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T-3366-72
Wilfrid Nadeau Inc. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Walsh— Québec, le 30 novembre et le 1" décembre 1976; Ottawa, le 20 janvier 1977.
Couronne—Préjudice—La responsabilité apparaît-elle seu- lement lorsqu'une obligation est due?—Contrat adjugé à un plus haut soumissionnaire que la demanderesse—Les préposés de la Couronne ont-ils fait des recommandations inexactes?— Le Conseil du Trésor a-t-il agi exclusivement d'après ces recommandations?—Loi sur les travaux publics, S.R.C. 1970, c. P-38, art. 16(2) Loi sur l'administration financière, S.R.C. 1970, c. F-10, art. 34—Règlement sur les marchés de l'État, art. 7(2) Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.R.C. 1970, c. C-38—Code civil du Québec, art. 1053.
La demanderesse prétend que les préposés de la Couronne ont fait preuve de négligence et que les renseignements qu'ils ont fournis au Conseil du Trésor concernant son aptitude à exécuter un contrat, sont faux. Selon elle, ils auraient indiquer dans leurs recommandations au Conseil du Trésor, la méthode qu'ils ont employée pour calculer le coût final d'un marché. La défenderesse prétend que la Loi sur la responsabi- lité de la Couronne prévoit contre les préposés de la Couronne des actions individuelles, mais pas d'actions collectives.
Arrêt: l'action est rejetée. La demanderesse n'a pas réussi à prouver que les recommandations faites au Conseil du Trésor étaient fautives ou préjudiciables. Les opinions exprimées par les préposés de la Couronne sont peut-être discutables, mais la demanderesse n'a produit aucune preuve montrant qu'elles ont été inspirées par la malveillance ou des motifs d'ordre politique.
Arrêt analysé: La Reine c. Wilfrid Nadeau Inc. [1973] C.F 1045. Distinction faite avec l'arrêt: Cleveland -Cliffs SS. Co. c. La Reine [1957] R.C.S. 810.
ACTION. AVOCATS:
R. Bélanger, c.r., pour la demanderesse.
J. C. Ruelland et J. M. Aubry pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Raynold Bélanger, Québec, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE WALSH: La présente action provient de l'adjudication par le ministre des Affaires indien- nes et du Nord canadien, avec l'approbation du Conseil du Trésor requise par la loi, d'un marché visant la construction d'environ cinq milles de route dans le Parc national de la Mauricie au Québec (marché pour lequel la demanderesse a soumissionné un prix de $984,864 et rempli toutes les autres conditions) à un autre soumissionnaire, A. Plamondon & Fils Inc., qui est le second plus bas soumissionnaire, mais dont l'offre, toutefois, se situe à $988,512, soit une différence de $4,000 en plus. La demanderesse réclame des dommages- intérêts de $285,928 qui, selon elle, représentent le profit qu'elle aurait réalisé sur le contrat et un montant supplémentaire de $100,000 parce que, étant convaincue que le marché lui serait adjugé, elle n'a pas accepté d'autres commandes pour l'hi- ver et s'est retrouvée avec un personnel et un équipement inactifs pour une longue période.
La demanderesse a présenté son offre le 22 août 1972 et y a joint le dépôt requis de $62,000. La clause 20 des Instructions aux soumissionnaires comprenait la condition habituelle: «Le Ministre se réserve le droit de rejeter une ou toutes les offres et n'est pas tenu d'accepter l'offre la plus basse ni toute autre offre.» A première vue, il semble que cette clause règle la question; mais, le ler février 1973, le juge Noël, alors juge en chef adjoint, a rejeté une requête qui, se fondant sur cette clause, sollicitait la radiation de la demande au motif qu'elle ne révélait aucune cause d'action. Ce rejet a fait l'objet d'un appel et, par arrêt du 26 novem- bre 1973, la Cour d'appel a confirmé le jugement'. En plus de signaler qu'il aurait été peut-être plus correct de soulever cet argument en demandant qu'il soit statué sur un point de droit en vertu de la Règle 474 de cette Cour, le jugement d'appel a souligné que lorsque l'intimée (c'est-à-dire la demanderesse) aura procédé à un interrogatoire préalable, il pourra s'avérer que ce qui a été plaidé constitue un cas soutenable de faute en vertu de l'article 1053 du Code civil du Québec. Le savant juge en chef Jackett, dans la rédaction de ses motifs, déclare à la page 1046:
' [1973] C.F. 1045.
On peut pour le moins soutenir qu'une personne induite à devenir soumissionnaire pour un marché de construction par concours dont l'issue était «fixée» dès le début, a une réclama- tion en vertu de l'article 1053 pour toutes dépenses ou pertes directement imputables aux faits qu'elle a été invitée à devenir soumissionnaire dans un concours de ce genre. On ne peut donc pas dire qu'il est manifeste que les allégations dont la déclara- tion en l'espèce fait état ne révèlent aucune cause d'action.
En outre, déterminer si l'article 7(2) du Règlement sur les marchés de l'État, 2 qui exige l'autorisation du Conseil du Trésor pour «ne pas tenir compte de la plus basse soumission», confère un droit au plus bas soumissionnaire, est aussi une question pour laquelle un juge de première instance peut à bon droit considérer qu'une simple requête en radiation en vertu de la Règle 419 ne permet pas de donner une solution appropriée, la réponse correcte à cette question ne pouvant ressortir que d'un débat plus poussé.
Outre la disposition précitée du Règlement sur les marchés de l'État, l'obligation d'obtenir une approbation spéciale lorsque le marché n'est pas adjugé au plus bas soumissionnaire, figure à l'arti- cle 16(2) de la Loi sur les travaux publics 3 , dont voici le libellé:
16. (2) Dans tous les cas le Ministre juge qu'il n'est pas à propos de confier l'entreprise au plus bas soumissionnaire, il doit signaler le fait au gouverneur en conseil et obtenir son autorisation avant d'écarter la plus basse soumission.
