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     T-2408-96

Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (demandeur)

c.

Vladimir Katriuk (défendeur)

Répertorié: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)c. Katriuk(1re   inst.)

Section de première instance, juge Nadon"Ottawa, 13, 14, 15 mai 1998 et 15 février 1999; Montréal, 19, 20, 21, 22, 25, 26 mai, 15, 16 juin, 2, 3 juillet; Toronto, 11, 22, 23 juin 1998.

Pratique Communication de documents et interrogatoire préalable Production de documents Requête visant à faire suspendre des procédures de révocation de la citoyenneté fondée sur la non-divulgation de la preuveLe dossier d'immigration renfermant notamment une demande de résidence permanente dans laquelle le défendeur avait censément fait de fausses déclarations avait fait l'objet d'une destruction d'usage avant l'introduction de l'instanceDans les cas où il perd un élément de preuve, le ministère public a l'obligation d'expliquer d'une façon satisfaisante ce qui est arrivé à cet élémentPour déterminer si l'explication est satisfaisante, il faut se demander si des mesures raisonnables ont été prises pour conserver la preuvePlus la pertinence d'un élément de preuve est grande, plus le degré de diligence attendu est élevéAu moment où le dossier avait été détruit, rien ne laissait croire qu'une procédure serait engagée relativement au statut du défendeur en ce qui concerne l'immigration et la citoyennetéÉtant donné qu'aucune allégation de fausse déclaration n'avait été faite à l'encontre du défendeur au moment où le dossier avait été détruit, la preuve n'était pas considérée comme pertinente.

Pratique Suspension d'instance Requête visant à faire suspendre des procédures de révocation de la citoyenneté fondée sur la non-divulgation de la preuve; sur le manque d'équité; sur le fait que les Règles avaient été modifiées au milieu de l'instanceLe dossier d'immigration renfermant notamment une demande de résidence permanente dans laquelle le défendeur avait censément fait de fausses déclarations avait fait l'objet d'une destruction d'usage avant l'introduction de l'instanceLe délai entre le dépôt de la déclaration et le déroulement de cette instance n'a pas causé de préjudice au défendeurOn ne saurait blâmer le gouvernement pour avoir décidé d'engager des procédures de révocation au lieu d'engager des poursuites fondées sur la perpétration de crimes de guerreAucun motif raisonnable ne justifiait la suspension de l'instance simplement parce qu'une procédure de révocation n'avait pas été engagée contre les autres personnes nommées dans le rapport de la Commission DeschênesL'argument selon lequel la modification des Règles justifiait la suspension de l'instance n'était pas fondé.

Preuve L'art. 39 de la Loi sur la preuve au Canada confère au ministère public le pouvoir de refuser de divulguer certains documents lorsque leur divulgation aurait pour effet de révéler un renseignement confidentiel du Conseil privé de la ReineLe défendeur avait soutenu que le recours à une attestation sous le régime de l'art. 39 était irrégulierUne fois produite l'attestation visée par l'art. 39, le tribunal ne peut pas examiner les documents pour apprécier le caractère raisonnable de la décision du gouvernementLa seule façon d'attaquer cette attestation consiste à en contester le libellé en invoquant son imprécisionAucune contestation de ce genre n'avait été entrepriseNi la disposition en cause ni l'attestation n'avaient été contestéesÉtant donné qu'aucune disposition de la loi ne faisait obstacle au recours à une attestation relativement à la situation du défendeur, l'utilisation régulière de l'attestation n'appuyait pas la requête visant à la suspension de l'instance.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personneRequête visant à faire suspendre des procédures de révocation de la citoyennetéÉtant donné que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du défendeur n'était pas menacé en l'espèce, l'art. 7 de la Charte ne pouvait être invoqué.

Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité Le défendeur avait demandé la suspension des procédures de révocation de la citoyenneté pour le motif que le fait d'engager une procédure contre lui et non contre les autres personnes nommées dans le rapport de la Commission Deschênes constituait un acte discriminatoire et contrevenait à l'art. 15 de la CharteAucun motif raisonnable ne justifiait la suspensionLe fait que le ministère public ne possède peut-être pas de preuve suffisante pour engager des procédures toutes les personnes qui auraient commis des infractions criminelles n'empêche pas celui-ci d'engager des poursuites contre celles à l'égard desquelles il dispose d'une preuve suffisante.

Couronne Responsabilité délictuelle NégligenceLa destruction courante de dossiers inactifs du gouvernement ne constitue pas de la négligence de la part du gouvernementLe formulaire de demande d'immigration avait été détruit à un moment où l'on ne savait pas que la révocation de la citoyenneté serait subséquemment demandée compte tenu des fausses déclarations qui avaient été faites dans la demande.

Citoyenneté et Immigration Statut au Canada Citoyens Requête visant à faire suspendre des procédures de révocation de la citoyennetéRequête fondée sur la non-divulgation de la preuve; sur le manque d'équité; sur le fait que les Règles avaient été modifiées au milieu de l'instanceL'explication que le ministère public avait donnée pour avoir détruit un élément de preuve était satisfaisante étant donné qu'il n'existait aucune raison de considérer le dossier comme pertinent au moment où il avait été détruitLe fait qu'il s'était écoulé un certain temps entre le dépôt de la déclaration et le déroulement de la procédure n'était pas préjudiciableLorsque plusieurs voies de recours s'offrent à la Couronne, comme des poursuites criminelles ou la révocation de la citoyenneté, celle-ci est libre de suivre celle de son choixAucun motif raisonnable ne justifiait la suspension de l'instance simplement parce qu'une procédure de révocation n'avait pas été engagée contre toutes les personnes nommées dans le rapport de la Commission Deschênes.

