Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

[1997] 1 C.F. 874

T-554-91

Carpenter Fishing Corporation, Don Johannes, Kaarina Etheridge, White Hope Holdings Ltd., Simpson Fishing Co. Ltd. et Norman Johnson (demandeurs)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Bernard Valcourt, Ministre des Pêches et des Océans (défendeurs)

T-974-91

Titan Fishing Ltd. (demanderesse)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada et Bernard Valcourt, Ministre des Pêches et des Océans (défendeurs)

Répertorié : Carpenter Fishing Corp. c. Canada (1re inst.)

Section de première instance, juge Campbell— Vancouver, 24, 25, 26 et 28 juin; 2, 3, 4 et 5 juillet; 14 novembre 1996.

Pêches Demande de déclaration portant que la restriction applicable au détenteur actuel (RADA), qui fait partie de la formule de calcul du quota de pêche au flétan, est illégaleL’administration du ministère des Pêches et des Océans (MPO), et non le ministre, a autorisé la décision de mettre en œuvre la RADAL’administration du MPO a le pouvoir délégué implicite de décider de mettre en œuvre la RADA pour le compte du ministreLe ministre est tenu de respecter les buts et les objets de l’art. 43 de la Loi sur les pêches qui vise la gestion, la surveillance des pêches et la conservation du poissonLa RADA vise à exercer une discrimination contre certains détenteurs de permis afin d’avantager d’autres détenteurs de permis et d’obtenir leur appuiVice de compétence car cet objectif ne correspond pas aux buts, aux objets et à la politique autorisés.

Droit administratif Contrôle judiciaire Jugements déclaratoires Demande de jugement déclaratoire portant que la restriction applicable au détenteur de permis (RADA), qui fait partie de la formule de calcul du quota de pêche au flétan, est illégaleLe comité consultatif de la pêche au flétan (CCPF) a proposé la mise en œuvre de la RADA sans préavis à l’intention des personnes qui n’étaient pas membres du comitéLes opinions du CCPF résultent d’un processus de recherche d’appuis soigneusement dirigé en vue d’obtenir un résultat que le MPO souhaitait, c’est-à-dire un régime de quotasLe défaut de donner aux personnes lésées par la RADA l’occasion d’être entendues avant la mise en œuvre de celle-ci constitue une violation des principes de justice naturelleCritères pour déterminer si le motif est irrégulierLe ministre a agi pour un motif irrégulier et a excédé sa compétenceLa décision de mettre en œuvre la RADA est nulle.

NOTE DE L’ARRÊTISTE

Le directeur général a décidé de publier sous forme abrégée les motifs de l’ordonnance qui compte 49 pages. Le texte intégral de deux extraits de ces motifs intitulés respectivement « Questions d’ordre juridique » et « Conclusion » est publié aux présentes. Une note de la rédaction résume la teneur des 35 premières pages des motifs du juge qui n’ont pas été reproduites.

Les demandeurs étaient des particuliers et des sociétés qui pêchaient le flétan sur la côte Ouest. En 1982, dans le rapport de la commission qu’il présidait, M. Peter Pearce avait relevé les problèmes auxquels faisaient face les pêcheries du Pacifique au Canada; au nombre de ceux-ci figuraient « la surexploitation, les antagonismes entre les utilisateurs, la surexpansion des flotilles de pêche et la dégradation des habitats de mer et d’eau douce ». Le rapport concluait qu’il fallait apporter des changements majeurs et fondamentaux à la politique des pêches afin de redresser la situation aggravée par un régime d’émission des permis mal administré. Le régime de quotas était présenté comme « la seule formule qui semble capable de restreindre l’exploitation excessive et alarmante qui afflige cette pêche… »

À la suite de consultations avec des pêcheurs (voir plus loin) des fonctionnaires du Ministère et le ministre des Pêches ont pris la décision de mettre en œuvre un régime de quotas individuels de bateau (QIB) et, dans le cadre de ce régime, une restriction applicable au détenteur actuel (RADA). Les demandeurs sollicitaient une déclaration portant que la RADA était illégale et qu’elle devrait être supprimée de la formule de quota individuel de bateau. Les demandeurs faisaient valoir que ce programme exerçait une discrimination contre les nouveaux pêcheurs en leur refusant la même admissibilité au calcul de l’historique de la capture que les pêcheurs qui détenaient leur permis depuis plus longtemps. La formule de QIB retenue était fondée à 30 p. 100 sur la longueur du bateau et à 70 p. 100 sur l’historique de la capture rattachée au permis pour la période de 1986 à 1989. Toutefois, l’historique de la capture était limité au détenteur actuel, à moins que le permis n’ait été acquis après le début de la pêche en 1989, auquel cas le rendement historique était fondé sur l’historique de la capture du détenteur précédent. La restriction avait pour effet d’accorder une plus longue période d’admissibilité à certains détenteurs de permis au détriment d’autres détenteurs. Les demandeurs disent que la RADA ne favorise aucunement la gestion de la pêche ou de la conservation du poisson, mais qu’elle a été adoptée parce qu’un groupe censé représenter une majorité de détenteurs de permis de pêche l’avait demandé avec insistance au détriment de la minorité qui n’a eu aucune possibilité de s’y opposer.

Après la publication du rapport Pearce, le ministre a tenté d’instaurer un régime de quotas pour la saison de pêches au flétan de 1983 mais il n’est pas allé de l’avant en raison d’un manque d’appuis de la part des intervenants du secteur visé. L’idée d’un régime de quotas a toutefois refait surface en 1988, sur l’initiative des détenteurs de permis. Le Ministère était impatient de profiter de ce changement d’attitudes. Par stratégie, il a été décidé de minimiser l’enthousiasme du Ministère envers la mise en œuvre de quotas dans l’espoir de rallier les détenteurs de permis. Le Ministère a mis sur pied un processus de consultation très élaboré auprès des détenteurs de permis. La Cour a tiré la conclusion de fait selon laquelle « le MPO voulait que le processus aboutisse à un régime de quotas et il l’a orienté dans le but d’en arriver à ce résultat ». Un cadre intermédiaire du gouvernement dénommé Turris a été chargé de mener cette initiative à terme. Au procès, Turris a été contre-interrogé au sujet de son intérêt personnel dans le résultat du processuspar exemple, sur la question de savoir si sa réussite pouvait lui valoir une promotion. Indépendamment de la question de savoir si tel était le cas, le juge Campbell a conclu que la participation de ce fonctionnaire était à ce point directe, intensive et importante qu’« il était tout à fait déterminé, sur le plan professionnel, à obtenir une entente ». Ce qui était qualifié de consultation constituait en réalité un processus de recherche d’appuis en faveur du régime de quotas que le MPO était résolu à mettre en œuvre dès avant le début du processus.