En vertu de l'article 3 de la Loi sur l'administra- tion financière', le Conseil du Trésor constitue un comité du Conseil privé de la Reine pour le Canada et, en vertu du paragraphe (3) de son article 5, le gouverneur en conseil peut l'autoriser à exercer un de ses pouvoirs, notamment celui qu'il détient en vertu de l'article 34 de ladite loi. Cet article traite du pouvoir conféré au gouverneur en conseil d'édicter des règlements relatifs aux condi tions auxquelles les contrats peuvent être passés et d'ordonner qu'aucun contrat requérant des paie- ments supérieurs aux montants spécifiés par le gouverneur en conseil ne soit conclu, sauf s'il a été approuvé par lui-même ou le Conseil du Trésor. Il semble qu'en l'espèce, aux fins d'adjudication du
2 Le paragraphe 7(2) du Règlement sur les marchés de l'État alors applicable [DORS/64-390] est rédigé dans les termes suivants:
(2) Lorsque des soumissions ont été obtenues en confor- mité du paragraphe (1), et que l'autorité contractante ne juge pas opportun d'adjuger l'entreprise au plus bas soumis- sionnaire, l'autorité contractante doit obtenir du Conseil du Trésor l'autorisation de ne pas tenir compte de la plus basse soumission.
3 S.R.C. 1970, c. P-38.
4 S.R.C. 1970, c. F-10.
marché, l'approbation du Conseil du Trésor ait eu la même force et le même effet que celle du gouverneur en conseil. L'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, qui donne à la Cour d'appel des pouvoirs d'examen étendus sur les décisions ren- dues par les offices, les commissions ou les autres tribunaux fédéraux, déclare en particulier dans son paragraphe (6):
Nonobstant le paragraphe (1), aucune procédure ne doit être instituée sous son régime relativement à une décision ou ordon- nance du gouverneur en conseil, du conseil du Trésor, d'une cour supérieure ou de la Commission d'appel des pensions ou relativement à une procédure pour une infraction militaire en vertu de la Loi sur la défense nationale.
A fortiori, la Division de première instance n'a certainement pas le droit d'examiner une telle décision.
Dans les présentes procédures, la demanderesse ne peut donc pas se fonder sur la décision du Conseil du Trésor d'adjuger le marché à A. Pla- mondon & Fils Inc., plutôt qu'à elle-même, mais il lui faut apporter la preuve que les préposés de la Couronne ont commis une faute en rédigeant leurs recommandations au Conseil du Trésor sur les- quelles celui-ci a basé sa décision, et que lesdites recommandations non seulement étaient fausses, incomplètes ou trompeuses, mais encore ont entraîné l'approbation du Conseil du Trésor et que, sans elles, celui-ci aurait accordé la préférence à son offre. Le fardeau de la preuve qui pèse sur la demanderesse est évidemment très lourd, mais, vu la décision de la Cour d'appel elle est en droit de tenter de s'en acquitter.
L'article 1053 du Code civil du Québec est rédigé dans les termes suivants:
Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté.
Ce texte n'est pas sensiblement différent des règles de préjudice du common law et la demanderesse fait valoir que les actes d'«imprudence» ou de «négligence» peuvent suffire à fonder une action en dommages-intérêts. La défenderesse s'est référée à l'article 3(1)a) et à l'article 4(2) de la Loi sur la responsabilité de la Couronnes rédigés respective- ment dans les termes suivants:
5 S.R.C. 1970, c. C-38.
3. (1) La Couronne est responsable des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier majeur et capable
a) à l'égard d'un délit civil commis par un préposé de la Couronne,...
4. (2) On ne peut pas exercer de recours contre la Cou- ronne, en vertu de l'alinéa 3(1)a) à l'égard d'un acte ou d'une omission d'un préposé de la Couronne, sauf si, indépendam- ment de la présente loi, l'acte ou l'omission eût donné ouverture à une poursuite en responsabilité délictuelle contre ce préposé ou sa succession.
et a prétendu que puisque aucune allégation de faute spécifique ne visait un préposé de la Cou- ronne désigné nommément, la présente action ne pouvait pas être dirigée contre la Couronne. Je n'irai pas aussi loin en interprétant les dispositions limitatives de l'article 4(2), car il me semble que la Couronne peut aussi être déclarée responsable pour un acte ou une omission de caractère collectif imputable à plusieurs de ses préposés, dont les actes ou omissions ont contribué, même dans une faible mesure, à la prétendue faute dont découle la recommandation qui, selon la demanderesse, a été la cause ou l'origine des dommages. Cette inter- prétation n'entraîne pas de conflit apparent entre la Loi sur la responsabilité de la Couronne et l'article 1053 du Code civil du Québec, tel qu'il s'applique aux faits de la présente cause.
La recommandation adressée au Conseil du Trésor, qui a entraîné l'adjudication du marché à A. Plamondon & Fils Inc. contenait sur la deman- deresse les commentaires suivants:
[TRADUCTION] La capacité financière et la capacité de cons truction du plus bas soumissionnaire, Wilfrid Nadeau Inc., ont été vérifiées à partir de diverses sources, afin d'établir son aptitude à exécuter un projet de cette importance.
Il s'agit d'une entreprise extrêmement complexe, qui requiert des qualifications spéciales et un équipement approprié.
Bien que le plus bas soumissionnaire ait mené à bien des marchés courants de construction de route, de l'ordre de $200,- 000 à $500,000, il est douteux qu'il puisse exécuter un marché de cette valeur et de cette complexité.
Il ressort de tous les rapports que son équipement n'est ni suffisant ni assez spécialisé pour effectuer des travaux qui exigent une exécution rapide.
Ses moyens financiers se sont récemment améliorés, paraît-il, mais son dossier compte plusieurs brefs émis contre lui en faveur de fournisseurs et sous-entrepreneurs et précédemment, en 1966, il a fait une offre de compromis à 20 cents le dollar à ses créanciers, offre que la majorité d'entre eux ont accepté.
Si le Ministère est obligé d'accepter le plus bas soumission- naire, il faudra prévoir une surveillance supplémentaire sur place, afin de s'assurer que le devis descriptif et les conditions
d'achèvement seront respectés, ce qui augmentera le coût total du projet.
La demanderesse prétend que ces renseignements sont faux, tant en ce qui concerne ses qualifica tions que sa situation financière.
