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T-3675-76
Association des Gens de l'Air du Québec Inc., Roger Demers, Pierre Beaudry, Marc Bériault et Guy Charette (Demandeurs)
c.
L'honorable Otto Lang, tant personnellement qu'en sa qualité de ministre des Transports, et le procureur général du Canada (Défendeurs)
et
Canadian Air Traffic Control Association Inc. (CATCA), Canadian Air Line Pilots Association (CALPA), le procureur général du Québec et Keith Spicer (Mis-en-cause)
Division de première instance, le juge Marceau— Québec, les 20 et 21 décembre 1976; Ottawa, le 12 janvier 1977.
Compétence—Transport—Le Ministre a-t-il le pouvoir de contrôler la langue utilisée par les pilotes et les contrôleurs de la circulation aérienne dans l'exercice de leurs fonctions?— Possibilité de conflit avec la Loi sur les langues officielles—Le Ministre a-t-il agi de mauvaise foi ou a-t-il abusé des pou- voirs qui lui sont accordés par la Loi?—Possibilité de conflit avec la Loi sur la langue officielle du Québec—Loi sur l'aéro- nautique, S.R.C. 1970, c. A-3, art. 6—Loi sur les langues officielles, S.R.C. 1970, c. O-2, art. 2, 9, 10 et 39—Règlement de l'Air, DORS/61-10 et ses modifications, art. 104k)— Ordonnance sur les normes et méthodes des communications aéronautiques, DORS/76-551—Loi sur la langue officielle du Québec, L.Q. 1974, c. 6, art. 12.
Les demandeurs cherchent à obtenir un jugement déclara- toire portant que l'Ordonnance sur les normes et méthodes des communications aéronautiques DORS/76-551, relative à l'usage du français dans les communications aériennes, est nulle en ce que le ministre n'a pas le pouvoir d'émettre des ordonnan- ces relatives à l'usage d'une langue dans les communications aériennes, que, même s'il avait ce pouvoir, l'ordonnance en cause contrevient aux dispositions de la Loi sur les langues officielles du Canada et de la Loi sur la langue officielle du Québec et que de toute façon, ce pouvoir n'a pas été exercé correctement. Les demandeurs sollicitent également une injonc- tion enjoignant les défendeurs de cesser d'empêcher les pilotes et les contrôleurs de la circulation aérienne d'utiliser le français dans l'exercice de leurs fonctions au Québec. Comme moyen préliminaire, les défendeurs contestent le droit de l'Association des Gens de l'Air du Québec Inc. de se porter codemanderesse dans le litige, en raison des dispositions de l'article 59 du Code de procédure civile québécois.
Arrêt: l'action est rejetée. La Loi sur l'aéronautique donne au ministre fédéral des Transports le pouvoir d'établir les règlements, et l'alinéa 104k) du Règlement prévoit qu'il peut émettre des directives relativement, inter alla, aux systèmes et méthodes de communications. La langue étant un moyen de communication, le ministre doit donc avoir le pouvoir d'émettre
une ordonnance prescrivant la langue à utiliser dans les com munications aériennes. L'article 2 de la Loi sur les langues officielles est déclaratoire et doit être lu dans le contexte de la Loi dans son ensemble, particulièrement l'article 9, qui enjoint les responsables de donner effet à la Loi «dans la mesure il leur est possible de le faire». L'article 10, qui impose au ministre des Transports une obligation spécifique, a pour objet l'intérêt des «voyageurs», et l'alinéa 104k) du Règlement assure largement le respect de l'obligation prévue par la loi. La Loi sur la langue officielle du Québec n'est pas en cause, puisque le Québec n'a aucune compétence législative en matière d'aéro- nautique. Le ministre a exercé correctement ses pouvoirs en émettant l'ordonnance en cause; il était obligé par les circons- tances existant au moment elle a été émise d'imposer un «gel» temporaire sur l'expansion que connaissait l'utilisation du français dans les communications aériennes et il a clairement expliqué qu'il était toujours dans l'intention du gouvernement d'établir l'usage du français dans les communications aériennes au Québec dans la mesure cela pouvait être fait sans préjudice à la sécurité. Il semblerait que l'article 59 du Code de procédure civile québécois n'empêche pas la première deman- deresse nommée de se porter codemanderesse dans le présent litige, compte tenu de son statut établi suivant la Partie III de la Loi des compagnies du Québec.
Arrêts appliqués: Barker c. Edger [ 1898] A.C. 748; Refer ence as to the Validity of the Regulations in relation to Chemicals [1943] R.C.S. 1 et Reference as to the Validity of Orders in Council in Relation to Persons of the Japa- nese Race [1946] R.C.S. 248.
ACTION. AVOCATS:
Guy Bertrand, Serge Joyal et Gilles Grenier pour les demandeurs.
Gaspard Côté et Paul 011ivier, c.r., pour les défendeurs.
Gary Q. Ouellet pour Canadian Air Traffic Control Association Inc., mise-en-cause. Rodolphe Bilodeau pour le procureur général du Québec, mis-en-cause.
Royce Frith, c.r., pour Keith Spicer, mis-en-cause.
PROCUREURS:
Bertrand, Richard, Dumas, Côté, Otis & Morand, Québec, pour les demandeurs. Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Levasseur, Ouellet, Morneau, Plourde & Levesque, Québec, pour Canadian Air Traffic Control Association Inc., mise-en-cause. Le procureur général du Québec agissant en son propre nom, mis-en-cause.
