Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

T-139-74
La Société de droit d'intérêt public (Requérante) c.
La Commission canadienne des transports
(Intimée)
et
Bell Canada (Mise en cause)
Division de première instance, le juge Kerr— Montréal, le 21 janvier; Ottawa, le 25 janvier 1974.
Bref de prohibition—Requête visant à empêcher le comité des télécommunications d'entendre la requête de révision des tarifs téléphoniques—Décision antérieure rendue six mois auparavant—S'est-il écoulé un délai raisonnable avant la nouvelle audience—Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2, art. 320(2).
La requérante a demandé, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, une ordonnance interdisant à la Commission canadienne des transports d'entendre une requête modifiée présentée par Bell Canada demandant la révision des taux de tarif téléphonique aux motifs que (1) la requête modifiée de Bell Canada constitue, au fond, un appel déguisé de la décision de la Commission rendue envi- ron six mois plus tôt, que le délai pour en appeler était expiré et que, s'agissant d'un appel, le comité des télécom- munications de la Commission n'a pas compétence pour l'examiner; (2) s'il ne s'agit pas d'un appel, le comité n'a pas compétence pour l'examiner puisque Bell Canada n'a pas laissé s'écouler un délai raisonnable avant de déposer la requête modifiée et les questions sont donc res judicata.
Arrêt: la demande de bref de prohibition est refusée. Pour ce qui est du motif (1), la conjoncture qui influe sur l'entre- prise de Bell Canada n'est pas statique et, compte tenu des conditions prévisibles pour 1974 (année les taux entre- ront en vigueur), la requête modifiée n'est pas un appel déguisé, mais une demande de taux revisés tout à fait nouvelle. Quant au motif (2), la compétence de la Commis sion pour réviser les tarifs «à sa discrétion» en vertu de l'article 320(2) de la Loi sur ies chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2, devrait être exercée «conformément aux règles de la raison et de la justice» (Sharp c. Wakefield [1891] A.C. 173). On ne trouve aucune spécification de délai particulier à l'article 320(2) et les circonstances et conditions n'étaient pas statiques, le comité a compétence pour connaître de la demande de révision.
Arrêts appliqués: Re Von Dembinska [1954] 2 All E.R. (C.A) 46; C.P. c. La province de l'Alberta [1950] R.C.S. 25.
DEMANDE de bref de prohibition.
AVOCATS:
Ronald I. Cohen et Pamela A. Sigurdson pour la requérante.
W. G. St. John pour l'intimée.
Ernest E. Saunders, c.r., et Robert S. O'Brien, c.r., pour la mise en cause.
PROCUREURS:
La Société de droit d'intérêt public, Mont- réal, pour la requérante.
La Commission canadienne des transports, Ottawa, pour l'intimée.
O'Brien, Hall et Saunders, Montréal, pour la mise en cause.
LE JUGE KERR—Il s'agit ici d'une demande de bref de prohibition en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale. Plus précisément, la requérante demande une ordonnance portant que:
[TRADUCTION] a) l'intimée doit cesser toute audition et pro- cédure concernant la requête «B» modifiée de Bell Canada;
b) l'intimée n'est pas compétente pour procéder à l'audition de la requête «B» modifiée de Bell Canada ni pour continuer les procédures pour les motifs suivants:
a) la requête «B» modifiée revient, au fond, à un appel déguisé de la décision de l'intimée datée du 19 mai 1972;
b) en tant qu'appel, la requête «B» modifiée est invalide puisqu'elle a été déposée après le délai de 30 jours et ne peut donc être examinée par l'intimée;
c) en tant qu'appel, la requête «B» modifiée ne peut en aucun cas être entendue par le comité des télécommunica- tions de l'intimée puisque les appels ne relèvent pas de la compétence dudit comité;
d) même si l'on prétend que la requête «B» modifiée n'est pas un appel, l'intimée n'est pas compétente pour l'exami- ner puisque ladite requête a été présentée trop peu de temps après la décision de l'intimée du 19 mai 1972;
e) puisque la mise en cause n'a pas laissé s'écouler un délai raisonnable avant de déposer la requête «B» modi- fiée, les questions soulevées dans ladite requête sont res judicata et ne peuvent être examinées par l'intimée.
