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A-485-75
La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée et Imperial Tobacco Limitée (Appelan- tes)
c.
Le ministre du Revenu national et le sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise; Benson & Hedges (Canada) Limited, et The Macdonald Tobacco Inc. (Intimés)
[N ° 1 ]
Cour d'appel, les juges Pratte, Urie et Le Dain— Ottawa, les l er et 2 mars et le 2 avril 1976.
Compétence—Douanes et accise—Redressements extraor- dinaires—Les appelantes sont-elles lésées?—Droit d'accise sur les cigarettes—Une cigarette, dont la longueur est inférieure à quatre pouces sans son filtre et supérieure à quatre pouces avec ledit filtre doit-elle être considérée comme deux ciga- rettes?—Loi sur l'accise, S.R.C. 1970, c. E-12, art. 6 (et ses modifications S.R.C. 1970 (1e' Supp.) c. 15, art. 3) et 202— Tarif des douanes, S.R.C. 1970, c. C-41, art. 21(1)d).
Des fonctionnaires du ministère du Revenu national ont étudié la question de savoir s'il faut tenir compte du filtre lorsqu'on mesure la longueur d'une cigarette eu égard à la définition des mots "cigarette" et "tabac fabriqué" contenue à l'article 6 de la Loi sur l'accise. On a conclu qu'une cigarette contenant moins de quatre pouces de tabac doit être considérée comme une seule unité, même si la longueur totale, filtre compris, dépasse quatre pouces. Les appelantes cherchent à obtenir un redressement à l'égard de cette décision; les intimés prétendent que la Cour n'a pas compétence en la matière. Le juge de première instance rejeta la requête au motif que la Cour n'avait pas compétence. Il fut jugé que les appelantes n'avaient pas établi qu'elles avaient été lésées et que l'interpré- tation du Ministre ne constituait pas une décision. Les appelantes ont interjeté appel.
Arrêt: l'appel est rejeté, le juge de première instance avait raison. Les appelantes n'ont pas de grief réel leur permettant de contester l'interprétation. Celle-ci n'a pas porté atteinte à leurs droits, ne leur a pas imposé d'obligations légales supplémen- taires ni ne leur a porté atteinte directement. De même ne tirent-elles aucun droit des suppositions qu'elles ont pu faire quant à l'application de l'article 6. Dans la mesure l'on considère l'interprétation de cet article comme un "change- ment" de la politique du Ministère, et lorsqu'on envisage l'application d'un tel changement à des cas particuliers, il n'existe aucune obligation générale d'informer tout intéressé et de lui offrir la possibilité de faire des observations. Les appelantes n'avaient présenté aucune observation antérieure quant à l'application de l'article 6 à la catégorie de cigarettes lancées sur le marché par les compagnies intimées. Aucun engagement n'a été pris vis-à-vis des appelantes en ce qui concerne cette question. De même, la pratique relative à la représentation de l'industrie ne permettait pas de penser que les observations des compagnies intimées, sur une question de concurrence, provenaient de l'industrie dans son ensemble ou
lui seraient communiquées rapidement. De toute façon, les compagnies appelantes ont eu connaissance de la politique proposée peu après son adoption et ont eu la possibilité de présenter des observations. Bien que les tribunaux soient de plus en plus enclins à donner une interprétation large à l'exi- gence de la qualité pour agir, rien ne permet de considérer des personnes se trouvant dans la situation des appelantes vis-à-vis de l'action administrative comme étant lésées (même aux fins des brefs de certiorari et de prohibition, il est possible que l'exigence de la qualité pour agir ne soit pas aussi stricte). Une personne ne devrait pas avoir le droit d'intervenir dans une action administrative concernant un concurrent dans le seul but de l'empêcher d'obtenir un avantage, notamment lorsque la personne peut librement tirer parti du même avantage. L'inté- rêt public constitue un élément important lorsqu'on exerce le pouvoir discrétionnaire visant à reconnaître la qualité pour agir dans une relation de concurrence.
La présente affaire ne soulève pas la question des limites d'un pouvoir légal. Il s'agit tout au plus d'une question d'interpréta- tion administrative de la loi en vigueur. L'acte incriminé ne prête pas à contestation par voie de certiorari, de bref de prohibition, de mandamus ou d'injonction. Il ne s'agit pas d'une décision visant des droits; il n'existe aucune obligation d'agir de façon judiciaire, ni d'obligation publique dont les appelantes auraient le droit de demander l'exécution (cette obligation incombe plutôt à la Couronne). Il n'y a pas eu non plus d'atteinte aux droits des appelantes les autorisant à adresser une injonction aux pouvoirs publics.