Au procès, Henri Gélinas, ingénieur qui était à l'époque un employé de la demanderesse, a déclaré dans sa déposition qu'avant de soumissionner, il avait examiné les plans et parcouru à pied l'empla- cement. La compagnie disposait de l'équipement et du personnel appropriés et était parfaitement en mesure d'exécuter le marché dans le délai d'un an alloué. Toutes les fournitures pouvaient être rapi- dement obtenues. A ses yeux, le projet en question était de type courant et même à bien des égards plus facile que d'autres projets exécutés par la compagnie car, s'agissant d'une nouvelle route, elle n'aurait pas été gênée par la circulation, comme dans les travaux d'élargissement ou d'amélioration de routes existantes qui lui avaient été confiés. La compagnie a remué 11 ou 12 fois plus de terre à l'occasion d'autres projets. Il a présenté un tableau indiquant qu'en 1972 et 1973, elle a effectué des travaux de voirie pour une valeur totale de $3,602,572 et un autre tableau indiquant que si elle avait été capable de le faire aux prix unitaires fixés pour le marché en question, ses travaux auraient été en 1972 de l'ordre de $2,789,700 et, en 1973, de l'ordre de $3,022,517. En effet, les prix unitaires fixés pour le projet de la Mauricie sont plus élevés que ceux fixés pour les projets routiers adjugés par le gouvernement provincial, qui comportaient de gros volumes de terrassement et de fournitures de matériaux de construction de route, ce qui explique que les prix unitaires aient été inférieurs. Il a calculé que la demanderesse aurait réalisé sur ledit marché un profit total de $285,928 et a indiqué qu'après le dépouillement des offres, s'étant aperçue que la sienne était la plus basse, elle n'avait pas soumissionné pour d'au- tres marchés et s'était alors trouvée au printemps 1973 dans l'obligation de faire une offre très basse pour obtenir certains travaux, afin de garder son équipement en activité. Il lui a fallu attendre jusqu'à l'automne 1973 pour obtenir un autre marché important, ce qui s'est traduit en définitive par une nouvelle perte de $100,000. Lorsque la compagnie a soumissionné pour le marché en ques tion, tous les projets qu'elle avait entrepris au printemps 1972 étaient presque finis, en sorte que
son équipement était disponible pour les travaux d'hiver y afférents, qui auraient alors pu être exécutés rapidement.
Le dépouillement des offres a été fixé au 22 août 1972, mais par télégramme du 30 août, G. J. Bowen, Directeur des services techniques du Ministère, a avisé la compagnie que le délai d'ac- ceptation de l'offre était prorogé au 21 octobre 1972, en vertu de l'article 11 de l'appel d'offres qui autorisait une telle prorogation. Le 28 septembre 1972, le Conseil du Trésor a autorisé l'adjudica- tion du marché à A. Plamondon & Fils Inc., en se fondant sur la recommandation du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, en date du 19 septembre 1972. Le 3 octobre 1972, le chèque de dépôt d'un montant de $62,000 qui accompagnait la soumission de la demanderesse, lui a été retourné avec une lettre d'envoi émanant de Bowen. En réponse à un télégramme de la demanderesse elle demandait pour quelles rai- sons sa soumission avait été refusée, Bowen l'a informée par lettre du 12 octobre 1972, qu'avant d'adjuger à un entrepreneur un marché de cette importance et de cette complexité, le Ministère fait une enquête sur son expérience en matière de construction et ses moyens financiers. Or, en l'oc- currence, il est ressorti de l'enquête que la compa- gnie demanderesse n'avait pas encore exécuté une entreprise de cette importance et de cette com- plexité, que ses actifs disponibles étaient un peu trop limités et aussi qu'elle avait eu certaines difficultés financières. En conséquence, il avait été décidé, vu la nature de l'entreprise et ses aspects écologiques, d'adjuger le contrat à A. Plamondon & Fils Inc., de Grand'mère, qui avait exécuté avec succès des travaux d'une égale importance et dont la situation financière était satisfaisante. Il attirait aussi l'attention sur l'article 20 du contrat, il était stipulé que le Ministère se réservait le droit de refuser une offre et n'était pas tenu d'accepter l'offre la plus basse ni toute autre offre.
Le témoin Gélinas a déposé qu'entre le 22 août et le 9 octobre, aucun préposé de la Couronne ne l'avait informé qu'il planait un doute sur la capa- cité de la demanderesse à exécuter l'entreprise, la lettre du 12 octobre ayant constitué le premier avis à cet effet. Personne non plus ne lui a demandé de renseignements complémentaires sur la situation financière de la compagnie. Il a déclaré qu'Albert
Nollet, ingénieur du ministère des Affaires indien- nes, lui avait dit dans son bureau de Québec, que lesdits commentaires sur la demanderesse n'éma- naient pas de lui.
Plusieurs personnes ont été appelées à témoigner sur la capacité et la stabilité financière de la demanderesse. Roland Labrie, qui en 1972 était comptable pour le ministère de la Voirie de la province de Québec, a déclaré dans sa déposition qu'il connaissait la compagnie demanderesse qui était considérée comme importante, et qu'il n'avait jamais eu besoin d'émettre de chèques collectifs à son crédit et à celui d'un sous-entrepreneur, comme il l'a souvent fait pour d'autres entrepre neurs, dont la situation financière était moins solide.
Alexandre Phabert, qui était à l'époque direc- teur de la Banque Provinciale à Lévis, banque qui a visé le chèque de $62,000 déposé par la deman- deresse avec sa soumission, a témoigné que celle-ci traitait régulièrement avec la banque et que si le marché lui avait été adjugé, elle l'aurait certaine- ment cédé à la banque contre des avances, ce qui est la pratique normale. La banque a régulière- ment financé les marchés de la demanderesse et considère que sa réputation est bonne. Elle lui a consenti certaines avances jusqu'à concurrence de $475,000.
Jules Simard, qui en 1972 était ingénieur du ministère des Transports au Québec, a déclaré avoir reçu un appel téléphonique d'un fonction- naire du ministère des Affaires indiennes et lui avoir indiqué que la compagnie demanderesse avait auparavant effectué des travaux pour son Ministère et rempli toutes ses obligations. Il a ajouté qu'en tant qu'ingénieur, il ne considérait pas que le marché en question présentait de diffi- cultés particulières.