Je vais retracer chronologiquement certains des faits pertinents dans le contexte de cette requête.
Bell Canada, ci-après appelée «Bell», déposa une requête', datée du 5 novembre 1971, auprès
1 Pièce «B» jointe à l'affidavit de Pamela A. Sigurdson, versé au dossier.
de l'intimée, ci-après appelée la «Commission», afin d'obtenir une ordonnance approuvant et rendant exécutoires dans les plus brefs délais possibles certaines révisions de ses tarifs, tels que décrits à l'Annexe I ci-jointe, et une ordon- nance approuvant les révisions provisoires et les rendant exécutoires le 1 e7 janvier 1972.
Le 19 mai 1972, le comité des télécommuni- cations de la Commission rendit une décision 2 sur ladite requête de Bell datée du 5 novembre 1971, l'autorisant à déposer les nouveaux tarifs mettant en vigueur l'augmentation des taux.
Bell déposa auprès de la Commission une requête «A», datée du 10 novembre 1972, afin d'obtenir une ordonnance approuvant les révi- sions apportées à ses tarifs et les rendant exécu- toires en 1973.
Concurremment au dépôt de la requête «A», Bell déposa aussi auprès de la Commission une requête «B» 3 , datée du 10 novembre 1972, visant à obtenir une ordonnance approuvant des révisions apportées à ses tarifs, telles qu'énon- cées aux Annexes 1 et 2 de la demande, et les rendant exécutoires le 1 e7 janvier 1974.
Le comité des télécommunications tint des audiences concernant la requête «A» et rendit sa décision le 30 mars 1973, autorisant certaines augmentations des taux. L'avocat rappela que le gouverneur en conseil suspendit l'entrée en vigueur de ces taux et que des augmentations moindres furent autorisées par la suite.
Le 16 août 1973, Bell Canada envoya une lettre 4 au comité des télécommunications y joi- gnant la requête «B» modifiée, datée du 15 août 1973, et demanda que les modifications soient autorisées et que le comité considère cette der- nière requête comme la requête et les annexes dont elle demandait approbation. La requête «B» 5 modifiée vise à obtenir une ordonnance approuvant certaines révisions des tarifs des
2 Pièce «A» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
3 Pièce «C» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
< Pièce «J».
5 Pièce «D» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
taux de Bell Canada, telles que décrites dans les Annexes 1 et 2 modifiées, et les rendant exécu- toires le l er janvier 1974.
Le 5 septembre 1973, le comité des télécom- munications rendit une ordonnance, portant le numéro T-304 6 , faisant mention de la lettre de la Bell Canada du 16 août et disposant notam- ment que:
1. La requête «B» modifiée, en date du 15 août 1973, avec les annexes auxquelles elle renvoie, soit, et les mêmes sont acceptées par les présentes comme la seule requête de Bell Canada et que la requête «B» en date du 10 novembre 1972 soit, et est par les présentes rayée des procédures.
En octobre 1973, la requérante déposa un avis d'intervention' auprès du comité des télécommunications.
Les 18 et 19 décembre 1973, le comité des télécommunications réunit les parties avant audience, y compris la requérante, et, le 21 décembre 1973, rendit une décision' portant que la requête «B» modifiée ne constituait pas un appel d'une décision antérieure.
Le comité des télécommunications envoya aux parties intéressées, un avis 9 daté du 11 janvier 1974, les informant que l'audition de la requête «B» modifiée de Bell commencerait le 4 février 1974.
C'est en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale que la Division de première ins tance a compétence pour émettre un bref de prohibition; il se lit comme suit:
18. La Division de première instance a compétence exclu sive en première instance
a) pour émettre une injonction, un bref de certiorari, un bref de mandamus, un bref de prohibition ou un bref de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire, contre tout office, toute commission ou tout autre tribunal fédéral; et
b) pour entendre et juger toute demande de redressement de la nature de celui qu'envisage l'alinéa a), et notamment toute procédure engagée contre le procureur général du Canada aux fins d'obtenir le redressement contre un office, une commission ou à un autre tribunal fédéral.