Les détenteurs de permis ont été avisés qu’un comité consultatif de la pêche au flétan (CCPF) « qui est démocratique et qui assure une représentation complète et équitable » serait formé. En décidant que le processus décisionnel serait guidé par une certaine forme de gouvernement représentatif des détenteurs de permis, le MPO était tenu de veiller à ce que le processus soit de nature démocratique. La responsabilité constitue le principal élément du gouvernement représentatif. Turris n’a rien fait pour s’assurer que le comité soit à la hauteur de cette exigence de responsabilité. Les lettres envoyées aux personnes choisies pour former le comité ne mentionnaient aucunement qu’ils allaient agir à titre de représentants. Il leur était loisible de déterminer leurs propres obligations envers les personnes qu’ils représentaient. Le processus ne comportait aucun élément de responsabilité. Le juge Campbell a conclu que le processus était non seulement non démocratique mais aussi qu’il était très peu fiable pour ce qui est de refléter les opinions des détenteurs de permis. En conséquence, aucun poids ne pouvait être accordé à l’argument des défendeurs selon lequel les demandeurs, ayant participé au choix des représentants, étaient liés par les résultats des décisions du comité. Le juge a examiné les nombreuses irrégularités auxquelles la désignation des membres au sein du comité avait donné lieu et il a jugé que le MPO avait changé les règles « parce que cela avait été jugé nécessaire à l’atteinte de l’objectif visé ».

La restriction applicable au détenteur actuell’élément de la formule qui a mené au présent litigedécoule de la réunion du CCPF du 3 mai 1990. La proposition de RADA a été présentée sans préavis qu’elle serait inscrite à l’ordre du jour de sorte qu’il n’a pas été possible de consulter les détenteurs de permis qui n’étaient pas présents à la réunion non plus que d’en comprendre l’incidence. Malgré ce fait, le comité l’a adoptée à 12 voix pour, trois contre et deux abstentions. Turris ne voulait pas que le comité tarde à adopter la RADA même s’il n’était pas en mesure de répondre à certaines des questions soulevées par ceux qui s’y opposaient. La RADA visait à exercer une discrimination contre les nouveaux venus au sein de la pêche au flétan au profit de certains membres du comité et des personnes dont il défendait les intérêts. Turris a adopté la proposition de RADA pour s’assurer que le comité approuverait un régime de quotas.

Bien que l’adoption d’un régime de quotas ait fait l’objet d’un vote auquel ont participé tous les détenteurs de permis, la question figurant sur le bulletin était libellée de manière à ce que les votants ne puissent accepter ou rejeter la disposition relative à la RADA séparément de la proposition d’ensemble. Il s’agissait de répondre à l’argument des défendeurs selon lequel le fait que certains des demandeurs avaient voté en faveur du QIB les empêchait de contester l’élément relatif à la RADA.

La Cour n’a pu conclure que le ministre avait approuvé la RADA. Celle-ci ne faisait l’objet d’aucune mention dans les documents qu’il avait signés et il ne semble pas qu’il ait été informé de celle-ci ou des oppositions à celle-ci.

Bien que des détenteurs de permis ont accepté individuellement le QIB, y compris la RADA, à titre de condition de licence, cette acceptation ne devrait pas être interprétée comme une acceptation par ceux-ci de la RADA. Ils n’avaient pas le choix s’ils voulaient continuer à pêcher.

Compte tenu des déclarations faites, les détenteurs de permis avaient indiscutablement toutes raisons de croire que c’était le ministre qui allait décider de la mise en œuvre de la RADA. Au regard de la bonne foi, la décision de mettre en œuvre la RADA appartenait au ministre et l’administration n’aurait pas dû agir à sa place. Mais en droit, l’administration du MPO avait le pouvoir délégué implicite de décider de mettre en œuvre la RADA au nom du ministre.

Le ministre avait le pouvoir d’imposer le régime de quotas à titre de condition d’un permis indépendamment de la délégation apparente au gouverneur en conseil faite à l’article 43 de la Loi sur les pêches, qui permet à ce dernier de prendre des règlements concernant la gestion et la surveillance judicieuses des pêches en eaux côtières et internes et concernant la conservation et la protection du poisson. Mais le ministre restait tenu de respecter les buts, les objets et les objectifs généraux prévus aux alinéas 43a) et b) de la Loi. Ainsi, les buts, les objets et les objectifs généraux autorisés se limitaient à la gestion et à la surveillance judicieuses des pêches en eaux côtières et internes ainsi qu’à la conservation et à la protection du poisson. La RADA visait à exercer une discrimination contre certains détenteurs de permis afin d’avantager d’autres détenteurs de permis et d’obtenir ainsi leur appui. L’article 43 n’a pas été conçu comme un moyen d’arriver à ce résultat. La RADA ne respectait pas les fins, les objets et les objectifs généraux autorisés. Il y a eu vice de compétence.

Le devoir d’équité de la common law s’applique aux décisions administratives à l’exception de celles qui sont de nature législative. Étant donné que l’imposition d’une RADA aux détenteurs de permis de pêche au flétan sous forme de condition attachée au permis de pêche n’était pas de nature législative, les demandeurs avaient droit au respect de l’équité procédurale. Le ministre était, à tout le moins, tenu de donner aux personnes lésées par le projet de RADA le droit d’être entendues avant l’entrée en vigueur de la restriction, que ce soit au moyen d’audiences ou d’observations écrites. Lorsque le fonctionnaire du MPO a décidé de mettre en œuvre la RADA, aucun avis n’a été envoyé aux détenteurs de permis pour les informer que la RADA était à l’ordre du jour. Et par la suite, avant que la RADA soit mise en œuvre, les détenteurs de permis n’ont eu aucune possibilité de s’opposer à la RADA séparément de l’ensemble du projet de quota individuel de bateau (QIB) et, plus particulièrement, aucune disposition n’a été prise pour permettre aux demandeurs de s’opposer à toute incidence défavorable de la RADA à leur égard. Il y a eu violation des règles de justice naturelle.