Albert Nollet, qui était en 1972 ingénieur au ministère des Affaires indiennes et du Nord cana- dien, a déclaré dans sa déposition qu'il avait tra- vaillé au bureau régional de Québec pendant plu- sieurs années et qu'on lui avait demandé de faire une enquête sur la firme Nadeau. Il était à Québec depuis 1967 et le nom de la compagnie ne lui était pas inconnu tout en ne lui étant pas aussi familier que certains autres. Il a alors procédé à des enquê- tes auprès de plusieurs de ses collègues, qui lui ont
conseillé de communiquer avec le ministère provin cial d:, la Voirie et l'Hydro-Québec. Cette dernière l'a informé qu'elle avait conclu avec ladite compa- gnie un petit marché, qui n'était pas encore ter- miné, et qu'elle la considérait comme un entrepre neur compétent, car elle avait maintenant à son emploi un ingénieur à plein temps. De son côté, le ministère de la Voirie lui a confirmé qu'il n'avait pas eu de difficultés financières avec la firme Nadeau. Nollet a transmis ces renseignements à Ottawa. On lui a montré une lettre du 15 septem- bre 1972 adressée à G. J. Bowen, Directeur des services techniques, et écrite par A. B. Sainthill pour le compte de J. G. Champagne, Chef intéri- maire de la Division des services des finances et de l'administration. Cette lettre est censée donner l'essentiel du rapport que Nollet a fait par télé- phone sur ses enquêtes auprès de l'Hydro-Québec et du ministre des Travaux publics. A propos des renseignements que Nollet aurait reçus de ce der- nier, la lettre dit [TRADUCTION]: «Cet organisme considère que Nadeau est financièrement et tech- niquement capable d'entreprendre des projets de voirie jusqu'à concurrence de $1,000,000, mais pense que, pour des marchés plus importants, spé- cialement ceux qui exigent une exécution accélé- rée, elle risque de se heurter à des difficultés dues au manque d'équipement et d'organisation appro- priés». En face du nombre $1,000,000, le mot «moitié» est écrit à l'encre avec des initiales dans la marge identifiées comme celles de Champagne. Dans la seconde page de la lettre, on peut lire:
[TRADUCTION] M. Nollet est en train d'enquêter auprès d'au- tres organismes pour lesquels cet entrepreneur a effectué des travaux de construction de route. Si les renseignements recueil- lis ne concordent pas avec ce qui précède, il en informera personnellement M. Bowen, dès qu'ils seront en sa possession.
Si l'on en juge par les renseignements reçus jusqu'à maintenant, Wilfrid Nadeau Incorporated devrait être capable d'exécuter le marché en question, pourvu qu'elle complète son équipement et son organisation. Ces questions pourraient être réglées de façon satisfaisante en rencontrant les dirigeants de Nadeau avant de procéder à l'adjudication.
Donc, à la date du 15 septembre 1972, les rapports faits à Bowen ne s'opposaient nullement à l'adjudication du marché à la compagnie deman- deresse. Malgré cela, le 19 septembre 1972, le ministère des Affaires indiennes et du Nord cana- dien recommandait au Conseil du Trésor de l'adju- ger à A. Plamondon & Fils Inc. Ladite recomman- dation porte en haut le nom de A. B. Sainthill, en sa qualité de Chef de la gestion des contrats pour
le ministère des Affaires indiennes. Néanmoins, il a affirmé dans sa déposition ne pas l'avoir person- nellement vérifiée ni signée ni initialée, car il était alors sur un projet spécial. A cette époque, Cham pagne était son surveillant et avait lui-même pour supérieur hiérarchique, Bowen. Il a communiqué avec Nollet, mais n'est pas intervenu autrement dans le projet. Le document en question a été rédigé par W. E. Allen. Il porte d'ailleurs ses initiales, ainsi que celles de Champagne et de Thompson, ce dernier, selon ses dires, faisant sim- plement partie du processus administratif. A son avis, Allen et Champagne assument toute la res- ponsabilité des termes du rapport.
Au cours de sa déposition, Raymond Phillips, un fonctionnaire du Conseil du Trésor a admis que le Conseil du Trésor avait reçu d'autres documents pertinents en sus de la recommandation officielle, mais qu'il ne les avait pas avec lui. L'avocat de la Couronne s'est opposé à leur production et a pré- senté à cet effet un affidavit de l'honorable Jean- Pierre Goyer rédigé en vertu de l'article 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, dont voici le libellé:
41. (2) Lorsqu'un ministre de la Couronne certifie par affi davit à un tribunal que la production ou communication d'un document serait préjudiciable aux relations internationales, à la défense ou à la sécurité nationale ou aux relations fédérales- provinciales, ou dévoilerait une communication confidentielle du Conseil privé de la Reine pour le Canada, le tribunal doit, sans examiner le document, refuser sa production et sa communication.
Bien que M. Goyer ne fût pas alors ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, son affi davit n'en est pas moins conforme à l'article pré- cité, qui interdit formellement à la Cour d'exami- ner les documents auxquels il se réfère. Si on avait invoqué l'article 41(1) de la Loi, il est question des documents contenant des renseignements qui, à cause d'un intérêt public, devraient être préten- dument retirés, la Cour aurait eu malgré tout le droit d'examiner le document et d'ordonner sa production et sa communication parce que l'intérêt public dans la bonne administration de la justice l'emporte sur l'intérêt public énoncé dans l'affida- vit. Je n'aurais donc eu aucune hésitation à en ordonner la production. Toutefois, le paragraphe (2) n'accorde pas une pareille liberté et la deman- deresse et la Cour sont obligées de s'en tenir
exclusivement à la recommandation officielle adressée au Conseil du Trésor par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, qui a été produite sans que la défenderesse s'y oppose, et complétée par quelques renseignements divulgués par les témoins au cours de leur déposition. Le témoin Phillips cependant a déclaré qu'il croyait que les autres documents ne faisaient que dévelop- per le contenu de la présentation officielle, en donnant des détails complémentaires.
La défenderesse n'a appelé qu'un seul témoin, George Bowen, maintenant Directeur du génie, immeubles—ministère des Travaux publics et, en 1972, directeur des Services techniques—ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Il a déclaré avoir assisté, avec d'autres personnes, au dépouillement des offres qui a eu lieu à Ottawa. Il incombait à sa Direction d'examiner la capacité technique et financière des soumissionnaires. En ce qui concerne l'appréciation financière, le Ministère a passé un contrat avec la firme Dun and Brads- treet pour la fourniture d'un rapport. Pour l'aspect technique, les offres ont fait l'objet d'un examen minutieux, afin de voir si elles contenaient des contradictions. En temps opportun, Allen a rédigé la présentation au Conseil du Trésor, qui a été imprimée en 35 exemplaires. Un seul porte les initiales des fonctionnaires, qui y sont apposées au fur et à mesure qu'il remonte la filière. Bowen pense que l'exemplaire du Ministère doit aussi porter ses initiales et celles de son supérieur. En tout cas, il a vu et approuvé le document avant son envoi au Conseil du Trésor et a aussi, à ce moment-là, examiné le rapport de la firme Dun and Bradstreet. A ce stade, la demanderesse s'est opposée à la production du rapport sous prétexte qu'il n'était pas mentionné dans la liste des docu ments produits par la défenderesse. Toutefois, la Règle 456 prévoit ce qui suit:
Règle 456. A tout stade d'une action, la Cour pourra ordonner à une partie de lui produire un document qui se trouve en la possession, sous la garde ou sous l'autorité de cette partie et qui a trait à un point litigieux de l'affaire ou de la question, et la Cour pourra, lorsque le document est produit, en user de la manière qu'elle estime à propos.