Royce Frith, c.r., Ottawa, pour Keith Spicer, mis-en-cause.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE MARCEAU: L'Association des Gens de l'Air du Québec Inc. et quatre pilotes et contrô- leurs francophones québécois se sont joints ici pour contester la validité de l'ordonnance du ministre des Transports du Canada sur les normes et méthodes des communications aéronautiques, enregistrée le 30 août 1976 sous le numéro DORS/76-551 et publiée dans la Gazette du Canada le 1" septembre suivant. Intentée contre l'honorable Otto Lang, ministre des Transports du Canada (ci-après, dans ces notes, «le ministre») et le procureur général du Canada, l'action demande que l'ordonnance soit déclarée nulle et que les défendeurs soient enjoints de cesser d'empêcher les pilotes et les contrôleurs de la circulation aérienne d'utiliser le français dans l'exercice de leurs fonc- tions au Québec. Ont été «mis-en-cause», comme le permet le Code de procédure civile de la province de Québec, mais sans qu'aucun redressement par- ticulier ne soit réclamé contre eux: la Canadian Air Line Pilots Association (CALPA), qui n'était pas représentée à l'audition; la Canadian Air Traf fic Control Association (CATCH), qui y avait délégué un observateur, le procureur général du Québec et le Commissaire aux langues officielles, Keith Spicer, qui, par leurs représentants respec- tifs, ont présenté au tribunal les observations perti- nentes qu'ils jugeaient à propos.
Cette action, on le sait, s'inscrit dans le cadre de la polémique de dimension nationale qui s'est sou- levée au cours des derniers mois relativement à l'implantation progressive du bilinguisme dans les services de contrôle du trafic aérien dans la pro vince de Québec. Elle transpose sur le plan judi- ciaire la lutte que poursuivent depuis quelque temps les gens de l'air francophones québécois pour que leur soit reconnu le droit de faire usage de leur langue dans l'exercice de leurs fonctions au Québec. Le contexte permet évidemment de com- prendre et de situer le litige; il est clair cepen- dant—et c'est ce que je tiens à souligner d'abord— qu'il ne saurait influer sur sa solution. La Cour est saisie d'un problème proprement juridique qui ne peut être analysé et résolu que sur le plan du droit et à partir de principes de droit; elle n'est pas
appelée à se prononcer sur la légitimité de cette lutte des gens de l'air francophones ni sur le bien-fondé de leurs revendications de principe. La seule question posée aujourd'hui est celle de savoir si l'ordonnance contestée, enregistrée le 30 août, est valide ou non: si elle est valide, l'action devra être rejetée; au cas contraire, la déclaration de nullité sera prononcée et la possibilité d'accéder aux conclusions accessoires d'injonction que for- mule la déclaration devra être examinée et décidée.
Une dernière note préliminaire. Dans sa défense, le sous-procureur général du Canada, pour le compte des défendeurs, a contesté le droit de l'As- sociation des Gens de l'Air du Québec de se porter codemanderesse dans le litige sous prétexte qu'elle n'aurait pas l'intérêt juridique requis. L'Associa- tion a été constituée suivant la Partie III de la Loi des compagnies du Québec (S.R.Q. 1964, c. 271) aux fins, notamment, de «promouvoir le développe- ment, la sécurité et l'efficacité au sein de l'aviation civile au Québec» et de «promouvoir les intérêts professionnels de ses membres (actuellement envi- ron 1300) et défendre leurs droits ainsi que ceux de toutes les personnes oeuvrant dans l'aviation civile au Québec». Il me semble qu'en demandant la nullité d'une ordonnance qui affecte en partie l'organisation de l'aviation civile au Québec (je n'inclus pas les conclusions en injonction), l'Asso- ciation exerce un recours qui n'existe pas unique- ment dans la personne de ses membres mais lui appartient aussi en propre, et que, par conséquent, elle ne contrevient pas, comme on le prétend, à la règle de l'article 59 du Code de procédure civile québécois. La situation ici me semble différente de celle qui se présentait dans l'affaire Jardins Taché c. Entreprises Dasken ([1974] R.C.S. 2). Il n'est cependant ni nécessaire ni même utile que je prenne nettement parti sur ce point étant donné les conclusions auxquelles je suis arrivé quant à l'ac- tion elle-même et le fait que sa portée est de toute façon purement académique vu la présence des quatre autres demandeurs dont la qualité et l'inté- rêt ne sont pas contestés.
Ces remarques introductives étant faites, il con- vient de reproduire dès maintenant et intégrale- ment le texte de l'ordonnance contestée:
Enregistrement
DORS/76-551 30 août 1976
LOI SUR L'AÉRONAUTIQUE
Ordonnance sur les normes et méthodes des communications aéronautiques
En vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur l'aéronautique et de l'alinéa 104k) du Règlement de l'Air, le ministre des Trans ports abroge l'Ordonnance sur les normes et procédures des communications aéronautiques (Ordonnance sur la navigation aérienne, série I, 1) rendu le 7 juillet 1976 et enregistrée sous le numéro DORS/76-460.
Ottawa, le 27 août 1976
pro Le ministre des Transports
DONALD S. MACDONALD
ORDONNANCE SUR LA NAVIGATION AÉRIENNE, SÉRIE I, N ° 1
ORDONNANCE PRESCRIVANT DES NORMES ET DES MÉTHODES CONCERNANT LES COMMUNICATIONS EN PHONIE EN AÉRONAUTIQUE
Attendu que, conformément à la Loi sur les langues officiel- les, toutes les institutions du gouvernement du Canada ont le devoir de veiller, dans la mesure il leur est possible de le faire, à ce que le public, lorsqu'il y a de sa part demande importante, puisse communiquer avec°' elles et obtenir leurs services dans les deux langues officielles;
Attendu que le gouvernement désire compléter l'introduction du bilinguisme dans les communications aériennes au Québec;
Attendu que le gouvernement, conformément à la Loi sur l'aéronautique, désire assurer la meilleure compréhension pos sible entre pilotes et contrôleurs aériens et est conscient de la nécessité que la sécurité des passagers et des membres d'équi- page ne doit pas de ce fait être compromise;
Attendu que le gouvernement s'est engagé à compléter l'in- troduction du bilinguisme dans les communications aériennes au Québec à mesure qu'il est démontré que cet objectif peut être atteint sans préjudice à la sécurité; et
Attendu qu'il est considéré nécessaire, dans l'intérêt de la sécurité, d'autoriser formellement l'usage de la langue française dans les communications aériennes du Québec d'une façon compatible avec l'introduction progressive du bilinguisme dans ces communications à mesure qu'il est démontré que cela peut être fait sans préjudice et à la sécurité;
Le ministre des transports, en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur l'aéronautique et de l'alinéa 104k) du Règlement de l'Air, établit la présente ordonnance.
