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T-1424-73
Day & Ross Limited (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Dubé— Saint-Jean (Nouveau-Brunswick), les 27 et 28 sep- tembre; Ottawa, le 18 octobre 1976.
Impôt sur le revenu—Déductions—Appel de nouvelles coti- sations—Différence entre une notification et une cotisation— S'agit-il de montants mis de côté à titre de réserve pour primes d'assurance ou de dépenses déductibles? Les amendes sont-elles des dépenses déductibles?—Intérêt public—Loi de l'impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148, dans sa forme modifiée, art. 12(1 )a) et e), 27(1)e) et 46(4).
L'avocat de la Couronne soutient que les avis émis par le Ministre ne sont pas des cotisations au sens l'entend l'article 46(4) de la Loi et, au début de l'audience, l'avocat de la demanderesse en a convenu. Les questions à trancher sont: l'argent mis de côté pour payer les primes d'une police d'assu- rance complexe constituait-il une réserve, comme le prétend la Couronne, ou des comptes payables, comme l'affirme la deman- deresse au motif que les événements auxquels il se rattache se sont produits? Et les amendes peuvent-elles être comptabilisées comme des dépenses en vue de produire un revenu, sans aller à l'encontre de l'intérêt public?
Arrêt: les appels interjetés par la demanderesse contre les prétendues nouvelles cotisations consécutives aux avis émis par le Ministre pour les années d'imposition 1966, 1967, 1968, 1969 et 1970, sont annulés. L'appel de la demanderesse concernant les exemptions réclamées pour les primes d'assurance et les amendes, est accueilli. Le terme «réserve» implique la mise de côté d'un montant en vue de faire face à une éventualité. Une prime d'assurance régulière est manifestement une dépense, mais la formule complexe imposée pour l'établissement des primes annuelles de la demanderesse soulève des difficultés. Toutefois, les montants entrés comme dépenses étaient définiti- vement dus et payables; en fait, ils étaient même payés. Ils constituent une somme déboursée conforme aux principes ordi- naires des échanges commerciaux, comptabilisée à raison comme dépenses et déboursée en vue de produire un revenu. Quant aux amendes, elles proviennent de l'exploitation journa- lière de l'entreprise de la demanderesse et constituent des dépenses indispensables. La légalité, ou l'illégalité, des affaires auxquelles les dépenses se rattachent n'a rien à voir dans l'interprétation de la Loi de l'impôt sur le revenu.
Arrêts analysés: La Compagnie Trust Royal c. M.R.N. 57 DTC 1055; Fagnan c. Ure [1958] R.C.S. 377; Time Motors Limited c. M.R.N. [1969] R.C.S. 501; M.R.N. c. E. H. Pooler and Company Limited 62 DTC 1321 et The Commissioners of Inland Revenue c. Alexander Von Glehn & Co., Ltd. 12 T.C. 232. Distinction faite avec l'arrêt: J. L. Guay Ltée c. M.R.N. 69 DTC 490, [1971] C.F. 237, [1972] C.F. 1441, 75 DTC 5094. Arrêts suivis: La Reine c. Gary Bowl Limited [1973] C.F. 1052, [1974] 2 C.F. 146; Rolland Paper Company Limited c. M.R.N. [1960] R.C.É. 334 et M.R.N. c. Eldridge [1965] 1 R.C.E. 758.
APPEL en matière d'impôt sur le revenu. AVOCATS:
E. N. McKelvey, c.r., et L. Burnham pour la demanderesse.
N. W. Nichols et C. T. A. MacNab pour la défenderesse.
PROCUREURS:
McKelvey, Macaulay, Machum & Fairwea- ther, Saint-Jean, pour la demanderesse. Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DUBE: Il s'agit d'appels de nouvelles cotisations établies par le ministre du Revenu national pour les années d'imposition 1966, 1967, 1968, 1969, 1970 et 1971.
La demanderesse est une compagnie du Nou- veau-Brunswick, dont le siège social est à Hartland et qui se consacre au camionnage dans l'Est cana- dien. Elle a demandé que les primes d'assurance, les montants payables pour les dommages résul- tant d'accident et du transport des marchandises, ainsi que les amendes soient considérés comme des dépenses faites en vue de produire un revenu. Le Ministre a estimé qu'il s'agissait d'additions à la réserve pour chacune des années d'imposition (et que la déduction des amendes est contraire à l'inté- rêt public) et a rejeté les déductions.
Dans l'exposé de défense, le sous-procureur général du Canada soutient que cette Cour doit annuler les appels de la demanderesse relatifs à ses années d'imposition 1966, 1967, 1968, 1969 et 1970 au motif que les avis émis par le Ministre, et indiquant qu'aucun impôt n'était payable pour lesdites années, n'étaient pas des cotisations au sens l'entend le paragraphe 46(4) de la Loi de l'impôt sur le revenu', mais seulement des notifications.