6 Pièce «B-4».
7 Pièce «E» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
8 Pièce «F» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
9 Pièce «G» jointe à l'affidavit de Mme Sigurdson.
Il convient de lire l'article 18 en corrélation avec les articles 28(1) et (3) et 29 de la Loi sur la Cour fédérale, ainsi qu'avec l'article 64(2) de la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, c. N-17, tel que modifié par S.R.C. 1970 c. 10 (2 e Supp.), qui prévoit que les décisions de la Commission seront portées en appel devant la Cour d'appel fédérale 10 . L'avocat de la Commis sion et l'avocat de Bell ont prétendu que, vu ces dispositions, la Division de première instance n'a pas compétence pour émettre un bref de prohibition à l'égard de la présente requête. Mais presque tous les débats ont porté sur la question de savoir si la Commission avait com- pétence pour procéder à l'audition de la requête modifiée de Bell et je me propose d'examiner cette question.
10 Ces diverses dispositions se lisent comme suit: Loi sur la Cour fédérale:
28. (1) Nonobstant l'article 18 ou les dispositions de toute autre loi, la Cour d'appel a compétence pour entendre et juger une demande d'examen et d'annulation d'une déci- sion ou ordonnance, autre qu'une décision ou ordonnance de nature administrative qui n'est pas légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire, rendue par un office, une commission ou un autre tribunal fédéral ou à l'occasion de procédures devant un office, une commission ou un autre tribunal fédéral, au motif que l'office, la com mission ou le tribunal
a) n'a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d'exercer sa compétence;
6) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d'une erreur de droit, que l'erreur ressorte ou non à la lecture du dossier; ou
c) a fondé sa décision ou son ordonnance sur une conclu sion de fait erronée, tirée de façon absurde ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.
(3) Lorsque, en vertu du présent article, la Cour d'appel a compétence pour entendre et juger une demande d'examen et d'annulation d'une décision ou ordonnance, la Division de première instance est sans compétence pour connaître de toute procédure, relative à cette décision ou ordonnance.
29. Nonobstant les articles 18 et 28, lorsqu'une loi du Parlement du Canada prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour, la Cour suprême, le gouver- neur en conseil ou le conseil du Trésor, d'une décision ou ordonnance d'un office, d'une commission ou d'un autre tribunal fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou ordonnance ne peut, dans la mesure oh il peut
Le bref de prohibition est l'un des plus anciens brefs connus en droit. Dans la plupart des cas on l'a accordé, le motif de l'opposi- tion était l'excès ou le défaut de compétence, mais on l'a aussi accordé pour d'autres motifs, dont le déni de justice naturelle de la part du tribunal contre lequel le bref de prohibition est demandé. Voir l'ouvrage de S. A. de Smith, Judicial Review of Administrative Action, éd., qui trace un excellent historique de l'évolution de ce bref. En l'espèce, la requérante fonde sa demande sur le défaut de compétence de la Commission et de son comité des télécommuni- cations pour connaître de la requête «B» modi- fiée. La requérante fonde sa prétention sur deux points: (1) d'une part la requête «B» modifiée constitue, au fond, un appel de la décision rendue par la Commission le 19 mai 1972, elle est donc invalide puisqu'elle a été déposée plus de 30 jours après que cette décision a été com muniquée aux parties et, puisqu'il s'agit d'un appel, cette requête ne peut être examinée par le comité des télécommunications"; (2) d'autre
en être ainsi interjeté appel, faire l'objet d'examen, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'au- cune autre intervention, sauf dans la mesure et de la manière prévues dans cette loi.
Loi nationale sur les transports:
64. (2) Les décisions de la Commission sont susceptibles d'appel à la Cour d'appel fédérale sur une question de droit ou une question de compétence, quand une autorisation à cet effet a été obtenue de ladite Cour sur demande faite dans le délai d'un mois après que l'ordonnance, l'arrêt ou le règlement dont on veut appeler a été établi, ou dans telle autre limite de temps que le juge permet dans des circons- tances spéciales, après avis aux parties et à la Commission, et après audition de ceux des intéressés qui comparaissent et désirent être entendus; et les frais de cette demande sont à la discrétion de ladite Cour.