Titre abrégé
1. La présente ordonnance peut être citée sous le titre: Ordonnance sur les normes et méthodes des communications aéronautiques.
Interprétation
2. Dans la présente ordonnance,
«Ministre» désigne le ministre des Transports; (Minister) «services consultatifs» désigne le fait qu'une station aéronauti- que de radio fournit à une autre station semblable des
renseignements sur la sécurité des vols, y compris des rensei- gnements de météorologie aéronautique et des comptes rendus sur l'état des aérodromes, des aides de la navigation aérienne et des aides d'approche, mais ne comprend pas les autorisations, les instructions ou les méthodes du contrôle de la circulation aérienne IFR; (advisory services)
«station aéronautique de radio» désigne
a) une station aérienne d'un aéronef qui peut communiquer bilatéralement en phonie avec une autre station aérienne semblable, un organe du contrôle de la circulation aérienne et toute station au sol de radio aéronautique,
b) un organe du contrôle de la circulation aérienne exploité par le ministère des Transports qui peut communiquer bilaté- ralement en phonie, y compris
(i) un centre de contrôle régional établi afin d'assurer le service du contrôle de la circulation aérienne aux aéronefs qui effectuent des vols IFR,
(ii) un organe de contrôle terminal, et
(iii) une tour de contrôle ou un organe de contrôle de la circulation aérienne temporaire ou mobile établi afin d'as- surer le contrôle de la circulation aérienne, ou
c) une station au sol de radio aéronautique exploitée par le ministère des Transports et qui peut communiquer bilatérale- ment en phonie, à l'exception d'un organe du contrôle de la circulation aérienne;
(aeronautical radio station)
«zone de contrôle» désigne un espace aérien contrôlé qui s'étend verticalement en altitude à partir de la surface de la terre et qui couvre une région approuvée par le Ministre; (control zone)
«zone de contrôle intégral» s'entend d'une zone de contrôle désignée et définie dans le Designated Airspace Handbook publié sur directive du Ministre; (positive control zone)
«zone de contrôle temporaire» désigne une zone de contrôle des services de contrôle de la circulation aérienne sont fournis temporairement. (temporary control zone)
Généralités
3. (1) La personne qui exploite une station aérienne, visée à l'alinéa a) de la définition de «station aéronautique de radio» de l'article 2, qui entre en communication dans la province de Québec avec une station au sol de radio aéronautique visée à l'alinéa c) de cette définition et qui apparaît à l'annexe I, telle que modifiée de temps à autre, est autorisée à fournir les services consultatifs en français à cette station au sol de radio aéronautique.
(2) La personne qui exploite dans la province de Québec une station aérienne, visée à l'alinéa a) de la définition de «station aéronautique de radio» de l'article 2, est autorisée à fournir les services consultatifs en français au pilote commandant de bord d'un autre aéronef
a) sur une fréquence radio autre qu'une fréquence d'ur- gence, une fréquence d'une station au sol de radio aéronauti- que ou une fréquence d'un organe du contrôle de la circula tion aérienne, à des fins autres que celle d'effectuer un relais; ou
b) afin d'effectuer un relais sur n'importe quelle fréquence qu'ils utilisent déjà.
(3) La personne qui exploite une station au sol de radio aéronautique située dans la province de Québec et qui apparaît
à l'annexe I, telle que modifiée de temps à autre, est autorisée à fournir les services consultatifs en français au pilote comman dant de bord d'un aéronef lorsque celui-ci, implicitement ou autrement, a manifesté le désir d'obtenir les services consulta- tifs en français.
4. La personne qui exploite une station aéronautique de radio située à un aérodrome de la province de Québec qui apparaît à l'annexe II, telle que modifiée de temps à autre, est autorisée à utiliser le français afin de fournir les services consultatifs et les services du contrôle de la circulation aérienne dans le cadre de la zone de contrôle intégral ou de la zone de contrôle et sur l'aire de manoeuvre de l'aérodrome au pilote commandant de bord d'un aéronef lorsque
a) le pilote commandant de bord a manifesté le désir que ces services lui soient fournis en français en adressant sa pre- mière communication radio à la station aéronautique de radio en français; et
b) seulement lorsque l'aéronef est manoeuvré conformément aux règles de vol à vue.
5. La personne qui exploite un organe du contrôle de la circulation aérienne temporaire ou mobile, décrit au sous-alinéa b)(iii) de la définition de «station aéronautique de radio» à l'article 2 située dans la province de Québec et servant pour fournir le service à une zone de contrôle temporaire, est autori- sée à utiliser le français afin de fournir les services du contrôle de la circulation aérienne et les services consultatifs aux mani festations aéronautiques spéciales, telles que définies dans l'Or- donnance sur la sécurité des manifestations aéronautiques spéciales, qui se déroulent conformément aux règles de vol à vue ou afin de fournir d'autres services temporaires du contrôle de la circulation aérienne spécifiquement approuvés par le Ministre.
6. En cas d'urgence en vol au-dessus de la province de Québec, le pilote commandant de bord peut communiquer en français avec n'importe quelle station aéronautique de radio située dans cette province pour toute question relative au cas d'urgence.