Au début de l'audience, en raison du jugement rendu par cette Cour dans La Reine c. Gary Bowl Limited 2 , l'avocat de la demanderesse a admis
' S.R.C. 1952, c. 148 et ses modifications.
2 [1973] C.F. 1052, infirmé [1974] 2 C.F. 146.
l'annulation des appels avec, comme conséquence, que la seule cotisation pouvant donner lieu à un redressement par cette Cour est celle de l'année d'imposition 1971. Cette cotisation permet en effet de régler les points litigieux des années d'imposi- tion 1966, 1968 et 1971, car les pertes subies par la demanderesse pendant les années d'imposition 1966 et 1968 peuvent être déduites de son revenu pour l'année d'imposition 1971 en vertu de l'alinéa 27(1)e) de la Loi de l'impôt sur le revenu.
Les avocats des deux parties ont reconnu que, pour l'année 1971, les chiffres qui figurent dans le paragraphe 8 de l'exposé de défense, rendent la situation avec exactitude. Ledit paragraphe indi- que aussi les prétentions du Ministre et mérite d'être reproduit in extenso:
[TRADUCTION] 8. Dans les paragraphes 9, 10, 12 et 13 de la constatation des faits contenue dans l'exposé de défense, dans sa forme modifiée, il est déclaré que le ministre du Revenu national a calculé ou ajusté, suivant le cas, les déclarations de revenu mentionnées dans le paragraphe 7, de manière à rejeter la déduction dans le calcul du revenu, des montants suivants: $11,538.46, $103,461.54, $68,560.33 et $40,995.34, qui y sont énoncés respectivement pour les années d'imposition 1968, 1969, 1970 et 1971, montants que le Ministre a considérés, pour chaque année d'imposition, comme des additions aux réserves. Ils se répartissent comme suit:
Yearly
Premiums Total Addition
Additions
Primes Total annuelles
11,538.46 $ 11,538.46 $ 11,538.46
68,163.00 115,000.00 103,461.54
99,992.77 183,560.53 68,560.53
99,992.77 224,555.87 40,995.34
et en calculant et en ajustant, il s'est fondé sur les hypothèses suivantes:
(i) les montants mis de côté à la fin de chaque année d'imposition comme primes d'assurance payables, avaient le caractère d'une réserve fixée par la demanderesse afin de faire face à sa responsabilité envers le Lloyd's à Londres, responsabilité estimée à partir du règlement probable des indemnités en montants non vérifiables et à des dates indéterminées.
(ii) les montants fixés à la fin de chaque année d'imposition comme indemnités payables (transport de marchandises ou
accident) étaient des montants ayant le caractère d'une réserve, mis de côté par la demanderesse pour faire face au règlement des indemnités d'assurance escomptées en mon- tants non vérifiables et à des dates indéterminées; et
autrement, il n'admet pas ces paragraphes.
Je passe d'abord à la question des primes d'assu- rance. Elles étaient payables au Lloyd's, à Londres (Angleterre), en vertu d'une police triennale com- plexe, du 1" mai 1967 au 1" mai 1970. La couver- ture comprenait les indemnités de transport de marchandises, les dommages de collision aux trac- teurs et aux remorques, la responsabilité civile et les dommages matériels. Le calcul des primes s'ef- fectuait d'après une méthode plutôt complexe, qui tenait compte du total des pertes subies et payées durant l'année, plus un montant fixé par le Lloyd's représentant sa responsabilité, compte tenu des probabilités, pour les indemnités survenant au cours de l'année et impayées. La formule figure dans l'avenant 1 à la police comme suit:
[TRADUCTION] Il est aussi convenu que cette assurance est accordée moyennant une prime annuelle de dépôt de $60,000 payable par versements trimestriels au début de chaque trimes- tre. La prime finale que l'assuré devra payer sera égale à 100 fois les pertes totales subies, telles que définies ci-après, divisé par 65, mais en aucun cas, la prime finale ne devra être moindre que celle produite par le taux minimal ci-après ni supérieure à celle produite par le taux maximal ci-après:
Taux minimal Taux maximal
$1.20 par $100 de $2.40 par $100 de
recettes brutes recettes brutes
Les mots «pertes totales subies« signifient ici les pertes réelles payées, les dépenses allouées pour les pertes, y compris les frais de justice et les réserves, telles qu'estimées par les assureurs pour les pertes encore impayées au moment de l'ajustement et du réajustement final.
L'ajustement de la prime, tel que prévu ici, doit avoir lieu à chaque date anniversaire.