11 L'article 24(1) de la Loi nationale sur les transports dispose que, pour être en mesure d'exercer ses fonctions, la Commission doit constituer les comités qui y sont énumérés et «tels autres comités que la Commission estime utiles»; le paragraphe (3) prévoit que:
(3) Nonobstant toute disposition de la Loi sur les chemins de fer ou de la Loi sur l'Office national de l'énergie régissant des questions examinées par la Commission, un comité de la Commission peut, en conformité des règles et règlements de la Commission, exercer tous les pouvoirs et les fonctions de la Commission et les ordonnances, règles ou directives établies ou émises par un comité de la Commission ont le même effet, sous réserve des dispositions du paragraphe (4), que si elles avaient été établies ou émises par la Commission.
part, même s'il ne s'agit pas d'un appel, la Commission n'a pas la compétence pour enten- dre la requête, car elle a été présentée trop peu de temps après la décision rendue par la Com mission, le 9 mai 1972, Bell n'a pas attendu assez longtemps avant de déposer cette requête et les questions soulevées par celle-ci sont res judicata et ne peuvent être examinées par la Commission.
En conformité de ces dispositions, la Commission établit divers comités, dont le comité des télécommunications et le Comité de révision, et chargea ces deux comités, dans ses Règles générales, de remplir toutes les fonctions de la Com mission prévues dans les textes législatifs énumérés dans ses Règles générales à propos de chacun d'eux, notamment pour le comité des télécommunications les textes législatifs sui- vants (Règle 260(1)0):
260. (1)f) Comité des télécommunications:
(i) Articles 22, 23 et 27 de la Loi, en ce qui concerne les télécommunications;
(ii) la Loi sur les chemins de fer, en ce qui concerne les télécommunications et, sans restreindre la généralité de ce qui précède, les articles 312 à 336, en ce qui a trait au téléphone et au télégraphe, y compris les articles qui s'appliquent à toutes les compagnies définies à l'article 320 de la Loi, et à tous les réseaux de télégraphe et de téléphone, lignes et opérations de ces compagnies qui sont assujettis à la compétence législative du Parlement du Canada;
(iii) Loi sur les télégraphes;
(iv) la loi spéciale de toutes les compagnies de télégra- phe et de téléphone assujetties à la compétence législa- tive du Parlement du Canada; et
(v) généralement tous les pouvoirs, devoirs et fonctions attribués à la Commission par une loi en matière de télécommunications;
et sous l'intitulé «Révision des ordonnances ou décisions», la Commission établit la règle 770, qui se lit comme suit:
770. Nonobstant toute disposition des présentes règles:
a) Sous réserve des dispositions de l'alinéa c), le Comité de révision exercera toutes les fonctions et les pouvoirs de la Commission concernant toute requête en révision d'une ordonnance ou d'une décision d'un comité aux termes de l'article 63 de la Loi, et à ces fins, trois membres du Comité de révision constitueront un quorum;
b) une telle requête devra être transmise au Secrétaire dans les trente jours qui suivent la communication de l'ordonnance ou de la décision aux parties, à moins que le Comité de révision ne prolonge le délai pour ce faire; et
c) le Comité de révision décidera s'il y a lieu de réviser l'ordonnance ou la décision et pourra ensuite- à sa discré- tion disposer de la requête ou la référer pour révision au comité qui avait émis ou rendu l'ordonnance ou la décision.
L'avocat de la requérante releva les similari- tés entre la requête de Bell, datée du 5 novem- bre 1971, sa requête «B» et sa requête «B» modifiée. Dans chacune de ces requêtes, Bell demandait un taux de rendement du capital équitable. En effet, dans sa requête datée du 5 novembre 1971, Bell déclarait avoir besoin, compte tenu des prévisions, d'un taux de rende- ment du capital moyen total de l'ordre de 8.2% et 9% et affirmait aussi que les taux proposés, s'ils étaient appliqués pour l'année 1972 toute entière, devraient produire des recettes suffisan- tes pour donner un rendement sur le capital moyen total de l'ordre de 8.2%. Dans la requête «B» modifiée, elle estimait que les taux propo- sés pour 1974, s'ils étaient en vigueur pendant toute l'année 1974, produiraient des recettes telles que le taux de rendement sur le capital moyen total se situerait à la limite inférieure du taux de rendement raisonnable, ce qui serait juste vu les prévisions pour 1974, et que ces taux seraient justes et raisonnables. Dans sa décision du 19 mai 1972, la Commission déclara qu'«à ce moment le taux maximum admissible de rendement juste et raisonnable sur le capital moyen total de Bell Canada est de 8.2%», et la Commission autorisa l'application des taux qui, s'ils étaient en vigueur pour l'ensemble de l'an- née 1972, devaient produire un taux de rende- ment sur le capital moyen total de 7.8%.