Il s'agissait d'une requête visant à faire suspendre des procédures de révocation de la citoyenneté. Le premier motif invoqué se rapportait au fait qu'un élément de preuve n'avait pas été divulgué. Le dossier d'immigration du défendeur, y compris sa demande de résidence permanente au Canada dans laquelle le défendeur aurait, selon le demandeur, fait de fausses déclarations, avait été détruit quelques années avant l'introduction de l'instance. Les dossiers gouvernementaux étaient habituellement détruits. Le défendeur a soutenu que la perte de pareil élément de preuve lui causait un préjudice étant donné que cela l'empêchait de présenter une défense pleine et entière, ce qui violait l'art. 7 de la Charte. Il a également fait valoir que cette destruction, sans tenir compte de la nature des documents, constituait de la négligence de la part du gouvernement. Il a été soutenu qu'en 1958, lorsque le défendeur avait obtenu la citoyenneté canadienne et qu'il avait révélé aux agents d'immigration qu'il était entré au Canada sous un faux nom, le gouvernement était au fait que la demande d'immigration du défendeur constituait un document important et qu'elle devait être conservée. Le défendeur a également soutenu que le recours par le gouvernement à une attestation sous le régime de l'article 39 de la Loi sur la preuve au Canada était irrégulier. L'article 39 confère au ministère public le pouvoir de refuser de divulguer certains documents lorsque leur divulgation aurait pour effet de révéler un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Enfin, le défendeur a allégué que le retard avait amplifié les problèmes que lui avait causé la non-divulgation. Il a soutenu qu'en 1957, lorsqu'il avait avisé les fonctionnaires de l'immigration qu'il avait obtenu son statut d'immigration en utilisant un faux nom, les autorités avaient été mises au fait de l'irrégularité de sa demande d'immigration et qu'elles auraient alors dû mener une enquête. En 1951, les collaborateurs constituaient encore une catégorie de personnes non admissibles. Le rapport de la Commission Deschênes a été publié en 1986. L'exposé des faits n'a été déposé qu'en octobre 1996.

Le deuxième motif invoqué par le défendeur était le caractère inéquitable de la procédure choisie par le ministère public. Le défendeur a soutenu que le ministère public, selon les allégations duquel la fraude qu'il avait commise consistait à ne pas avoir divulgué qu'il avait commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité lorsqu'il avait présenté une demande en vue d'entrer au Canada, aurait dû le poursuivre directement en vertu du Code criminel relativement à la perpétration de tels crimes. Le défendeur a également fait valoir que le fait d'engager une procédure contre lui et non contre les autres personnes nommées dans le rapport de la Commission Deschênes constituait un acte discriminatoire et contrevenait à l'article 15 de la Charte.

Le troisième motif sur lequel s'appuyait le défendeur pour demander l'arrêt des procédures tenait au fait que les Règles de la Cour fédérale avaient été modifiées au milieu de l'instance.

Jugement: la requête est rejetée.

1) Étant donné que le "droit à la vie, à la liberté et à la sécurité" n'était pas menacé en l'espèce, l'article 7 de la Charte ne pouvait pas être invoqué. La procédure était de nature civile et les règles de preuve pertinentes étaient celles applicables en matière civile.

Étant donné que les documents d'immigration du défendeur n'avaient pas été égarés, mais détruits, il semblait plus juste de considérer qu'en l'espèce, la preuve avait été détruite par inadvertance. Dans les cas où il perd un élément de preuve qui aurait dû être divulgué, le ministère public a l'obligation d'expliquer ce qui est arrivé à cet élément. En autant qu'il donne une explication satisfaisante, le ministère public s'acquitte de son obligation constitutionnelle de divulgation. Il y aura violation de la Charte si l'explication ne convainc pas le juge du procès. La principale considération, lorsqu'il s'agit de déterminer si l'explication du ministère public est satisfaisante, est la question de savoir si le ministère public ou la police a pris des mesures raisonnables pour conserver la preuve en vue de sa divulgation. Un facteur qui doit être pris en considération est la pertinence qu'on accordait alors à l'élément de preuve en cause. Plus la pertinence d'un élément de preuve est grande, plus le degré de diligence attendu des policiers pour conserver cette preuve est élevé. Les dossiers gouvernementaux inactifs étaient habituellement détruits; de plus, au moment où le dossier a été détruit, rien ne laissait croire qu'une procédure judiciaire serait engagée relativement au statut du défendeur en ce qui concerne l'immigration et la citoyenneté. Quant à la pertinence de la preuve, les documents manquants auraient eu la même valeur et auraient été aussi déterminants pour les deux parties.

Étant donné que le défendeur a obtenu le statut d'immigrant reçu en 1951 et la citoyenneté en 1958, aucun fonctionnaire du gouvernement ne peut avoir fait preuve de négligence en n'accordant plus d'importance à la formule de demande d'immigration du défendeur. À l'époque, il n'existait aucune allégation de fausses déclarations contre le défendeur. Il n'existait aucune raison de considérer l'élément de preuve comme pertinent au moment où il avait été détruit. La destruction courante de dossiers inactifs du gouvernement ne constitue pas de la négligence de la part du gouvernement.

Une fois produite l'attestation visée par l'article 39, le tribunal ne peut pas examiner les documents pour apprécier le caractère raisonnable de la décision du gouvernement. La seule façon d'attaquer cette attestation consiste à en contester le libellé en invoquant son imprécision. Aucune contestation de ce genre n'avait été entreprise et ni la disposition en cause ni l'attestation n'avaient été contestées. Étant donné qu'aucune disposition de la loi ne faisait obstacle au recours à une attestation relativement à la situation du défendeur et aux passages du rapport de la Commission Deschênes qui avaient été exclus de la divulgation au moyen d'une attestation, l'utilisation régulière d'une telle attestation n'appuyait pas la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir la suspension de l'instance.