La prime ainsi calculée est donc assujettie à un taux minimal et à un taux maximal et comporte la fixation par le Lloyd's d'une réserve pour les obli gations impayées. En se fiant à ses propres calculs, le Lloyd's a réclamé le maximum durant chaque année. La demanderesse a contesté les chiffres du Lloyd's, fixé ses propres primes payables au cours des années en question et entré les montants dans ses livres comme comptes payables et non comme réserve.
A la fin de chaque année d'imposition, la demanderesse a décidé que sès engagements en suspens envers le Lloyd's pour les primes exigibles correspondaient aux montants indiqués dans le
paragraphe 8 de l'exposé de défense précité sous la rubrique «Primes». Elle demande la déduction de ces sommes dans le calcul de son revenu pour chaque année d'imposition. La demanderesse affirme que ces montants, mis de côté à la fin de chaque année d'imposition, ont le caractère d'une réserve pour faire face à ses engagements estima- tifs envers le Lloyd's.
En l'occurrence, les montants que la demande- resse a entrés dans ses livres comme «comptes payables» pour les primes sont inférieurs à ceux qu'elle a finalement payés au Lloyd's, chaque année. Après de nombreuses discussions, elle lui a payé presque le maximum payable à la fin de chaque période d'ajustement.
Le secrétaire-trésorier de la demanderesse, comptable agréé, a témoigné que les montants des primes payables ont été fixés en fonction des ajus- tements annuels qu'il prévoyait. Il a comptabilisé les montants comme comptes payables et dépenses et non pas comme réserve, parce que [TRADUC- TION] «ces comptes n'étaient payables que si cer- tains événements survenaient». Il a insisté sur la nécessité d'harmoniser les dépenses et les revenus.
Le vérificateur de la demanderesse, également comptable agréé, a expliqué qu'il appliquait les principes comptables pertinents en approuvant les entrées comme comptes payables, car les primes payables soigneusement estimées font partie du coût de l'entreprise et doivent donc être inscrites comme frais.
Je passe maintenant aux indemnités payables. Les tracteurs, sauf ceux qui servent aux livraisons en ville, appartiennent à des entrepreneurs indé- pendants et les remorques à la demanderesse. En vertu des contrats d'exploitation, celle-ci est tenue de contracter une assurance responsabilité civile, dommages matériels, dommages transport des marchandises et collision. Pour les indemnités et les dommages, les entrepreneurs indépendants sont responsables envers la demanderesse pour les pre miers $1,000 et la demanderesse est responsable envers le Lloyd's pour les premiers $5,000.
Lorsqu'il se produit une obligation, une perte ou un dommage, le montant en est immédiatement déterminé par la demanderesse d'après les faits dont elle dispose. Dans la mesure ce montant dépasse la partie déductible des $1,000 payables
par les entrepreneurs indépendants et jusqu'à con currence de ses $5,000 déductibles, le montant est comptabilisé pour l'année en question comme dépenses d'exploitation.
A la fin des années d'imposition 1969, 1970 et 1971, la demanderesse a décidé que ses engage ments en suspens, afférents aux indemnités paya- bles au Lloyd's, correspondaient aux montants indiqués sous les rubriques «Indemnités de trans port de marchandises» et «Indemnités d'accident» et a réclamé que ces sommes soient considérées comme déductibles dans le calcul de son revenu pour lesdites années.
Selon le président de la demanderesse, chaque accident a fait l'objet d'une enquête immédiate et alors a-t-il dit [TRADUCTION] «lorsque nous ne nous sommes pas jugés fautifs, nous n'avons rien entré dans nos livres. Par contre, lorsque nous nous sommes jugés fautifs, nous avons évalué les dom- mages et fixé la responsabilité».
A propos des indemnités de transport de mar- chandises, les dirigeants de la compagnie ont d'abord examiné les reçus de livraison PRO pour voir s'ils comportaient ou non des réserves. Ils ont rapidement réglé les petites indemnités et enquêté sur les plus importantes. Ils n'ont procédé à aucune entrée avant d'être convaincus de la responsabilité de la compagnie. Cette responsabilité une fois acceptée, ils ont dûment comptabilisé la valeur des marchandises détériorées comme dépenses. Le pré- sident de la compagnie a ajouté: [TRADUCTION] «nous ne faisions pas de profit, aussi nous n'avions pas intérêt à faire mousser les dépenses. Notre principal effort consistait à essayer de balancer les livres.»
A plusieurs reprises, des marchandises égarées ont été retrouvées après avoir été livrées au mau- vais destinataire et renvoyées à la compagnie. D'autre part, dans certains cas, il se peut que les indemnités afférentes aux marchandises perdues ou détériorées aient été inscrites longtemps après.
La provision pour les amendes constitue le troi- sième point litigieux. La plupart des amendes ont été infligées à la demanderesse pour infraction aux lois qui limitent le poids sur les routes provinciales. Les amendes pour excès de vitesse ou autres infractions à la circulation ont été payées par les chauffeurs responsables et ne sont pas en cause ici.
