrante de la culture propre au peuple des Lacs Arrow13 . Puisque l'appelant revendique le droit de demeurer dans une région donnée, il lui incombe de démontrer que la pratique ou coutume en question s'exerçait effectivement dans cette région précise. Une des pratiques ou coutumes qu'il invoque, car, selon son propre témoignage, il s'y est livré au Canada au nom de son peuple, est la protection des lieux de sépulture. J'estime qu'il lui faut démontrer que le droit ancestral d'entretenir les sites funéraires, tel qu'il l'invoque, droit qui revêt sans doute un caractère communal, subira une atteinte essentielle si l'appelant n'est pas personnellement autorisé à y procéder. Le même problème se poserait si, par exemple, l'appelant purgeait au Canada une peine d'emprisonnement pour l'infraction qu'il a commise et qu'il n'était, par conséquent, pas en mesure d'assurer l'entretien des lieux de sépulture.

Si l'existence d'un droit non éteint peut être établie, il appartiendra au tribunal saisi de la question de dire si les articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration lui ont porté atteinte. Si le tribunal conclut à une atteinte, il restera peut-être à dire, dans l'hypothèse où la Couronne invoque cet argument, si cette atteinte se justifiait14. D'après la Cour suprême, de telles atteintes peuvent se justifier si elles contribuent à un but législatif qui est impérieux et réel, et si elles sont compatibles avec la relation fiduciaire spéciale qui existe entre la Couronne et les peuples Autochtones15.

Il s'agit là de questions qui ne peuvent être tranchées qu'au regard de conclusions de fait et d'arguments juridiques. Ainsi que nous l'avons indiqué à l'audience, la Cour n'est pas à même de régler ces divers points puisque le dossier de l'affaire ne contient que très peu de conclusions de fait et très peu de preuves, l'arbitre s'étant refusée à accueillir d'autres preuves car elle ne s'estimait pas compétente pour se prononcer sur des questions de droit constitutionnel et des questions touchant les droits ancestraux.

4. Sinon, l'affaire peut-elle être renvoyée devant l'arbitre?

Selon l'intimé, l'arbitre n'est pas à même de se prononcer sur les questions qu'il serait nécessaire de trancher pour dire si c'est à juste titre que l'appelant invoque un droit ancestral lui permettant de demeurer au Canada. Cet argument se fonde en partie sur l'idée que la compétence de l'arbitre se limite aux décisions qu'elle peut prendre, sous le régime de l'article 32 de la Loi sur l'immigration, pour dire si quelqu'un peut être renvoyé du Canada en vertu des dispositions de la Loi sur l'immigration. L'intimé a fait également valoir que l'arbitre ne saurait accorder à l'appelant le redressement qu'il réclame car elle est tenue, en effet, d'ordonner son renvoi lorsque sont réunies les conditions légales pour ce faire. L'intimé a également fait valoir que, dans un souci d'ordre pratique, l'enquête d'immigration se déroule, aux termes mêmes de la Loi, de manière informelle et expéditive, et ne se prête donc guère au règlement de questions complexes concernant les droits ancestraux et les restrictions constitutionnelles.

J'estime que l'arbitre possède effectivement la compétence voulue pour régler la question. L'article 80.1 de la Loi sur l'immigration16 dispose:

80.1 (1) Sous réserve de l'article 40.2, l'arbitre a compétence exclusive pour connaître et décider des questions de droit et de fait, y compris les questions de compétence, dans le cadre des procédures instruites devant lui sous le régime de la présente loi.

(2) L'arbitre a les attributions d'un commissaire nommé en vertu de la partie I de la Loi sur les enquêtes. Il peut notamment:

a) par citation, enjoindre aux personnes ayant connaissance de faits se rapportant à la procédure devant lui de comparaître comme témoins aux date, heure et lieu indiqués et d'apporter et de produire tous documents, livres ou pièces dont elles ont la possession ou la responsabilité;

b) faire prêter serment et interroger sous serment;

c) délivrer des commissions à l'effet de recueillir des éléments de preuve ou des témoignages au Canada;

d) prendre les autres mesures nécessaires à l'instruction approfondie de la procédure devant lui.

