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T-85-76
Robert A. Walker (Requérant) c.
Sergent Alain Gagnon et Jacques Beaudouin (Intimés)
et
Ronald Halpin (Mis-en-cause)
Division de première instance, le juge Walsh— Montréal, le 21 janvier; Ottawa, le 29 janvier 1976.
Compétence —Mandamus et jugement déclaratoire—Les intimés ont-ils illégalement exercé un droit qui ne leur avait pas été conféré en exigeant du requérant qu'il se soumette à la prise d'empreintes digitales et de photographies en vue de l'enregistrement d'une arme à feu?—La Cour a-t-elle compé- tence?—Code criminel, art. 82, 98 et 99—Loi sur l'identifica- tion des criminels, S.R.C. 1970, c. I-1—Loi sur la Cour fédérale, art. 2, 17(4)b) et 25.
Le requérant fut informé que pour enregistrer une arme à feu il devait se soumettre à la prise d'empreintes digitales et de photographies, au bureau principal de la Sûreté du Québec. Il demande un jugement déclaratoire portant que les intimés exercent illégalement un droit qui ne leur a pas été conféré par une loi du Parlement ou par règlement et un bref de mandamus les enjoignant de cesser d'imposer de telles exigences et enjoi- gnant l'intimé Gagnon de viser la demande et de prendre les mesures prévues à l'article 98(2)b)(i),(ii) et (iii) du Code criminel.
Arrêt: la demande est accueillie, à l'exception de la directive générale selon laquelle les intimés devraient cesser d'imposer cette exigence. Il ne s'agit pas de déterminer si elle constitue une condition préalable appropriée, mais de décider si la Sûreté provinciale du Québec a le pouvoir de l'imposer. Le terme «commissaire» employé à l'article 98 désigne le commissaire de la GRC (article 82(1)); la formule de demande présentée au registraire local doit être prescrite par lui. En vertu de l'article 98(2)b), le registraire «doit» viser la demande et l'envoyer au commissaire à moins qu'il ne considère que le requérant ne devrait pas posséder une arme, ce dont il doit faire rapport au commissaire. Le commissaire doit enregistrer l'arme ou refuser de le faire; on peut interjeter appel de cette décision. Bien que les intimés soient membres de la Sûreté provinciale du Québec, Gagnon agissait en qualité de registraire local en vertu de l'article 82(1) du Code criminel et conformément aux directives de Beaudouin. Même s'il est très douteux que le commissaire forme à lui seul une commission au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, on allègue qu'il relève des dispositions de l'article 17(4)b) et que cette cour a compétence en vertu de l'article 18. Le requérant se fonde sur l'article 25 et soutient que l'article 98 du Code ne prévoit aucun recours en cas de refus du registraire. La Cour a compétence. En vertu de l'article 98(3) du Code le registraire doit faire rapport au commissaire lorsqu'il «a connaissance de quelque matière qui peut rendre souhaitable ... que l'auteur de la demande ne soit
pas en possession d'une arme.» Le fait qu'il lui soit difficile de prendre connaissance de quelque matière que ce soit sans les empreintes digitales ne lui permet pas de conclure qu'en l'ab- sence d'empreintes digitales, il a «connaissance de quelque matière». En l'absence d'autorisation légale spécifique, il ne peut exiger la prise d'empreintes digitales et de photographies, bien que cela soit souhaitable et raisonnable, pour se donner les moyens de prendre connaissance de cette «matière».
REQUÊTE. AVOCATS:
V. Lefebvre pour le requérant. J. Morin pour les intimés. Mis-en-cause non représenté.
PROCUREURS:
Byers, Casgrain & Stewart, Montréal, pour le
requérant.
Le ministère de la Justice de la province de
Québec pour les intimés.
Mis-en-cause non représenté.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: Le requérant sollicite un juge- ment déclaratoire et un bref de mandamus contre les intimés ès quai.; il demande une déclaration portant qu'en exigeant de lui qu'il se soumette à la prise d'empreintes digitales et d'une photographie parce qu'il demandait l'inscription à son nom d'une arme à feu, présentement enregistrée au nom du mis-en-cause, ils ont illégalement exercé un droit ou pouvoir qui ne leur avait pas été conféré par une loi du Parlement ou par des règlements. Il demande en outre une ordonnance, jointe à ce jugement, les enjoignant de cesser d'exiger des auteurs de demandes d'enregistrement d'armes à feu qu'ils se soumettent à la prise d'em- preintes digitales et de photographies et enjoignant l'intimé Gagnon, en sa qualité de registraire d'ar- mes à feu pour la province de Québec, de viser la demande et prendre les mesures prévues à l'article 98(2)b)(i),(ii) et (iii) du Code criminel, dans les deux jours suivant le prononcé de ce jugement.