Le seul délai dont la Cour s'est préoccupé est le temps qui s'est écoulé entre le dépôt de la déclaration, en 1996, et le déroulement de la procédure en 1997-1998. Il était impossible de conclure qu'un délai déraisonnable avait nui au défendeur en l'espèce.

On ne saurait blâmer le gouvernement pour avoir choisi de procéder comme il l'a fait. Le fait qu'il aurait été possible d'engager une poursuite criminelle n'est pas pertinent. Lorsque plusieurs voies de recours s'offrent à la Couronne, celle-ci est libre de suivre celle de son choix.

Aucun motif raisonnable ne justifiait la suspension de l'instance simplement parce qu'une procédure de révocation n'avait pas été engagée contre toutes les personnes nommées dans le rapport de la Commission Deschênes. Il serait illogique d'affirmer que le ministère public ne peut pas engager une procédure de révocation contre les personnes à l'égard desquelles il croit disposer d'une preuve suffisante uniquement parce qu'il ne possède pas d'éléments de preuve suffisants contre chacune des personnes qui auraient commis des infractions criminelles.

L'argument selon lequel la modification des Règles devrait entraîner la suspension de l'instance parce que M. Katriuk est devenu un défendeur plutôt qu'un intimé, par application des nouvelles Règles, n'était pas fondé.

    lois et règlements

        Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 15(1).

        Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

        Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 18.

        Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 39 (mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144).

        Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663, Règle 920.

        Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, partie 4.

    jurisprudence

        décisions appliquées:

        Luitjens c. Canada (Secrétariat d'État) (1992), 9 C.R.R. (2d) 149; 142 N.R. 173 (C.A.F.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614; (1997), 139 F.T.R. 262; 41 Imm. L.R. (2d) 259 (1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493; (1997), 140 F.T.R. 183 (1re inst.); R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680; (1997), 200 A.R. 81; 148 D.L.R. (4th) 608; [1997] 8 W.W.R. 1; 51 Alta. L.R. (3d) 181; 116 C.C.C. (3d) 97; 8 C.R. (5th) 155; 213 N.R. 1; R. v. La (H.K.) et al. (1996), 181 A.R. 192 (C.A.); R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701; (1994), 112 D.L.R. (4th) 513; 88 C.C.C. (3d) 417; 28 C.R. (4th) 265; 20 C.R.R. (2d) 1; 165 N.R. 1; 70 O.A.C. 241; conf. R. v. Finta (1992), 92 D.L.R. (4th) 1; 73 C.C.C. (3d) 65; 14 C.R. (4th) 1; 9 C.R.R. (2d) 91; 53 O.A.C. 1 (C.A. Ont.).

        distinction faite avec:

        R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80; (1997), 142 D.L.R. (4th) 595; 112 C.C.C. (3d) 289; 4 C.R. (5th) 139; 41 C.R.R. (2d) 189; 98 O.A.C. 81; 207 N.R. 321.

        décision examinée:

        Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143; [1989] 5 W.W.R. 1; 77 Sask. R. 94; 89 CLLC 17,027 (C.A. Sask.).

        décision mentionnée:

        Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1996] 2 C.F. 483; (1996), 110 F.T.R. 1 (1re inst.).

    doctrine

        Canada. Commission d'enquête sur les criminels de guerre, Rapport. Ottawa: Approvisionnements et Services Canada, 1986 (Commissaire: J. Deschênes).

REQUÊTE visant à faire suspendre l'instance, pour divers motifs, dans un renvoi relatif à la révocation de la citoyenneté. Requête rejetée.

    ont comparu:

    David Lucas et Martine Valois pour le demandeur.

    Orest H. T. Rudzik et Nestor Woychyshyn pour le défendeur.

    avocats inscrits au dossier:

    Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

    Orest H. T. Rudzik, Toronto, pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le juge Nadon: Le 29 janvier 1999, j'ai délivré deux ordonnances. L'une d'elles rejetait la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir la suspension de l'instance. Voici les motifs à l'appui de cette ordonnance.

[2]Le défendeur a présenté une requête en vue d'obtenir la suspension de l'instance pour les motifs suivants: non-divulgation de la preuve, équité procédurale et modification des Règles de la Cour fédérale au milieu de l'instance.

[3]En ce qui concerne la non-divulgation de la preuve, l'avocat a soutenu que la destruction ou la perte de documents par le gouvernement a causé un préjudice à son client, qui n'a pas été en mesure de présenter une défense pleine et entière comme le lui garantit l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte). Cet argument s'appuie sur le fait que le dossier d'immigration du défendeur, y compris sa demande de résidence permanente au Canada dans laquelle il aurait, selon le ministre, fait de fausses déclarations, a été détruit quelques années avant l'introduction de l'instance. Aucune preuve directe concernant la destruction de ce dossier en particulier n'a été produite. Cependant, la preuve démontre que les dossiers gouvernementaux inactifs sont habituellement détruits et qu'au moment de la destruction du dossier rien ne laissait croire qu'une poursuite judiciaire serait un jour engagée relativement au statut de M. Katriuk en ce qui concerne l'immigration et la citoyenneté. Le défendeur fait valoir que cette destruction, sans égard à ce qui a été détruit, c'est-à-dire sans tenir compte de la nature des documents, constitue de la négligence de la part du gouvernement. L'avocat a ajouté qu'en 1958, lorsque M. Katriuk a obtenu la citoyenneté canadienne et qu'il a révélé aux agents d'immigration qu'il était entré au Canada sous un faux nom, le gouvernement était au fait que sa demande d'immigration constituait un document important et qu'elle devait donc être conservée.