Distinction faite avec l'arrêt: Regina c. Liverpool Corpo ration [1972] 2 Q.B. 299. Arrêts examinés: Le Roi c. Richmond Confirming Authority [1921] 1 K.B. 248 et Regina c. Commissioners of Customs and Excise [1970] 1 W.L.R. 450. Arrêts analysés: Thorson c. Le procureur général du Canada [1975] 1 R.C.S. 138 et McNeil c. Nova Scotia Board of Censors (1975) 5 N.R. 43. Arrêt appliqué: Landreville c. La Reine [1973] C.F. 1223.
APPEL. AVOCATS:
R. T. Hughes pour les appelantes.
W. B. Williston, c.r., et R. W. Cosman pour l'intimée The Macdonald Tobacco Inc. G. W. Ainslie, c.r., et W. Lefebvre pour les intimés le ministre du Revenu national et le sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise.
J. B. Claxton, c.r., pour l'intimée Benson & Hedges (Canada) Ltd.
PROCUREURS:
Donald F. Sim, c.r., Toronto, pour les appelantes.
Faskin & Calvin, Toronto, pour l'intimée The Macdonald Tobacco Inc.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés le ministre du Revenu national et
le sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise.
Lafleur & Brown, Montréal, pour l'intimée Benson & Hedges (Canada) Ltd.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Appel est interjeté d'un jugement de la Division de première instance' rejetant une demande de redressement par voie de bref de prohibition, de mandamus, d'injonction et de certiorari au motif que les appelantes n'ont pas qualité pour agir.
La demande vise une action engagée par le ministre et le sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise, concernant l'interprétation et l'application de la définition du mot «cigarette» à l'article 6 de la Loi sur l'accise, S.R.C. 1970, c. E-12, aux fins de l'imposition, du prélèvement et de la perception des droits d'accise en vertu de ladite loi. Le sous-ministre est cité en justice parce que la Loi lui délègue l'exercice des pouvoirs du Ministre. Les compagnies intimées, sur les obser vations desquelles l'action a été instituée, ont été citées comme parties, sur leur demande, par ordonnance de la Cour.
L'article 202 de la Loi sur l'accise dispose:
202. Sont imposés, prélevés et perçus, sur les tabacs et cigares fabriqués au Canada et sur le tabac canadien en feuilles les droits d'accise énoncés à l'annexe, au moyen de timbres à apposer sur les paquets dans lesquels le tabac, les cigares et le tabac canadien en feuilles sont déclarés pour la consommation en vertu de règlements ministériels.
Voici la définition, à l'article 6 de la Loi, des mots «tabac fabriqué»:
«tabac fabriqué», «tabac manufacturé» signifie tout article fait par un fabricant de tabacs avec du tabac en feuilles par quelque procédé que ce soit, sauf les cigares; et comprend les cigarettes et le tabac à priser.
Voici la définition du mot «cigarette» à l'article 6, remplacé par l'article 3, S.R.C. 1970 (ler Supp.), c. 15:
«cigarette» signifie toute espèce de cigarettes et tout rouleau ou article de forme tubulaire destiné à être fumé et qui n'est pas un cigare; et lorsqu'une cigarette dépasse quatre pouces de
' [1976] 1 C.F. 314.
longueur, chaque tranche de trois pouces ainsi que la fraction supplémentaire, le cas échéant, compte pour une cigarette;
L'annexe modifiée de la Loi prévoit que les droits d'accise imposés, prélevés et perçus sur les cigarettes sont de cinq dollars le millier, lorsque le poids n'excède pas trois livres, et de six dollars le millier dans les autres cas.
La définition du mot «cigarette» donnée par la Loi sur l'accise a une incidence sur les droits perçus en vertu du Tarif des douanes, S.R.C. 1970, c. C-41, dont l'article 21(1) prévoit notamment:
21. (1) Il sera prélevé, perçu et payé comme droits de douane sur toutes les marchandises énumérées ci-après dans cet article, lorsqu'elles seront importées au Canada ou sorties d'entrepôt en vue de la consommation au pays, en plus des droits autrement établis, un montant égal au montant qui aurait été imposé, prélevé et perçu à leur égard en vertu de la Loi sur l'accise comme droits d'accise si
d) dans le cas des cigares, des cigarettes et du tabac visés par les numéros tarifaires 14305-1, 14315-1, 14400-1, 14450-1 et 14500-1, ces marchandises avaient été «du tabac, des cigares et des cigarettes fabriqués au Canada» suivant le sens que leur attribue la Loi sur l'accise.