Pour constituer un cas de discrimination illicite, un acte doit établir une discrimination dans les faits, et cette discrimination doit être exercée dans le but de favoriser une personne en particulier ou lui porter préjudice, sans égard à l’intérêt public. Si ces deux caractéristiques sont réunies, le motif est irrégulier. La décision constituait un cas de discrimination dans les faits et elle visait à favoriser les anciens pêcheurs et à pénaliser les nouveaux venus. L’intérêt public prépondérant en l’espèce est le principe voulant que les fonctionnaires doivent être scrupuleusement justes et équitables dans les décisions qu’ils prennent. Aux regards de cette norme, la décision de mettre en œuvre la RADA a été prise sans égard à l’intérêt public. Un deuxième critère prévoit qu’en jugeant de telles décisions, il est nécessaire de voir si l’une ou l’autre des deux options existent : bonne foi dans l’intérêt public ou promotion d’un intérêt privé. La décision a été prise dans le but de favoriser un intérêt privé. La RADA ne respecte pas les deux critères. En mettant en œuvre la RADA, le ministre a agi pour un motif irrégulier et, par conséquent, il a excédé sa compétence.

La décision de mettre en œuvre la RADA a été déclarée nulle de même que des décisions subséquentes prises en vertu du paragraphe 22(1) du Règlement, qui est quasi identique à l’article 43 de la Loi.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, art. 43.

Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53, art. 22(1).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

R. c. Harrison, [1977] 1 R.C.S. 238; (1976), 66 D.L.R. (3d) 660; [1976] 3 W.W.R. 536; 28 C.C.C. (2d) 279; 8 N.R. 47; Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Multi-Malls Inc. et al. and Minister of Transportation and Communications et al., Re (1976), 14 O.R. (2d) 49; 73 D.L.R. (3d) 18 (C.A.); Doctors Hospital and Minister of Health et al., Re (1976), 12 O.R. (2d) 164; 68 D.L.R. (3d) 220; 1 C.P.C. 232 (C. div.); Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311; (1978), 88 D.L.R. (3d) 671; 78 CLLC 14,181; 23 N.R. 410; Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643; (1985), 24 D.L.R. (4th) 44; [1986] 1 W.W.R. 577; 69 B.C.L.R. 255; 16 Admin. L.R. 233; 23 C.C.C. (3d) 118; 49 C.R. (3d) 35; 63 N.R. 353; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Homex Realty and Development Co. Ltd. c. Corporation of the Village of Wyoming, [1980] 2 R.C.S. 1011; (1980), 116 D.L.R. (3d) 1; 13 M.P.L.R. 234; 33 N.R. 475; Lacewood Development Company v. City of Halifax and Provincial Planning Appeal Board (1975), 12 N.S.R. (2d) 692; 58 D.L.R. (3d) 383 (C.A.); Scarborough, Township of v. Bondi, [1959] R.C.S. 444; (1959), 18 D.L.R. (2d) 161; Bondi, Re and The Township of Scarborough, [1957] O.W.N. 257; (1957), 7 D.L.R. (2d) 733 (H.C.); Anisminic Ltd. v. Foreign Compensation Commission, [1969] 2 A.C. 147 (H.L.).

DOCTRINE

Jones, D. P. and A. S. de Villars. Principles of Administrative Law, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1994.

DEMANDE de jugement déclaratoire portant que la restriction applicable au détenteur actuel telle que mise en œuvre dans le cadre du régime de quotas imposés à l’égard de la pêche au flétan sur la côte Ouest était illégale en raison d’un vice ou d’une erreur de compétence. Requête accueillie.

AVOCATS :

Murray L. Smith et David Jones pour les demandeurs.

Paul F. Partridge et Nancy E. South pour les défendeurs.

PROCUREURS :

Campney & Murphy, Vancouver, pour les demandeurs.

Le sous-procureur général du Canada, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

Le juge Campbell :

V

QUESTIONS D’ORDRE JURIDIQUE

Invoquant un vice ou une erreur de compétence, les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire portant que la RADA [restriction applicable au détenteur actuel], telle qu’elle a été mise en œuvre, est illégale. Jones et de Villars[1] donnent cet aperçu très utile des questions d’ordre juridique que soulève cette demande :

[traduction] La « compétence » est l’un des concepts de droit administratif les plus difficiles à saisir. Dans son sens le plus large, le mot « compétence » désigne le pouvoir de faire chaque aspect d’une action intra vires. Toutefois, dans son sens strict, ce mot désigne le pouvoir d’entreprendre un type particulier d’activité. Un vice de compétence, « au sens strict », se distingue ainsi d’autres erreurs—telles qu’un manquement aux règles de justice naturelle, la prise en compte d’éléments de preuve non pertinents ou le fait d’agir dans un but irrégulier—qui surviennent après que le fondé de pouvoir a légalement entrepris son activité, mais qui l’amènent à s’écarter de sa compétence ou à l’excéder. L’analyse des difficultés soulevées par la définition du mot « compétence » qu’a faite lord Reid dans Anisminic Ltd. v. Foreign Compensation Commission ([1969] 2 A.C. 147 à la page 171), est particulièrement utile;

Il a parfois été dit que ce n’est que lorsqu’un tribunal agit sans en avoir la compétence que sa décision est nulle. Mais dans ces cas, le mot « compétence » a été employé dans un sens très large, et j’en suis venu à la conclusion qu’il est préférable de ne pas employer ce mot sauf dans le sens strict et original où le tribunal a le droit d’entreprendre l’enquête en cause. Mais il existe de nombreux cas où, même si le tribunal avait compétence pour entreprendre une enquête, il a fait ou omis de faire quelque chose au cours de l’enquête qui était de nature à rendre sa décision nulle. Il se peut qu’il ait rendu sa décision de mauvaise foi. Il se peut qu’il ait rendu une décision qu’il n’avait pas le pouvoir de rendre. Il se peut qu’au cours de l’enquête il ait omis de se conformer aux exigences de la justice naturelle. Il se peut qu’il ait de bonne foi mal interprété les dispositions qui lui donnent le pouvoir d’agir de sorte qu’il a omis de traiter de la question qui lui était soumise et qu’il a tranché une question qui ne lui était pas soumise. Il se peut qu’il ait refusé de tenir compte d’une chose dont il devait tenir compte. Ou il se peut qu’il ait fondé sa décision sur une question dont il n’avait pas le droit de tenir compte en vertu de ses dispositions constitutives. Cette liste n’est pas exhaustive. Mais si le tribunal tranche une question qui lui est soumise sans commettre l’une de ces erreurs, il a autant le droit de se tromper en tranchant cette question que d’avoir raison. Je crois comprendre qu’une certaine confusion a été créée parce que j’ai dit dans Reg. v. Governor of Brixton Prison, Ex parte Armah [1968] A.C. 192, 234, que si un tribunal avait compétence pour avoir raison, il avait compétence pour se tromper. Et il en est ainsi, si l’on emploie le mot « compétence » dans son sens strict original. Si un tribunal a le droit d’entreprendre une enquête et qu’en cours d’instance, il ne commet pas l’une des erreurs que j’ai mentionnées, alors sa décision est aussi valide, qu’il ait raison ou qu’il se trompe, sous réserve seulement du pouvoir qu’a la cour dans certaines circonstances de corriger une erreur de droit. Si ces opinions sont exactes, je pense que Davies v. Price [1958] 1 W.L.R. 434 est la seule affaire citée dans laquelle la décision rendue était manifestement erronée. Mais, dans un certain nombre d’autres affaires, certains des motifs de jugement sont douteux.