[4]À l'appui de sa requête visant à obtenir la suspension de l'instance, l'avocat a invoqué l'arrêt R. c. Carosella, [1997] 1 R.C.S. 80, de la Cour suprême du Canada. L'affaire Carosella portait sur l'effet de la destruction intentionnelle de notes prises au cours d'un entretien entre une travailleuse sociale du Centre d'aide aux victimes d'agression sexuelle (le Centre) et la plaignante. L'entretien a eu lieu avant que la plaignante communique avec la police. La destruction des notes est survenue avant que le tribunal soit saisi d'une demande visant leur production, et on y a procédé en conformité avec la politique générale du Centre, qui consistait à détruire le contenu des dossiers lorsque les policiers entraient en jeu. Le Centre a reconnu avoir adopté cette politique dans le but précis d'éviter la production de ce type de notes devant les tribunaux. Le déchiquetage des notes a été effectué sans que la plaignante, qui avait accepté de les divulguer, y consente ou en soit informée au préalable. Le juge Sopinka, qui a rédigé l'opinion des cinq juges de la majorité, a tenu les propos qui suivent, à la page 100:

Le droit d'un accusé d'obtenir la production de documents par le ministère public ou par des tierces parties est un droit constitutionnel. Voir les arrêts R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et R. c. O'Connor, [1995] 4 R.C.S. 411. En cas de violation de ce droit, l'accusé a le droit d'obtenir une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Ces réparations vont de l'ajournement, unique ou multiple, à l'arrêt des procédures. Exiger de l'accusé qu'il prouve qu'il a été lésé dans sa défense vouerait à l'échec toute demande de réparation, même celles sollicitant la plus modeste des réparations, lorsque les documents n'ont pas été produits. Cela aurait pour effet d'obliger l'accusé à démontrer de quelle manière sa défense serait touchée par l'absence de documents qu'il n'a pas vus.

[5]Selon moi, ni l'arrêt Carosella de la Cour suprême, ni l'article 7 de la Charte ne s'appliquent en l'espèce. Dans l'arrêt Luitjens c. Canada (Secrétaire d'État) (1992), 9 C.R.R. (2d) 149, le juge Linden a expliqué, au nom de la Cour d'appel fédérale, que l'article 7 de la Charte ne s'applique pas aux instances introduites sous le régime de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29. À la page 152, il a précisé:

Je considère que l'art. 7 ne supprime pas la force exécutoire du paragraphe 18(3). Tout d'abord, au moment où la Cour a rendu sa décision, au moins, l'art. 7 n'était pas en cause parce que l'on n'avait pas encore porté atteinte au droit de M. Luitjens "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne". Le juge de première instance a simplement statué que M. Luitjens avait obtenu la citoyenneté canadienne par fausse déclaration. Cette conclusion pourrait peut-être bien servir de fondement aux décisions d'autres tribunaux, qui pourraient porter atteinte ultérieurement à ce droit, mais cela n'est pas le cas de la décision dont il est question en l'espèce. Il ne s'agit donc que d'une étape d'une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté et à l'expulsion ou l'extradition de l'intéressé.

[6]Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.), l'intimé a demandé des directives relativement à un renvoi en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté. L'intimé a fait valoir que la procédure de révocation de sa citoyenneté engagée par le ministre visait en fait à le poursuivre pour de prétendus crimes de guerre et que, par conséquent, il devait bénéficier de la protection des règles de procédure, des règles de preuve ainsi que de la Charte, normalement réservée aux matières pénales. Avant d'énoncer sa conclusion, le juge Noël a expliqué que la procédure de révocation n'était pas de nature punitive, à la page 633:

La révocation par l'État d'un privilège pour le motif que celui-ci a été acquis à l'origine par fraude, laquelle révocation est fondée sur une mesure de redressement prévue par la loi exclusivement à cette fin, n'est pas une punition. Le remède n'est pas plus punitif que ne le serait, par exemple, la mesure adoptée par une compagnie d'assurances qui poursuit en justice un assuré en vue de l'annulation du contrat pour le motif que celui-ci a été obtenu à l'origine par fraude, fausse déclaration ou dissimulation volontaire de faits essentiels. Dans l'un et l'autre cas, la mesure de redressement se limite à la révocation de quelque chose auquel l'intéressé n'a jamais eu droit.

[7]Le juge Noël partageait l'opinion exprimée par Mme le juge McGillis dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.), selon laquelle la procédure de révocation est de nature civile. Voici ce qu'elle dit à la page 510:

[. . .] je suis convaincue que les principes d'interprétation fondamentaux énoncés dans la décision Ahani c. Canada, précitée, s'appliquent en matière de citoyenneté. J'ai donc conclu que la portée de la procédure prévue à l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté doit être analysée dans le contexte des principes et des politiques qui sous-tendent les règles de droit relatives à l'immigration et à la citoyenneté, et non dans le contexte du droit criminel. En fait, comme je l'ai déjà mentionné, le juge qui préside un renvoi en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté tire uniquement une conclusion de fait concernant les circonstances dans lesquelles une personne a acquis la citoyenneté canadienne. Pour paraphraser mes propos dans la décision Ahani c. Canada, précitée, cette conclusion de fait est purement et simplement une question d'immigration. En l'espèce, je souscris à l'opinion exprimée par le juge Collier dans la décision Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, précitée, selon laquelle un renvoi formé en vertu de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté est de nature civile et on doit lui appliquer la norme de la preuve en matière civile.

[8]Étant donné que le droit "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" du défendeur n'est pas menacé en l'espèce, l'article 7 de la Charte ne peut être invoqué. La procédure est de nature civile et les règles de preuve pertinentes sont les celles applicables en matière civile.