La question d'interprétation légale soulevée en l'espèce est de savoir si l'on doit inclure le filtre d'une cigarette pour en déterminer la longueur aux fins de la définition de l'article 6 de la Loi sur l'accise. Le ministère du Revenu national, Doua- nes et Accise, a décidé qu'il ne fallait pas l'inclure. Les appelantes prétendent qu'il devrait l'être et que le point de vue adopté par le Ministère, en favorisant les compagnies intimées avec lesquelles elles sont en concurrence, leur cause un dommage. Elles demandent que le Ministre inclue le filtre d'une cigarette pour en déterminer la longueur aux fins des définitions de l'article 6. Cet appel pose la question de savoir si les appelantes ont qualité pour exercer l'action ou le droit d'intenter ces poursuites, et si les ordonnances demandées sont appropriées pour contester l'action du Ministre.
Les affidavits et les contre-interrogatoires expli- quent les raisons de la prétention des appelantes. Les compagnies appelantes et intimées se font
concurrence dans la fabrication et la vente de tabac. Elles partagent ài elles seules environ 99 pour cent du marché canadien dans les proportions suivantes: Rothmans -27 pour cent; Imperial (ou la société mère Imasco)-38 pour cent; Macdo- nald-20 pour cent; et Benson & Hedges -14 pour cent. Avant 1975, la longueur totale des cigarettes vendues sur le marché canadien n'excé- dait pas quatre pouces. Au début de 1975, les sociétés intimées ont décidé, sans se concerter, de vendre des cigarettes comprenant moins de quatre pouces de tabac mais d'une longueur totale supé- rieure à quatre pouces avec le bout filtre. Macdo- nald se proposait de lancer sur le marché les cigarettes «More» et Benson & Hedges les cigaret tes «Plus». Avant de ce faire, elles ont demandé au ministère du Revenu national, Douanes et Accise, si les définitions prévues à l'article 6 de la Loi sur l'accise s'appliquerait à ccs cigarettes et en parti- culier si le bout filtre serait inclus dans la longueur des cigarettes aux fins de cette définition. Il s'agit de savoir en pratique, aux fins des droits d'accise, si une cigarette de cette longueur et de cette composition est réputée constituer une cigarette ou deux.
Macdonald et Benson & Hedges sont entrées séparément en pourparler avec le Ministère, sans le mentionner à l'autre ni aux autres membres de l'industrie. De même le Ministère n'a averti aucun industriel que la question avait été soulevée. Cette question a été posée pour la première fois auprès des fonctionnaires du Ministère par Macdonald en mai 1975. W. M. Horner, chef des droits d'accise au ministère du Revenu national, a envoyé la note de service suivante aux directeurs régionaux sans en avertir l'industrie:
[TRADUCTION] Il semble qu'un marché se développe à l'étran- ger pour les cigarettes longues (excédant 4 pouces).
Le producteur canadien de cigarettes excédant 4 pouces devra tenir compte de la longueur et du poids pour le calcul des droits.
La Loi sur l'accise précise que lorsqu'une cigarette dépasse 4 pouces de longueur, chaque tranche de 3 pouces ainsi que la fraction supplémentaire, le cas échéant, compte pour une cigarette.
Le poids du tabac, du papier et du filtre représente le poids des cigarettes. La longueur de cigarette inclut les mêmes éléments.
Veuillez modifier votre programme de contrôle et entreprendre les démarches nécessaires à l'examen de la longueur des ciga rettes produites.
Dans le courant de juin 1975, des représentants de Macdonald et de Benson & Hedges ont eu des entretiens avec les fonctionnaires du Ministère et celui-ci a consenti à reconsidérer son interprétation de la définition du mot «cigarette» à l'article 6 de la Loi sur l'accise. Vers la fin juin ou le début de juillet, des fonctionnaires du Ministère ont accepté le point de vue avancé par Macdonald et Benson & Hedges, et ont averti ces compagnies. Howard Perrigo, sous-ministre adjoint—Accise, au minis- tère du Revenu national, Douanes et Accise a admis au contre-interrogatoire que cela constituait un «changement» de politique administrative ou d'interprétation. Vers la fin juin ou le début de juillet, les compagnies appelantes ont eu connais- sance du changement de politique, en s'informant elles-mêmes, et s'y sont fortement opposées, mais le Ministère a indiqué qu'il maintenait ce point de vue. Les fonctionnaires ayant donné ces assurances quant à l'application de la définition du mot «ciga- rette» aux cigarettes «Plus», Benson & Hedges a d'abord fait venir ces cigarettes d'une filiale améri- caine, et a commencé à les fabriquer au Canada en juillet 1975. Depuis leur introduction au Canada, les cigarettes «Plus» et «More» ont été considérées aux fins des droits d'accise comme n'excédant pas quatre pouces de longueur.