A mon avis, il faut produire ce document puisqu'il est afférent à la recommandation faite au Conseil du Trésor. Toutefois, après avoir pris cette déci- sion, j'ai avisé l'avocat de la demanderesse que la production au procès de ce document (qu'il n'a
jamais vu) le prenant au dépourvu, je lui accorde- rai amplement le temps de l'examiner et d'appeler les témoins en réfutation, s'il le désire.
Le témoin Bowen a déclaré qu'il n'a demandé à la firme Dun and Bradstreet de faire un rapport sur A. Plamondon & Fils Inc. qu'après avoir reçu le rapport de ladite firme sur Wilfrid Nadeau Inc., et que ce second rapport est également antérieur à la présentation au Conseil du Trésor. Il a aussi, avant de procéder à la présentation, examiné le rapport que Sainthill lui a adressé en date du 15 septembre 1972. Il a prétendu n'être au courant d'aucune lettre qui aurait indiqué qu'on avait l'in- tention d'adjuger le contrat à Plamondon. Quant à la prorogation du délai, elle est due au faible écart entre les deux offres et les deux plus bas soumis- sionnaires en ont été avisés. Selon lui, on demande toujours à la firme Dun and Bradstreet de faire un rapport sur le plus bas soumissionnaire et lorsque l'écart entre plusieurs offres est très faible, on peut alors lui demander un rapport sur plusieurs sou- missionnaires. Lors de la rédaction de la recom- mandation au Conseil du Trésor, il n'avait pas dans ses dossiers une liste de l'équipement de Nadeau ni de celui de Plamondon. Il ignore si un fonctionnaire de son Ministère a vérifié le crédit de Wilfrid Nadeau Inc. auprès de sa banque. Il a déclaré ne pas avoir cherché à savoir si les entre- prises que cette dernière avait exécutées aupara- vant étaient analogues à celles prévues par le projet et a ajouté qu'à son avis, la construction d'une route dans un parc national diffère de celle d'une route ordinaire. Toutefois, il a admis que rien n'indiquait que la compagnie Nadeau était incapable de construire cette route et qu'il savait qu'en cas de besoin, elle pourrait toujours louer un équipement complémentaire. Il a admis que la mention relative au besoin de qualifications spécia- les et d'un équipement approprié n'aurait peut-être pas figuré dans la recommandation au Conseil du Trésor s'il avait su alors que Nadeau possédait ces qualifications et pouvait se procurer un équipe- ment complémentaire. Bien que certains points aient été vérifiés par Nollet, la présentation au Conseil du Trésor ne mentionne pas son rapport.
Il ressort du rapport de la firme Dun and Brad- street que, le 15 décembre 1971, M. Nadeau, en sa qualité de président, a refusé de présenter un état
financier, en sorte que le montant exact de l'actif et du passif de sa compagnie n'a pu être déterminé. Le volume des ventes s'est situé de façon régulière entre $500,000 et $550,000. Le fonds de roulement était limité et on a noté un certain ralentissement dans les échanges. Le rapport mentionne que deux brefs ont été émis le 12 juin 1970, l'un pour $1,055 et l'autre pour $2,377 relativement à des créances qui ont été réglées, et que deux jugements sont intervenus, l'un le 14 mai, l'autre le 25 juin 1970, pour des montants respectifs de $4,639 et de $2,626 portant aussi sur des créances maintenant réglées. Le lei avril 1971, un autre bref a été émis pour un montant de $3,016. Les travaux en cours au 15 décembre 1971, date du rapport, s'élevaient à environ $170,000 et un montant de $70,000 était sur des emprunts garantis par ces travaux en cours et par la signature du président. Le rapport mentionne aussi l'offre de compromis faite par la compagnie à ses créanciers, le 19 octobre 1966, et consistant en 20 cents au dollar, payables dans les 30 jours après la ratification (offre qui a été acceptée) ainsi qu'un marché de construction de route de l'ordre de $750,000 qui devait être achevé vers septembre 1971 et des contrats d'enlèvement de la neige pour l'année 1970-71 totalisant $44,000. Il ressort d'un rapport plus à jour, qui aurait été reçu le 5 septembre 1972, que R. Car- rière, comptable, a indiqué dans une lettre du 18 mai 1972 portant sa signature que la compagnie comptait trois employés à plein temps et 24 à temps partiel, que ses ventes annuelles se situaient entre $300,000 et $500,000 et que, le 7 décembre 1971, un marché de $436,715 afférent à des tra- vaux de voirie lui a été adjugé par le ministère de la Voirie du Québec.
En réfutation, M. Nadeau a déclaré que la proposition aux créanciers de 1966 émanait de lui personnellement et non pas de la compagnie et que finalement il avait payé 100% tous les créanciers ordinaires, sauf deux. L'action en justice de 1971 et l'une des deux de 1972 [sic] ont été aussi intentées contre lui personnellement et les seules actions intentées contre la compagnie en 1971 et 1972 visaient des accidents de véhicule pour les- quels elle était assurée. Toutefois, il a admis qu'il était le principal actionnaire de la compagnie. Bowen a déclaré que s'il avait su que la compagnie n'avait fait aucune proposition en 1966 et que les renseignements à ce sujet étaient inexacts, il n'en
aurait pas parlé dans la présentation au Conseil du Trésor. Il a toutefois ajouté qu'après avoir reçu le rapport de la firme Dun and Bradstreet, il était superflu de demander à la partie en cause des détails complémentaires. Il ne se rappelle pas que cela ait jamais été fait.