[9]Quoi qu'il en soit, même si je faisais erreur, je demeure d'avis que l'arrêt Carosella n'est d'aucun secours pour le défendeur. Dans l'affaire Carosella, la décision de la Cour découle de la décision du Centre de faire obstruction à la justice en détruisant délibérément le contenu de ses dossiers. Dans l'arrêt R. c. La, [1997] 2 R.C.S. 680, le juge Sopinka, qui a rédigé l'opinion de la majorité dans Carosella, le précise très clairement, aux pages 693 et 694:

L'appelant a cherché à établir un parallèle entre le présent cas et l'affaire Carosella, arrêt rendu tout juste avant le début de l'audition du présent pourvoi. Cependant, il existe une distinction très nette entre les deux affaires. Dans Carosella, les documents détruits étaient pertinents et devaient être divulgués en vertu du critère établi dans O'Connor, précité. La conduite du centre d'aide aux victimes d'agression sexuelle avait fait perdre à l'accusé le droit que lui garantit la Charte d'obtenir la production de ces documents. Cette situation constituait une atteinte grave aux droits garantis à l'accusé par la Constitution et, dans les circonstances particulières de cette affaire, l'arrêt des procédures était la seule réparation convenable. Par contre, dans les cas où un élément de preuve est perdu par inadvertance, les mêmes inquiétudes ne se soulèvent pas en ce qui concerne la création de propos délibéré d'obstacles à l'exercice par les tribunaux de leurs pouvoirs en matière d'admission de la preuve. Comme en témoigne cet extrait du jugement de la majorité dans cette affaire (au par. 56), nous avons expressément distingué ce cas des affaires d'éléments de preuve perdus en général:

    Le système de justice fonctionne le mieux et ses décisions inspirent confiance au public lorsque ses mécanismes permettent de rendre disponibles tous les éléments de preuve pertinents qui ne sont pas par ailleurs exclus en raison d'une politique d'intérêt public prépondérante. La confiance dans le système serait minée si l'administration de la justice excusait les comportements visant à contrecarrer les procédures des tribunaux. L'organisme a pris la décision d'entraver le cours de la justice en détruisant systématiquement des éléments de preuve dont la production pourrait être requise en raison des pratiques des tribunaux. Ce n'est pas une décision qui relève de l'organisme. Dans notre système, qui est régi par la primauté du droit, c'est aux tribunaux qu'il appartient de décider quels sont les éléments de preuve qui doivent être produits ou admis. C'est cet aspect particulier du présent pourvoi qui distingue le présent cas des affaires d'éléments de preuve perdus en général. [Je souligne.]

[10]Dans l'arrêt R. c. La, le juge Sopinka a distingué, au nom de la majorité, les affaires dans lesquelles la preuve est détruite intentionnellement de celles concernant des "éléments de preuve perdus". En l'espèce, les documents demandés ne peuvent tout simplement pas être produits et cette situation n'est pas attribuable à un acte délibéré de la Couronne. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une affaire concernant des "éléments de preuve perdus", au sens strict, les documents d'immigration du défendeur n'ayant pas été égarés, mais détruits, il semble plus juste que la Cour qualifie l'affaire dont elle est saisie comme concernant la destruction d'éléments de preuve par inadvertance, et non de propos délibéré. Il convient donc d'appliquer l'arrêt R. c. La plutôt que l'arrêt Carosella.

[11]Dans l'arrêt R. c. La, la Couronne avait en sa possession des éléments de preuve qu'elle a perdu par la suite. Les policiers ont trouvé la plaignante, une fugueuse de 13 ans, dans le véhicule d'un homme qui a plus tard été accusé d'agression sexuelle. Avant le début de l'enquête criminelle, la plaignante a eu une conversation de 45 minutes avec les policiers en vue d'une demande de traitement en milieu fermé et cette entrevue a été enregistrée. Étant donné que la conversation était enregistrée, l'agent de police n'a pris en note que la date de naissance de la plaignante, son adresse et ses numéros de téléphone. Toutefois, l'agent de police a témoigné devant le tribunal de la famille, dans le cadre de la demande de traitement en milieu fermé, que la conversation enregistrée portait sur la vie en fugue de la plaignante et le fait qu'elle avait été contrainte de se prostituer. Au moment de l'enquête préliminaire, l'agent de police avait oublié sa première conversation enregistrée avec la plaignante et, à un certain moment entre l'entrevue et le procès, il a égaré la bande audio. Néanmoins, près d'une semaine après l'entrevue enregistrée, l'agent de police, qui avait découvert deux autres jeunes filles qui faisaient partie du même réseau de prostitution, leur a demandé ainsi qu'à la plaignante de remplir des formulaires de déclaration à la police à titre de témoins, en leur demandant de décrire leur vie dans la rue, après quoi il leur a remis un questionnaire. Le juge de première instance a prononcé l'arrêt des procédures parce que le ministère public n'avait pas divulgué le premier enregistrement. La Cour d'appel de l'Alberta [(1996), 181 A.R. 192] a accueilli l'appel et ordonné un nouveau procès. La Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi.

[12]Les cinq juges de la Cour suprême qui constituaient la majorité ont conclu que l'obligation de divulgation constitue un droit distinct inclus dans le principe de la justice fondamentale visé à l'article 7 de la Charte et que l'inobservation de cette obligation avait entraîné une violation de la Constitution. En conséquence, la partie qui demandait l'arrêt des procédures n'était pas tenue de démontrer que la non-divulgation d'un document avait causé un préjudice à l'accusé. En d'autres termes, le manquement à l'obligation de divulgation portait en soi atteinte au droit de l'accusé à une défense pleine et entière.

