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T-3955-75
BMI Canada Limited (Demanderesse)
c.
James William Der (Défendeur)
Division de première instance, le juge Collier— Ottawa, le 26 mars et le 8 avril 1976.
Droit d'auteur—Injonction—La demanderesse est titulaire de droits d'exécution de certaines oeuvres musicales—Le défendeur a autorisé l'exécution, dans son établissement, de certaines oeuvres musicales, en violation des droits de la demanderesse—La demanderesse réclame une injonction interdisant au défendeur d'exécuter dorénavant les oeuvres mentionnées et toutes autres sur lesquelles elle détient des droits—La demanderesse a soumis un projet de jugement— Loi sur le droit d'auteur, S.R.C. 1970, c. C-30, art. 20 et 50(9),(10)—Règle 324 de la Cour fédérale.
La demanderesse, une compagnie acquérant des droits d'exé- cution, était titulaire des droits d'exécution sur six chansons que le défendeur a fait exécuter ou permis d'exécuter dans son établissement sans l'autorisation de la demanderesse, ce qui constitue une violation et une contrefaçon des droits de cette dernière. Le défendeur n'a pas déposé de défense et la deman- deresse a réclamé un jugement par défaut et soumis un projet de jugement. Elle réclame (I) une injonction interdisant au défendeur d'exécuter à l'avenir les six oeuvres musicales en question (2) une injonction visant à empêcher le défendeur d'exécuter dorénavant toute oeuvre musicale sur laquelle la demanderesse détient les droits (sans obtenir au préalable, dans les deux cas, une licence annuelle ou offrir de payer le droit exigible pour chaque oeuvre) et (3) des dommages-intérêts, évaluant les montants déboursés par le défendeur en 1974 pour le divertissement de sa clientèle afin de réclamer une licence annuelle pour cette année-là et pour 1975.
Arrêt: la demanderesse a droit à des dommages-intérêts et le défendeur devra s'abstenir d'exécuter les six oeuvres musicales en question à moins d'obtenir une licence ou d'offrir de payer des honoraires. La portée de l'injonction permanente demandée (2) est très large. Pour la justifier, la demanderesse se fonde sur les allégations qu'expose sa déclaration et selon lesquelles en 1974 et 1975, le défendeur a présenté des spectacles musicaux dont la demanderesse possédait les droits d'exécution, et conti- nuera de le faire. Cependant, si l'on s'en reporte à la rédaction très claire de cette partie de la déclaration, la demanderesse a simplement allégué qu'en 1974 et 1975, le défendeur a présenté au public des spectacles musicaux et continuera de faire exécu- ter des oeuvres sur lesquelles la demanderesse possède des droits d'exécution. La demanderesse n'a pas droit à une injonction fondée sur cette simple affirmation visant à empêcher le défen- deur d'exécuter dorénavant toute oeuvre inscrite au répertoire de la demanderesse (les droits d'auteur et les droits d'exécution visent chaque oeuvre individuellement). Le pouvoir discrétion- naire que possède la Cour d'accorder une injonction s'applique que le défendeur ait contesté ou non les allégations avancées. Pour que soit prononcée une injonction quia timet, la demande-
resse doit exposer les faits pertinents, essentiels et non seule- ment des allégations vagues et imprécises; et même dans une requête pour jugement par défaut, la Cour doit être en mesure de conclure, d'après les faits, que le redressement demandé est justifié. La demanderesse n'a pas établi qu'il existait une forte probabilité que le préjudice appréhendé se produise, comme elle doit le faire en pareil cas.
Quant aux dommages-intérêts que réclame la demanderesse, elle a cherché à convertir ce qui est essentiellement une demande de dommages-intérêts pour un montant indéterminé en une demande de dommages-intérêts d'un montant déter- miné. Elle n'a pas allégué que le défendeur a porté atteinte à ses droits en 1974 ni qu'il a omis de payer les droits dus pour une licence. La demanderesse n'a pas droit à des dommages- intérêts pour l'année 1974. En ce qui concerne 1975, le tarif prévoit que le titulaire d'une licence doit évaluer le droit exigible en se fondant sur le montant payé en 1974 pour le divertissement de sa clientèle. Celui qui délivre la licence ne peut agir ainsi. La demanderesse n'a pas droit à des dommages- intérêts pour un montant déterminé, mais elle a droit à des dommages-intérêts ou au montant de la perte de profits, dont il reste à fixer le montant.