Les appelantes ont demandé en juillet 1975, par avis de requête, des brefs de prohibition, de man- damus, d'injonction et de certiorari, afin d'obliger le ministre du Revenu national et le sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise, à inclure le bout filtre dans la longueur des cigarettes pour le calcul du nombre de cigarettes sur lesquelles doivent être imposés, prélevés et perçus des droits en vertu de la Loi sur l'accise. A l'audience, les intimés ont présenté «une objection préliminaire relativement à la compétence de la Cour à accor- der le redressement recherché» selon l'expression employée par le juge de première instance. Après avoir entendu les débats sur la question et après avoir remis le prononcé du jugement, il a rejeté la requête en faisant valoir que les requérantes n'avaient pas qualité pour exercer l'action ni le
droit de demander les redressements réclamés, et qu'en outre, mis à part la question de la qualité pour exercer l'action, les droits et obligations des fonctionnaires intimés et la nature de leur inter vention ne pouvaient donner lieu à ce type de redressement. Les requérantes ont interjeté appel de ce jugement.
Les appelantes se plaignent que le Ministère a adopté, sans leur donner la possibilité d'être enten- dues, un changement de politique qui a eu pour effet de favoriser les compagnies intimées, avec lesquelles elles sont en concurrence, en leur per- mettant de vendre une cigarette plus longue tout en payant les mêmes droits d'accise que les appe- lantes. Ces dernières ne prétendent pas être inté- ressées à vendre des cigarettes contenant une frac tion de tabac inférieure à quatre pouces, mais d'une longueur totale de plus de quatre pouces avec le bout filtre, et rien ne permet de penser qu'elles le sont. Elles ne demandent pas l'interpré- tation qu'elles prétendent exacte pour être en mesure de faire quelque chose qu'elles ne peuvent faire maintenant, mais plutôt pour empêcher les compagnies intimées d'entreprendre quelque chose qui, à leur avis, leur confère un avantage commercial.
Comme le savant juge de première instance, je pense qu'un tel intérêt ne suffit pas à donner aux appelantes qualité pour exercer l'action ou le droit de requérir un des brefs demandés. Les appelantes n'ont pas de grief réel leur permettant de contester par des poursuites judiciaires l'interprétation donnée par les fonctionnaires intimés à la défini- tion du mot «cigarette» à l'article 6 de la Loi sur l'accise pour l'application administrative de la Loi. Cette interprétation ne porte pas atteinte aux droits des appelantes et ne leur impose aucune obligation légale supplémentaire. De même on ne peut soutenir qu'elle porte directement atteinte à leurs intérêts. Si elle permet aux compagnies inti- mées de faire quelque chose que les appelantes ne peuvent faire, c'est parce que celles-ci ont décidé de ne pas le faire.
Les appelantes ne tirent aucun droit, procédural ou autre, des suppositions qu'elles ont pu faire quant à l'application de l'article 6 de la Loi sur l'accise aux cigarettes dont la fraction de tabac est inférieure à quatre pouces mais dont la longueur totale avec le bout filtre, dépasse quatre pouces.
Avant mai ou juin 1975, aucun fonctionnaire n'avait été appelé à étudier cette question; par conséquent, leur attitude ne permettait aucune supposition. On ne peut considérer cette interpré- tation comme un «changement» de politique admi nistrative qu'en se référant aux notes de service distribuées par Homer au début de juin. Lorsque les compagnies intimées ont soulevé la question en mai ou juin, les fonctionnaires n'étaient pas tenus d'en aviser les compagnies appelantes ni de leur donner la possibilité de faire des observations. A ma connaissance, lorsque est envisagé un change- ment de politique administrative applicable à des cas particuliers, il n'existe aucune obligation géné- rale d'informer tout intéressé et de lui permettre de faire des observations.