[13]Le juge Sopinka a exposé, au nom de la majorité, le critère applicable lorsque des éléments de preuve sont perdus, aux pages 684 et 685:

Je conclus que, dans les cas où il perd un élément de preuve qui aurait dû être divulgué, le ministère public a l'obligation d'expliquer ce qui est arrivé à cet élément. En autant qu'il donne une explication satisfaisante, le ministère public s'acquitte de son obligation de divulgation. Toutefois, il y aura violation de la Charte canadienne des droits et libertés si l'explication ne convainc pas le juge du procès. Qui plus est, je n'exclus pas la possibilité qu'une réparation soit accordée dans la situation extraordinaire où, quoiqu'une explication satisfaisante soit donnée pour expliquer la perte de l'élément de preuve et qu'il n'y ait pas d'abus de procédure, l'élément en question est à ce point important que sa perte compromet la tenue d'un procès équitable.

[14]Le juge Sopinka a étoffé sa description des facteurs utilisés pour déterminer si le ministère public s'était acquitté de son obligation d'expliquer ce qui était advenu de la preuve, à la page 691:

Pour déterminer si l'explication du ministère public est satisfaisante, la Cour doit analyser les circonstances dans lesquelles la preuve a été perdue. La principale considération est la question de savoir si le ministère public ou la police (selon le cas) a pris des mesures raisonnables dans les circonstances pour conserver la preuve en vue de sa divulgation. Un facteur qui doit être pris en considération est la pertinence qu'on accordait alors à l'élément de preuve en cause. On ne peut attendre de la police qu'elle conserve tout ce qui lui passe entre les mains au cas où cela deviendrait un jour pertinent. En outre, même la perte d'un élément de preuve pertinent ne constituera pas une violation de l'obligation de divulgation si la conduite de la police était raisonnable. Cependant, plus la pertinence d'un élément de preuve est grande, plus le degré de diligence attendu des policiers pour conserver cette preuve est élevé.

[15]En l'espèce, la preuve produite par le ministre a établi que les dossiers gouvernementaux inactifs étaient habituellement détruits et que rien ne laissait croire qu'une procédure judiciaire serait un jour engagée relativement au statut du défendeur en ce qui concerne l'immigration et la citoyenneté. Quant à la pertinence de la preuve, les documents manquants auraient eu la même valeur et auraient été aussi déterminants pour les deux parties. Aucune partie n'a pu avoir accès à la demande de visa du défendeur, de sorte qu'elles ont toutes les deux été défavorisées par l'absence de cet élément. Si ce document ne contenait aucun autre renseignement inexact que le faux nom, il aurait été utile au défendeur. Par contre, s'il contenait, comme le prétend le ministère public, de fausses déclarations concernant les activités de M. Katriuk pendant la guerre, il aurait été utile à la Couronne. Quoi qu'il en soit, le contenu de la demande est la véritable question qui nous intéresse et, contrairement au juge de première instance dans l'affaire Carosella, je ne suis pas en mesure de conclure qu'il est probable que les documents auraient été plus favorables au défendeur qu'au ministère public.

[16]Étant donné que le défendeur a obtenu le statut d'immigrant reçu en 1951 et la citoyenneté canadienne en 1958, je ne vois pas en quoi un fonctionnaire du gouvernement aurait fait preuve de négligence en n'accordant plus d'importance à la formule de demande d'immigration du défendeur. À l'époque, il n'existait aucune allégation de fausses déclarations contre le défendeur et son nom n'avait pas encore été mentionné en rapport avec des allégations comme celles contenues dans les documents de la Commission Deschênes [Commission d'enquête sur les criminels de guerre]. Par conséquent, il n'existait aucune raison de considérer la preuve comme pertinente au moment où elle a été détruite. De toute façon, je ne suis pas convaincu que la destruction courante de dossiers inactifs du gouvernement constitue de la négligence de la part du gouvernement.

[17]En conséquence, les arguments fondés sur l'article 7 de la Charte et sur l'arrêt Carosella invoqués par le défendeur ne peuvent être retenus.

[18]Toujours en ce qui concerne la non-divulgation, l'avocat du défendeur a soutenu que le recours par le gouvernement à une attestation sous le régime de l'article 39 [mod. par L.C. 1992, ch. 1, art. 144] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, était irrégulier dans les circonstances. Voici le libellé de cet article:

39. (1) Le tribunal, l'organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas où un ministre ou le greffier du Conseil privé s'opposent à la divulgation d'un renseignement, tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.

(2) Pour l'application du paragraphe (1), un "renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada" s'entend notamment d'un renseignement contenu dans:

    a) une note destinée à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil;

    b) un document de travail destiné à présenter des problèmes, des analyses ou des options politiques à l'examen du Conseil;

    c) un ordre du jour du Conseil ou un procès-verbal de ses délibérations ou décisions;

    d) un document employé en vue ou faisant état de communications ou de discussions entre ministres sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique;

    e) un document d'information à l'usage des ministres sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l'objet des communications ou discussions visées à l'alinéa d);

    f) un avant-projet de loi ou projet de règlement.

(3) Pour l'application du paragraphe (2), "Conseil" s'entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.

(4) Le paragraphe (1) ne s'applique pas:

    a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l'existence remonte à plus de vingt ans;

    b) à un document de travail visé à l'alinéa (2)b), dans les cas où les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou, à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.

[19]L'avocat du défendeur n'a pas contesté la validité constitutionnelle de cette disposition. En fait, l'avocat a admis que souvent, sinon la plupart du temps, le ministère public pouvait se prévaloir à juste titre de l'article 39. Toutefois, l'avocat fait valoir que son utilisation était irrégulière en l'espèce.

