Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

C.A.C. 49/73; 50/73
In re la Loi sur la citoyenneté canadienne et in re Thorbjorn Brink Jensen et in re Benth E. Jensen (Appelants)
Cour d'appel de la citoyenneté, le juge Addy— Toronto, le 17 février; Ottawa, le 8 avril 1976.
Appel d'une décision de la Cour de la citoyenneté canadien- ne—Les appelants ne veulent prêter le serment d'allégeance qu'à condition de ne participer à aucune guerre, ni directement ni indirectement—Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, c. C-19, art. 10(1)1)—Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44—Loi sur la liberté de religion, S.C. 1851, c. 175.
Les appelants, gens d'une foi profonde qui se révèleraient par ailleurs de bons citoyens, ont déclaré qu'ils prêteraient le serment d'allégeance sous la stricte réserve que, même si la loi l'exigeait, ils refuseraient catégoriquement de prendre part ou de contribuer, directement ou indirectement, à toute guerre. Leur demande a été rejetée et ils ont interjeté appel.
Arrêt: l'appel est rejeté. En vertu de l'article 10(1)1) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, la Cour doit être convaincue que l'auteur d'une demande a l'intention d'observer le serment d'allégeance qui exige l'allégeance à la Reine, l'observation fidèle des lois du Canada et l'exécution des devoirs de citoyen. La Cour n'est pas disposée à déclarer que le droit a évolué au point de reconnaître qu'un citoyen n'est pas tenu de contribuer fidèlement et directement à une guerre dans laquelle le Canada pourrait être engagé au motif qu'il s'oppose à la guerre pour des raisons d'ordre moral ou religieux. Servir son pays en temps de guerre et l'aider à vaincre l'ennemi a toujours été considéré, depuis le début de notre histoire, comme l'un des devoirs les plus fondamentaux et les plus importants du citoyen et la Cour est convaincue qu'il subsiste et qu'il subsistera aussi longtemps que le Parlement ne l'aura pas modifié.
Distinction faite avec l'arrêt: In re Almaas [1968] 2 R.C.E. 391. Arrêt analysé: Girouard c. États-Unis (1945) 328 U.S. 61.
APPEL en matière de citoyenneté. AVOCATS:
W. G. How, c.r., pour l'appelant. F. Chenoweth, amicus curiae.
PROCUREURS:
W. Glen How, c.r., Toronto, pour l'appelant. Frederick W. Chenoweth, Toronto, amicus curiae.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE ADDY: Les appelants interjettent appel d'une décision de la Cour de la citoyenneté leur
refusant la citoyenneté; ils sont mari et femme et sont tous deux représentés par le même avocat. Au début de l'audience, ce dernier a demandé que les deux appels soient entendus ensemble, sur preuve commune et la requête a été accordée.
Les deux parties ont témoigné et le mari a cité un autre témoin. L'épouse a témoigné la dernière et a fait sienne toutes les opinions, convictions religieuses et déclarations de son mari à l'excep- tion d'un petit détail dont je parlerai plus loin.
Ils sont originaires du Danemark, ont immigré au Canada en 1955 et sont les parents de sept enfants tous présents à la Cour durant l'audience.
Les appelants me semblent être des personnes bonnes, honnêtes et d'une foi profonde qu'ils met- tent en pratique quotidiennement. Ils appartien- nent à une secte connue sous le nom de Témoins de Jéhovah dont le mari est un ministre consacré; il ne reçoit à ce titre aucune rémunération. Il est peintre en bâtiment et, apparemment, y réussit très bien financièrement. Manifestement, son épouse et lui respectent profondément l'éthique du travail et n'ont jamais abusé des avantages sociaux que con- fère notre société. Leur foi les pousse à aider leurs semblables et à vouloir préserver la cellule fami- liale et le caractère sacré du mariage. On a abon- damment décrit leur dévouement, avec un certain succès, à la réhabilitation des alcooliques et d'au- tres personnes qui, selon eux, ont dévié du droit chemin. Leurs enfants sont exceptionnellement bien mis et éveillés et, selon toute apparence, il s'agit d'une famille modèle.
Je n'éprouve pas le moindre doute ni aucune réserve sur l'aptitude des appelants à se comporter en bons citoyens en temps de paix même s'ils déclarent que leur religion leur interdit de prendre part ou de s'intéresser à la politique ou à quelque activité politique que ce soit. Le refus de participer à la politique ou d'exercer le droit de vote, en raison de convictions religieuses, ne constitue pas un motif de refus de la citoyenneté s'il existe une véritable disposition à se soumettre aux lois du pays et à s'acquitter des devoirs normaux d'un citoyen canadien respectueux des lois.