Le dossier révèle que, le 11 octobre 1975, le requérant a rempli une formule d'enregistrement d'une arme à autorisation restreinte. Cette formule porte l'en-tête «Gouvernement du Québec, Minis- tère de la Justice, Sûreté du Québec». La formule révèle que le requérant est citoyen canadien, réside
dans la province de Québec, est âgé de 52 ans, travaille à son compte à titre de représentant de manufacturiers, qu'il a besoin de l'arme en cause pour sa protection personnelle et celle de ses biens, qu'il n'a jamais été condamné et qu'il demeure à la même adresse depuis vingt-trois ans. Il a inscrit son numéro d'assurance sociale comme le requiert la formule.
Le 20 octobre 1975, un agent de la Sûreté du Québec l'informa par téléphone que conformément aux instructions de l'intimé Gagnon, il devrait se présenter à leur bureau principal pour la prise de ses empreintes digitales et de sa photographie. En conséquence, le 12 novembre 1975, le mis-en-cause à qui le requérant devait acheter le pistolet en question et qui est juge à la Cour provinciale du Québec, écrivit au procureur général de cette pro vince pour protester contre cette procédure qu'il qualifiait d'irrégulière et d'illégale. En réponse à cette lettre, l'intimé Jacques Beaudouin, directeur de la Sûreté provinciale, invoqua l'article 98(3) du Code criminel, relatif à l'enregistrement d'armes à feu dont voici le texte:
98. (3) Lorsqu'un registraire local d'armes à feu a connais- sance de quelque matière qui peut rendre souhaitable, pour la sécurité d'autrui, que l'auteur de la demande ne soit pas en possession d'une arme à autorisation restreinte, il doit faire rapport de cette matière au commissaire.
La lettre précise:
Selon notre humble avis, la seule possibilité pour le registraire de se conformer à cet article est de faire enquête sur toute personne demandant un enregistrement ou un permis de port d'arme et d'essayer par tous les moyens en son pouvoir de déceler si ces permis peuvent lui être accordés.
Étant donné la recrudescence de la criminalité dans la Province et les critiques dont nous sommes si souvent la cible à ce sujet, nous nous devons d'être très prudents et je ne crois pas qu'un citoyen honnête et compréhensif puisse penser qu'il est traité en criminel si nous lui demandons ses empreintes et photographie et en être offensé.
Je partage entièrement l'opinion exprimée dans ces deux paragraphes et j'estime souhaitable d'exi- ger des empreintes digitales et des photographies prises par la police afin d'établir l'identité des personnes demandant un permis de possession d'armes à feu; il est néanmoins nécessaire d'exami- ner la loi afin de vérifier si la Sûreté provinciale du Québec est autorisée à imposer cette exigence.
Bien qu'en l'espèce, les intimés ne prétendent aucunement que le requérant n'est pas apte à
recevoir un permis, il est évident qu'à moins d'in- sister sur de telles exigences, il sera difficile, sinon impossible, de déterminer dans un cas donné si cette demande doit être accordée ou non. L'auteur de la demande n'est pas tenu de se présenter en personne et une demande peut donc se faire sous un faux nom. La procédure d'obtention d'un numéro d'assurance sociale est tellement simple qu'il est facile de l'obtenir sous un faux nom; l'auteur de la demande pourrait se faire passer pour une autre personne et utiliser son numéro d'assurance sociale et son nom sur la demande de permis, car la présentation de la carte elle-même n'est pas exigée. Il va de soi que seuls les criminels, auxquels justement il ne faudrait pas accorder le permis, emploieront ces pratiques frauduleuses; les empreintes digitales constituent le seul moyen sérieux d'établir l'identité de l'auteur de la demande et de vérifier si en fait il a un casier judiciaire.
Bien que les dispositions de la Loi sur l'identifi- cation des criminels' qui énumère les cas il est obligatoire de prendre les empreintes digitales, ne s'appliquent pas au requérant, on exige néanmoins les empreintes digitales des citoyens dans bien d'autres cas, comme par exemple leur candidature à certains postes nécessitant une cote de sécurité élevée, leur admission dans les forces armées et ainsi de suite; comme le faisait remarquer l'intimé Beaudouin, la grande majorité de ces personnes n'oppose aucune objection à la prise d'empreintes digitales et de photographies. Bien sûr, lorsqu'il s'agit d'une condition préalable à l'obtention d'un emploi ou, comme en l'espèce, d'un permis de possession d'arme à feu, cela n'équivaut pas à obliger la personne en question à se soumettre à ces procédures dans des circonstances non prévues par la Loi sur l'identification des criminels, car l'auteur de la demande peut toujours refuser de s'y soumettre bien que ce faisant il rende inévitable le rejet de sa candidature au poste ou de sa demande de permis. Toutefois, on ne demande pas à la Cour de décider si cette exigence devrait ou non consti- tuer une condition préalable à l'obtention du permis en question, mais de déterminer si la Sûreté provinciale du Québec a le pouvoir d'imposer une telle exigence. L'article 98(1) et (2) du Code
S.R.C. 1970, c. I-1.
criminel, relatif à ces enregistrements, se lit comme suit:
98. (1) Le commissaire doit faire tenir un registre l'on doit noter chaque certificat d'enregistrement d'arme à feu émis en vertu du présent article.