La présente affaire, de par ses circonstances, se distingue par exemple de l'affaire Regina c. Liver- pool Corporation [1972] 2 Q.B. 299, dans laquelle la Cour d'appel a accordé une demande de bref de prohibition pour empêcher la corporation de donner effet à un changement de politique concer- nant le nombre de licences de taxis avant d'enten- dre les observations des propriétaires de taxis et des autres intéressés. Alors qu'elle envisageait un changement de politique, la Corporation avait invité les propriétaires à présenter leurs observa tions et s'était ensuite engagée à ne pas augmenter le nombre de licences avant l'adoption et l'entrée en vigueur de certaines lois visant à réglementer la location d'automobiles privées. Contrairement à cet engagement (la Corporation avait été informée qu'elle n'était pas liée par celui-ci), la Corporation, sans informer les propriétaires et sans leur donner la possibilité de présenter leurs observations, a adopté des résolutions prévoyant une augmenta tion du nombre de licences. Lorsqu'ils en eurent connaissance, les propriétaires cherchèrent à pré- senter leurs observations, mais on ne leur en donna pas la possibilité. La Cour a jugé que la Corpora tion avait agi de mauvaise foi envers les propriétai- res. Lord Denning, maître des rôles, a jugé qu'é- tant donné la nature du droit de délivrer des licences, la Corporation était tenue d'agir de bonne foi en donnant aux intéressés la possibilité de faire des observations avant de changer de politique en matière de délivrance de licences. La Cour a jugé que la Corporation était liée par la promesse donnée, dans la mesure du moins elle n'était pas
autorisée à l'annuler avant d'avoir entendu tous les intéressés. Cette décision n'est pas applicable, à mon avis, à la proposition selon laquelle chaque fois qu'une autorité administrative, quelle que soit la nature de ses fonctions, envisage un changement de la politique applicable à des cas particuliers, elle est tenue d'en aviser les personnes éventuelles intéressées et de leur donner la possibilité de pré- senter leurs observations. La conclusion selon laquelle la Corporation n'a pas agi de bonne foi dans l'affaire Liverpool Taxi doit être examinée à la lumière des circonstances de cette affaire: la nature générale du pouvoir d'accorder des licences; les assurances auparavant données aux propriétai- res de taxis selon lesquelles ils seraient entendus avant tout changement de politique, ce qui s'est produit dans le premier cas; et enfin, ce qui importe le plus, l'engagement pris par la Corpora tion envers les propriétaires de ne pas augmenter le nombre des licences avant l'entrée en vigueur de certaines lois, ce qui impliquait nécessairement qu'on ne pouvait rompre cet engagement sans donner aux propriétaires une autre possibilité de présenter leurs observations. L'importance qu'il faut attacher à ces faits, lorsqu'on envisage la signification générale de cet arrêt, se reflète dans les jugements des autres membres de la Cour qui se fondent essentiellement sur les promesses don- nées par la Corporation. Le lord juge Roskill déclarait la page 311]: [TRADUCTION] «On a dit que le Conseil ainsi que son comité et son sous-comité n'avaient jamais été tenus d'entendre les objections des demandeurs. C'est peut-être exact ou inexact. A la lumière des événements, je ne pense pas avoir à exprimer une opinion quelcon- que à ce sujet.» Monsieur Gordon Willmer décla- rait la page 313]: [TRADUCTION] «Il me semble que, dans ces circonstances très particulières, étant donné l'historique de cette affaire et étant donné notamment la promesse, les demandeurs peuvent considérer à juste titre qu'ils ont été `lésés' puis- qu'ils ont été traités injustement par la Corpora tion de la ville de Liverpool.»
Les circonstances de la présente affaire sont tout à fait différentes et ne permettent pas de conclure que les fonctionnaires intimés n'ont pas agi équita- blement à l'égard des appelantes. Celles-ci
n'avaient présenté aucune observation antérieure quant à l'application de la définition de l'article 6 de la Loi sur l'accise à la catégorie de cigarettes lancées sur le marché par les compagnies intimées. Aucun engagement n'a été pris vis-à-vis des appe- lantes en ce qui concerne cette question. De même, la pratique relative à la représentation de l'indus- trie ne permettait pas de penser que les observa tions des compagnies intimées, sur une question de concurrence, provenaient de l'industrie dans son ensemble ou seraient communiquées rapidement à l'industrie dans son ensemble. De toute façon, les compagnies appelantes ont eu connaissance de la politique proposée peu après son adoption et ont eu la possibilité de présenter des observations.