Différentes lois provinciales concernant les véhi- cules motorisés ou les transports routiers prescri- vent, pour certaines routes, un poids maximal et d'autres restrictions de poids basées sur le nombre d'essieux des véhicules. Le poids autorisé com- prend celui du véhicule, du combustible et du chargement.
Il appert que la plupart du•temps, les remorques de la demanderesse ne sont pas chargées dans ses dépôts, mais en cours de route dans les usines, les exploitations agricoles consacrées à la culture des pommes de terre, les établissements de transforma tion du poisson et autres entreprises de l'Est cana- dien. Les remorques ne contiennent pas de balance et la demanderesse se fie aux poids déclarés par les expéditeurs. Les balances de l'État se trouvent le long des routes à des points précis, quelquefois distants de deux ou trois cents milles. Le conduc- teur, entrepreneur indépendant, fait son plein chargement à partir des connaissements qui lui sont remis en chemin. Lorsqu'une balance accuse un poids supérieur à la limite permise, il reçoit une amende pour excès de poids (généralement trans- mise par la poste à la demanderesse) et est autorisé à poursuivre sa route avec ledit excédent.
Lorsqu'il n'y a qu'un seul expéditeur pour tout le chargement et que la balance de l'État révèle un excédent, la demanderesse paie l'amende et la débite à son client. Sur demande d'un expéditeur, elle peut aussi obtenir à l'avance des permis d'ex- cédent de poids. Lorsqu'il n'y a qu'un seul expédi- teur, le conducteur ne voit pas toujours le charge- ment, la remorque pouvant être remplie et fermée dans l'entrepôt du client. Lorsqu'il y a plusieurs expéditeurs pour un même chargement, alors la demanderesse doit supporter la perte, car il s'avère difficile de repérer la partie qui comportait un excédent de poids.
La demanderesse a comptabilisé les amendes payées comme dépenses et les amendes rembour- sées comme recettes.
Cette catégorie d'amendes comprend aussi celles qui (moins de 10%) visent des infractions mineures telles que les erreurs dans les documents d'enregis- trement, la perte des plaques d'immatriculation, l'absence de garde-boue, etc. En raison de leur insignifiance, il sera plus commode de les inclure dans les amendes pour excédent de poids.
La demanderesse a réclamé que les amendes de $254.65, $9,016.17, $8,703.11, $15,956.00, $16,733.75 et $19,490.00 respectivement pour les années d'imposition 1966, 1967, 1968, 1969, 1970 et 1971, payées à diverses administrations provin- ciales, soient considérées comme des dépenses. Le Ministre a rejeté cette demande au motif qu'elle ne visait pas des montants payés en vue de produire un revenu. Dans son exposé de défense, il a déclaré qu'elle allait à l'encontre de l'intérêt public.
Le point capital à trancher est le suivant: ces postes peuvent-ils ou non être déduits comme dépenses en vertu de l'article 4 et de l'alinéa 12(1)a) de la Loi de l'impôt sur le revenu ou, dans le cas des primes et des indemnités d'assurance, ces montants sont-ils crédités à une réserve et non déductibles en vertu de l'alinéa 12(1)e)? Voici les trois textes législatifs pertinents:
4. Sous réserve des autres dispositions de la présente Partie, le revenu provenant, pour une année d'imposition, d'une entre- prise ou de biens est le bénéfice en découlant pour l'année.
12. (1) Dans le calcul du revenu, il n'est opéré aucune déduction à l'égard
a) d'une somme déboursée ou dépensée, sauf dans la mesure elle l'a été par le contribuable en vue de gagner ou de produire un revenu tiré de biens ou d'une entreprise du contribuable,
e) d'un montant transféré ou crédité à une réserve, à un compte de prévoyance ou à une caisse d'amortissement, sauf autorisation expresse de la présente Partie,
Pour décider si une dépense est faite ou non par le contribuable en vue de gagner un revenu, au sens l'entend l'alinéa 12(1)a), il faut d'abord déterminer si la somme dépensée l'a été conformé- ment aux principes ordinaires des échanges com- merciaux ou aux principes de la pratique des affai- res communément admis (voir La Compagnie Trust Royal c. M.R.N. 3 ).