Arrêts appliqués: Attorney -General c. Corporation of Manchester [1893] 2 Ch. D. 87 et Matthew c. Guardian Assurance Co. (1919) 58 R.C.S. 47. Arrêts critiqués: L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Yvon Robert Lounge Inc. (1967) 51 C.P.R. 302; L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Cafe Rugantino Inc. (1968) 52 C.P.R. 16; L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. D'Aoust (La Sentinelle) (1968) 54 C.P.R. 164; L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Keet (1971) 1 C.P.R. (2e) 283.
REQUÊTE. AVOCAT:
Y. A. George Hynna pour la demanderesse.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour la demanderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE COLLIER: Il s'agit d'une requête écrite présentée en vertu de la Règle 324. Invoquant les règles appropriées, la demanderesse réclame un jugement par défaut. Les documents prouvant le défaut sont complets et l'on a soumis un projet de jugement. Puisque certaines questions se posaient quant à la portée du redressement demandé dans le projet de jugement, j'ai demandé à l'avocat de la demanderesse de présenter ses prétentions orale- ment, ce qu'il a fait.
Dans deux autres requêtes (n°s du greffe: T-4594-75 et T-3953-75) on a présenté des deman- des de jugement par défaut et des projets de jugement semblables. Les motifs prononcés en l'es- pèce s'appliqueront à ces requêtes.
La demanderesse est une compagnie exerçant au Canada des opérations qui consistent à acquérir des droits d'auteur sur des oeuvres dramatico- musicales et des opérations qui consistent à émet- tre ou à accorder des licences pour l'exécution d'oeuvres sur lesquelles subsiste un droit d'auteur. Elle est titulaire des droits d'exécution d'un grand nombre d'oeuvres musicales d'exécution courante au Canada et a le droit de poursuivre en justice pour violation d'un droit d'auteur (voir l'article 20 de la Loi sur le droit d'auteur').
En vertu de l'article 50(9), une société exerçant ce genre d'opérations peut, en outre, réclamer ou percevoir des honoraires en paiement des licences qu'elle a accordées, lorsque les honoraires, rede- vances ou tantièmes ont été homologués par la Commission d'appel du droit d'auteur. Les tarifs des honoraires de la demanderesse pour les années en cause ont dûment été homologués par la Commission.
Les paragraphes (9) et (10) de l'article 50 sont pertinents. En voici le texte:
50. (9) Les états des honoraires, redevances ou tantièmes ainsi certifiés comme homologués par la Commission d'appel du droit d'auteur sont les honoraires, redevances ou tantièmes que l'association, société ou compagnie intéressée peut respecti- vement réclamer ou percevoir légalement en paiement des licences qu'elle a émises ou accordées pour l'exécution de toutes ses oeuvres au Canada, ou de l'une quelconque d'entre elles, durant l'année civile suivante et à l'égard desquelles les états ont été déposés comme il est susdit.
(10) Aucune pareille association, société ou compagnie n'a le droit de poursuivre ou de demander l'application d'un recours civil ou sommaire contre la violation d'un droit d'exécution subsistant dans une oeuvre dramatico-musicale ou musicale, réclamé par cette association, société ou compagnie contre quiconque a payé ou offert de lui payer les honoraires, redevan- ces ou tantièmes homologués comme il est susdit. S.R., c. 55, art. 50.
Le défendeur en l'espèce réside dans la ville de Fairview (Alberta) et exploite un club du nom de Dragon Inn.
S.R.C. 1970, c. C-30.