(3) Les arbitres siègent au Canada aux lieux, dates et heures choisis par le président en fonction de leurs travaux.

(4) Dans la mesure où les circonstances et l'équité le permettent, l'arbitre procède sans formalisme et avec célérité.

(5) L'arbitre n'est pas lié par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve. Il peut recevoir les éléments qui lui sont présentés dans le cadre des procédures instruites devant lui et qu'il considère comme crédibles ou dignes de foi en l'occurrence et fonder ses conclusions sur eux.

Il faut noter que l'arbitre est habilitée à trancher des questions de droit et de fait, à assigner les personnes et les choses et à interroger sous serment. Il me semble que la compétence de trancher des questions de droit lui impose à la fois le devoir et l'obligation de trancher les questions d'ordre constitutionnel qui sont portées devant elle17. En ce qui concerne le redressement demandé, si l'arbitre ne peut effectivement pas invalider une disposition de la Loi sur l'immigration, elle peut considérer que les dispositions de cette Loi sont invalides en ce qui concerne l'individu en question et refuser par conséquent de prendre à son encontre une mesure de renvoi si une telle mesure devait porter atteinte à son droit ancestral prévu par la Constitution18.

Plus solide est l'argument voulant qu'une audience devant l'arbitre ne soit pas, sur le plan pratique, le lieu le plus propice au règlement de questions complexes de fait et de droit constitutionnel. Cela est notamment vrai des preuves nécessaires pour établir l'existence d'un droit ancestral, puisque ces preuves peuvent concerner des événements qui se déroulent sur plusieurs siècles et exiger l'étude de la culture en question et du rôle qu'occupait le droit invoqué au sein de cette culture. Il ressort des paragraphes 80.1(4) et (5), précités, que l'arbitre est autorisé à procéder de manière informelle, sans être lié par les règles techniques de présentation de la preuve.

Il y a peut-être, cependant, d'autres moyens de régler ce problème d'ordre pratique. L'article 18.3 de la Loi sur la Cour fédérale19 dispose:

18.3 (1) Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Section de première instance pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure.

(2) Le procureur général du Canada peut, à tout stade des procédures d'un office fédéral, sauf s'il s'agit d'un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, renvoyer devant la Section de première instance pour audition et jugement toute question portant sur la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, d'une loi fédérale ou de ses textes d'application.

Le procureur général, me semble-t-il, pourrait, la Cour renvoyant l'affaire devant l'arbitre, saisir la Section de première instance de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 18.3(2), qui lui permet de "renvoyer [. . .] toute question portant sur la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, d'une loi fédérale". La question épineuse soulevée en l'occurrence, et dont le règlement pourrait poser à l'arbitre des problèmes d'ordre pratique, concerne essentiellement la validité ou l'applicabilité des articles 4 et 5 de la Loi sur l'immigration en raison d'une incompatibilité possible avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Nous avons évoqué le problème à l'audience avec les avocats des deux parties, mais l'avocate de l'intimé a estimé qu'il faudrait, avant de renvoyer la question devant la Cour, s'entendre sur les faits. Elle s'est fondée en cela sur la jurisprudence relative aux renvois effectués en vertu du paragraphe 18.3(1). J'estime qu'il existe une différence très sensible entre les paragraphes 18.3(1) et 18.3(2). Le paragraphe 18.3(1) permet à un office fédéral de renvoyer "toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure". Cette disposition a été interprétée comme ne permettant pas le renvoi de questions de fait. Mais le paragraphe 18.3(2), qui n'a été ajouté qu'en 199020 , prévoit le renvoi de "toute question portant sur la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, d'une loi fédérale". Les questions de validité et d'applicabilité, pour ne parler que d'elles, comprennent en général les questions de fait. Plus haut, j'ai cerné un certain nombre de questions de fait qui, dans cette affaire, auront à être tranchées afin qu'il puisse être établi s'il y a effectivement eu atteinte à un droit garanti par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et, si oui, si cette atteinte se justifie. Selon l'alinéa 300e) des Règles de la Cour fédérale (1998), [DORS/98-106] les renvois effectués en vertu de l'article 18.3 de la Loi sur la Cour fédérale doivent être introduits par voie de demande, sous réserve de certaines modifications prévues aux règles 320 à 323. Cela veut dire que, normalement, la preuve se fera par affidavit, avec possibilité de contreinterroger, bien que la règle 316 offre à la Cour la possibilité d'autoriser en plus les témoignages de vive voix.