L'avocat de la requérante releva aussi des similarités entre l'exposé de la preuve présenté et versé au dossier par Bell en janvier 1972 (Pièce «H» dans cette action), et l'exposé de la preuve versé par elle en décembre 1973 (Pièce «I»); ces deux exposés sont volumineux et con- tiennent de nombreux documents concernant notamment le revenu, le taux de rendement, les besoins de gains additionnels, le coût de la dette, la structure du capital, le marché des obligations, un aperçu économique, le finance- ment, etc., soit les documents habituellement pertinents dans les affaires de taux. Il n'est pas indispensable d'exposer dans ces motifs les similarités entre ces deux exposés de la preuve.
Je ne vois rien qui justifie la conclusion que la requête «B» de Bell, ou sa requête «B» modi-
fiée, constitue [TRADUCTION] «au fond, un appel déguisé» (pour reprendre l'expression de la requérante) de la décision rendue le 19 mai 1972 par la Commission, ou une autre sorte d'appel, quant à la forme ou quant au fond, d'une décision de la Commission. Il s'agit, à mon avis, d'une nouvelle requête et non d'un appel interjeté d'une décision antérieure de la Commission ou de son comité des télécommuni- cations. Certes, elle vise à obtenir l'approbation de tarifs destinés, selon les prévisions de Bell, à produire des recettes suffisantes pour donner à la compagnie un taux de rendement juste sur le capital; en outre, le taux de rendement proposé dans les deux dernières requêtes se trouve dans les limites indiquées dans la demande du 5 novembre 1971, soit entre 8.2% et 9% sur le capital moyen total; de plus, la preuve fournie par Bell à l'appui de ses requêtes suit les mêmes lignes générales et traite notamment des pers pectives économiques, du coût en capital, de la structure du capital de la compagnie, de ses recettes et dépenses, de son programme de construction, de l'amortissement, des taux de rendement ainsi que de la nécessité pour la compagnie d'obtenir des revenus additionnels. Mais les faits et la conjoncture qui influent sur l'entreprise de Bell ne sont pas statiques; des taux qui sont justes et raisonnables à une période donnée ne le sont pas nécessairement par la suite lorsque les faits et la conjoncture ont changé. Le caractère raisonnable des taux doit être déterminé en fonction des circons- tances et des conditions, et le Parlement à donné compétence à la Commission pour en décider; enfin, dans la requête «B» modifiée, Bell demande une fixation des taux applicables en 1974, compte tenu des faits, des circons- tances et des conditions actuelles ou prévisibles pour l'année en cause.
Les motifs a), b) et c) présentés par la requé- rante dans son avis introductif sont donc rejetés comme fondement d'un bref de prohibition.
D'après les motifs d), e) et f), Bell a présenté sa requête «B» modifiée trop peu de temps après la décision rendue par la Commission le 19 mai 1972 et n'a pas laissé s'écouler un délai
raisonnable avant de la déposer; la Commission n'a donc pas compétence pour se prononcer sur cette requête.
L'article 320(2) de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2, tel que modifié par c. 35 (1 eL Supp.) se lit comme suit:
320. (2) Nonobstant les dispositions de toute autre loi, toutes les taxes de télégraphe et de téléphone que peut exiger une compagnie, à l'exception des taxes exigées, pour la transmission de messages destinés à être captés d'une façon générale par le public, par une compagnie titulaire d'une licence en vertu de la Loi sur la radiodiffusion, sont subordonnées à l'agrément de la Commission, qui peut les reviser à sa discrétion.
L'avocat de la requérante soutient que l'ex- pression «à sa. discrétion» (en anglais: «from time to time») figurant dans ce paragraphe indi- que que Bell devait laisser s'écouler un délai raisonnable après la décision rendue par la Commission le 19 mai 1972, avant de déposer une nouvelle requête visant à obtenir la révision de ses taux et que Bell a déposé sa requête «B» et sa requête «B» modifiée sans le faire.