Tous ces faits sont exposés dans lès premiers paragraphes de la déclaration. Le paragraphe 6 de ce document indique comment sont calculés les honoraires perçus en paiement des licences que la demanderesse a accordées à des boîtes de nuit, hôtels et autres établissements similaires des oeuvres musicales sont présentées au public. Aux termes de ces tarifs, le titulaire d'une licence exploitant un établissement du genre susmentionné doit faire rapport à la demanderesse du montant brut des dépenses engagées durant l'année à des fins de divertissement et la demanderesse est auto- risée à examiner les livres et registres du titulaire. Ces dispositions ne s'appliquent pas en l'espèce, le défendeur n'ayant jamais été titulaire d'une licence. La poursuite vise l'obtention de domma- ges-intérêts pour violation de droits d'auteur par le défendeur qui ne possède pas de licence et n'a pas offert de verser les honoraires homologués. Il est à mon avis raisonnable de déduire des plaidoiries et du projet de jugement qu'on vise aussi à obliger le défendeur et d'autres contrevenants à demander des licences annuelles.
Venons-en aux paragraphes 8 et 9 de la déclara- tion qui, à mon avis, contiennent les principales allégations dont résulte la demande de redresse- ment. En voici le texte:
[TRADUCTION] 8. Le soir du 30 mai 1975, le défendeur a fait exécuter un spectacle musical en public, dans son établissement situé à Fairview (Alberta), ou a autorisé ledit spectacle. Durant cette soirée, douze oeuvres musicales ont été exécutées. Il existait au Canada un droit d'auteur sur six de ces chansons, dont la demanderesse possédait des droits d'exécution. Voici la liste de ces oeuvres:
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9. Les oeuvres susmentionnées ont été exécutées sans le consen- tement de la demanderesse, ce qui constitue une violation et une contrefaçon du droit d'exécution de ces oeuvres détenu par la demanderesse.
Le défendeur n'ayant pas déposé de défense, il est présumé avoir admis ces allégations. J'estime qu'il est approprié d'accorder l'injonction deman- dée à l'égard de ces violations. J'accepte la formu lation de cette injonction proposée au paragraphe
2 du projet de jugement de la demanderesse. 2 En voici le texte:
[TRADUCTION] 2. CETTE COUR ORDONNE EN OUTRE qu'à comp- ter de ce jugement, le défendeur devra s'abstenir, lui-même ou par l'intermédiaire de ses employés, agents, ouvriers ou autres, d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter en public, dans les lieux sous son contrôle, les œuvres musicales énumérées ci- après, durant la période pendant laquelle la demanderesse possède des droits exclusifs à leur égard, à moins d'obtenir une licence lui permettant d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter l'une quelconque de ces œuvres musicales, conformément à la Loi sur le droit d'auteur, S.R.C. 1970, c. C-30 et au tarif des honoraires, redevances ou tantièmes homologués en vertu de l'article 50 de cette loi.
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En premier lieu donc, la demanderesse réclame une injonction interdisant dorénavant au défen- deur d'exécuter les six chansons énumérées (dont il a déjà violé le droit d'auteur) à moins qu'il n'ob- tienne une licence annuelle ou offre de payer les honoraires appropriés pour chaque représentation.
Le projet de jugement présenté par la demande- resse poursuit en ces termes (paragraphe 3):
[TRADUCTION] 3. CETTE COUR ORDONNE EN OUTRE qu'à comp- ter de ce jugement, le défendeur devra s'abstenir, lui-même ou par l'intermédiaire de ses employés, agents, ouvriers ou autres, d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter en public, dans les lieux sous son contrôle, des œuvres musicales sur lesquelles la demanderesse possède des droits d'exécution au Canada, à compter de cette date et durant la période pendant laquelle la demanderesse possède ces droits exclusifs, à moins d'obtenir une licence lui permettant d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter l'une quelconque de ces oeuvres musicales, conformé- ment à la Loi sur le droit d'auteur, S.R.C. 1970, c. C-30 et au tarif des honoraires, redevances ou tantièmes homologués en vertu de l'article 50 de cette loi.