Il importe de se rappeler que presque tous les motifs de contrôle judiciaire d’une action administrative dépendent d’une contestation d’un certain aspect de la compétence du fondé de pouvoir pour exercer l’activité particulière en cause. En conséquence, il est aussi important de se rappeler que tout comportement qui amène le fondé de pouvoir à excéder sa compétence est tout aussi fatal qu’une erreur qui fait en sorte qu’« au sens strict » il n’a même jamais eu la compétence pour entreprendre son activité.

A)        Y a-t-il eu vice de compétence « au sens strict »?

1)         L’administration du MPO était-elle autorisée à mettre en œuvre la RADA?

Après avoir tiré la conclusion de fait que l’administration du MPO [ministère des Pêches et des Océans] a autorisé la décision de mettre en œuvre la RADA, la question d’ordre juridique qui se pose est de savoir si elle avait le pouvoir de le faire.

Au cours du processus de recherche d’appuis, le même message sur l’identité du décideur a été constamment diffusé. Par exemple, le premier paragraphe du document de travail envoyé le 11 septembre 1989 avec le premier envoi postal adressé aux détenteurs de permis pour solliciter leur appui renferme la déclaration suivante :

[traduction] Les décisions concernant les modifications à apporter à la gestion de la pêche au flétan seront prises par le ministre des Pêches et des Océans à la suite d’une vaste consultation menée auprès des intervenants du secteur et des commentaires du personnel du MPO[2].

Et dans le projet de programme qui accompagnait la lettre du 4 juin 1990 où il était demandé à chaque détenteur de permis de voter pour ou contre le projet, figurait le paragraphe introductif suivant :

[traduction] Le présent document décrit un projet d’allocation, de mise en œuvre, de gestion et de mise en application des quotas individuels des bateaux (QIB) de pêche au flétan. Le programme de QIB proposé résulte d’une vaste consultation entre le MPO et les intervenants de l’industrie de la pêche au flétan menée au cours des 12 derniers mois. Une fois que les détenteurs de permis de pêche au flétan auront étudié ce projet, le Ministère informera le ministre des Pêches et des Océans de leurs commentaires et du degré d’appui dont jouit le projet et il lui fera une recommandation sur la question de savoir si les quotas individuels devraient être mis en œuvre pour la pêche au flétan. Toutefois, les décisions concernant les modifications à apporter à la gestion de la pêche au flétan relèvent exclusivement du ministre[3]. [C’est moi qui souligne.]

Compte tenu des déclarations faites, les détenteurs de permis avaient indiscutablement toute raison de croire que c’était le ministre qui allait décider de la mise en œuvre de la RADA. Au regard donc de la bonne foi, la décision de mettre en œuvre la RADA appartenait au ministre et l’administration n’aurait pas dû agir à sa place. Abstraction faite de la bonne foi, l’administration pouvait-elle légalement prendre cette décision?

Cette analyse serait vite terminée si je décidais qu’étant donné que le ministre n’a pas lui-même pris la décision de mettre en œuvre la RADA, l’administration a agi sans compétence au sens strict. Je crois que si Me Smith, au nom des demandeurs, n’a pas insisté pour que je tire cette conclusion, c’est qu’elle offre une solution trop simple à un problème juridique très complexe.

L’avocat des défendeurs, Me Partridge, m’a invité à accepter la thèse selon laquelle la décision prise par l’administration était autorisée comme s’il s’agissait d’une décision prise par le ministre lui-même, en vertu de la théorie de l’autorité implicite. Les demandeurs n’ont pas vraiment répondu à cet argument.

Pour étayer leur argument, les défendeurs se fondent sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada R. c. Harrison, [1977] 1 R.C.S. 238, où le juge Dickson [tel était alors son titre] a dit ceci, aux pages 245 et 246 :

À mon avis, le procureur général a l’autorité implicite de déléguer son pouvoir de donner des instructions aux termes du par. (1) de l’art. 605. Je ne pense pas que ce paragraphe exige que dans chaque cas le procureur général interjette appel personnellement ou donne lui-même à l’avocat des instructions à cette fin. Bien qu’il existe une règle générale d’interprétation de la loi selon laquelle une personne doit exercer personnellement le pouvoir discrétionnaire dont elle est investie (delegatus non potest delegare), elle peut être modifiée par les termes, la portée ou le but d’un programme administratif donné. Le pouvoir de délégation est souvent implicite dans un programme qui donne au ministre le pouvoir d’agir. Comme le remarque le professeur Willis dans « Delegatus Non Potest Delegare », (1943), 21 Can. Bar. Rev. 257 à la p. 264 :

[traduction] … dans leur application du principe delegatus non potest delegare aux organismes du gouvernement, les tribunaux ont préféré le plus souvent s’éloigner de l’interprétation étroite du texte de loi qui les obligerait à y voir le mot « personnellement », et adopter l’interprétation qui convient le mieux aux rouages modernes du gouvernement qui, étant théoriquement le fait des représentants élus mais, en pratique, celui des fonctionnaires ou des agents locaux, leur commandent sans aucun doute d’y voir l’expression « ou toute personne autorisée par lui ».

Voir aussi S. A. DeSmith, Judicial Review of Administrative Action, 3e éd., à la p. 271. Lorsque l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire est confié à un ministre du gouvernement, on peut alors supposer que les mesures nécessaires seront prises par les fonctionnaires responsables du ministère et non par le ministre lui-même : Carltona Ltd. v. Commissioners of Works ([1943] 2 ALL E.R. 560 (C.A.)). De nos jours, les fonctions d’un ministre du gouvernement sont si nombreuses et variées qu’il serait exagéré de s’attendre à ce qu’il les remplisse personnellement. On doit présumer que le ministre nommera des sous-ministres et des fonctionnaires expérimentés et compétents et que ceux-ci, le ministre étant responsable de leurs actes devant la législature, s’acquitteront en son nom de fonctions ministérielles dans les limites des pouvoirs qui leur sont délégués. Toute autre solution n’aboutirait qu’au chaos administratif et à l’incurie.