La demanderesse n'a produit aucun témoignage d'expert (et la défenderesse n'a donc produit aucun témoignage en réfutation) susceptible d'aider la Cour à définir les usages comptables qui prévalent pour présenter les indemnités en question comme comptes payables ou comme réserve. Deux comp- tables agréés ont indiqué dans leur déposition les usages comptables qu'ils ont suivis pour tenir les
3 57 DTC 1055.
livres de la demanderesse, mais, bien entendu, ils n'ont pas pu être autorisés à fournir une opinion d'expert générale, car la demanderesse ne les a pas qualifiés comme experts. Toutefois, la Cour leur a permis de donner un témoignage factuel des usages dont ils avaient une connaissance person- nelle et qu'ils avaient personnellement appliqués dans la présente affaire (voir Fagnan c. Ure 4 ). En tous cas, leur expertise n'aurait pas tranché le dernier point de la présente affaire.
On s'accorde à dire que le paiement des primes d'assurance visant à protéger l'assuré contre les pertes d'affaires, constitue une dépense conforme aux principes ordinaires des échanges commer- ciaux ou aux principes de la pratique des affaires communément admis. En l'espèce, il faut détermi- ner si la comptabilisation des primes et des indem- nités d'assurance payables comme passif exigible et dépenses de l'année, que la demanderesse a effectuée dans ses livres, est bien conforme aux principes de la pratique des affaires communément admis.
Dans Time Motors Limited c. M.R.N.S, la Cour suprême du Canada a statué que l'alinéa 12(1)e) de la Loi se réfère nettement à la pratique compta- ble d'une entreprise du genre de celle qui nous occupe. Il ressort de la preuve fournie dans cette affaire-là que l'appelante a considéré dans ses comptes, suivant les usages courants, les notes de crédit en circulation (en paiement partiel des voi- tures d'occasion) comme un passif exigible jusqu'à leur remboursement ou leur expiration. A la page 506, le juge Pigeon s'exprime dans ces termes:
[TRADUCTION] Il est évident que les termes de cet article visent les usages comptables. La seule expression applicable à la présente affaire n'est pas «obligation éventuelle» mais «compte de prévoyance». Cela veut dire qu'il faut interpréter l'article en tenant compte des usages comptables reconnus dans une entre- prise du genre de celle à laquelle on s'intéresse. Dans la présente affaire la seule preuve des usages comptables est celle du vérificateur de l'appelante, un comptable agréé. Son témoi- gnage montre que dans les comptes de l'appelante, les notes de crédit sont considérées, suivant les usages courants, comme un passif exigible jusqu'à ce qu'elles soient remboursées ou arri- vent à expiration. Elles ne sont pas classées comme obligations
éventuelles.
Les termes «réserve» et «compte de prévoyance», qui figurent dans l'alinéa 12(1)e), impliquent la mise de côté d'un montant en vue de faire face à
4 [1958] R.C.S. 377.
5 [1969] R.C.S. 501.
une éventualité, à un événement indéfini et non vérifiable, susceptible ou non de survenir; tandis que l'expression «somme ... dépensée» qui figure dans l'alinéa 12(1)a) implique une obligation pré- sente et certaine, un montant défini et vérifiable. Une prime d'assurance annuelle régulière entre nettement dans le sens communément accepté de l'expression «somme ... dépensée» et il ne viendra à l'idée de personne de la décrire comme une «éventualité» ou une «réserve», car le montant exact de la prime est connu, vérifiable, admis et payable.
En l'espèce, la difficulté réside naturellement dans la complexité de la formule imposée par le Lloyd's pour établir les primes annuelles de la demanderesse. Les montants que celle-ci réclame comme primes payables étaient entrés, chaque année, dans ses livres comme passif parce qu'ils représentaient le coût de la couverture d'assurance pour ladite année. Les montants entrés comme indemnités d'accident et de transport de marchan- dises ont été ainsi comptabilisés pour l'année en question parce que les événements qui donnaient lieu à ces indemnités s'étaient effectivement pro- duits pendant cette année-là. Les comptables n'ont pas mis de côté des montants approximatifs comme «réserve» pour éventualités, il les ont comp- tabilisés comme définitivement payables parce que les primes avaient été gagnées, les accidents s'étaient produits, les réclamations avaient été déposées, les enquêtes avaient eu lieu, le quantum des dommages avait été calculé et les montants avaient été entrés.
Dans J. L. Guay Ltée c. M.R.N. 6 , la Commis sion d'appel de l'impôt, les divisions de première instance et d'appel de la Cour fédérale et la Cour suprême du Canada ont rejeté les appels interjetés contre le refus du Ministre d'autoriser l'appelante, entrepreneur de construction, à déduire les rete- nues habituelles de garantie de 10% sur les mon- tants dus aux sous-traitants. Il était loin d'être sûr que les retenues leur seraient versées au complet. Le juge en chef adjoint Noël, à la page 245-6, établit une distinction entre les dépenses déducti- bles pour une période donnée et les montants mis de côté comme réserve:
6 69 DTC 490, [1971] C.F. 237, [1972] C.F. 1441, 75 DTC 5094.