L'article 321 de la Loi sur les chemins de fer s'applique aux taux de Bell Canada. Les para- graphes (1), (3), (4) et (5) se lisent comme suit:
321. (1) Toutes les taxes doivent être justes et raisonna- bles et doivent toujours, dans des circonstances et condi tions sensiblement analogues, en ce qui concerne tout le trafic du même type suivant le même parcours, être impo sées de la même façon à toutes personnes au même taux.
(3) La Commission peut déterminer, comme questions de fait, si le trafic se fait ou s'est fait dans des circonstances et conditions sensiblement analogues et s'il y a eu, dans quel- que cas que ce soit, une discrimination injuste, ou une préférence, un avantage, un préjudice ou un désavantage indu ou déraisonnable au sens du présent article ou si, dans quelque cas que ce soit, la compagnie s'est ou non confor- mée aux dispositions du présent article ou de l'article 320.
(4) La Commission peut
a) suspendre ou différer l'application de tout tarif de taxes ou toute partie de celui-ci qui, à son avis, peut être contraire aux dispositions de l'article 320 ou du présent article; et
b) rejeter tout tarif de taxes ou toute partie de celui-ci qu'elle considère être contraire aux dispositions de l'arti- cle 320 ou du présent article, et sommer la compagnie d'y substituer un tarif satisfaisant pour la Commission ou prescrire d'autres taxes en remplacement de toutes taxes ainsi rejetées.
(5) En toute autre matière non expressément prévue par le présent article, la Commission peut émettre des ordonnan-
ces au sujet de tout ce qui a trait au trafic, aux taxes et auto tarifs, ou à l'un d'eux.
Il convient de lire ces dispositions de la Loi sur les chemins de fer en corrélation avec les dispositions de la Loi nationale sur les trans ports, S.R.C. 1970, c. N-17, en particulier les dispositions suivantes:
5. (1) Sous réserve des dispositions différentes expressé- ment prévues par la présente loi, les dispositions de la Partie IV relatives aux séances de la Commission et à l'expédition des affaires, aux témoins et à la preuve, à la pratique et à la procédure, aux ordonnances et aux décisions de la Commis sion ainsi qu'à leur revision et aux appels y afférents s'appli- quent dans le cas de toute enquête, plainte, demande ou autre procédure aux termes de la présente loi, de la Loi sur les chemins de fer, de la Loi sur l'aéronautique, de la Loi sur les transports ou de toute autre loi du Parlement du Canada imposant un devoir ou une fonction à la Commission; et la Commission a et exerce, en ce qui concerne les questions relevant de ces lois, la compétence et l'autorité dont elle est investie par la Partie IV de la présente loi.
(2) Pour plus de certitude et pour éviter le doute, mais sans limiter la généralité du paragraphe (1), il est déclaré que les dispositions suivantes de la Partie IV de la présente loi, savoir les articles 44 à 82, s'appliquent mutatis mutandis relativement à toutes procédures devant la Commission en conformité de la présente loi, de la Loi sur les chemins de fer, de la Loi sur l'aéronautique ou de la Loi sur les trans ports, et qu'en cas de conflit entre les dispositions de la Partie IV et celles de la Loi sur les chemins de fer, de la Loi sur l'aéronautique ou de la Loi sur les transports, les dispo sitions de la Partie IV prévalent.
45. (1) La Commission a pleine juridiction pour instruire, entendre et juger toute requête présentée par une partie intéressée ou en son nom,
b) demandant à la Commission de rendre une ordonnance ou de donner des instructions, une permission, une sanc tion ou une approbation que la loi l'autorise à rendre ou à donner, ou relativement à toute affaire, chose ou action qui, par la Loi sur les chemins de fer ou par la loi spéciale, est défendue, autorisée ou exigée.
48. La Commission peut, de son propre mouvement, ou doit, à la demande du Ministre, instruire, entendre et juger toute affaire ou question qu'elle peut, en vertu de la Loi sur les chemins de fer, instruire, entendre et juger sur une demande ou sur une plainte, et, à cet égard, elle a les mêmes pouvoirs que la présente loi lui confère pour statuer sur une demande ou sur une plainte.