En m’appuyant sur ce précédent, j’estime que l’administration du MPO pouvait, en droit, décider de mettre en œuvre la RADA au nom du ministre. Ainsi, dorénavant, je considérerai qu’il s’agit d’une décision prise par le ministre.

2)         En quoi consistait la compétence permettant au ministre d’imposer un régime de quotas?

Plutôt que de mettre en œuvre le régime de quotas par voie de règlement, le ministre a simplement choisi de l’imposer à titre de condition d’un permis. Les demandeurs admettent que le ministre avait le pouvoir d’agir ainsi, indépendamment de la délégation apparente au gouverneur en conseil faite à l’article 43 de la Loi sur les pêches (la Loi)[4] alors en vigueur, dont les extraits pertinents disposent :

43. Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements d’application de la présente loi, notamment :

a) concernant la gestion et la surveillance judicieuses des pêches en eaux côtières et internes;

b) concernant la conservation et la protection du poisson;

g) concernant les conditions attachées aux licences, permis et baux;

Mais j’estime que, ce faisant, le ministre restait tenu d’agir dans les limites de sa compétence.

3)         Quelles étaient les limites de la compétence permettant au ministre d’assujettir le permis à une condition?

Le pouvoir discrétionnaire conféré à un ministre n’est pas illimité. Dans l’arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 122, rendu il y a une quarantaine d’années, la Cour suprême du Canada a confirmé le droit qu’ont les tribunaux de limiter l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel aux buts et aux objets de la loi qui confère ce pouvoir. Le juge Rand a ainsi défini l’étendue du pouvoir discrétionnaire absolu à la page 140 :

[traduction] Le domaine des professions et des entreprises de cette nature soumises à des permis constitue en général pour les citoyens un sujet de préoccupation croissante. Il est d’une importance vitale qu’une administration publique qui a le pouvoir de refuser d’autoriser une personne à entreprendre ou à continuer un métier qui, en l’absence de toute réglementation, serait libre et légitime, conduise ses opérations avec une impartialité et une intégrité totales : il est non moins vital que les motifs invoqués pour refuser ou annuler un permis soient sans aucune contestation possible les seules raisons précises qui sont incompatibles avec le but que recherche la loi : le devoir d’une commission est de tendre vers ce but, et vers lui seul. La décision quant au refus ou à l’annulation d’un tel privilège est laissée à la « discrétion » de la Commission : mais ceci signifie que cette décision doit se fonder sur l’examen des considérations reliées à l’objet de cette administration.

Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l’on doit toujours sous-entendre. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption. Pourrait-on refuser un permis à celui qui le demande sous le prétexte qu’il est né dans une autre province, ou à cause de la couleur de ses cheveux? On ne peut fausser ainsi la forme courante d’expression de la législature. [C’est moi qui souligne.]

L’arrêt Multi-Malls Inc. et al. and Minister of Transportation and Communications et al., Re (1976), 14 O.R. (2d) 49 (C.A.), constitue une application plus récente de l’aspect des « buts » et des « objets » de l’arrêt Roncarelli. Dans cette affaire, le ministre des Transports et des Communications de l’Ontario, cédant à des pressions politiques visant à faire cesser la construction d’un centre commercial, avait refusé de délivrer les permis d’accès et d’entrée routiers nécessaires à ce projet. La Cour d’appel de l’Ontario a annulé la décision du ministre et renvoyé l’affaire en vue d’un nouvel examen fondé sur des principes appropriés. Dans son jugement, le juge Lacourcière, J.C.A., cite l’arrêt Roncarelli et dit ceci, aux pages 62 et 63 :

[traduction] Je suis d’avis que le ministre des Transports et des Communications s’est laissé influencer par des considérations étrangères, non pertinentes et accessoires qui n’auraient pas dû l’influencer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qu’il avait de refuser le permis d’entrée. Il semble évident que le but de la loi n’est pas d’assurer une planification adéquate de l’usage du territoire mais de contrôler la circulation en général.

En outre, la Cour de l’Ontario (Division générale) a appliqué l’arrêt Roncarelli dans Doctors Hospital and Minister of Health et al., Re (1976), 12 O.R. (2d) 164, une affaire dans laquelle des décrets révoquant l’accréditation d’un certain nombre d’hôpitaux pour des motifs de contraintes budgétaires avaient été déclarés invalides. Au sujet de la contestation par les hôpitaux de la validité des décrets, le juge Cory (tel était alors son titre) a dit, aux pages 175 et 176 :

[traduction] Une étude de la Loi sur les hôpitaux publics et de son évolution nous a permis de conclure que cette loi est de nature réglementaire. Le paragraphe 4(5) n’a pas été conçu comme moyen de fermer des hôpitaux pour des questions d’ordre financier ou budgétaire.

Il ressort des pièces qui nous ont été soumises que la décision du lieutenant-gouverneur en conseil de révoquer l’accréditation des hôpitaux était fondée sur des questions d’ordre financier. Le lieutenant-gouverneur en conseil agissait non en vertu de la prérogative royale, mais en vertu du pouvoir prévu par le paragraphe 4(5) de la Loi sur les hôpitaux publics.

Nous répétons et nous soulignons que la Cour ne contrôlerait et ne pourrait contrôler, en tant que telle, une décision prise en vertu de la prérogative royale. Toutefois, en l’absence d’indications claires à l’effet contraire dans le texte de la loi en cause, la Cour peut contrôler la décision du lieutenant-gouverneur en conseil afin de s’assurer que le pouvoir discrétionnaire de révoquer l’accréditation a été exercé en fonction des objets et des objectifs généraux de la Loi.

Le lieutenant-gouverneur en conseil ayant tenu compte de questions d’ordre financier pour prendre sa décision, il a pris en considération des facteurs étrangers allant au-delà des objets et objectifs généraux de la Public Hospitals Act. [C’est moi qui souligne.]