La demanderesse réclame une injonction perma- nente interdisant au défendeur d'exécuter, à quel- que moment que ce soit, les oeuvres dont elle a les
2 L'avocat de la demanderesse admet que la condition dont est assorti le paragraphe 2 du projet de jugement ne devrait pas s'appliquer uniquement au cas le défendeur obtient une licence annuelle lui permettant d'exécuter les oeuvres musicales en cause, mais également lorsqu'il offre de verser des honorai- res appropriés pour une seule représentation d'une oeuvre parti- culière. Dans cette dernière hypothèse, les honoraires sont fixés au numéro 19 des tarifs de la demanderesse (voir la Gazette du Canada, Partie I, le 27 février _1974, vol. 108, édition spéciale 6, et la Gazette du Canada, Partie I, le 7 mars 1975, vol. 109, édition spéciale 9).
droits d'exécution sans spécifier les oeuvres que le
défendeur a menacé d'exécuter ou que la deman- deresse craint raisonnablement et vraisemblable- ment qu'il n'exécute. Les analogies sont souvent imparfaites et dangereuses. Néanmoins, ce cas s'apparente à celui d'un demandeur qui, ayant établi (preuves à l'appui ou par défaut) la contre- façon des revendications 1, 2 et 3 d'un brevet, s'estime en droit de demander que l'injonction couvre aussi la contrefaçon éventuelle des revendi- cations 4, 5 et 6 du même brevet ou qui, ayant établi que le défendeur dans un conflit du travail devrait être enjoint de mettre fin au piquet de grève, aux locaux A du demandeur, devrait, par voie de conséquence, être enjoint de ne plus organi ser de piquet de grève dans aucun établissement du demandeur, dans tout conflit subséquent qui, par exemple, se produirait dans le cadre de la même convention collective.
Il ne faut pas oublier qu'il n'y a pas de droits d'auteur ni de droits d'exécution sur un répertoire d'oeuvres musicales. Les droits d'auteur visent chaque oeuvre, individuellement.
La portée de l'injonction demandée est en fait très large. Pour la justifier, la demanderesse se fonde sur les allégations exposées au paragraphe 10 de la déclaration et sur le défaut du défendeur de présenter une défense ou de les contester. Voici le paragraphe 10:
[TRADUCTION] 10. De même, en 1974 et 1975, le défendeur a continuellement présenté au public des spectacles musicaux, et continuera régulièrement de faire exécuter en public des oeuvres dont la demanderesse possède les droits d'exécution au Canada. Ce faisant, le défendeur portera de nouveau atteinte aux droits de la demanderesse et en outre réalisera des profits.
La demanderesse soutient que ce paragraphe comporte l'allégation qu'en 1974 et 1975, le défen- deur a présenté des spectacles musicaux au public, comprenant l'exécution d'oeuvres dont la demande- resse possédait les droits d'exécution et qu'il conti- nuera de faire interpréter de la même manière des oeuvres musicales de la demanderesse.
Ce n'est pas ainsi que je comprends le paragra- phe 10. En tant que profane, le défendeur peut interpréter cette allégation selon son sens ordi- naire, car à mon avis, voilà ce que signifie le paragraphe 10:
(a) En 1974 et 1975, le défendeur a présenté au public des spectacles musicaux («de même ...
continuellement»—pour ce que cela veut dire). En supposant que ces faits soient admis, ils ne peuvent servir de fondement à l'injonction demandée.
(b) Le défendeur [selon mon interprétation du reste du paragraphe 10] «... continuera réguliè- rement de faire exécuter en public des oeuvres dont la demanderesse possède les droits d'exécu- tion au Canada».
Je ne pense pas, en interprétant ainsi ce paragra- phe, me perdre dans les subtilités et les détails techniques. A mon avis, la demanderesse ne doit fonder l'injonction générale demandée au paragra- phe 3 du projet de jugement que sur les mots cités.
La demanderesse allègue qu'en ne présentant aucune défense (totale ou partielle) à l'action, le défendeur a admis qu'il continuera effectivement de présenter régulièrement en public des divertisse- ments qui porteront atteinte aux droits de la demanderesse et qu'en conséquence il admet le redressement général demandé. A l'appui des termes larges employés dans l'ordonnance deman- dée, la demanderesse invoque, comme jurispru dence, plusieurs arrêts de la Cour supérieure du Québec. J'y reviendrai plus loin.