7. Sauf les cas d'autorisation des articles 3 à 6, il est interdit à quiconque exploite une station aéronautique de radio au Canada de transmettre des services consultatifs, des autorisa- tions, instructions ou méthodes du contrôle de la circulation aérienne, ou d'y répondre, dans une autre langue que l'anglais.
Ottawa, le 27 août 1976
pro Le ministre des Transports
DONALD S. MACDONALD
ANNEXE I
LISTE DES STATIONS AU SOL DE RADIO AÉRONAUTIQUE DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC
1. Montréal (Dorval)
2. Québec
3. Mont-Joli
4. Sherbrooke
5. Roberval
6. Sept-Îles
7. Fort Chimo
8. Schefferville
9. Nitchequon
10. Lake Eon
11. Poste-de-la-Baleine
12. Inoucdjouac
13. Rouyn
14. Gaspé
15. Matagami
16. La Grande Rivière
ANNEXE II
LISTE DES AÉRODROMES DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC
1. Québec
2. Saint-Jean
3. Sept-Îles
4. Baie -Comeau
5. Saint-Honoré
6. Val d'Or
Pour comprendre la réaction des demandeurs et donner une certaine perspective à leurs motifs d'attaque, il importe de rappeler dans ses grandes lignes la genèse de cette ordonnance et de la situer dans l'évolution de la politique linguistique du ministère des Transports du Canada dans le domaine des communications aériennes.
Avant 1974, il n'était pas question de français dans les communications air-sol au Canada, pas plus au Québec qu'ailleurs: seul l'anglais était autorisé pour des motifs qu'on disait de sécurité. On affirmait comprendre le désir des pilotes fran- cophones de s'exprimer dans leur langue mater- nelle mais on évoquait les problèmes que l'usage du français de pair avec l'anglais soulèverait et les dangers qui pourraient en résulter, vu le nombre important des contrôleurs et pilotes anglophones unilingues. Le 19 juin 1974—la Loi sur les lan- gues officielles (S.R.C. 1970, c. O-2) avait été adoptée en 1969—à la suite notamment d'une étude visant à évaluer «les répercussions de la création éventuelle d'unités de langue française dans les tours de contrôle de la circulation aérienne en fait de communication air-sol» suivie d'«une enquête restreinte sur la sécurité aéronauti- que concernant la situation qui régnait à Québec en ce qui a trait à l'usage des deux langues officiel- les dans la prestation des services de contrôle» (voir historique, dans le rapport produit comme pièce
P-10),—un premier pas à cet égard est fait. Un avis émanant du Directeur général de l'aéronauti- que civile, M. McLeish, (NOTAM 12/74, pièce P-8), annonce que le français serait dorénavant permis pour les communications air-sol, dans les vols à vue (VFR), à cinq aéroports de la province de Québec, ceux de Québec, Saint-Jean, Sept-Îles, Baie -Comeau et Saint-Honoré. Le 1" avril 1976, un deuxième avis relatif à la langue (N.OTAM 5/76, pièce P-8), émanant encore du Directeur général de l'aéronautique civile, un M. Arpin cette fois, vient remplacer celui de 1974. Ce deuxième avis, après avoir évoqué la volonté du ministère de respecter l'esprit de la Loi sur les langues officiel- les tout en maintenant les normes et procédures requises par la Loi sur l'aéronautique pour assurer la protection de tous, confirme la situation acquise à l'égard des cinq aéroports québécois et annonce une extension au domaine des «communications entre les avions VFR et les stations de radio navigation du transports Canada dans la province de Québec».
L'opposition, déjà affirmée, des associations mises-en-cause, CATCA et CALPA, au pro gramme d'extension du bilinguisme dans les com munications aériennes devient alors plus ouverte, plus ferme et apparemment plus irréductible; elle aboutit finalement à une grève des pilotes de la CALPA qui est déclenchée le 19 juin 1976. Le 28 juin suivant, le ministre accepte dans un protocole d'accord avec les représentants des deux associa tions mises-en-cause (pièce P-5) de ne procéder à aucune expansion additionnelle du programme d'implantation du français dans les communica tions aériennes au Québec, tant que la nouvelle Commission d'enquête sur le bilinguisme et la sécurité aérienne, dont il a annoncé la création cinq jours auparavant, n'aura pas soumis à cette fin un rapport favorable'. Le même jour les grévis- tes retournent au travail.
Le 30 juin 1976, le ministre émet une première ordonnance (DORS/76-408) qui reprend en subs tance les prescriptions de l'avis du 1 e avril sauf qu'aux cinq aéroports déjà visés il en ajoute un sixième: Val d'Or. Cette ordonnance sera rempla-
' Le mandat précis confié à la Commission n'a pas été établi en preuve, mais sa création est attestée par les documents produits, et toutes les parties ont plaidé en prenant pour acquise son existence.
cée par une deuxième, le 8 juillet suivant (DORS/76-460, P-8), laquelle à son tour sera abrogée quelque six semaines plus tard, soit le 27 août, pour être substituée par celle attaquée dans la présente instance. Il ne semble pas essentiel de citer ici au long ces deux ordonnances 2 qui ont précédé celle mise-en-cause dont le texte est repro- duit intégralement ci-haut. Elles sont différem- ment rédigées, moins élaborées, ne contiennent pas de préambule, mais elles couvrent le même domaine et sont en substance, pour ce qui est des règles qu'elles édictent, au même effet. Il convient de souligner, cependant, pour compléter cette revue succincte mais suffisante des faits essentiels qui entourent le litige, que les demandeurs avaient déjà contesté en justice la validité de l'ordonnance du 8 juillet avant qu'elle ne fut abrogée: ils durent ainsi se désister de leur action mais ils en intentè- rent aussitôt une nouvelle contre l'ordonnance de remplacement en invoquant substantiellement les mêmes motifs d'invalidité.