[20]L'article 39 ne comporte aucune restriction inhérente en raison de laquelle il serait irrégulier de l'utiliser dans les circonstances. La constitutionnalité de cette disposition n'a pas été contestée. Si elle l'avait été et si une violation des droits constitutionnels de M. Katriuk avait été établie, cela aurait pu suffire à justifier l'octroi d'une réparation constitutionnelle. L'avocat a décidé de ne pas suivre cette voie et, compte tenu de sa décision, je n'ai d'autre choix que d'appliquer cette disposition telle qu'elle est libellée. L'article 39 confère au ministère public le pouvoir de refuser de divulguer certains documents lorsque leur divulgation aurait pour effet de révéler un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Une fois produite l'attestation visée par l'article 39, le tribunal ne peut pas examiner les documents en cause pour apprécier le caractère raisonnable de la décision du gouvernement. La seule façon d'attaquer cette attestation consiste à en contester le libellé en invoquant son imprécision, comme dans l'affaire Nation et Bande des Indiens Samson c. Canada, [1996] 2 C.F. 483 (1re inst.). Aucune contestation de ce type n'a été entreprise en l'espèce et, en bout de ligne, ni la disposition en cause, ni l'attestation n'ont été contestées. Étant donné qu'aucune disposition de la loi ne fait obstacle au recours à une attestation relativement à la situation de M. Katriuk et aux passages du Rapport de la Commission Deschênes dont l'avocat a demandé la divulgation et qui ont été exclus de la divulgation au moyen d'une attestation, l'utilisation régulière d'une telle attestation n'appuie pas la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir la suspension de l'instance.

[21]Enfin, en ce qui a trait à la non-divulgation, le défendeur a invoqué le retard comme élément qui aurait amplifié les problèmes que lui ont causé la non-divulgation. En 1957, lorsque M. Katriuk a avisé les fonctionnaires de l'immigration qu'il avait obtenu son statut d'immigrant en utilisant un faux nom, les autorités ont été mises au fait de l'irrégularité de sa demande d'immigration et elles auraient alors dû mener une enquête. Tous les témoignages des membres de la GRC cités par le ministère public portaient qu'en 1951, les collaborateurs constituaient encore une catégorie de personnes non admissibles. Le Rapport de la Commission Deschênes a été publié en 1986. L'exposé des faits n'a été déposé devant la Cour qu'en octobre 1996.

[22]L'avocat du défendeur a mis principalement l'accent sur le préjudice subi par M. Katriuk. À cet égard, il a cité à la Cour un extrait d'un jugement rendu par le juge Vancise de la Cour d'appel de la Saskatchewan, l'arrêt Saskatchewan Human Rights Commission v. Kodellas (1989), 60 D.L.R. (4th) 143, aux pages 179 et 180:

[traduction] À mon avis, pour déterminer si un délai déraisonnable s'est écoulé dans le contexte de l'article 7 ou, en d'autres termes, s'il a été porté atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, il faut tenir compte des éléments suivants:

    [. . .]

(4)    Le préjudice causé à l'accusé ou au délinquant. À cet égard, il faut considérer non seulement l'atteinte à la capacité de présenter une défense pleine et entière, mais aussi l'effet qu'a eu le délai en cause sur le délinquant, y compris l'anxiété résultant de l'incertitude et le bouleversement de sa vie familiale et sociale.

[23]Il y a une différence entre le moment où les autorités ont pris connaissance de l'acte fautif reproché, vers 1986, celui où elles ont décidé d'engager une procédure contre son auteur, en 1996, et celui où s'est déroulée la procédure, en 1997 et 1998. Comme le ministre a établi que M. Katriuk a obtenu la citoyenneté en cachant des faits importants, tout inconvénient subi par M. Katriuk lui a été causé par ses propres actes. Le seul délai qui me préoccupe est la période écoulée entre le dépôt de la déclaration en octobre 1996 et le déroulement de la procédure en 1997-1998. Je ne puis conclure qu'un délai déraisonnable a nui au défendeur en l'espèce.

[24]Dans l'affaire R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, l'inculpé devait répondre, en vertu du Code criminel, [L.R.C. (1985), ch. C-46] à des accusations de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité relativement à des actes qu'il aurait commis en Hongrie pendant la Deuxième Guerre mondiale dans un camp de concentration. L'accusé a été acquitté en première instance et le ministère public a interjeté appel à la Cour d'appel de l'Ontario [(1992), 92 D.L.R. (4th) 1], puis à la Cour suprême du Canada. L'accusé a formé un appel incident en invoquant notamment l'atteinte à ses droits résultant du délai écoulé avant le dépôt des accusations.

[25]Le juge en chef Lamer a déclaré que le rejet de l'appel emportait la caducité de l'appel incident. Le juge La Forest, en son propre nom, et les juges L'Heureux-Dubé et McLachlin, dissidentes, ayant conclu au bien-fondé de l'appel, ont tenu les propos suivants concernant la question du délai, à la page 786:

L'intimé fait également valoir que le délai de quelque 45 ans qui s'est écoulé entre la perpétration alléguée des infractions et son inculpation enfreint ses droits garantis par la Charte. Sa prétention n'est pas fondée. Notre Cour a déjà jugé que les délais qui précèdent l'inculpation peuvent, tout au plus, avoir une influence dans certaines circonstances sur l'évaluation du caractère raisonnable du délai qui suit l'inculpation mais ne comptent pas comme tels dans ce dernier; voir R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 789. Plus communément, il n'est pas tenu compte du délai antérieur à l'inculpation dans cette évaluation; voir R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594. La Charte ne protège pas les accusés contre des poursuites sur le seul fondement du temps qui s'est écoulé entre la perpétration de l'infraction et l'inculpation; voir R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091, à la p. 1100.