A mon avis, la demanderesse n'a pas droit à une injonction fondée sur la simple affirmation préci- tée, visant à empêcher le défendeur d'exécuter dorénavant toute oeuvre inscrite au répertoire de la demanderesse, sans obtenir au préalable une licence annuelle ou offrir de payer le droit exigible pour chaque oeuvre. La Cour possède toujours le pouvoir discrétionnaire de décider ou non d'accor- der une injonction. A mon avis, ce pouvoir discré- tionnaire s'applique même si le défendeur n'a pas jugé bon de comparaître afin de contester, en totalité ou en partie, les allégations avancées.
A mon avis, au paragraphe 10, la demanderesse veut en fait obtenir un redressement quia timet. Pour que ce soit prononcée une injonction portant sur le genre de préjudice redouté ou dont on est menacé, j'estime qu'il faut exposer les faits perti- nents, essentiels 3, des faits précis et convain- cants—et non seulement des allégations vagues et imprécises, comme on l'a fait en l'espèce. Même
Voir la Règle 408(1) un exposé précis des faits
essentiels ....D
dans une requête pour jugement par défaut, la Cour doit être en mesure de conclure, d'après les faits essentiels, que le redressement demandé est justifié.
Je me réfère à l'arrêt souvent cité Attorney - General c. Corporation of Manchester 4 le juge Chitty a étudié la jurisprudence relative au redres- sement quia timet. Il a déclaré aux pages 91 et 92:
[TRADUCTION] Il semble que le principe soit le même, qu'il s'agisse d'une atteinte alléguée à des droits privés ou aux droits du public. Dans l'un des arrêts que j'ai mentionnés, il s'agissait d'une atteinte aux droits du public et dans l'autre, aux droits privés. Dans certaines causes, on alléguait que des actes accom- plis allaient causer des dommages ou un préjudice, bien qu'ils n'aient encore entraîné aucun préjudice ou dommage impor tant; dans d'autres arrêts, il ne s'agissait que d'une menace ou intention. Mais le même principe régit ces cas. Dès qu'il est établi avec certitude qu'un préjudice sera causé, la Cour émet une injonction; c'est le cas lorsque, par exemple, on menace de creuser un fossé permanent à travers une route publique. La Cour ne requiert cependant pas une certitude absolue avant d'intervenir; un degré moindre de certitude peut suffire (voir le jugement de lord Brougham dans Earl of Ripon c. Hobart (3 My. & K. 169, 176)). Dans Crowder c. Tinkler (19 Ves. 617) (l'affaire de la poudre à canon), lord Eldon, qui accorda l'injonction, parlait de «l'extrême probabilité d'un préjudice irréparable» (19 Ves 622). Dans Attorney -General c. Mayor of Kingston, (34 L.J. (Ch.) 481; 13 W.R. 888, 891) le vice-chan- celier Wood qui refusa l'injonction, considéra qu'il s'agissait de déterminer si l'on avait prouvé l'existence d'un acte dommagea- ble ou si l'on avait présenté une «preuve de l'extrême probabilité d'un acte dommageable si l'on ne mettait pas fin à ce qui était fait». Dans Fleet c. Metropolitan Asylums Board (1 Times L.R. 80; 2 Times L.R. 361, 362), l'affaire Darenth Hospital Camp, un hôpital était en service, la Cour refusa l'injonction et le lord juge Cotton déclara dans son jugement que «les demandeurs doivent établir l'existence d'un danger réel sinon l'injonction ne sera pas accordée quel que soit, selon eux, le désagrément causé par l'hôpital.» A mon avis, nous pouvons avec justesse et sans risque d'erreur dégager le principe suivant de la jurisprudence relative au redressement quia timet: le demandeur doit démontrer qu'il y a une forte probabilité que le préjudice appréhendé se produise.
Dans cette affaire, la Cour traitait des troubles de jouissance. A mon avis, le principe général posé par le juge Chitty s'applique également à d'autres types d'affaires.' J'estime que la demanderesse en
4 [1893] 2 Ch. D. 87.