Selon Bowen, la recommandation au Conseil du Trésor en faveur de A. Plamondon & Fils Inc. se justifie aussi par un autre facteur, à savoir le fait que toutes les offres sont basées sur des prix unitaires à partir des quantités estimatives fournies aux soumissionnaires qui figurent dans une annexe aux documents du contrat. Or, l'expérience a prouvé que ces quantités sont fréquemment inexac- tes. A son avis, cette inexactitude est plus suscepti ble de se produire dans des secteurs comme les fouilles et le déplacement de roc. Dans ces deux postes, le prix unitaire était plus élevé dans l'offre de Wilfrid Nadeau Inc. que dans celle de A. Plamondon & Fils Inc., et ils constituaient en fait plus de 50% du montant total de l'offre. Par suite, même une augmentation de 5% dans les volumes de terre à fouiller ou à déplacer aurait en définitive rendu l'offre de Nadeau plus élevée que celle de Plamondon. Le coût final du marché a été de $1,253,912.97 et, si les prix unitaires de Nadeau avaient été appliqués aux volumes de terre à fouil- ler et de roc à déplacer, ce qui a entraîné ce prix final nettement plus élevé, le coût du marché aurait dépassé de $23,178.65 le montant payé à A. Plamondon & Fils Inc. Il va sans dire que ces chiffres finals ne sont pas pertinents et ne peuvent pas servir à déterminer s'il y a eu ou non faute de la part des fonctionnaires qui ont recommandé d'adjuger le marché au second plus bas soumis- sionnaire. Toutefois, ils ont été admis à titre d'exemple, afin de montrer que lorsque différents prix unitaires sont offerts pour différentes parties de l'entreprise, l'offre la plus basse peut ne pas entraîner le coût le plus bas lorsqu'il y a eu sous-estimation de certaines des quantités pour lesquelles le soumissionnaire le plus bas a offert un prix unitaire plus élevé. Il convient donc, lorsqu'on adjuge un marché, de prendre cette possibilité en considération quand l'écart entre les deux offres les plus basses est faible. Il est vrai que la recom- mandation au Conseil du Trésor n'en fait nulle- ment mention, mais Bowen a déclaré dans sa déposition que cette possibilité faisait partie des délibérations antérieures au rapport. Il est difficile
de voir comment l'omission d'une mention de cette nature a pu causer un préjudice à la demanderesse, bien qu'évidemment elle puisse croire qu'il s'agit d'un argument imaginé après coup pour justifier l'adjudication du marché à A. Plamondon & Fils Inc., car si la mention avait figuré dans la recom- mandation, elle aurait constitué un motif supplé- mentaire pour ne pas l'adjuger à Wilfrid Nadeau Inc.
La demanderesse critique tout spécialement cer- taines affirmations contenues dans la recomman- dation au Conseil du Trésor, qu'elle déclare trom- peuses et inexactes.
1. «Il s'agit d'une entreprise extrêmement com- plexe, qui requiert des qualifications spéciales et un équipement approprié.» A l'audience, la deman- deresse a établi par des témoignages que l'entre- prise ne présentait pas de difficultés particulières vu qu'il s'agissait d'un marché de construction de route plus ou moins courant et qu'en tous cas, elle possédait les qualifications nécessaires et pouvait facilement au besoin louer l'équipement.
2. «Bien que le plus bas soumissionnaire ait mené à bien des marchés courants de construction de route, de l'ordre de $200,000 $500,000, il est douteux qu'il puisse exécuter un marché de cette valeur et de cette complexité.» A ce propos, je souligne que le rapport de la firme Dun and Brads- treet indique pour la demanderesse des ventes annuelles de l'ordre de $500,000. La lettre du 15 septembre 1972 écrite par Sainthill, pour le compte de Champagne, faisait état d'un rapport de Nollet celui-ci indiquait que le ministère pro vincial des Travaux publics lui avait dit que la demanderesse était capable tant sur le plan finan cier que technique d'entreprendre des projets de voirie jusqu'à concurrence de $1,000,000. Il n'ex- primait des réserves que pour les marchés supé- rieurs à ce chiffre. Or, il semble que ce chiffre initial ait été réduit à $500,000 par Champagne, et lorsqu'on a montré cette lettre à Nollet au cours de sa déposition, il a déclaré être d'accord avec son contenu. Je note aussi que la liste des marchés produite par la demanderesse sont indiqués les travaux de voirie effectués par elle en 1972 et 1973 n'est utile que pour établir sa capacité à exécuter ladite entreprise, car les marchés de 1973 ne peu- vent naturellement pas servir à montrer quelles connaissances les préposés de la défenderesse et les
parties auprès desquelles on a fait enquête étaient susceptibles d'avoir en septembre 1972 relative- ment à la capacité technique de la demanderesse.
3. «Il ressort de tous les rapports que son équipe- ment n'est ni suffisant ni assez spécialisé pour effectuer des travaux qui exigent une exécution rapide.» Cette affirmation et, en particulier l'ex- pression «tous les rapports» est fort trompeuse, vu que les rapports reçus paraissent favorables et, notamment, la dernière phrase de la lettre de Sainthill, en date du 15 septembre 1972, écrite pour le compte de Champagne il s'exprime dans les termes suivants:
[TRADUCTION] Si l'on en juge par les renseignements reçus jusqu'à maintenant, Wilfrid Nadeau Incorporated devrait être capable d'exécuter le marché en question, pourvu qu'elle com- plète son équipement et son organisation. Ces questions pour- raient être réglées de façon satisfaisante en rencontrant les dirigeants de Nadeau avant de procéder à l'adjudication.
Assurément, il ressort de ce paragraphe que cet entrepreneur serait obligé de compléter son équipe- ment et son organisation, autrement dit qu'à l'épo- que, il n'avait pas l'équipement spécialisé requis; mais cela, «tous les rapports» ne l'indiquent pas. 6
4. Quant à la référence aux brefs émis en faveur des fournisseurs et des sous-entrepreneurs et à l'offre de compromis plus ancienne de 1966, tous les renseignements contenus dans la lettre ont été tirés du rapport de la firme Dun and Bradstreet sans avoir été vérifiés, et beaucoup par la suite se sont avérés inexacts.
Si je suis entré aussi profondément dans les détails de la preuve, ce n'est pas en vue d'examiner la recommandation ni de décider si elle a été correctement rédigée ou non, car les présentes procédures ne m'y autorisent pas. Toutefois, il m'incombe d'établir s'il y a eu ou non négligence de la part d'un ou de plusieurs préposés de la Couronne lorsqu'ils ont recueilli les renseigne- ments ou rédigé le rapport, négligence qui aurait justifié une action contre eux en vertu de l'article 1053 du Code civil du Québec, et par suite une action contre la défenderesse en vertu de l'article 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Cou- ronne, nonobstant l'exception de l'article 4(2) de ladite loi.