49. Tout pouvoir ou toute autorité conféré à la Commis sion peut, bien que cela ne soit pas dit expressément, être exercé au besoin, suivant que les circonstances l'exigent.
58. Sur toute requête présentée à la Commission, cette dernière peut rendre une ordonnance accordant cette requête en totalité ou en partie seulement, ou accorder un redressement plus étendu ou tout autre redressement de griefs, en sus ou au lieu de celui qui a été demandé, selon
que la chose lui parait juste et convenable, aussi amplement à tous égards que si la requête eût été faite pour obtenir ce redressement partiel, différent ou plus étendu.
63. La Commission peut reviser, rescinder, changer ou modifier ses ordonnances ou décisions, ou peut entendre à nouveau une demande qui lui est faite, avant de rendre sa décision.
72. La Commission peut, à certaines conditions ou autre- ment, faire ou autoriser toutes modifications aux procédures prises devant elle.
L'avocat de la requérante soutient que l'ex- pression «à sa discrétion», à l'article 320(2) de la Loi sur les chemins de fer, implique nécessai- rement que la Commission ne peut exercer sa compétence pour approuver et réviser les taxes de téléphone qu'à des intervalles de temps rai- sonnable «conformément aux règles de la raison et de la justice» 12 et que Bell a introduit sa requête actuelle, à l'origine sa requête «B», six mois seulement après la décision rendue par la Commission le 19 mai 1972, qu'elle n'a donc pas laissé s'écouler un délai raisonnable et qu'en conséquence, la Commission n'a pas compé- tence pour examiner la requête actuelle de Bell.
L'expression «à sa discrétion» propos des ajournements de procédures en vertu de la Bankruptcy Act anglaise) a été examinée dans l'affaire Re Von Dembinska 13 , et Sir Raymond Evershed, maître des rôles, déclara qu'à son avis, cette expression signifiait [TRADUCTION] «lorsqu'il convient de le faire».
L'article 49 de la Loi nationale sur les trans ports prévoit que toute autorité conférée à la Commission peut être exercée «au besoin, sui- vant que les circonstances l'exigent».
On ne trouve ni prescription ni spécification de délai particulier aux articles 320(2) et 49. La compétence de la Commission à l'égard de Bell porte essentiellement sur la structure des taux de la compagnie et sur l'obligation d'établir des taux justes et raisonnables, exempts de toute discrimination injuste ou préférence indue. Lorsque la Commission, dans l'exercice de sa compétence à cet égard, approuve ou décide d'augmentations et de révisions générales des taux, elle exerce une fonction de prospective,
12 Selon l'expression de Lord Halsbury dans l'affaire Sharp c. Wakefield [1891] A.C. 173, à la p. 179, à propos du pouvoir discrétionnaire des magistrats.
13 [1954] 2 All E.R. (CA.) 46, la p. 48.
car elle considère la situation présente tout comme l'avenir et s'efforce de fixer des taux qui resteront justes et raisonnables pendant une période raisonnable. On estime généralement que c'est une procédure justifiée. Mais les cir- constances et conditions ne sont pas statiques et l'on peut concevoir qu'à plus ou moins long terme, elles vont évoluer, modifiant la situation de Bell si bien qu'une révision de la structure de ses taux ainsi qu'éventuellement de ses tarifs devient justifiée. A mon avis, la Commission a compétence, quand un certain temps s'est écoulé après son approbation d'une révision générale des taux de Bell, pour décider alors si l'évolution des faits et des circonstances tou- chant Bell sont ou seront tels que de nouvelles révisions des taux de Bell se justifient, soit à la demande de Bell soit du propre mouvement de la Commission. En l'espèce, Bell a présenté à la Commission sa requête «B» modifiée; il ne fait pas de doute que la Commission est compétente pour décider si des augmentations ou modifica tions supplémentaires des taux de Bell se justi- fient, maintenant ou pour l'avenir raisonnable- ment prévisible et qu'elle est compétente pour examiner et se prononcer sur la requête «B» modifiée. Les auditions prévues devant le comité des télécommunications, que la requé- rante demande à la Cour d'interdire, font partie des procédures qui permettront au comité de rendre la décision correcte sur la demande.