(2) Une demande de certificat d'enregistrement doit être en une forme prescrite par le commissaire et doit être faite à un registraire local d'armes à feu qui doit, sur réception de la demande,
a) émettre un permis en vertu de l'article 97 autorisant l'auteur de la demande à transporter l'arme pour la lui remettre aux fins d'examen; et
b) s'il est convaincu que l'arme porte un numéro de série suffisant pour la distinguer des autres armes à autorisation restreinte, ou, dans le cas d'une arme qui, à son avis, a principalement une utilité ou une valeur d'antiquité, que la description de l'arme faite dans la demande est exacte, viser la demande et
(i) en envoyer une copie au commissaire,
(ii) en délivrer une copie à l'auteur de la demande, et
(iii) en conserver une copie.
L'article 82(1) précise que le terme commissaire désigne le «commissaire de la Gendarmerie royale du Canada». La formule de demande d'enregistre- ment présentée au registraire local d'armes à feu doit donc être conforme à la formule prescrite par le commissaire, ce qui est le cas bien que la formule utilisée en l'espèce porte l'en-tête «Gou- vernement du Québec, Ministère de la Justice, Sûreté du Québec».
Il est à remarquer que le paragraphe (2)b) de l'article 98 spécifie que le registraire local d'armes à feu «doit» viser la demande et en envoyer une copie au commissaire, à l'auteur de la demande et en conserver une copie, à moins que, aux termes du paragraphe (3) (précité), il ait «connaissance de quelque matière qui peut rendre souhaitable, pour la sécurité d'autrui, que l'auteur de la demande ne soit pas en possession d'une arme à autorisation restreinte», ce dont il doit faire rapport au commissaire.
En vertu de l'article 98(4), le commissaire, sur réception d'une demande visée, «doit, sous réserve de l'article 99, enregistrer l'arme à autorisation restreinte». Comme le registraire local, le commis- saire, en vertu de l'article 99(4), peut refuser d'émettre un certificat «lorsqu'il a connaissance de quelque chose qui peut rendre souhaitable, pour la sécurité d'autrui, que l'auteur de la demande ne possède pas d'arme à autorisation restreinte» et l'article 99(6) prévoit un droit d'appel de cette
décision devant un magistrat. Cette action ne porte pas sur ces points, mais sur le refus du registraire local de viser la demande et de l'envoyer au com- missaire parce que le requérant a refusé de faire prendre ses empreintes digitales et photographie. On ne prétend pas que la demande est irrégulière à d'autres égards.
Aux termes de l'article 82(1) du Code criminel, un registraire local d'armes à feu désigne «une personne nommée par écrit par le commissaire ou par le procureur général en qualité de registraire local d'armes à feu». En l'espèce, le sergent Gagnon a été nommé par le procureur général du Québec. Les intimés admettent que le Code crimi- nel est une loi fédérale, mais allèguent que puisque l'administration de la justice criminelle relève des provinces et qu'en l'espèce les deux intimés sont membres de la Sûreté du Québec, cette cour n'a pas compétence pour régler le présent litige. Tou- tefois, comme le souligne le requérant, le sergent Gagnon agissait en qualité de registraire local d'armes à feu, nommé conformément aux disposi tions de l'article 82(1) du Code criminel, bien que le procureur général de la province se soit prévalu de la méthode optionnelle de désignation. Le requérant soutient qu'en exigeant les empreintes digitales et les photographies, le sergent Gagnon agissait conformément aux directives que lui avait données l'intimé Jacques Beaudouin en sa qualité de directeur de la Sûreté du Québec. Le requérant invoque l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale, dont voici l'extrait pertinent:
«office, commission ou autre tribunal fédéral» désigne un orga- nisme ou une ou plusieurs personnes ayant, exerçant ou prétendant exercer une compétence ou des pouvoirs conférés par une loi du Parlement du Canada
et prétend que cette définition inclut le commis- saire de la Gendarmerie royale du Canada en sa qualité de personne exerçant une compétence con- férée, aux fins de la présente affaire, par le Code criminel. Alors qu'il est très douteux que le com- missaire de la Gendarmerie royale du Canada forme à lui seul une «commission» au sens de cette définition, on allègue de plus qu'il relève des dispo sitions de l'article 17(4)b) de la Loi qui confère à la Division de première instance une compétence concurrente en première instance «dans les procé- dures dans lesquelles on cherche à obtenir un redressement contre une personne en raison d'un
acte ou d'une omission de cette dernière dans l'exercice de ses fonctions à titre de fonctionnaire ou préposé de la Couronne» et qu'en vertu de l'article 18, cette cour a compétence pour juger de la présente demande de mandamus ou pour pro- noncer un jugement déclaratoire.