Ces décisions me permettent de conclure en l’espèce que, lorsqu’il a exercé le pouvoir discrétionnaire que la Loi lui conférait, le ministre était tenu de respecter les buts, les objets et les objectifs de cette Loi. Par conséquent, j’estime que les alinéas 43a) et b) de la Loi renferment les paramètres à l’intérieur desquels le ministre pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire d’assujettir un permis de pêche à une RADA. Ainsi, les buts, les objets et les objectifs généraux permis par la Loi se limitaient à la gestion et à la surveillance judicieuses des pêches en eaux côtières et internes ainsi qu’à la conservation et à la protection du poisson.

4)         La RADA respecte-t-elle les fins, les objets et les objectifs généraux de la Loi?

J’ai conclu que la RADA visait à exercer une discrimination contre certains détenteurs de permis afin d’avantager les personnes ayant un intérêt personnel comparable à celui de Mike Bazilli et d’obtenir ainsi leur appui. Il m’apparaît évident que l’article 43 de la Loi n’a pas été conçu comme un moyen d’arriver à ce résultat. À cette question, la réponse est non.

En conséquence, j’estime qu’il y a eu vice de compétence « au sens strict ».

B)  Le ministre a-t-il commis une erreur qui l’a amené à s’écarter de sa compétence ou à l’excéder?

Même si l’on peut dire qu’il n’y a eu aucun vice de compétence au sens strict, la question se pose alors de savoir si, au regard des considérations évoquées par Jones et de Villars, le ministre a violé les principes de justice naturelle ou agi de manière discriminatoire dans un but irrégulier. Si je conclus qu’un de ces faits s’est produit, je devrai déclarer que la mise en œuvre de la RADA est illégale.

1) Y a-t-il eu atteinte aux règles de justice naturelle?

a)         Les demandeurs avaient-ils droit au respect de l’équité procédurale?

Dans l’arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, aux pages 324 et 325, le juge en chef Laskin a reconnu que le devoir d’équité de la common law s’applique à la prise de décisions administratives :

L’apparition d’une notion d’équité, moins exigeante que la protection procédurale de la justice naturelle traditionnelle, est commentée dans de Smith, Judicial Review of Administrative Action, précité, à la p. 208 :

[traduction] C’est un principe bien établi à l’égard de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire que celui qui en est titulaire doit agir équitablement, si vague que soit la signification de cette expression. Depuis 1967, les juges ont souvent fait appel à la notion d’obligation d’agir équitablement pour marquer l’obligation implicite de respecter certaines procédures. Cela signifie en général l’obligation de respecter les principes élémentaires de justice naturelle à une fin limitée, dans l’exercice de fonctions qui, à l’analyse, ne sont pas judiciaires mais administratives …

L’apparition de cette notion résulte de la constatation qu’il est souvent très difficile, sinon impossible, de répartir les fonctions créées par la loi dans les catégories judiciaire, quasi-judiciaire ou administrative; de plus il serait injuste de protéger certains au moyen de la procédure tout en la refusant complètement à d’autres lorsque l’application des décisions prises en vertu de la loi entraînent les mêmes conséquences graves pour les personnes visées, quelle que soit la catégorie de la fonction en question.

Dans l’arrêt Cardinal et autre c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 653, la Cour suprême, sous la plume du juge Le Dain, a précisé l’étendue de ce devoir :

… à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne.

Ainsi, le devoir d’équité ne s’applique pas aux décisions administratives qui sont de nature législative. Le juge Estey définit ainsi la décision législative dans l’arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, aux pages 758 et 759 :

Si … l’Exécutif s’est vu attribuer une fonction auparavant remplie par le législatif lui-même et que la res ou l’objet n’est pas de nature personnelle ou propre au requérant ou à l’appelant, l’on peut croire que des considérations différentes entrent en jeu … En pareil cas, la Cour doit revenir à son rôle fondamental de surveillance de la compétence et, ce faisant, interpréter la Loi pour établir si le gouverneur en conseil a rempli ses fonctions dans les limites du pouvoir et du mandat que lui a confiés le législateur. [C’est moi qui souligne.]

Suivant cette définition, l’imposition d’une RADA aux détenteurs de permis de pêche au flétan sous forme de condition attachée au permis de pêche ne constitue pas une décision administrative qui est de nature législative. Par conséquent, les demandeurs avaient droit au respect de l’équité procédurale.

b)         De quelles mesures d’équité procédurale les demandeurs avaient-ils le droit de bénéficier?

Dans l’arrêt Cardinal, le juge Le Dain confirme, à la page 654, que les mesures procédurales propres à satisfaire au devoir d’équité dépendent du contexte de l’espèce :

Évidemment, il s’agit de déterminer ce que l’obligation de respecter l’équité dans la procédure peut raisonnablement exiger des autorités en tant que droit précis en matière de procédure dans un contexte législatif et administratif donné et ce qui devrait être considéré comme une violation de l’équité dans des circonstances particulières.

Pour répondre à la question ci-dessus, le juge Dickson [tel était alors son titre] indique, dans l’arrêt Homex Realty and Development Co. Ltd. c. Corporation of the Village of Wyoming, [1980] 2 R.C.S. 1011, aux pages 1051 et 1052, qu’il est d’abord nécessaire de déterminer la nature de la décision en cause :

Dans l’arrêt Martineau, cette Cour a conclu qu’un examen par certiorari peut être demandé lorsqu’un organisme public a le pouvoir de décider « une question qui touche les droits, intérêts, biens, privilèges ou liberté d’une personne » (à la p. 628). Dès qu’il est évident qu’il y a atteinte aux droits, il devient nécessaire d’établir la norme de procédure appropriée que doit respecter l’organisme créé par la Loi. Il faut avant tout faire preuve de souplesse dans cette analyse. Il y a, comme toujours, tout un éventail. Classiquement, une décision purement ministérielle fondée sur l’intérêt public n’assurera au particulier qu’une faible protection au moyen de la procédure sinon aucune … Par ailleurs, une fonction qui s’approche de l’extrémité judiciaire de l’éventail comportera une protection importante au moyen de la procédure, en particulier lorsque des droits personnels ou des droits de propriété sont visés de façon directe, défavorable et précise.

Dans l’affaire Homex, un conseil municipal avait, dans le cadre d’un litige l’opposant à un promoteur et sans même en aviser ce dernier, pris un règlement qui portait gravement atteinte aux droits du promoteur dans l’objet du litige. Après avoir déterminé la nature de la décision en cause, le juge Dickson a précisé, aux pages 1052 et 1053, les garanties procédurales qui auraient dû être offertes :

Il ne s’agit pas d’un règlement général devant s’appliquer à tous les citoyens de la municipalité au même titre. Il s’agit plutôt d’un règlement visant délibérément à restrictioner les droits d’une seule personne, l’appelante Homex. Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’Homex avait le droit de bénéficier de la protection qu’offre la procédure. Cela ne signifie pas que la municipalité avait l’obligation de respecter la procédure d’un tribunal. Mais, à tout le moins, elle avait l’obligation de donner à Homex un avis du règlement envisagé et de lui accorder la possibilité de se faire entendre.