En ce qui concerne la compétence de la Com mission, il peut être utile de se référer à un jugement de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Le Canadien Pacifique c. La province de l'Alberta 14 , concernant l'article 33(1)b) de la Loi sur les chemins de fer, tel qu'il était avant l'entrée en vigueur de la Loi nationale sur les transports, car il est identique (excepté le chan- gement du tribunal) à l'article 45(1)b) de cette dernière. Ce jugement se rapporte à une déci- sion de la Commission des transports du Canada qui, à cette époque, avait compétence relative- ment aux taux du fret par rail et aux taux de téléphone de Bell; elle avait différé sa décision
14 [1950] R.C.S. 25.
sur une demande des compagnies de chemin de fer visant à obtenir une augmentation des taux de transport. La Commission rendit son juge- ment le 30 mars 1948, autorisant une augmenta tion générale des taux de fret. Dans les quatre mois, le 27 juillet 1948, les compagnies de chemin de fer à qui on avait demandé dans l'intervalle de payer des salaires plus élevés à leurs employés, déposèrent auprès de la Com mission une demande visant à obtenir une nou- velle augmentation générale des taux de fret alors en vigueur. Dans l'intervalle, le 7 avril 1948, le gouverneur en conseil rendit un décret (C.P. 1487) chargeant la Commission d'effec- , tuer une enquête générale sur le taux de fret. Dans le même intervalle de temps, en septembre 1948, les provinces avaient interjeté appel au gouverneur en conseil de la décision de la Com mission rendue le 30 mars 1948. L'appel fut tranché par l'arrêté (C.P. 4678), du 12 octobre 1948, ordonnant à la Commission d'examiner les plaintes ayant fait l'objet de l'appel, en même temps que la demande des compagnies de chemin de fer. En outre, avant que la Commis sion ne se soit prononcée sur la demande des compagnies de chemin de fer, une commission royale fut nommée pour procéder à une enquête sur la question du transport par chemin de fer. La Commission procéda à l'audition de la demande des compagnies de chemin de fer et accorda, le 20 septembre 1949, une augmenta tion provisoire des taux de fret, mais différa sa décision définitive sur la demande. Le jugement de la Cour suprême porte sur les motifs de cet ajournement, ce qui n'est pas très utile dans l'espèce présente, mais le jugement lui-même est pertinent, car l'affaire porte sur une demande des compagnies de chemin de fer en vue d'obtenir des augmentations supplémentai- res de taux de fret, déposée moins de quatre mois après l'octroi par la Commission d'aug- mentations générales, et enfin parce que la Cour suprême a déclaré au sujet de l'article 33(1)b), (aux pp. 31 et 32) que:
[TRADUCTION] La Commission des transports est non seu- lement un organisme administratif, mais aussi une cour d'archives et, en plus de tout autre pouvoir ou autorité, elle a «pleine juridiction pour instruire, entendre et juger toute requête par une partie intéressée ou en son nom,
b) demandant à la Commission de rendre une ordonnance ou de donner des instructions, une permission, une sanc-
tion ou une approbation que la loi l'autorise à rendre ou à donner, ou relativement à toute affaire, chose ou action qui, par la présente loi ou par la loi spéciale, est défendue, autorisée ou exigée. Art. 33(1)b).»
La Commission est tenue d'exercer cette compétence.
A mon avis, on n'a démontré aucunement le défaut de compétence de la Commission ou de son comité des télécommunications pour enten- dre la requête «B» modifiée de Bell ou pour continuer les procédures à cet égard. Je conclus qu'ils ont une telle compétence. La demande de la requérante visant à obtenir un bref de prohi bition est donc mise en échec et rejetée.
Au vu de ma décision concernant le litige principal, j'estime qu'il ne m'est pas nécessaire de me prononcer sur la question de savoir si le redressement recherché par la requérante dans cette affaire relève de la compétence de la Divi sion de première instance, compte tenu des dis positions de l'article 64 de la Loi nationale sur les transports établissant la procédure d'appel des décisions de la Commission ainsi que des dispositions restrictives des articles 28(3) et 29 de la Loi sur la Cour fédérale. J'ajouterai cepen- dant que je ne considère pas cette demande comme un appel interjeté d'une décision de la Commission ou de son comité des télécommuni- cations, mais plutôt comme une demande visant à obtenir un bref de prohibition fondée sur le défaut de compétence.
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.