5 A la page 61 de l'arrêt Matthew c. Guardian Assurance Co. (1919) 58 R.C.S. 47, le juge Anglin se référa à l'affaire Attorney -General c. Corporation of Manchester et l'approuva. Il s'agissait d'une demande d'injonction visant à empêcher un agent d'assurance, en sa qualité d'avocat de la compagnie d'assurance-incendie, d'obtenir une licence en vertu de la légis- lation pertinente de la Colombie-Britannique.
l'espèce n'a pas établi, quant aux sujets mention- nés dans les plaidoiries, qu'il existait une forte probabilité que le préjudice appréhendé se pro- duise effectivement.
Voici les décisions de la Cour supérieure du Québec: L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Yvon Robert Lounge Inc. (1967) 51 C.P.R. 302; L'Association des composi- teurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Cafe Rugantino Inc. (1968) 52 C.P.R. 16; L'Associa- tion des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. D'Aoust (La Sentinelle) (1968) 54 C.P.R. 164; L'Association des compositeurs, auteurs et éditeurs du Canada c. Keet (1971) 1 C.P.R. (2e) 283.
Bien sûr, ces jugements ne lient pas cette cour. Il semble que les questions que je soulève mainte- nant n'ont pas été étudiées dans ces causes. Les rédacteurs du Canadian Patent Reporter m'ont semblé étonnés de l'étendue de l'injonction octroyée dans la première affaire citée. La note se lit comme suit:
[TRADUCTION] L'importance de cette cause réside dans le champ d'application très étendu de l'injonction accordée. Elle ne se limite pas aux oeuvres auxquelles on a porté atteinte. Elle porte sur toute oeuvre musicale possédée par la demanderesse.
Les arrêts subséquents ont aussi fait l'objet de commentaires semblables de la part du rédacteur, au sujet de la portée considérable des injonctions octroyées.
Je ne suis pas prêt, par principe, et compte tenu des faits en l'espèce, à accorder le redressement demandé au paragraphe 3 du projet de jugement.
Il reste une question à trancher. Voici le texte du paragraphe 1 du projet de jugement:
[TRADUCTION] 1. LA COUR SUSDITE ORDONNE audit défendeur de payer à ladite demanderesse la somme de $220 à titre d'honoraires dus pour les années 1974 et 1975.
Cette clause se fonde sur les allégations contenues au paragraphe 11 de la déclaration que voici:
[TRADUCTION] 11. Durant l'année 1974, le défendeur a déboursé la somme de $12,000 pour procurer, dans les établis- sements susmentionnés, des divertissements dont la musique formait une partie. Les honoraires exigibles pour une licence,
pour l'année 1974, sont de $110, conformément aux tarifs mentionnés au paragraphe 7. Les honoraires exigibles pour l'année 1975 sont estimés à $110, selon lesdits tarifs.
Ce paragraphe de la déclaration fait allusion aux dispositions du numéro 2 des tarifs établis dans la Gazette du Canada, 1974 et 1975. Je cite les extraits pertinents de la Gazette de 1974 (celle de 1975 contient les mêmes dispositions; seules les années sont changées):
2. CABARETS, CAFÉS, CLUBS, BARS À COCKTAILS, SALLES À MANGER, HOTELS, FOYERS, RESTAURANTS, AUBERGES, TAVER- NES, ET ÉTABLISSEMENTS SEMBLABLES
La BMI CANADA LIMITED pourra percevoir un droit des occu pants ou des exploitants de cabarets, cafés, clubs, bars à cocktails, salles à manger, hôtels, foyers, restaurants, auberges, tavernes et établissements semblables des oeuvres musicales sont présentées au public par des exécutants en personne. L'établissement doit évaluer le droit exigible pour 1974 en se fondant sur le montant payé par ledit établissement durant l'année civile 1973 pour le divertissement de sa clientèle, diver- tissement dont la musique forme une partie, et devra verser ledit droit estimatif à la BMI CANADA LIMITED le ou avant le dernier jour de janvier 1974.