Dans la plupart des causes fiscales, l'on n'accepte que les montants dont la quantité exacte est établie. Ce qui veut dire que les montants provisoires ou estimés sont ordinairement rejetés et il n'est pas recommandable de calculer les profits imposables en utilisant des données qui sont conditionnelles, contingentes ou incertaines. Il faut, en effet, pour que les montants provisoires ou les estimés soient acceptés, qu'ils soient sûrs.
En règle générale, si une dépense déductible du, revenu est faite, elle doit être déduite en calculant les profits pour la période dans laquelle elle a été faite et non pas dans une autre période.
La procédure adoptée par l'appelante de déduire de son revenu les montants qu'elle retient et qu'elle pourra un jour être obligée de payer à son sous-traitant, mais que ce dernier ne peut, cependant, exiger que dans les 35 jours qui suivent l'approbation des travaux par l'architecte, va, comme nous venons de le voir, à l'encontre de la règle qu'une dépense ne peut être déduite du revenu que pour la période elle a été faite, ce qui suffirait à disposer de cet appel. Il y a, cependant, comme nous l'avons vu plus haut, une raison additionnelle pour rejeter cet appel et c'est que nous sommes en présence de montants retenus qui sont non seulement incertains quant au quantum si des dommages partiels sont causés par des travaux mal faits mais qui ne seront même plus dus ni payables si les dommages excèdent la retenue. Comment, dans ces circons- tances, peut-on soutenir qu'il s'agit d'une charge certaine et actuelle et que cette retenue dont l'appelante a la jouissance la plus complète jusqu'à ce qu'elle paie les montants qui revien- nent au sous-contracteur ou jusqu'à ce que la compensation soit opérée peut être déduite par l'appelante au fur et à mesure qu'elle les reçoit du propriétaire.
De toute évidence, dans l'affaire Guay, les rete- nues de garantie étaient «conditionnelles, contin- gentes ou incertaines» et «ne devaient pas être utilisées pour calculer les profits imposables». Elles avaient pour objet essentiel d'assurer le paiement de tout dommage susceptible de résulter d'une mauvaise exécution des travaux. Donc, non seule- ment le quantum des montants retenus était incer- tain si des dommages partiels se produisaient, mais lesdits montants ne seraient même plus dus ni payables si les dommages excédaient les retenues. En l'espèce, la situation est différente. Les mon- tants entrés étaient définitivement dus et payables; en fait, ils étaient même payés. La Cour d'appel fédérale a confirmé le jugement du juge en chef adjoint Noël au motif que: «le profit de l'appelante ne peut être établi en considérant d'une part, la valeur de 90% des travaux exécutés pour le pro- priétaire, et d'autre part une déduction de 100% pour les travaux exécutés pour l'appelante par les sous-entrepreneurs». La Cour suprême du Canada a rejeté l'appel sans donner de motifs.
Je suis donc d'avis qu'en l'espèce, les montants payables pour les primes et les indemnités d'acci- dent et de transport des marchandises consti- tuaient une somme déboursée conforme aux princi- pes ordinaires des échanges commerciaux, qu'ils ont été entrés à raison comme dépenses et qu'ils ont bien été déboursés en vue de produire un revenu. La nouvelle cotisation du Ministre pour l'année d'imposition 1971 doit donc être modifiée en conséquence.
Et maintenant, je passe aux amendes. Il faut d'abord déterminer si leur paiement constituait ou non pour la demanderesse une somme déboursée en vue de produire un revenu, afin de voir si elle peut se prévaloir de l'exception à l'interdiction visée à l'alinéa 12(1)a). Si la réponse est affirma tive, alors il faut répondre à l'argument de l'intérêt public.
Dans M.R.N. c. E. H. Pooler and Company Limited', le juge Thurlow, de la Cour de l'Echi- quier du Canada (maintenant juge en chef adjoint), a statué sur une amende de $2,000 impo sée par la Bourse de Toronto à la compagnie défenderesse pour la conduite de l'un de ses vice- présidents qu'elle jugeait préjudiciable à ses inté- rêts. Le savant juge a conclu qu'il était impossible de concevoir que le paiement de l'amende puisse aboutir à gagner un revenu. La compagnie était tenue d'effectuer le paiement, qu'elle poursuive ou non ses activités, qui n'avaient aucun rapport avec ledit paiement. Quant au vice-président, il ne s'était pas efforcé de gagner des commissions pour la compagnie, il avait agi pour des raisons person- nelles. Le juge Thurlow ajoute:
[TRADUCTION] A cet égard, indépendamment de tout principe général qui pourrait s'appliquer ou non aux faits de l'espèce pour en exclure la déduction, j'estime que l'amende ne peut pas échapper à l'interdiction de l'art. 12(1)a), sauf si le fait que Ramsay ait incité les autres membres de la Bourse à ouvrir ces comptes, peut être assimilé à un acte accompli dans l'exercice des affaires de l'intimée ou pour servir ses fins. [C'est moi qui souligne.]