En l’espèce, lorsque Bruce Turris a décidé de mettre en œuvre la RADA, aucun avis n’a été envoyé aux détenteurs de permis pour les informer que cette question serait à l’ordre du jour de la réunion du 3 mai. Et par la suite, avant que la RADA soit mise en œuvre, les détenteurs de permis n’ont eu aucune possibilité de s’opposer à la RADA séparément de l’ensemble du projet de QIB [quota individuel de bateau], et, plus particulièrement, aucune disposition n’a été prise pour permettre aux demandeurs de s’opposer à toute incidence défavorable de la RADA à leur égard. Le processus de CCPF [comité consultatif de la pêche au flétan] était à ce point vicié qu’on ne peut considérer qu’il permettait d’offrir des garanties d’équité procédurale aux demandeurs ou aux autres détenteurs de permis lésés par la RADA. En outre, le processus d’appel excluait expressément l’incidence de la RADA comme question susceptible d’examen. Compte tenu de ces faits, quel devoir minimal incombait-il au ministre?

À mon avis, le ministre avait, à tout le moins, le devoir de donner aux personnes lésées par le projet de RADA le droit d’être entendu avant l’entrée en vigueur de la restriction, que ce soit au moyen d’audiences ou d’observations écrites. Étant donné que les demandeurs n’ont pas eu la possibilité d’exercer ce droit d’équité procédurale, j’estime qu’il y a eu atteinte aux règles de justice naturelle.

2)         Le ministre a-t-il agi pour un motif irrégulier?

Ainsi que je l’ai conclu, la RADA est discriminatoire. Les défendeurs soutiennent néanmoins que le ministre n’a pas commis d’erreur l’ayant amené à s’écarter de sa compétence ou à l’excéder. À cet égard, ils font valoir que le critère applicable à une telle erreur est celui que le juge en chef MacKeigan a exposé dans l’arrêt Lacewood Development Company v. City of Halifax and Provincial Planning Appeal Board (1975), 12 N.S.R. (2d) 692 (C.A.), à la page 708 :

[traduction] La discrimination illicite comporte deux éléments qui doivent tous deux être présents pour qu’un règlement puisse être attaqué pour ce motif :

1) Le règlement doit établir une discrimination dans les faits. Pour reprendre la « définition classique » du juge Middleton, un règlement établit une discrimination s’il « donne à une personne une permission qu’il refuse à une autre ».

2) La discrimination factuelle doit être exercée dans le but irrégulier de favoriser une personne en particulier ou de lui porter préjudice, sans égard à l’intérêt public.

M’appuyant sur cet arrêt, je considère que pour constituer un cas de discrimination illicite, un acte doit établir une discrimination dans les faits, et cette discrimination doit être exercée dans le but de favoriser une personne en particulier ou lui porter préjudice, sans égard à l’intérêt public. Si ces deux caractéristiques sont réunies, le motif peut être qualifié d’irrégulier.

Toutefois, dans le but de préciser davantage ce critère, les défendeurs m’ont demandé d’examiner l’arrêt Lacewood à la lumière d’une décision antérieure de la Cour suprême du Canada qui y avait été suivie, soit Scarborough, Township of v. Bondi, [1959] R.C.S. 444. À la page 706 de l’arrêt Lacewood, le juge en chef MacKeigan fait le commentaire suivant :

[traduction] À mon humble avis, j’estime que Bondi enterre l’idée qu’un tribunal peut présumer qu’il peut modifier un règlement par ailleurs valide d’une municipalité ou, en l’espèce, la décision d’un comité d’appel en matière d’urbanisme, simplement parce que ce règlement traite une personne différemment d’une autre. Sans aucun doute, la « discrimination arbitraire ou injuste » (le juge Newcombe dans Read, précité) permet d’invalider un règlement mais j’estime que cette discrimination n’a lieu que dans le cas où un règlement qui favorise une personne en particulier ou qui lui porte préjudice a été pris de mauvaise foi pour cette fin et sans égard à l’intérêt public.

Compte tenu de ces commentaires, on m’a suggéré d’interpréter les mots « motif irrégulier » que le juge en chef MacKeigan emploie dans son critère à deux volets comme signifiant « mauvaise foi ».

Le commentaire du juge en chef MacKeigan est une reformulation de la phrase suivante que l’on retrouve, à la page 260 de l’arrêt Bondi [Bondi, Re and The Township of Scarborough, [1957] O.W.N. 257 (H.C.)] :

[traduction] Dans une affaire de ce genre, j’estime qu’il faut aborder la question en se demandant si, en prenant le règlement, le conseil municipal a agi de bonne foi dans l’intérêt public ou s’il a agi dans le but de promouvoir un intérêt privé quelconque.

Je crois que cette phrase tirée de Bondi signifie qu’en jugeant la décision d’un conseil municipal, il est nécessaire de voir si l’une ou l’autre des deux options existe : bonne foi dans l’intérêt public, ou promotion d’un intérêt privé quelconque. J’estime donc que dans son commentaire le juge en chef MacKeigan a mal interprété la phrase tirée de l’arrêt Bondi, et par conséquent, qu’on ne peut donner à ces propos le poids que les défendeurs me demandent d’y accorder.

Toutefois, je suis disposé à juger la RADA selon le critère à deux volets qu’a formulé le juge en chef MacKeigan dans l’arrêt Lacewood, et le critère des options formulé dans l’arrêt Bondi.

Ainsi que je l’ai conclu, la RADA visait à exercer une discrimination contre certains détenteurs de permis afin de procurer un avantage à certaines personnes ayant un intérêt personnel comparable à celui de Mike Bazilli et d’obtenir de ce fait leur appui. Selon le critère de l’arrêt Bondi, il ne fait aucun doute que la décision a été prise dans le but de favoriser un intérêt privé. D’après le critère de l’arrêt Lacewood, il est indubitable que cette décision constitue un cas de discrimination dans les faits. Il ne fait aucun doute non plus que la décision visait à favoriser les anciens pêcheurs et à pénaliser les nouveaux venus. Reste à savoir si cette décision a été prise sans égard à l’intérêt public.