L'avocat du requérant invoque de plus l'article 25 de la Loi sur la Cour fédérale, qui se lit comme suit:
25. La Division de première instance a compétence en pre- mière instance, tant entre sujets qu'autrement; dans tous les cas une demande de redressement est faite en vertu du droit du Canada si aucun autre tribunal constitué, établi ou maintenu en vertu de l'un des Actes de l'Amérique du Nord britannique, 1867 à 1965 n'a compétence relativement à cette demande ou ce redressement.
en faisant remarquer que l'article 98 du Code criminel ne prévoit aucun recours en cas de refus du registraire local de viser la demande d'enregis- trement et de l'envoyer au commissaire, contraire- ment à l'article 99 qui prévoit, en cas de refus du commissaire d'émettre l'enregistrement, un appel à un magistrat et un appel de la décision de ce dernier à la Cour d'appel provinciale.
Je conclus donc que cette cour a compétence pour régler le présent litige.
Considérant l'affaire au fond, c'est avec regret que je ne puis attribuer à l'article 98(3) l'interpré- tation large qu'en donnent les intimés. Si l'article prévoyait, par exemple, que le registraire local d'armes à feu [TRADUCTION] «doit, avant de viser une demande de permis, tenir une enquête afin de déterminer s'il est souhaitable, pour la sécurité d'autrui, que l'auteur de la demande ne soit pas en possession d'une arme à autorisation restreinte et, si telle est sa conclusion, en faire rapport au commissaire», il n'y aurait à mon avis aucune objection à ce qu'il exige, aux fins d'identification, les empreintes digitales et la photographie de l'au- teur de la demande. Toutefois, l'article ne requiert un tel rapport que lorsqu'il «a connaissance de quelque matière qui peut rendre souhaitable, pour la sécurité d'autrui que l'auteur de la demande ne soit pas en possession d'une arme à autorisation restreinte». Le fait qu'il soit difficile, sinon impos sible, de prendre connaissance de quelque matière que ce soit sans ces empreintes digitales, qui per- mettent l'identification certaine du requérant, ne justifie pas à mon avis une interprétation de la Loi
actuelle selon laquelle en l'absence d'empreintes digitales, il a «connaissance de quelque matière». Actuellement, ses pouvoirs se limitent à tenir une enquête sur le numéro d'assurance sociale de l'au- teur de la demande, son adresse, sa profession et sur toute autre information qu'il peut obtenir à partir de la formule de demande présentement utilisée et si, à la suite de cette enquête quelque chose lui paraît suspect, il peut considérer alors avoir «connaissance de quelque matière» au sens de l'article 98(3); ces pouvoirs ne lui permettent pas, en l'absence d'autorisation légale spécifique, d'exi- ger les empreintes digitales et la photographie pour les utiliser afin d'obtenir d'autres renseignements. Je ne blâme pas les intimés d'avoir exigé ces éléments d'information que je considère souhaita- bles, utiles et non déraisonnables, mais je ne puis fonder mon opinion en droit. Toutefois, dans les circonstances, je n'incluerai pas dans mon ordon- nance la directive générale demandée par le requé- rant, selon laquelle les intimés devraient cesser d'exiger des auteurs de demandes d'enregistrement d'armes à feu qu'ils se soumettent à la prise d'em- preintes digitales et de photographies. Cependant, dans l'éventualité d'un refus, comme ce fut le cas en l'espèce, cette condition ne peut être exigée tant que la législation ne sera pas modifiée.
ORDONNANCE
En exigeant du requérant qu'il se soumette à la prise d'empreintes digitales et d'une photographie, les intimés ont illégalement exercé un droit ou un pouvoir qui ne leur avait pas été conféré par une loi du Parlement ou par des règlements. L'intimé Gagnon, en sa qualité de registraire d'armes à feu pour la province de Québec est donc enjoint de viser la demande du requérant et d'exercer les fonctions énoncées à l'article 98(2)b)(i),(ii) et (iii) du Code criminel du Canada, dans un délai de dix jours, avec dépens.
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