En l'espèce, les difficultés résultent de l'obstina- tion des appelants à ne pas vouloir prendre part à la guerre, ni directement, ni indirectement.
Interrogé sur ce point, le mari a déclaré qu'il prêterait le serment d'allégeance sous les strictes réserves que, même si la loi l'exigeait,
(1) il refuserait d'être membre des Forces armées, même à titre de non-combattant, c'est-à-dire, par exemple, à titre de brancardier chargé uniquement de secourir les blessés sur le champ de bataille ou les soigner;
(2) il refuserait tout travail au service d'une industrie ou usine de fabrication d'armes, de muni tion ou de matériel de guerre de quelque nature. En tant que peintre, il refuserait, par exemple, de peindre un canon. Il a cependant déclaré qu'il accepterait de peindre les fenêtres d'une usine de canons, estimant cette activité suffisamment éloi- gnée de l'effort de guerre; par contre, son épouse a clairement indiqué qu'elle refuserait de le faire;
(3) à son avis, il n'y a pas eu de guerre légitime depuis les guerres de l'Ancien Testament, lorsque Jéhovah a demandé à Son peuple, les Israélites, de se battre pour Lui. Il soutient également que peu importe les circonstances, toute guerre à venir serait illégitime. Il refusera donc catégoriquement de prendre part ou de contribuer à tout effort de guerre. Même si le Canada était envahi par l'en- nemi, sans provocation, il refuserait pour deux motifs de prendre part à la défense du Canada ou à l'effort de guerre:
(i) il croit que toutes les guerres sont intrinsè- quement mauvaises, et
(ii) les nations et les individus doivent suivre l'enseignement de Jéhovah et répondre au mal par le bien.
Toute légitime défense est donc exclue.
En vertu de l'article 10(1)f) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, la Cour doit être convain- cue que l'auteur d'une demande a l'intention d'ob- server le serment d'allégeance énoncé à l'annexe II de la Loi. En plus d'exiger l'allégeance à la Reine,
le serment requiert de l'auteur d'une demande qu'il s'engage à observer fidèlement les lois du Canada et à remplir fidèlement ses devoirs de citoyen canadien.
Il n'est pas nécessaire de remonter aux croisades pour constater que le principe fondamental selon lequel le serment d'allégeance comporte toujours un engagement à porter les armes pour défendre le royaume, est solidement implanté dans nos lois. Ce service, exigé de tout sujet ou citoyen, a toujours été considéré comme un devoir très solennel, fon- damental et même sacré et le défaut de s'y confor- mer entraîne les sanctions les plus rigoureuses.
Depuis quelques années, la tendance marquée de certains pays occidentaux à reconnaître et à accep- ter les convictions religieuses et morales des indivi- dus, même lorsque celles-ci viennent en conflit avec certains objectifs de l'État, a entraîné une certaine répugnance à imposer par la force l'obli- gation de porter les armes en cas de conflit évident avec les convictions morales ou religieuses person- nelles. De même, le statut d'objecteur de cons cience n'est plus synonyme d'infamie et certains états ont créé une exception en faveur de cette catégorie de personnes en ne les soumettant pas au devoir de porter les armes en temps de guerre normalement imposé à tout citoyen bon pour le service.
Cette tendance est manifeste dans notre société, aux États-Unis et au Canada, et transparaît dans certaines décisions judiciaires.
Aux États-Unis, avant l'arrêt Girouard c. États-Unis', la Cour suprême avait toujours statué que la Constitution de ce pays imposait à tous les citoyens le devoir légal implicite de porter les armes et de prendre part activement à titre de combattant à tout conflit dans lequel le pays pou- vait être impliqué. La citoyenneté n'était pas accordée aux personnes qui, pour des motifs reli- gieux, moraux ou autres, refusaient de reconnaître l'existence de ce devoir solennel.