Si aucune oeuvre musicale n'a été exécutée durant toute l'année 1973, un rapport doit être présenté quant au montant estimatif qui sera dépensé au cours de l'année 1974.
Au plus tard le 31 janvier 1975, une révision du droit de licence payé sera faite d'après le montant payé par ledit établissement durant l'année civile 1974 pour le divertissement dont la musi- que formait une partie. Tout droit additionnel exigible doit être versé dès lors à la BMI CANADA LIMITED et si le droit exigible est inférieur au montant payé, le montant de ce plus-payé sera porté au crédit de l'établissement.
La somme payée pour des divertissements dont la musique forme une partie est la somme totale payée à l'orchestre, aux chanteurs et à tous les autres exécutants qui ont procuré des divertissements dont la musique formait une partie. La somme payée pour de tels divertissements ne doit pas comprendre les sommes dépensées par le détenteur de licence pour les accessoi- res de théâtre, le matériel d'éclairage, les décors et les costu mes, ou les dépenses pour la rénovation, l'expansion des instal lations ou l'ameublement et le matériel.
D'après moi, la demanderesse cherche ici à con- vertir ce qui est essentiellement une demande de dommages-intérêts pour un montant indéterminé, ou de décompte des profits, en une demande de dommages-intérêts d'un montant déterminé. La demanderesse évalue les montants déboursés par le défendeur en 1974 pour le divertissement de sa clientèle afin de réclamer $110 titre de droits dus pour une licence annuelle, pour cette année-là et
pour 1975. Premièrement, il faut remarquer qu'elle n'a pas allégué que le défendeur avait porté atteinte à ses droits en 1974, ni qu'il avait omis de payer les droits dus pour une licence. La demande- resse n'a donc pas droit à des dommages-intérêts pour l'année 1974.
En ce qui concerne 1975, le numéro 2 du tarif prévoit que le titulaire d'une licence doit évaluer le droit exigible pour 1975 en se fondant sur le montant payé en 1974, pour le divertissement de sa clientèle. Le tarif n'autorise pas la société possé- dant les droits d'exécution (et qui accorde des licences) à évaluer le droit exigible pour l'année.
Le tarif établi au numéro 2 peut fort bien servir de guide au tribunal qui doit évaluer les domma- ges-intérêts ou profits auxquels la demanderesse pourrait avoir droit. Il se peut également que le tribunal considère le numéro 17 du tarif encore plus utile.
En ce qui concerne le dédommagement moné- taire demandé, j'estime qu'en l'espèce, la deman- deresse n'a pas droit à un jugement lui accordant des dommages-intérêts pour un montant déter- miné. Elle a droit à des dommages-intérêts ou au montant de la perte de profits. J'ordonne un renvoi sur cette question. Les termes du jugement que j'entends prononcer suivent (le jugement sera rendu conformément à la Règle 337):
JUGEMENT
1. Cette cour statue que le défendeur est tenu de verser à la demanderesse les dommages-intérêts ou les profits à évaluer et ordonne un renvoi afin de fixer le montant des dommages-intérêts ou des profits. Le défendeur paiera sans délai à la deman- deresse la somme ainsi fixée.
2. Cette cour ordonne en outre qu'à compter de ce jugement, le défendeur devra s'abstenir, lui-même ou par l'intermédiaire de ses employés, agents, ouvriers ou autres, d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter en public, dans les lieux sous son contrôle, les oeuvres musicales énumérées ci-après, durant la période pendant laquelle la demanderesse possède des droits exclusifs à leur égard, à moins d'obtenir une licence lui permettant d'utiliser, d'exécuter ou de faire exécuter l'une quelconque de ces oeuvres musicales, ou d'offrir de payer des honoraires,
conformément à la Loi sur le droit d'auteur, S.R.C. 1970, c. C-30 et au tarif des honoraires, redevances ou tantièmes homologués en vertu de l'article 50 de cette loi:
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3. Cette cour ordonne en outre au défendeur de payer à la demanderesse ses dépens taxés dans l'action.
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