[26]Le juge Cory a exprimé l'opinion qui suit, à laquelle les juges Gonthier et Major ont souscrit sur ce point, aux pages 874 et 875:

L'intimé soutient que notre Cour devrait étendre les principes établis dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, au délai antérieur à l'accusation. Il soutient que, puisque 45 ans se sont écoulés entre le moment où les actes donnant naissance aux accusations ont été commis et la date du procès, il ne peut que subir un préjudice [. . .]

En l'espèce, je n'arrive pas à voir le bien-fondé des arguments de l'intimé suivant lesquels il a subi un préjudice en raison du délai antérieur à l'accusation. En fait, il est beaucoup plus probable que le délai ait été plus préjudiciable à la preuve du ministère public qu'à celle de la défense. L'avocat de la défense avait le droit de soutenir que la mémoire des témoins s'était effacée après 45 ans. En outre, la preuve documentaire et matérielle qui, se plaint maintenant l'intimé, n'existe plus, a probablement été détruite au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il est donc difficile de retenir la prétention de l'intimé voulant que toute preuve documentaire ou matérielle qui aurait existé quelques années après la guerre ait depuis été perdue. De plus, le préjudice causé par le décès de témoins qui auraient pu aider la défense a été grandement diminué par l'utilisation des déclarations de Dallos.

En ce qui concerne le délai postérieur à l'accusation, moins d'un an s'est écoulé entre le moment où la disposition législative est entrée en vigueur et celui où l'acte d'accusation a été présenté. Compte tenu de l'ampleur du travail d'enquête qui devait être abattu avant que des accusations soient portées, le délai en cause me semble minime et très raisonnable.

[27]Le deuxième motif invoqué par l'avocat du défendeur à l'appui de sa demande de suspension de l'instance est le caractère inéquitable de la procédure choisie par le ministère public. L'argument de l'avocat porte essentiellement que le ministère public, selon les allégations duquel la fraude commise par M. Katriuk consistait à ne pas avoir divulgué qu'il avait commis des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité, aurait dû le poursuivre directement en vertu du Code criminel relativement à la perpétration de tels crimes. Dans une instance criminelle, le fardeau qui incombe à la poursuite de prouver ses allégations est rehaussé: elle ne doit plus les établir selon la prépondérance des probabilités, mais hors de tout doute raisonnable. Dans une instance criminelle, le défendeur aurait pu se prévaloir de toutes les protections accordées dans le cadre d'un processus criminel, et notamment invoquer la Charte.

[28]Je ne puis blâmer le gouvernement d'avoir choisi de procéder comme il l'a fait. Le fait que le ministère public aurait pu engager une poursuite criminelle n'est pas pertinent. En suivant la voie qu'il a choisie pour poursuivre le défendeur, le ministère public a, de fait, enlevé toute pertinence à la question de savoir si le défendeur avait commis des crimes de guerre. La question en litige en l'espèce est celle de savoir si le défendeur a obtenu la citoyenneté frauduleusement ou en cachant des faits importants. Même si le défendeur n'a commis aucun crime pendant la guerre, la preuve qu'il a soit fait des déclarations frauduleuses, soit caché des faits importants concernant ses activités pendant la guerre suffit pour établir le bien-fondé des allégations formulées contre lui. Ce comportement du ministère public équivaut-il à un acte fautif de sa part, qui justifierait la suspension de l'instance contre le défendeur? Certainement pas. Lorsque plusieurs voies de recours s'offrent à la Couronne, celle-ci est libre de suivre celle de son choix. Je ne connais aucun principe juridique en vertu duquel il devrait en être autrement. Répétons-le, la validité constitutionnelle des dispositions permettant au ministère public de procéder comme il l'a fait n'a pas été contestée.

[29]L'avocat de M. Katriuk a en outre fait valoir que le fait d'engager une procédure contre M. Katriuk et non contre les autres personnes nommées dans le Rapport de la Commission Deschênes constituait un acte discriminatoire et contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte. Cet argument n'est pas fondé. Aucun motif raisonnable ne justifierait la suspension de l'instance simplement parce qu'une procédure de révocation n'a pas été engagée contre toutes les personnes nommées dans le Rapport de la Commission Deschênes. Le ministère public ne possède peut-être pas de preuve suffisante contre les autres personnes. Cependant, il serait illogique d'affirmer que le ministère public ne peut pas engager une procédure de révocation contre celles à l'égard desquelles il croit disposer d'une preuve suffisante uniquement parce qu'il ne possède pas d'éléments de preuve suffisants pour engager des procédures contre chacune des personnes qui auraient commis des infractions criminelles.

[30]Le troisième motif sur lequel s'appuie le défendeur pour demander l'arrêt des procédures tient au fait que les Règles de la Cour fédérale (les Règles) ont été modifiées au milieu de l'instance. Toutefois, après avoir examiné soigneusement les arguments des avocats des deux parties, je dois conclure à l'absence de fondement à l'argument selon lequel la modification des règles devrait m'amener à prononcer la suspension de l'instance parce que M. Katriuk est devenu défendeur, plutôt qu'intimé, par application des nouvelles règles.

[31]La modification des Règles soulève cependant une question intéressante quant aux dépens. Auparavant, la Règle 920 [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663] ne permettait pas à la Cour d'adjuger les dépens à une partie. Toutefois, comme la procédure de révocation prévue par l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté est maintenant régie par la partie 4"Actions (règle 169 et suivantes) [Règles de la Cour fédérale (1998) , DORS/98-106], les dépens peuvent maintenant être adjugés contre l'une ou l'autre des parties. Pour ce motif, comme je l'ai indiqué dans ma décision sur la question principale, les parties pourront présenter une requête sollicitant les dépens à la date et à l'heure fixées par le greffier.

[32]Pour ces motifs, la requête présentée par le défendeur en vue d'obtenir la suspension de l'instance a été rejetée.

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