L'arrêt Girouard (précité) renversa cette juris prudence en statuant que la Constitution ne conte- nait aucun devoir implicite de cette nature. Il est cependant extrêmement important de souligner que l'arrêt Girouard a expressément reconnu le
1 (1945) 328 U.S. 61.
droit de l'État d'imposer un tel devoir; en outre, la décision ne portait strictement que sur l'obligation de tout citoyen des États-Unis de prendre les armes, sans suggérer qu'un citoyen ne pourrait être tenu d'exercer une fonction de non-combattant dans le cadre de l'effort de guerre. Voici un extrait des motifs (page 64):
[TRADUCTION] Il est certes important de porter les armes, mais ce n'est pas la seule façon de soutenir et de défendre nos institutions, même en temps de péril grave. Sous sa forme moderne, la guerre totale accentue plus que jamais l'énorme effort de coopération indispensable à la victoire. Les physiciens nucléaires qui ont développé la bombe atomique, l'ouvrier à son tour, les marins à bord des cargos, les équipes de construction, les infirmières, les ingénieurs, les brancardiers, les médecins, les aumôniers—ont, eux aussi, apporté une contribution essentielle. Plusieurs d'entre eux y ont sacrifié leur vie. Dans l'arrêt Schwimmer (279 U.S. p. 655), Monsieur le juge Holmes déclarait: «les Quakers ont contribué à faire de ce pays ce qu'il est». Les annales de la dernière guerre révèlent que plusieurs personnes ne pouvant prendre les armes, en raison de scrupules religieux, ont participé à l'effort de guerre avec dévouement. Le refus de prendre les armes n'est pas nécessairement un signe de déloyauté ou d'indifférence envers nos institutions. Un individu peut servir son pays avec loyauté et dévouement même si ses scrupules religieux l'empêche de prendre un fusil. Le dévoue- ment à son pays, peut être aussi vrai et aussi fort chez les non-combattants que chez les soldats. On peut respecter ce que l'on considère comme une obligation envers Dieu et cependant assumer tous les risques militaires en vue d'assurer la victoire.
Au Canada, le seul arrêt qui traite du sujet fut rendu récemment par le juge Kerr, autrefois membre de cette Cour, alors qu'il était juge à la Cour de l'Échiquier du Canada; il s'agit de l'af- faire In re Bjarne Almaas 2 . Le juge Kerr y exami- nait aussi la question du serment d'allégeance et les mêmes dispositions de la Loi sur la citoyenne- canadienne qu'en l'espèce. Il statua que le ser- ment d'allégeance, tel que formulé dans la Loi, ne comportait pas un engagement à devenir membre des Forces armées.
Sans me prononcer sur ce point, je tiens à spécifier que la question en litige dans cette affaire portait sur le devoir de joindre les Forces armées et non sur le refus catégorique de participer à une activité liée directement à l'effort de guerre, comme c'est le cas en l'espèce. En outre, la déci- sion semble fondée sur les mêmes principes géné- raux, quant à ce que l'on exige d'un bon citoyen, que ceux énoncés dans l'arrêt Girouard (précité).
2 [1968] 2 R.C.É. 391.
Dans l'affaire Almaas, le savant juge déclarait à la page 398:
[TRADUCTION] Lorsque l'on étudie, à l'occasion des appels interjetés devant cette cour, les décisions de la Cour suprême des Etats-Unis, il ne faut pas oublier qu'elles ont trait aux lois de ce pays et que les exigences à l'égard de la citoyenneté et le libellé du serment d'allégeance diffèrent des exigences et du serment d'allégeance correspondants au Canada; toutefois, je ne pense pas qu'il existe une différence importante entre les principes et le concept de bon citoyen, sur lesquels les lois des deux pays sont fondées. [C'est moi qui souligne;]
Nonobstant l'énoncé précédant, il est important de remarquer que l'arrêt Almaas ne semble pas faire de distinction entre le service dans les Forces armées à titre de combattant et le service à titre de non-combattant, comme c'était manifestement le cas dans l'affaire Girouard. On se réfère au para- graphe précité de la décision de la Cour dans cette dernière affaire il est effectivement déclaré qu'un objecteur de conscience ne pourrait être exempté d'exercer une fonction de non-combattant durant la guerre, qu'il soit ou non membre des Forces armées.
Il est bien établi que lorsqu'un devoir légal est imposé, le principe de la liberté du culte tel que reconnu par nos lois, ne comporte pas le droit d'assujettir ce devoir à une conviction religieuse. Bien qu'en common law la suprématie de Dieu ait toujours été reconnue et que ce principe soit main- tenant figure dans le préambule de la Déclaration canadienne des droits', ni la common law, ni la Déclaration canadienne des droits ne confèrent le droit d'invoquer sa propre interprétation de la volonté de Dieu ou de Ses préceptes pour se sous- traire à ses devoirs de citoyen, définis et imposés par l'État et ce, peu importe que cette interpréta- tion soit celle de l'individu lui-même ou d'une religion reconnue.