Ces motifs, il faut maintenant en examiner la valeur et la portée juridique. Ils peuvent, il me semble, se résumer dans quatre propositions que je formulerai et considérerai successivement en sui- vant un ordre qui ne correspond pas en réalité à leur importance respective dans l'argumentation des demandeurs mais qui m'apparaît plus logique.
1. Le ministre des Transports du Canada, pré- tendent d'abord les demandeurs, n'avait pas le pouvoir d'émettre une ordonnance relative à, la langue des communications aériennes.
C'est par l'article 6 de la Loi sur l'aéronautique (S.R.C. 1970, c. A-3) que le Parlement, après avoir confié au ministre des Transports la respon- sabilité du contrôle et de la réglementation de la navigation aérienne au Canada, lui délègue le pou- voir d'établir les règlements, ordonnances et direc tives qu'il jugerait nécessaires à cette fin. Le para- graphe (1) de l'article énumère, quoique de façon non limitative, les différents sujets sur lesquels pourront porter les règlements, pour lesquels l'ap- probation préalable du gouverneur en conseil est exigée; le paragraphe (2) ensuite poursuit:
6. (2) Tout règlement édicté en vertu du paragraphe (1) peut autoriser le Ministre à établir des ordonnances ou des
2 Publiées dans un numéro spécial de la Gazette du Canada, en date du 23 juillet 1976.
directives, concernant les matières tombant sous le présent article, ainsi que les règlements peuvent le prescrire.
Or, l'article 104k) du Règlement de l'Air (DORS/61-10, modifié par DORS/69-627) édicté sous l'autorité du paragraphe (1) de cet article 6 de la Loi sur l'aéronautique, accorde au ministre le pouvoir d'établir des ordonnances ou des directi ves ayant pour objet de prescrire des normes et des conditions relatives à «la normalisation des équipe- ments, systèmes et méthodes de communications employés en navigation aérienne.»
Les demandeurs, bien sûr, ne songent nullement à remettre en question l'étendue de la compétence législative fédérale en matière d'aéronautique (voir In re The Regulation and Control of Aeronautics in Canada [1932] A.C. 54), terme qui recouvre, on le sait, tout ce qui touche à la navigation aérienne (voir notamment Johannesson c. Rural Municipa lity of West St. Paul [1952] 1 R.C.S. 292). Ils reconnaissent que la Loi sur l'aéronautique a confié au ministre des Transports la responsabilité de contrôler et régler la navigation aérienne et que l'article 6 a pour but de donner au ministre les «outils» dont il a besoin pour satisfaire à cette responsabilité. Ce qu'ils prétendent, c'est que la langue ne saurait être visée par l'expression «systè- mes et méthodes de communication» de l'article 104k) du Règlement de l'Air. Une «méthode» disent-ils dans leur mémoire (p. 22), est stricte- ment «une façon de faire une chose, d'agir, ce qui comprend aussi un ordre pour le faire». Dès lors, poursuivent-ils, on peut dire que «méthodes de communication» signifie «façon d'effectuer la com munication», ce qui, d'après eux, permet de con- clure: «le mot méthode englobe très certainement le pouvoir de préciser le vocabulaire que doivent utiliser les pilotes et les contrôleurs, de préciser le lexique. Toutefois, cela ne saurait signifier en quelle langue les pilotes et contrôleurs doivent parler».
La langue, à mon avis, est l'ensemble des unités du language parlé ou écrit et je n'arrive pas à voir comment elle peut être dissociée du vocabulaire et du lexique. Je ne crois pas qu'on puisse donner à l'expression «méthodes de communication» un sens aussi restreint et étriqué que celui suggéré par les demandeurs. La méthode est la «manière», et en matière de communication, la langue à utiliser fait partie, à mon avis, de la manière de communiquer.
Pour «normaliser les systèmes et méthodes de com munication» il faut d'abord préciser, si quelque doute existe à ce sujet, la langue qui sera parlée.
Le ministre, à mon avis, avait le pouvoir d'émet- tre une ordonnance prescrivant la langue à utiliser dans les communications aériennes.
2. S'il en est ainsi, disent les demandeurs—et c'est par cette deuxième proposition qu'ils font valoir leur principal motif d'invalidité—le ministre ne pouvait, en prescrivant la langue à utiliser, contredire les dispositions de la Loi sur les langues officielles, (S.R.C. 1970, c. O-2), cette Loi qui, adoptée au terme d'une longue évolution, est venue reconnaître juridiquement le statut de langue offi- cielle au français, lequel d'ailleurs, «sur le terri- toire du Québec, a toujours eu le statut de langue en possession d'état».
En évoquant ainsi ce concept de «langue en possession d'état» et en rappelant comme ils l'ont fait l'histoire des luttes des francophones canadiens pour la sauvegarde et la reconnaissance de leur héritage culturel et linguistique, les demandeurs ont fait l'apologie de la Loi sur les langues offi- cielles, mais je ne vois pas comment ils pourraient prétendre en tirer quelque argument de portée juridique„La seule question dont le tribunal soit saisi par l'argument mis de l'avant ici est celle de savoir si l'ordonnance attaquée est nulle parce que contraire aux dispositions de la Loi sur les langues officielles, et cette question se résout elle-même en deux parties, l'une visant à vérifier si effectivement la contradiction prétendue existe et l'autre si une telle contradiction, dans l'hypothèse elle existe, force à conclure à nullité.
Les demandeurs basent leurs prétentions à l'ef- fet qu'effectivement l'ordonnance contredit la Loi sur les langues officielles sur trois dispositions de cette Loi: principalement celle de l'article 2 mais aussi celles des articles 10 et 39 (spécialement leur paragraphe premier). En voici les textes:
2. L'anglais et le français sont les langues officielles du Canada pour tout ce qui relève du Parlement et du gouverne- ment du Canada; elles ont un statut, des droits et des privilèges égaux quant à leur emploi dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada.