Le jugement n'a pas défini le «principe général» et a rejeté le paiement des amendes non pas parce qu'il était entaché d'impureté, mais parce qu'il ressortait des faits mêmes de la cause qu'il n'avait pas été fait en vue de gagner un revenu.
7 62 DTC 1321, 1324.
Dans The Commissioners of Inland Revenue c. Alexander Von Glehn & Co., Ltd. 8 , la Cour d'ap- pel britannique a rejeté la déduction d'une amende de compromis payée par la compagnie demande- resse à propos de prétendues infractions au Cus toms (War Powers) Act, 1915 9 . Voici quelques commentaires formulés par leurs Seigneuries:
Le maître des rôles, lord Sterndale, déclare à la page 238:
[TRADUCTION] Maintenant, quelle est en l'occurrence la situation? Cette entreprise pouvait fort bien poursuivre ses activités sans enfreindre la loi.
Il est peut-être un peu difficile d'établir une distinction expresse, mais il me semble qu'une perte commerciale subie en cours de négoce diffère d'une pénalité imposée à une personne ou à une compagnie pour une infraction à la loi commise dans l'exercice de ce négoce.
Le lord juge Warrington déclare aux pages 241 et 242:
[TRADUCTION] Maintenant, on ne peut pas dire qu'en l'es- pèce, la dépense est faite pour servir les fins du commerce ou en vue de gagner des profits commerciaux, mais, comme je l'ai déjà dit (et la même remarque s'applique à cette Règle quant aux autres) parce que la personne qui dirige le commerce a, non pas par manque de droiture morale, mais a quand même malheureusement commis une infraction à la loi.
Le lord juge Scrutton déclare à la page 244:
[TRADUCTION] Je suis enclin à penser, quoique je ne veuille pas me prononcer de façon définitive, que les lois de l'impôt sur le revenu doivent se limiter aux affaires légales et aux affaires menées de façon légale.
L'avocat de la défenderesse a soutenu qu'il existe un principe général excluant la déduction d'une amende infligée au contribuable, dans l'exer- cice de ses affaires ou autrement. Il a invoqué à cet effet certains arrêts britanniques:
Dans Cleaver c. Mutual Reserve Fund Life Association 10 , le lord juge Fry, de la Cour d'appel britannique, déclare à la page 156:
[TRADUCTION] Il me paraît qu'aucun système de jurispru dence ne peut à raison inclure dans les droits dont il assure l'exécution, ceux que la personne qui les revendique tire directe- ment de son délit.
Dans Beresford c. Royal Insurance Company,
8 12 T.C. 232.
9 5 Geo. 5, c. 31.
10 [1892] 1 Q.B. 147.
Limited", lord Atkin déclare aux pages 596 et 597:
[TRADUCTION] Les arrêts qui ont établi cette doctrine ont été amplement commentés par le maitre des rôles, lord Wright, dans le jugement qu'il a rendu en l'espèce. J'en mentionne quelques-uns afin d'attirer l'attention sur le fait que dans les plus anciens on donne différentes raisons à l'appui de la règle, mais qu'on peut maintenant exprimer le principe en termes très généraux.
et à la page 599:
[TRADUCTION] ... les cours ne reconnaissent pas un profit qu'un délinquant tire de son délit. C'est la règle absolue.
Dans The Amicable Insurance Society c. Bolland' 2 , le lord Chancelier déclare à la page 211:
[TRADUCTION] N'est-il pas nul d'après les principes les plus élémentaires de l'intérêt public? Un tel contrat (si valable) n'enlève-t-il pas une des contraintes qui influent sur l'esprit des hommes pour les empêcher de commettre des crimes? C'est-à- dire l'intérêt qu'ils portent au bien-être et à la prospérité de leurs parents.
Le savant avocat a alors cherché à démontrer qu'il faudrait appliquer à nos lois canadiennes en matière d'impôt sur le revenu, la thèse selon laquelle les délinquants ne doivent pas profiter de leurs délits, et rejeter les amendes comme dépenses déductibles, même si elles sont subies en vue de produire un revenu. D'autre part, l'avocat de la demanderesse a soutenu très utilement que la léga- lité ou l'illégalité des affaires auxquelles les dépen- ses se rattachent n'a rien à voir dans l'interpréta- tion de la Loi de l'impôt sur le revenu.