Je suppose que l’on peut dire, pour ce qui est de l’intérêt public, que la fin—la mise en œuvre de la formule de QIB, y compris la RADA—justifiait les moyens—favoriser des intérêts privés par la prise d’une décision discriminatoire. Mais, à mon avis, un tel argument ne tient pas compte des valeurs auxquelles la majorité des Canadiens s’attendent de la part du gouvernement du Canada.

En tant que représentant du gouvernement du Canada, M. Turris était tenu de diriger le projet de contingentement dans l’intérêt véritable non seulement du secteur des pêches mais aussi des détenteurs de permis, qui étaient les personnes les plus touchées. À cet égard, je me serais attendu à ce qu’il fasse preuve de prudence en veillant à prendre le plus de précautions possible pour protéger les intérêts des détenteurs de permis, vu le changement radical envisagé. À mon sens, le fait qu’un seul détenteur de permis ait subi un préjudice par suite de ce changement devrait susciter une vive inquiétude.

Dans cette perspective, je me serais attendu à ce que Bruce Turris rejette toute proposition susceptible d’avantager certains détenteurs de permis au détriment d’autres, surtout lorsque l’avantage obtenu est fondé sur un intérêt purement personnel ou l’appât du gain, pour parler franc.

Ce n’est pas ce que M. Turris a fait : de facilitateur auprès des détenteurs de permis, il s’est transformé en porte-parole d’un certain groupe de personnes qui allaient tirer un avantage personnel de la décision prise relativement à la RADA. Ainsi que je l’ai dit, Bruce Turris aurait dû savoir que le « processus démocratique » qu’il avait conçu n’était pas fiable. C’est pourquoi il aurait dû faire preuve d’une extrême prudence en acceptant et, au surplus, en préconisant une solution favorisant à ce point l’intérêt personnel des quelques personnes présentes à la réunion du 3 mai, alors que tant d’autres personnes qui ne s’y trouvaient pas n’avaient aucune idée de ce qui allait se décider.

Bruce Turris aurait dû se montrer sensible aux graves préoccupations de Art Sterrit, qui a parlé non seulement au nom des pêcheurs autochtones, mais aussi des 44 détenteurs de permis alors non identifiés auxquels la décision allait porter préjudice. À elle seule, cette opposition aurait dû l’amener à s’arrêter pour réfléchir, obtenir les renseignements et les statistiques demandés, ajourner la réunion qui s’étirait, consulter ses supérieurs et, peut-être, le ministre au sujet des détails précis de la RADA avant de faire quoi que ce soit, pour ensuite convoquer de nouveau le CCPF après cette étude approfondie et, le cas échéant, exprimer les préoccupations du MPO.

Mais surtout, il aurait dû consulter les détenteurs de permis qui allaient être touchés négativement et accorder à leur avis beaucoup plus de poids qu’aux opinions de M. Bazilli et des autres personnes qui s’étaient rangés à ses côtés.

La décision de mettre en œuvre la RADA n’aurait pas dû être prise comme elle l’a été parce qu’elle était remarquablement injuste et inéquitable. J’estime que l’intérêt public prépondérant en l’espèce est le principe voulant que les fonctionnaires doivent être scrupuleusement justes et équitables dans les décisions qu’ils prennent. Au regard de cette norme, malheureusement, la décision de mettre en œuvre la RADA était tout à fait déraisonnable. Par conséquent, d’après l’ensemble de la preuve, il ne fait aucun doute dans mon esprit que la décision a été prise sans égard pour l’intérêt public.

Par conséquent, je conclus que la RADA ne respecte pas les critères énoncés dans les arrêts Lacewood et Bondi, et que, de ce fait, en mettant en œuvre la RADA, le ministre a agi pour un motif irrégulier. Il s’est donc écarté de sa compétence ou l’a excédée.

VI

CONCLUSION

A)        Quelle mesure de redressement faut-il accorder?

Ainsi qu’il a été établi, le ministre a commis une erreur de compétence au sens strict et deux erreurs qui l’ont amené à s’écarter de sa compétence ou à l’excéder. Je n’ai donc aucune hésitation à accorder la principale mesure de redressement sollicitée par les demandeurs, soit un jugement déclaratoire portant que la décision de mettre en œuvre la RADA prise par le ministre en 1990 est illégale, et c’est ce que je déclare. Par conséquent, en me fondant sur les motifs de lord Reid dans l’arrêt Anisminic Ltd. v. Foreign Compensation Commission [[1969] 2 A.C. 147 (H.L.)], cités précédemment par Jones et de Villars, je déclare que la décision de mettre en œuvre la RADA est frappée de nullité.

Il est important de souligner qu’en février 1993[5], un règlement est venu préciser les pouvoirs que l’article 43 de la Loi confère au ministre, et que le paragraphe 22(1) de ce Règlement circonscrit maintenant le pouvoir que le ministre peut exercer :

22. (1) Pour une gestion et une surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement et avec les règlements énumérés au paragraphe 3(4), notamment une ou plusieurs des conditions concernant ce qui suit :

a) les espèces et quantités de poissons qui peuvent être prises ou transportées;

Depuis 1990, le régime de quotas, y compris la RADA, a été maintenu en vigueur par plusieurs ministres agissant en vertu de l’article 43 de la Loi et du paragraphe 22(1) du Règlement actuellement en vigueur. Le libellé des deux dispositions étant quasi identique, j’estime que les limites ainsi imposées à la compétence du ministre sont les mêmes. Ainsi, comme la décision prise en 1990 de mettre en œuvre la RADA est illégale et donc nulle, je déclare que chacune des décisions semblables prises jusqu’à ce jour est illégale et nulle elle aussi.

Ainsi qu’il est mentionné dans l’aperçu ci-dessus, les questions à trancher au procès ont, du consentement des parties, été divisées en deux parties. À ce jour, les journées d’audience ont été axées sur la question de la légalité de la décision de mettre en œuvre la RADA. Comme je me suis prononcé en faveur des demandeurs sur cette question, l’instance doit se poursuivre pour déterminer quelles autres mesures de redressement devraient leur être accordées en conséquence.

Je demande à Me Smith et à Me Partridge de consulter le greffier afin de me permettre de fixer une date convenant aux deux parties pour la poursuite de l’instance.



[1] Jones et de Villars, Principles of Administrative Law, 2e éd. (Toronto : Carswell, 1994), aux p. 120 et 121.

[2] Mémoire, vol. 2, à la p. 112.

[3] Mémoire, vol. 2, à la p. 122.

[4] L.R.C. (1985), ch. F-14.

[5] Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.