10. (1) Il incombe aux ministères, départements et organis- mes du gouvernement du Canada, ainsi qu'aux corporations de la Couronne, créés en vertu d'une loi du Parlement du Canada,
de veiller à ce que, si des services aux voyageurs sont fournis ou offerts dans un bureau ou autre lieu de travail, au Canada ou ailleurs, par ces administrations ou par une autre personne agissant aux termes d'un contrat de fourniture de ces services conclu par elles ou pour leur compte après le 7 septembre 1969, lesdits services puissent y être fournis ou offerts dans les deux langues officielles.
39. (1) Lorsque, à la suite des observations d'un ministre, il est établi à la satisfaction du gouverneur en conseil que l'appli- cation immédiate d'une disposition de la présente loi à un ministère, un département ou une autre institution du Parle- ment ou du gouvernement du Canada (que le présent article désigne ci-après sous le nom d'«autorité») ou à un service fourni ou offert par eux
a) nuirait indûment aux intérêts du public desservi par l'autorité, ou
b) nuirait sérieusement à l'administration de l'autorité, aux relations entre employeur et employés ou à la gestion de ses affaires,
le gouverneur en conseil peut, par décret, différer ou suspendre l'application d'une telle disposition à cette autorité ou à ce service pendant la période, comprise dans les soixante mois suivant le 6 septembre 1969, que le gouverneur en conseil juge nécessaire ou opportune.
Que l'article 2 constitue ce que le mis-en-cause, Spicer, Commissaire aux langues officielles, a appelé maintes fois dans ses rapports la «pierre angulaire» de la loi, (voir notamment 2e rapport annuel 1971-1972, p. 17), c'est certain. Qu'il soit plus que l'expression d'un voeu pieux ou d'une déclaration de principe platonique et sans consé- quence, c'est clair. Le Parlement exprime une volonté nette qui permet de souscrire à cette con clusion que le procureur des demandeurs a emprunté des notes du juge en chef de la Cour supérieure de la province de Québec dans l'affaire Joyal c. Air Canada (jugement non rapporté contre lequel appel a été interjeté mais qui fut produit comme exhibit et que les parties ont toutes abondamment cité) à l'effet que «cette disposition d'égalité dans le chapitre O-2 [l'art. 2 de la Loi sur les langues officielles] enracine déjà le principe des langues officielles dans le terroir de notre pays et lui donne sa consécration dans les faits.»
Sur le plan pratique des droits et obligations juridiques qui en découlent cependant, je ne puis voir comment cet article 2 peut être isolé de l'en- semble de la loi. Il constitue, à mon avis, une «déclaration de statut», qu'on ne saurait formuler avec plus de vigueur mais qui demeure introduc- tive. Les conséquences à en tirer, le Parlement les exprime dans les articles qui suivent, et c'est ainsi k�n 1 otamment qu'il définit à partir de l'article 9 les
«devoirs» qu'il impose aux ministères, départe- ments et organismes du gouvernement du Canada, pour donner effet à sa «déclaration de statut». C'est cet article 9 qui exprime à cet égard la règle générale:
9. (1) I1 incombe aux ministères, départements et organis- mes du gouvernement du Canada, ainsi qu'aux organismes judiciaires, quasi-judiciaires ou administratifs ou aux corpora tions de la Couronne créés en vertu d'une loi du Parlement du Canada, de veiller à ce que, dans la région de la Capitale nationale d'une part et, d'autre part, au lieu de leur siège ou bureau central au Canada s'il est situé à l'extérieur de la région de la Capitale nationale, ainsi qu'en chacun de leurs principaux bureaux ouverts dans un district bilingue fédéral créé en vertu de la présente loi, le public puisse communiquer avec eux et obtenir leurs services dans les deux langues officielles.
(2) Tout ministère, département, et organisme du gouverne- ment du Canada et tout organisme judiciaire, quasi-judiciaire ou administratif ou toute corporation de la Couronne créés en vertu d'une loi du Parlement du Canada ont, en sus du devoir que leur impose le paragraphe (1), mais sans y déroger, le devoir de veiller, dans la mesure il leur est possible de le faire, à ce que le public, dans des endroits autres que ceux mentionnés dans ce paragraphe, lorsqu'il y a de sa part demande importante, puisse communiquer avec eux et obtenir leurs services dans les deux langues officielles.
«Dans la mesure il leur est possible de le faire», voilà, à mon sens, les termes de base qu'il faut noter. Le Parlement ne prétendait pas intro- duire, en pratique et immédiatement, un bilin- guisme intégral, évidemment parce que les faits à partir desquels il légiférait ne le permettaient pas. Le statut est déclaré, le but irrévocable est défini, l'obligation de prendre les moyens pour accéder au but est imposée, mais le rythme d'accession à ce but (partout ailleurs qu'à un siège ou bureau cen tral puisque les districts bilingues n'ont pas été établis) est mesuré par les possibilités. C'est d'ailleurs que l'on voit d'où est née l'idée du «Com- missaire aux langues officielles» que les articles 19 et suivant développent et mettent en œuvre.
Cette idée centrale de la loi est d'autant plus nette que le Parlement a pris soin, en certains domaines, d'écarter toute idée de «possible» pour imposer une obligation ferme et immédiate mesu- rée uniquement par le besoin, par la demande. Et justement, cet article 10 invoqué par les deman- deurs a pour objet de définir l'un de ces domaines il fut jugé essentiel que le but déclaré soit atteint sans délai: celui qui touche aux services fournis aux voyageurs.