Il est évident que la Loi sur la liberté de reli gion 4 invoquée par l'avocat des appelants, doit être lue à la lumière de ce principe directeur. La Loi elle-même prévoit effectivement que les libertés susmentionnées ne doivent pas être invoquées à titre de:
3 S.C. 1960, c. 44.
4 S.C. 1851, c. 175.
[TRADUCTION] ... justification de pratiques incompatibles avec la paix et la sûreté de la province ... .
Afin de maintenir sa paix et sa sécurité et, en fait, son existence, le Canada pourrait fort bien, comme toute autre nation, devoir entrer de nouveau en guerre.
Il est également reconnu que les devoirs d'un citoyen existent en temps de guerre comme en temps de paix et qu'ils sont bien plus onéreux et vitaux pour la sécurité de la nation en temps de guerre. Il n'est pas suffisant pour un citoyen de déclarer que s'il accomplit fidèlement et loyale- ment les devoirs qui lui incombent en temps de paix, il ne sera pas tenu d'exécuter tous les devoirs supplémentaires qui lui sont imposés en temps de guerre.
L'argument de l'avocat des appelants selon lequel il n'y a eu que 10 ans de guerre, pendant les 110 dernières années est une pétition de principe. C'est comme si quelqu'un se déclarait prêt à obéir à 100 lois sur 110. De toute évidence, le quantum n'entre pas en ligne de compte lorsqu'une personne déclare formellement qu'elle n'observera aucune loi imposant un devoir de contribuer directement à l'effort de guerre. De plus, il est évident que l'extrait suivant du serment d'allégeance:
. j'observerai fidèlement les lois du Canada et ... remplirai fidèlement mes devoirs de citoyen canadien.
vise toutes les lois et tous les devoirs, présents ou futurs.
Le simple fait que durant la guerre de 1939- 1945, les Règlements sur le Service sélectif natio nal (Mobilisation) de 1942 exemptaient certaines catégories de citoyens, comme les juges, les mem- bres du clergé ou d'un ordre religieux, ou, à la discrétion de la Commission, un aspirant ou étu- diant reconnu pour le ministère d'un culte reli- gieux admis à fournir des aumôniers aux forces armées n'appuie aucunement la thèse des appe- lants car ils ont effectivement déclaré que si, dans l'éventualité d'une guerre, ils n'étaient pas exemp tés par la Loi ou les règlements, ils refuseraient de les observer. Leur déclaration équivaut à un refus catégorique de reconnaître le droit du Parlement de légiférer en la matière, du moins en ce qui les concerne.
En dernier lieu, l'avocat s'est référé aux Procès de Nuremberg sur les crimes de guerres à l'appui de son argument, que j'ai déjà commenté, selon lequel il s'agit en fait d'une question d'ordre moral et que, lorsque la loi et la morale s'opposent, la dernière doit prévaloir. Il est exact qu'aux Procès de Nuremberg, le principe selon lequel l'observa- tion par un citoyen des lois de son pays ne le dégage pas de sa responsabilité envers l'humanité pour ces actes odieux que constituent des crimes contre l'humanité a été généralement reconnu sur une base internationale et spécifiquement appliqué dans plusieurs cas. Mais je ne connais aucune nation qui reconnaisse le principe que le fait, pour un citoyen, de participer activement à l'effort de guerre et de prendre les armes pour défendre son pays, constitue un crime contre l'humanité. Bien au contraire, les conventions internationales, comme la Convention de Genève, considèrent encore cette participation comme le devoir solennel de tout citoyen et exigent que les combattants actifs, faits prisonniers de guerre, ne soient pas traités comme des traîtres ou des criminels ni soumis à une peine pour avoir pris les armes contre les pays ou tué des combattants du pays qui les a capturés.
Pour ces motifs, je ne suis pas disposé comme l'avocat des appelants me l'a demandé, à déclarer que notre droit a évolué au point de reconnaître qu'un citoyen n'est pas tenu de contribuer fidèle- ment et directement à une guerre dans laquelle le Canada pourrait être engagé au motif qu'il s'op- pose à la guerre pour des raisons d'ordre moral ou religieux. Servir son pays en temps de guerre et l'aider à vaincre l'ennemi a toujours été considéré, depuis le début de notre histoire, comme l'un des devoirs les plus fondamentaux, et les plus impor- tants du citoyen et je ne suis pas prêt à déclarer, dans une décision judiciaire, que ce devoir n'existe plus car je suis convaincu qu'il subsiste et qu'il subsistera aussi longtemps que le Parlement ne l'aura pas modifié.
Pour tous ces motifs, l'appel est rejeté.
5 XXVII Revue du Barreau Canadien 761 (Rétrospective).
 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.