Décision

Il y a donc lieu d'accueillir l'appel en partie, d'annuler la mesure d'interdiction de séjour en date du 16 novembre 1993 et de renvoyer l'affaire devant un arbitre nommé en vertu de la Loi sur l'immigration pour qu'elle soit tranchée en conformité avec les motifs de la Cour.

Il convient d'apporter aux questions les réponses suivantes:

Question 1: Il n'est pas possible de répondre à cette question en ce qui a trait aux droits qu'un Autochtone dans une telle situation aurait d'entrer au Canada. En ce qui concerne son droit d'y demeurer, il n'est pas possible de répondre sans se prononcer au préalable, et au vu des preuves produites, sur les points suivants: la personne en question appartient-elle à un peuple autochtone du Canada?; quelle est la définition précise du droit revendiqué?; existe-t-il une pratique historique fondant le droit revendiqué?; quels sont les rapports existant entre cette pratique et la culture d'un peuple Autochtone du Canada?; le législateur et le Gouvernement du Canada ont-ils eu l'intention d'éteindre le droit en question?; ce droit, à supposer que l'on démontre à la fois son existence et sa non-extinction, a-t-il été enfreint et, si oui, cette atteinte se justifie-t-elle? C'est seulement sous cette forme qu'il peut être répondu à la question en s'en tenant, comme il se doit, aux éléments nécessaires pour trancher le présent appel.

Question 2: Oui.

Le juge Décary, J.C.A.: Je suis du même avis.

Linden, J.C.A.: Je suis du même avis.

1 L.R.C. (1985), ch. I-5.

2 L.R.C. (1985), ch. I-2.

3 L.R.C. (1985), ch. N-1.

4 Voir le vol. II du dossier d'appel, aux p. 328 et 329; le vol. VI du dossier d'appel, à la p. 1050.

5 Vol. VI, dossier d'appel à la p. 1118 et suiv.

6 Voir, p. ex., Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.); Malouf c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 190 N.R. 230 (C.A.F.); Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 3 C.F. 127 (C.A.); McLeod c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 1 C.F. 257 (C.A.); Gregory c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 606 (1re inst.) (QL).

7 ;R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, à la p. 1099.

8 [1996] 2 R.C.S. 723, à la p. 753.

9 ;R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, aux p. 558 et 559; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, aux p. 1068 et 1069 et 1072 à 1076.

10 ;R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139; R. c. Adams, [1996] 3 R.C.S. 101.

11 Voir, par ex. Sparrow, supra, note 7, à la p. 1097; Delgamuukw, supra, note 9, à la p. 1120; Van der Peet, supra, note 9, à la p. 585.

12 Voir Mitchell c. M.R.N., [1999] 1 C.F. 375 (C.A.), au par. 18.

13 Voir, par ex., Van der Peet, supra, note 9, à la p. 549.

14 Id., à la p. 526.

15 Delgamuukw, supra, note 9, aux p. 1107 et 1108.

16 Edicté par L.C. 1992, ch. 49, art. 70.

17 Voir, par ex., Tétrault-Gadoury c. Canada (Commission de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22.

18 ;Cuddy Chicks Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [1991] 2 R.C.S. 5, à la p. 17.

19 L.R.C. (1985), ch. F-7 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5].

20 L.C. 1990, ch. 8, art. 5.

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