Les demandeurs réalisent bien la portée excep- tionnelle de l'article 10, et ils cherchent même à en tirer argument en suggérant que les pilotes de ligne, et à plus forte raison les pilotes privés, font partie de ce «public voyageur» que le Parlement entendait favoriser. Une telle interprétation des termes de cet article 10 m'apparaît cependant d'une extension abusive. Il suffit pour s'en con- vaincre de se référer à la Loi sur l'aéronautique, l'on voit clairement que, pour le législateur, les propriétaires ou exploitants d'aéronefs et les pilo- tes forment une clientèle spéciale du ministère des Transports, clientèle soumise à des devoirs, exigen- ces et obligations très précises, et pour laquelle des services spécifiques et techniques sont maintenus: et tout cela justement en vue surtout d'assurer la sécurité du «public voyageur». Les services fournis en vertu de la Loi sur l'aéronautique à cette clientèle spéciale que constituent les propriétaires ou exploitants d'aéronefs et les pilotes sont dis- tincts, à mon avis, de ceux visés par l'article 10 de la Loi sur les langues officielles que le ministère des Transports doit assurer aux voyageurs (au «travelling public», comme dit la version anglaise).
Comprenant et interprétant la Loi sur les lan- gues officielles comme je viens de dire, je ne vois pas comment il est possible d'affirmer qu'à sa face même l'ordonnance attaquée, en contredit la lettre ou en trahit l'esprit. Les prescriptions du ministre, disent les demandeurs, avaient pour but, et ont effectivement eu pour effet, de «geler» l'expansion du bilinguisme dans les communications aériennes au Québec. Mais rien ne permet de dire qu'un tel gel soit plus que temporaire. Bien au contraire, c'est de ce caractère temporaire dont fait part en termes non équivoques le ministre dans son préam- bule (seule véritable raison d'être, soit dit en pas- sant, des trois versions successives de l'ordonnance, du moins en autant que l'examen des textes peut le suggérer). Sans doute, le rythme d'implantation est-il affecté, l'évolution lente et continue, qui aurait pu se poursuivre comme telle, est-elle enrayée, mais tout laisse entendre qu'il s'agit tout simplement d'une étape et la notion de «possible» de l'article 9(2) de la Loi sur les langues officiel- les ne s'oppose certes pas à une implantation du bilinguisme par étapes. C'est pourquoi, à mon sens, doit tout simplement être éliminé du débat l'article 39 ci-haut cité qui vise l'hypothèse on
voudrait «différer ou suspendre« complètement l'application d'une disposition de la loi.
A mon avis, l'ordonnance du 30 août ne contre- dit pas les dispositions précises de la Loi sur les langues officielles et elle ne s'oppose pas non plus, considérée en elle-même, (et rien ne me permet d'aller au-delà) à son esprit et à ses objectifs.
Cette conclusion rend évidemment superflu l'examen de l'autre interrogation posée par la pro position telle que formulée. J'ajouterai néanmoins, pour couvrir tous les angles de l'argumentation, que les larges pouvoirs normatifs délégués au ministre par cette Loi spéciale, portant sur un sujet très spécifique qu'est la Loi sur l'aéronautique, ne sauraient, sans mention expresse à cet effet, être soustraits, altérés ou diminués de quelque façon par les dispositions d'une loi générale adoptée pos- térieurement comme celle sur les langues officiel- les. Il en est ainsi, à mon avis, par application d'une règle d'interprétation bien connue (voir Maxwell, Interpretation of Statutes, 12e édition, p. 196 et suivante; Craies On Statute Law, 7e édition, p. 377 et suivante) dont la rationalité ne saurait s'exprimer plus nettement que dans cette observa tion de lord Hobhouse (dans l'affaire Barker c. Edger [1898] A.C. 748) maintes fois citée par la suite et notamment par le juge Ritchie de la Cour suprême dans ses motifs de jugement dans l'affaire Le Procureur général du Canada c. Lavell—Isaac c. Bédard ([1974] R.C.S. 1349 à la page 1361):
[TRADUCTION] Lorsque la législature a accordé son attention à un sujet séparé et a adopté des dispositions le visant, la présomption est qu'une mesure législative générale subséquente n'est pas destinée à modifier la disposition spéciale, sauf si elle manifeste très clairement cette intention. Chaque texte législa- tif doit être interprété à cet égard suivant sa matière propre et suivant ses propres termes.
Aussi, même s'il était demeuré dans mon esprit un doute sur le point de savoir si l'ordonnance atta- quée respecte intégralement et en tous points les dispositions de la Loi sur les langues officielles, je persisterais à penser qu'il n'est pas possible pour cette seule raison de la déclarer ultra vires des pouvoirs délégués au ministre par la Loi sur l'aé- ronautique et d'en prononcer la nullité.
3. Si le ministre avait théoriquement le pouvoir d'émettre une ordonnance comme celle ici atta- quée, poursuivent les demandeurs pour introduire leur troisième motif d'invalidité, il ne pouvait exer-
cer ce pouvoir que «correctement», c'est-à-dire non «pour des fins impropres, non prévues par la loi, de mauvaise foi, en tenant compte de considérations non pertinentes».
L'argument utilise des termes d'une vigueur extrême, mais il importe de l'analyser froidement en lui donnant sa juste portée.
La possibilité d'une intervention judiciaire pour contrer l'exercice abusif, pour des fins impropres et de mauvaise foi, d'un pouvoir normatif laissé à la discrétion d'une autorité déléguée existe, il est vrai, puisque la loi habilitante aurait alors été pour ainsi dire nécessairement trahie. Cette possibilité a été clairement évoquée par le juge en chef Duff dans ses motifs de jugement dans: Reference as to the Validity of the Regulations in relation to Chemi cals ([1943] R.C.S. 1) lorsqu'il écrit:
[TRADUCTION] Théoriquement, il est vrai, on pourrait con- cevoir que les termes mêmes du décret du conseil puissent forcer la Cour à conclure que le gouverneur général en conseil n'a pas jugé que la mesure était nécessaire ou opportune, ou ne l'a pas jugée nécessaire ou opportune en raison de l'existence de la guerre. En pareil cas, j'estime, en accord avec le lord juge Clauson (titre qu'il détenait alors), que le décret du conseil serait invalide car il apparaîtrait, à sa face même, que les conditions essentielles de la compétence étaient absentes ....