Il n'est pas nécessaire d'examiner les nombreu- ses affaires qui nous ont été citées pour essayer de montrer que les tribunaux sont de plus en plus enclins à donner une large interprétation de la qualité pour agir. La qualité pour agir peut être définie différemment d'un recours à l'autre, et il est possible que l'exigence ne sont pas aussi stricte pour les brefs de certiorari et de prohibition, lors- que l'on reconnaît à un tiers la qualité pour exercer l'action, dans certaines circonstances, qu'elle ne l'est pour d'autres recours. Voir de Smith, Judicial Review of Administrative Action, 3 e éd., pp. 366 à 369. Mais je trouve que rien ne permet dans les affaires relatives à des recours par voie de certio- rari ou de prohibition, quelle que soit la souplesse de l'interprétation que l'on donne à la qualité pour agir, de considérer des personnes se trouvant dans la situation des appelantes vis-à-vis de l'action administrative comme étant lésées aux fins de ces recours. On peut admettre que, dans certains con- textes, une situation de concurrence confère le droit de contester l'action administrative par un certiorari pour annuler, par exemple, l'attribution d'une licence pour excès de compétence: Le Roi c. Richmond Confirming Authority [1921] 1 K.B. 248. Une personne ne devrait cependant pas, à mon avis, avoir le droit d'intervenir dans une action administrative concernant un concurrent dans le seul but d'empêcher le concurrent d'obtenir un avantage, notamment lorsque la personne se plaint d'une action dont elle peut elle-même libre- ment tirer parti. Ce genre d'intérêt semble avoir été clairement rejeté dans l'affaire Regina c. Com missioners of Customs and Excise [1970] 1 W.L.R. 450 (quoiqu'il s'agisse d'une affaire de
mandamus), dans laquelle le juge en chef lord Parker déclarait la page 4561: [TRADUCTION] «En second lieu, il me semble en tout cas que l'intérêt ou le motif à l'origine de cette demande est un motif que je qualifierais de motif caché, visant à nuire aux affaires des autres et rien de plus.» Il faut garder à l'esprit l'intérêt public lors- qu'on exerce le pouvoir discrétionnaire judiciaire visant à reconnaître la qualité pour agir dans une relation de concurrence.
Les décisions de la Cour suprême du Canada, Thorson c. Le procureur général du Canada [1975] 1 R.C.S. 138, et McNeil c. Nova Scotia Board of Censors (1975) 5 N.R. 43, nous ont été citées comme indiquant un relâchement de l'exi- gence de la qualité pour agir. Une lecture attentive de ces décisions montre, à mon avis, que la consi- dération essentielle sous-jacente à ces décisions est l'importance, dans un État fédéral, de la possibilité de contester la validité constitutionnelle des lois. Cette considération n'est pas applicable ici. On prétend qu'une considération comparable d'intérêt public sous-tend la possibilité de contester la vali- dité de l'action administrative, et ce point de vue trouve un certain appui dans la reconnaissance du pouvoir discrétionnaire judiciaire d'autoriser un tiers à demander un bref de certiorari ou de prohibition dans certaines affaires. La présente affaire ne soulève pas la question des limites d'un pouvoir légal. Il s'agit tout au plus d'une question d'interprétation administrative nécessaire à l'appli- cation de la loi en vigueur. En fait l'acte incriminé dans la présente affaire ne prête pas à contestation par voie de certiorari ou de bref de prohibition. Il ne s'agit pas d'une décision visant les droits ou obligations individuels, encore moins ceux des appelantes. Voir Landreville c. La Reine [1973] C.F. 1223. Il n'y a aucune obligation d'agir de façon judiciaire ou impartiale au sens procédural de ces termes. Pour ce qui est du mandamus, il n'existe pas d'obligation publique dont les appelan- tes auraient le droit de demander l'exécution. L'obligation qui pèse sur les fonctionnaires intimés en vertu de l'article 202 de la Loi sur l'accise est due à la Couronne plutôt qu'aux appelantes. Voir La Reine c. Lord Commissioners of the Treasury (1871-72) 7 L.R.Q.B. 387. En ce qui concerne l'injonction, mis à part la question de savoir si elle peut être demandée dans certains cas contre les fonctionnaires de la Couronne, il n'y a pas d'at-
teinte aux droits des appelantes les autorisant à adresser une injonction aux pouvoirs publics. Cowan c. C.B.C. [1966] 2 O.R. 309.
Pour tous ces motifs l'appel sera rejeté avec dépens.
* * *
LE JUGE PRATTE: J'y souscris.
* * *
LE JUGE URIE: J'y souscris.
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