6 Peut-être l'auteur a-t-il voulu dire qu'un consensus de rap ports conduisait à cette conclusion, mais si cela est, l'utilisation de l'expression «tous les rapports» n'en est pas moins trompeuse.
M. Nadeau ne fait aucun mystère de sa convic tion que des influences politiques sont intervenues dans l'adjudication du contrat à A. Plamondon & Fils Inc., compagnie locale établie à Grand'mère dans la région de la Mauricie plutôt qu'à sa propre entreprise, dont le siège social est dans la région de Lévis. Selon lui, il fallait donc trouver à tout prix des excuses, qui ne tiennent d'ailleurs pas devant un examen minutieux, en vue de tenter de justifier la non-adjudication du marché au plus bas soumis- sionnaire. Ses doutes ont deux origines. Tout d'abord, presque immédiatement après le dépouil- lement des offres, des représentants de Plamondon auraient communiqué à maintes reprises avec lui et avec son ingénieur, Gélinas, leur offrant une indemnisation pour retirer la soumission de la compagnie. Ils leur auraient ainsi offert $20,000, dont $10,000 payables immédiatement et $10,000 à la fin du marché, et quand il leur a demandé ce qu'il adviendrait alors du chèque certifié, ils lui auraient dit avoir reçu l'assurance qu'il leur serait retourné. La preuve précise afférente aux person- nes qui leur auraient donné une pareille assurance a fait l'objet d'une objection et n'a pas été admise, étant par simple ouï-dire. Gélinas a confirmé que deux membres de la famille Plamondon avaient téléphoné plusieurs fois et rendu deux visites à la compagnie. Ils voulaient à nouveau demander aux dirigeants de Wilfrid Nadeau Inc. de retirer leur offre, mais ceux-ci ne se sont pas du tout montrés intéressés. Vu que normalement le marché est adjugé au plus bas soumissionnaire, qu'il ne lui est pas permis de retirer son offre sans que son dépôt au moins soit confisqué, il semble extraordinaire que le second plus bas soumissionnaire soit dési- reux d'offrir une indemnité au plus bas soumis- sionnaire, à moins qu'il n'ait reçu l'assurance que si le marché lui était adjugé le chèque serait retourné à son auteur. Les doutes de M. Nadeau ont été aussi éveillés par l'invocation de l'article 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale afin de ne pas divulguer les autres documents ou lettres éventuel- lement contenus dans le dossier que le Conseil du Trésor avait devant lui en sus de la recommanda- tion officielle lorsqu'il a pris sa décision. L'avocat de la Couronne a prétendu qu'il s'agissait d'une question de principe, mais vu qu'il est admis que le Conseil du Trésor était en possession d'autres ren- seignements que la Couronne refuse de produire sous prétexte qu'ils constituent une communication confidentielle du Conseil privé de la Reine pour le
Canada, ce refus incite la demanderesse à penser que ces documents sont susceptibles d'indiquer une influence politique ou du favoritisme. Toutefois, cette Cour ne peut pas se fonder sur des doutes ou des soupçons pour conclure et la demanderesse n'a réussi à démontrer l'existence d'aucun de ces fac- teurs incorrects.
Il ne fait aucun doute qu'un marché doit norma- lement être adjugé au plus bas soumissionnaire sauf justification contraire. Il existe une obligation non pas envers le plus bas soumissionnaire, mais envers le trésor public qui ne doit jamais être tenu de payer, sans une bonne raison, un prix plus élevé qu'il n'est nécessaire. Néanmoins, lorsque le marché n'est pas adjugé au plus bas soumission- naire, il en résulte pour celui-ci un préjudice cer tain, et si ce préjudice provient d'une imprudence ou d'une négligence imputable à un ou à plusieurs préposés de la Couronne, pour laquelle une per- sonne faisant l'objet de poursuites judiciaires pour- rait être tenue responsable en vertu de l'article 1053 du Code civil du Québec, étant donné que l'adjudication dudit marché a trait à la province de Québec, alors la Couronne peut être tenue respon- sable en vertu de l'article 3(1)a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne. Dans ce contexte, il n'est pas nécessaire qu'une obligation soit due à une personne pour qu'il y ait responsabilité, lors- qu'elle a subi un préjudice par la faute d'un ou de plusieurs préposés de la Couronne. Je crois que l'affaire Cleveland -Cliffs SS. Co. c. La Reine' diffère sur les faits. Les différents préposés de la Couronne, qui ont recueilli des renseignements sur la capacité technique et la situation financière de la demanderesse, n'avaient aucune obligation envers la demanderesse, c'est un fait; mais ils n'en sont pas moins responsables s'ils ont commis une imprudence ou une négligence en recueillant ou en vérifiant ces renseignements ou bien en rédigeant la recommandation adressée au Conseil du Trésor.
Il faut donc décider si on peut imputer à Nollet, à Sainthill, à Champagne ou à Bowen, une négli- gence les exposant à des poursuites. Nollet a fait sur la demanderesse, au Québec, des enquêtes assez complètes et son rapport paraît équitable. En fait, la lettre du 15 septembre 1972 adressée à Bowen, qui est censée exposer l'essentiel de son rapport, conclut par une recommandation en
7 [1957] R.C.S. 810.
faveur de la demanderesse, à condition qu'elle complète son équipement et son organisation. Cel- le-ci ne peut donc pas prétendre qu'elle a perdu le marché par sa faute. Quant à Sainthill, sa seule intervention en l'espèce a consisté à écrire la lettre susmentionnée pour le compte de Champagne. Au cours de sa déposition, Nollet a confirmé qu'il avait correctement rapporté l'essentiel de son rap port verbal; or, comme je l'ai déjà dit, sa recom- mandation n'était nullement défavorable à la demanderesse. Celle-ci ne peut donc pas intenter une action en dommages-intérêts contre Sainthill. Champagne, lui, a opéré le changement figu- rent ses initiales, c'est-à-dire en face de la préten- due conclusion du ministre provincial des Travaux publics relativement à la capacité technique et financière de la demanderesse d'exécuter des entreprises de voirie jusqu'à concurrence de $1,000,000; il a réduit ce chiffre de moitié. Il peut s'agir d'une simple question de prudence de sa part et Nollet, dans sa déposition, n'a soulevé aucune objection contre cette modification lors- qu'il a rapporté les propos que le ministre provin cial des Travaux publics lui aurait tenus, et n'a manifesté aucun désaccord avec les termes de la lettre ainsi modifiés. En tous cas, ce dernier chiffre ne semble pas déraisonnable si on tient compte que tous les marchés adjugés à la demanderesse à la fin de 1972 ou en 1973 n'étaient naturellement pas connus à l'époque la firme Dun and Bradstreet indiquait dans son rapport que les ventes annuelles de cette dernière se situaient entre $500,000 et $550,000. Je ne peux donc relever contre Champa gne aucune négligence qui l'expose à des poursuites.