Mais, il importe de rappeler qu'une telle éventua- lité est sans doute éloignée du fait qu'un tribunal ne saurait s'arrêter sur la pertinence ou l'opportu- nité de la règle dont la validité est contestée pas plus qu'il ne lui revient de s'enquérir de la rationa- lité et du bien-fondé des motifs qui ont conduit à l'adopter. L'autorité habilitée par le Parlement à compléter la loi est seule juge de cette pertinence et de cette opportunité et sur ce plan elle n'est appelée à rendre compte qu'au Parlement (voir notamment Reference as to the Validity of Orders in Council in Relation to Persons of the Japanese Race [1946] R.C.S. 248). La mauvaise foi préten- due—et c'est à cela en définitive que reviennent les différents termes utilisés par les demandeurs pour exprimer leur prétention—se doit d'être manifeste pour donner lieu à sanction judiciaire.
Or, sur quoi reposent les prétentions des deman- deurs? Sur le fait que le ministre aurait émis l'ordonnance en cédant aux pressions des deux associations mises-en-cause, CALPA et CATCA, dont l'opposition à l'extension du programme de "bilinguisation" des communications aériennes au Québec était aussi irréductible qu'acharnée, et
qu'il aurait agi surtout dans le but de mettre fin à une grève illégale particulièrement préjudiciable. Plusieurs des allégués de la déclaration s'emploient à étayer cette prétention et la plupart des docu ments qui ont été produits visaient à l'appuyer.
Il ne revient pas au tribunal d'apprécier et de qualifier le comportement des deux associations mises-en-cause, et je suis prêt à reconnaître que le protocole d'accord du 28 juin 1976 (pièce P-5) fait présumer de l'influence déterminante que l'atti- tude de la CALPA et de la CATCA a eu sur la décision du ministre d'établir l'ordonnance contes- tée. Mais je ne vois pas qu'on puisse de conclure à mauvaise foi ou à l'exercice abusif d'un pouvoir discrétionnaire pour des fins autres que celles pré- vues par la loi. Que le ministre, à qui incombe la responsabilité d'établir, en matière d'aéronautique, des normes et conditions propres à assurer l'ordre et la sécurité, tienne compte, de la façon qu'il considère la plus appropriée, de tous les aspects d'un problème à résoudre, ceux qui sont normaux, prévisibles et compréhensibles comme ceux qui le sont moins, me semble non seulement défendable, mais nécessaire. Le ministre a déjà jugé bon, pour se satisfaire et s'éclairer lui-même et sans doute aussi pour satisfaire et éclairer certains autres, de requérir l'avis d'une Commission spéciale indépen- dante. Poussé par des circonstances regrettables mais non moins réelles, il se décide à imposer dans un texte formel un «gel» temporaire, prenant soin de réitérer la volonté du gouvernement de complé- ter l'introduction du bilinguisme dans les commu nications aériennes au Québec, et d'expliquer qu'il lui apparaît nécessaire d'autoriser formellement l'usage de la langue française «d'une façon compa tible avec l'introduction progressive du bilinguisme dans ces communications à mesure qu'il est démontré que cela peut être fait sans préjudice à la sécurité». Peut-on dire que ce faisant il a manifes- tement abusé de ses pouvoirs et fait preuve de mauvaise foi? Ayant à juger sur le dossier tel que soumis, je n'ai aucune hésitation à répondre par la négative.
4. L'ordonnance attaquée, ajoutent subsidiaire- ment les demandeurs dans un quatrième argu ment, est invalide parce qu'elle contredit la Loi sur la langue officielle du Québec (L.Q. 1974, c. 6).
J'avoue ne pas très bien comprendre la portée de ce prétendu motif d'invalidité. On a invoqué l'arti-
de 12 de la loi québécoise qui prescrit que le français est la langue de l'administration publique du Québec, et souligné qu'un certain nombre de pilotes affectés par l'ordonnance (dont l'un des demandeurs, Roger Demers) étaient à l'emploi du gouvernement québécois: il en résulterait, si j'ai bien compris, qu'à l'égard de ces quelques pilotes l'ordonnance serait ultra vires des pouvoirs de l'autorité fédérale. Entendu de cette façon, l'argu- ment ne tient certes pas et il est même inutile de s'y arrêter. L'ordonnance attaquée ne vise nulle- ment à réglementer la langue de l'administration publique québécoise; elle vise à réglementer la navigation aérienne, domaine exclusif de l'autorité fédérale. La législature provinciale n'a aucune compétence législative en matière d'aéronautique, et elle ne saurait évidemment définir à l'adresse des quelques pilotes membres de la fonction publi- que québécoise des règles touchant l'aéronautique qui diffèrent de celles imposées validement par l'autorité fédérale compétente. (Voir l'arrêt Johannesson, ci-haut cité.)
J'ai ainsi passé en revue et discuté les quatre propositions résumant les divers motifs d'invalidité invoqués par les demandeurs à l'encontre de cette Ordonnance sur les normes et méthodes des com munications aéronautiques, établie par le défen- deur, le ministre des Transports du Canada, le 27 août 1976. Sur le plan juridique, aucune de ces propositions ne me paraît soutenable, et je n'en connais aucune autre en vertu de laquelle l'ordon- nance pourrait être juridiquement contestée.
L'action, par conséquent, n'est pas fondée en droit et elle sera rejetée.
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