Dans Rolland Paper Company Limited c. M.R.N. ", la Cour de l'Échiquier du Canada a jugé que les frais de justice engagés par l'appelante pour se défendre contre une accusation de pratique de commerce illégale au titre du Code criminel, étaient, en vertu de l'article 12(1)a), déductibles comme dépenses faites en vue de produire un revenu. Selon cette Cour, les dépenses étaient engagées conformément à des usages commerciaux et comptables solides, car l'appelante s'efforçait de défendre et de préserver le système qui produisait son revenu. Avant de citer lord Haldane, le juge Fournier a tenu à s'exprimer dans ces termes aux pages 338 et 339:
11 [1938] A.C. 586.
12 (1830) 4 Bligh N.S. 194, 5 E.R. 70. n [1960] R.C.É. 334.
[TRADUCTION] Ceci étant, il devient nécessaire de déterminer si les actes illégaux commis en gagnant un revenu dans l'exploi- tation d'une entreprise ou d'un commerce doivent entrer en ligne de compte dans le calcul du revenu d'un contribuable. La Loi déclare clairement que le revenu d'un contribuable est son revenu de toutes provenances. Cette déclaration est absolue et positive et il est de jurisprudence constante que l'impôt sur le revenu est un impôt sur la personne, qu'il se mesure en fonction de son revenu et que la provenance du revenu ne doit pas entrer en ligne de compte lorsqu'on calcule le revenu imposable d'un contribuable.
Dans Ministre des Finances et Smith [1927] A.C. 193 [1 DTC 92] il a été jugé en se fondant sur une interprétation littérale de la Loi, que les profits en question, bien qu'illicites au titre de la loi provinciale, entrent dans le cadre de l'art. 3(1), lord Haldane déclare dans ses motifs à la page 197 (in fine):
... Rien dans la Loi n'indique l'intention de restreindre la définition statutaire du revenu et il ne paraît pas opportun dans une affaire comme celle-ci d'assumer qu'une norme morale contrôle l'interprétation littérale des termes employés ....
Quatre ans plus tard, la Cour de l'Échiquier a jugé que les profits de l'exploitante d'un réseau de prostitution étaient assujettis à l'impôt, mais qu'elle pouvait déduire les dépenses faites en vue de gagner un revenu, notamment les frais de jus tice et la commission sur des cautionnements. Le juge Cattanach déclare à la page 766 14 :
[TRADUCTION] A ce stade, je désire faire remarquer qu'il ressort clairement de la jurisprudence que les gains provenant d'opérations illicites ou d'entreprises illégales sont assujettis à l'impôt. L'intimée, au cours de sa déposition, a déclaré avoir exposé aux fonctionnaires de la Division de l'impôt qu'il était incongru que le gouvernement cherche à vivre sur les produits de la prostitution. Toutefois, la réponse complète sur ce point se trouve dans le jugement rendu par le juge Rowlatt dans Mann c. Nash (1929-1932) 16 T.C. 523, il déclare à la page 530:
Il est dit à nouveau: «l'État se présente-t-il pour prendre une part des gains illégaux?» C'est pure rhétorique. L'État ne fait rien de la sorte. Il impose le contribuable en fonction de certains faits. Il n'y a pas d'associés; il n'y a ni patron ni participant dans l'illégalité. L'État impose simplement un homme en fonction de ses ressources. A mon avis, c'est pure rhétorique de dire qu'il partage ses profits et cette rhétorique ne contribue nullement à résoudre la question dont je suis saisi.
En l'espèce, j'estime que les amendes payées par la demanderesse proviennent de l'exploitation jour- nalière de son entreprise de transport et consti tuent des dépenses indispensables.
La demanderesse ne contrôlant pas constam- ment le poids des marchandises transportées dans
14 [1965] 1 R.C.É. 758 (M.R.N. c. Eldridge).
ses remorques (et il ressort du témoignage non contesté qu'un contrôle étroit est peu pratique, sinon impossible, dans une industrie de transports routiers aussi hautement compétitive), les infrac tions involontaires aux restrictions de poids sem- blent inévitables. La méthode comptable de la demanderesse, qui consiste à entrer les amendes payées comme dépenses et les amendes rembour- sées par les clients comme recettes, indique aussi que le paiement d'amendes est monnaie courante dans son entreprise. Le fait que les permis d'excé- dents de poids soient accordés à la demande d'un expéditeur tend également à montrer qu'il est facile de surmonter les restrictions de poids et que les infractions, de toute évidence, ne violent pas outrageusement l'intérêt public.
Les nouvelles cotisations du Ministre, quant aux amendes, doivent donc être modifiées en conséquence.
J'annule les appels de la demanderesse relatifs à ses années d'imposition 1966, 1967, 1968, 1969 et 1970. J'accueille l'appel de la demanderesse relatif à son année d'imposition 1971, l'alinéa 27(1)e) autorisant la déduction des pertes commerciales subies pendant les cinq années d'imposition qui la précèdent. Dépens en faveur de la demanderesse.
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