Enfin, nous en arrivons à Bowen qui, bien qu'il n'ait pas rédigé la présentation au Conseil du Trésor, en accepte la principale responsabilité. Je ne peux pas le juger coupable de négligence pour avoir accepté le rapport de la firme Dun and Bradstreet comme exact et s'être fondé sur ses conclusions pour apprécier la situation financière de la demanderesse. Ladite firme reconnaît volon- tiers que ses rapports ne sont pas toujours corrects et n'assume pas la responsabilité de leur contenu; néanmoins, il est certainement de pratique com- merciale courante de se fonder sur eux. La présen- tation au Conseil du Trésor, tout en se référant aux brefs émis contre la demanderesse et à l'offre de compromis aux créanciers, renseignements dont
on a maintenant démontré l'inexactitude, n'en déclare pas moins: «ses moyens financiers se sont récemment améliorés, paraît-il». Donc, l'impor- tance donnée à ces renseignements inexacts paraît sujette à caution. En tous cas, selon moi, il est juste de dire que le fait que le principal actionnaire d'une entreprise familiale ait éprouvé des difficul- tés financières personnelles justifie dans une cer- taine mesure un doute quant à la situation finan- cière de l'entreprise elle-même. Il est possible qu'une enquête plus approfondie auprès de M. Nadeau ou de sa banque aurait clarifié certains renseignements erronés qui figurent dans la recom- mandation, mais j'estime que ni Bowen ni les autres préposés de la défenderesse n'étaient obligés de le faire. En vérité, il serait fâcheux qu'une entreprise qui se fie normalement aux rapports de la firme Dun and Bradstreet doive vérifier l'exacti- tude de chaque renseignement ou risquer d'être tenue pour négligente si elle en accepte certains, qui se révèlent ensuite inexacts.
Je dois reconnaître que la présentation au Con- seil du Trésor, qui recommande l'adjudication du marché à A. Plamondon & Fils Inc. paraît avoir davantage insisté sur les raisons d'écarter la demanderesse que sur le contenu plus favorable de la lettre du 15 septembre 1972 adressée à Bowen. Cela soulève quelque doute sur ce qui a pu surve- nir dans l'intervalle pour motiver la recommanda- tion de rejeter la plus basse offre de la demande- resse. Toutefois, comme je l'ai dit précédemment, il incombe à cette Cour, après l'examen de la preuve, non pas de décider si le contrat aurait être adjugé à la demanderesse plutôt qu'à A. Pla- mondon & Fils Inc., mais simplement de détermi- ner si un préposé de la Couronne a commis une négligence l'exposant à des poursuites, lorsqu'il a recueilli des renseignements ou recommandé cette adjudication. Or, je ne peux rien trouver dans le comportement de Bowen, qui justifie une telle constatation. Il est vrai que la recommandation déclare à propos du marché qu'il s'agit d'une «entreprise extrêmement complexe, qui requiert des qualifications spéciales et un équipement approprié», ce qui, selon les dépositions faites à l'audience par plusieurs ingénieurs, est inexact. Toutefois, Bowen le pensait puisqu'il l'a réaffirmé à l'audience. Peut-être n'était-il pas fondé à con- clure qu'il est douteux que la demanderesse «puisse exécuter un marché de cette valeur et de cette complexité» parce qu'apparemment «son équipe-
ment n'est ni suffisant ni assez spécialisé» ni non plus à ajouter que si le Ministère est obligé d'ac- cepter le plus bas soumissionnaire «il [lui] faudra prévoir une surveillance supplémentaire sur place, afin de s'assurer que le devis descriptif et les conditions d'achèvement seront respectés». Il lui aurait peut-être fallu prendre en considération que si la demanderesse manquait de certaines pièces d'équipement, elle pouvait facilement les obtenir par location ou autrement, et qu'il était raisonna- ble de présumer qu'une certaine surveillance sur place serait nécessaire dans tout projet de cette envergure. Mais encore, il s'agit d'une question d'opinion qui, tout en étant discutable, ne peut pas être nécessairement qualifiée de fausse ou mal intentionnée. En outre, Bowen a donné, lors de sa déposition, une explication qui n'apparaît pas dans la présentation au Conseil du Trésor, à savoir qu'en raison des prix unitaires élevés dans certains secteurs que le Ministère a probablement le plus sous-estimés dans son appel d'offres, la plus basse soumission ne s'avère pas nécessairement à la longue la moins onéreuse. Dans un marché l'écart entre deux soumissionnaires est aussi faible, il n'est pas déraisonnable de prendre ce facteur en considération. En principe, il faut toujours accep- ter la soumission la plus basse; néanmoins, il est raisonnable de soutenir que lorsque l'écart entre deux offres est très faible et qu'il y a un doute, même léger, sur la capacité du plus bas soumis- sionnaire à exécuter le marché de façon satisfai- sante et aucun doute sur celle du second plus bas soumissionnaire, il est plus justifié de l'adjuger à ce dernier que lorsque l'écart entre les offres est très important. Dans ce dernier cas, il faut vrai- ment une preuve très positive contre la capacité financière et technique et la réputation du plus bas soumissionnaire pour l'écarter. En l'espèce, la si tuation serait différente s'il avait été prouvé que la recommandation est inspirée par des motifs incor- rects, tels que l'influence politique ou le favori- tisme, et ne se fonde pas exclusivement sur une comparaison entre la capacité et l'expérience tech niques et financières des deux plus bas soumission- naires, ainsi que sur leurs prix unitaires. Or, cette preuve, la demanderesse a été incapable de l'ap- porter. Pour que la présente action réussisse, il incombait indiscutablement à la demanderesse de démontrer la faute personnelle de l'un des préposés de la Couronne ou la faute collective de plusieurs d'entre eux. Je conclus qu'elle n'y est pas parvenue et je rejette donc l'action avec dépens.
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