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T-3171-75
Dollina Enterprises Limited (Demanderesse) c.
John Michael Wilson-Haffenden, Ronald Lindsey Smith, Harold Fenton, Eberhard Baehr et toutes les autres personnes ayant des réclamations contre la demanderesse, son navire le Joan W. II ou contre le fonds constitué aux présentes (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Mahoney— Vancouver, les 6, 7 et 28 avril 1976.
Droit maritime—Abordage—Défendeurs jugés fondés à recouvrer 100% des dommages-intérêts—Total évalué à $99,964—La demanderesse intente une action en limitation de responsabilité—Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S-9, art. 647(2)d),f) et 651(1)—Règles sur les abordages, art. 24a), DORS/65-395—Décret sur l'équivalent du franc-or, DORS/75-369.
Un abordage a eu lieu entre le bateau de la demanderesse et celui des défendeurs et cette cour a statué que les défendeurs étaient fondés à recouvrer tous les dommages-intérêts, soit $99,964. La demanderesse a été déboutée de son appel du rapport du protonotaire et a introduit la présente action en limitation de responsabilité.
Arrêt: l'action est rejetée; la demanderesse ne peut pas limiter sa responsabilité. C'est un principe fondamental que lorsqu'un armateur engage un capitaine au sujet duquel il a de bonnes raisons de croire qu'il possède la compétence voulue pour exercer ses fonctions, on ne peut conclure, en l'absence d'autres faits, à la faute ou complicité de ce propriétaire pour les actes ou omissions du capitaine, alors que ce dernier remplit des fonctions qui lui reviennent pleinement. Le capitaine du bateau de la demanderesse remplissait une fonction qui entrait pleinement dans ses attributions; cependant, la norme d'évalua- tion sur la base de laquelle un armateur doit apprécier la compétence d'un capitaine est celle de l'armateur ordinaire, raisonnable. En l'espèce, il n'est pas question de complicité mais de faute. Quand les normes adoptées par l'armateur sont celles de l'armateur raisonnable, il s'assure, au moyen de vérifications, que son capitaine navigue prudemment et, s'il n'en est pas convaincu, il donne les directives appropriées. En l'espèce, le propriétaire n'a rien fait de la sorte et a, de cette façon, contribué à l'accident. Quant au montant auquel la demanderesse aurait le droit de limiter sa responsabilité, les défendeurs font valoir qu'en vertu de l'article 651(1)b) de la Loi sur la marine marchande du Canada, il y a lieu de fixer l'équivalent de 1,000 francs-or en dollars canadiens en tenant compte de la date de l'abordage au motif qu'à cette date il n'y avait pas encore de spécifications du gouverneur en conseil et qu'il faut en conséquence se fonder sur le prix de l'or sur le marché à cette époque conformément au principe général de common law. Néanmoins, aucune preuve ne démontre que le prix du marché à la date de l'abordage atteignait $91.50 l'once troy (dont dépend le montant soulevé par les défendeurs) ni qu'avant la proclamation du Décret sur l'équivalent du franc-or on recourait couramment au prix du marché pour effectuer ces calculs.
Arrêts appliqués: Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co. [1915] A.C. 705; Stein c. Le "Kathy K" (1976) 62 D.L.R. (3°) 1; Standard Oil Co. of New York c. Clan Line Steamers Ltd. [1924] A.C. 100 et Gatineau Power Co. c. Crown Life Insurance Co. [1945] R.C.S. 655. Arrêts approuvés: Le «Empire Jamaica. [1956] .2 Lloyd's Rep. 119, [1957] A.C. 386; Le «Lady Gwendolen• [1964] 2 Lloyd's Rep. 99 (Q.B.), [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.), [1965] P. 294. Arrêts analysés: Le «Abadesa. (No. 2) [1968] P. 656, [1968] 1 Lloyd's Rep. 493 et Le *Mecca. [1968] P. 665, [1968] 2 Lloyd's Rep. 17.
ACTION. AVOCATS:
J. R. Cunningham et P. G. Bernard pour la demanderesse.
T. P. Cameron pour le défendeur Wilson-Haffenden.
S. H. Lipetz pour les défendeurs Smith, Fenton et Baehr.
PROCUREURS:
Macrae, Montgomery, Spring et Cunning- ham, Vancouver, pour la demanderesse. McMaster, Bray, Cameron & Jasich, Van- couver, pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE MAHONEY: Il s'agit d'une action en limitation de responsabilité intentée en vertu des articles 647 et suivants de la Loi sur la marine marchande du Canada' à la suite d'un abordage survenu entre deux bateaux de pêche, le Joan W. II, propriété de la demanderesse, et le All Star, propriété du défendeur Wilson-Haffenden, dont l'équipage était formé de Wilson-Haffenden et des défendeurs Smith, Fenton et Baehr. Un jugement de cette court a statué que les défendeurs, deman- deurs dans cette action, étaient fondés à recouvrer 100% des dommages-intérêts de chacun des défen- deurs dans cette action, savoir: la demanderesse en l'espèce, le navire Joan W II et son capitaine, William Crewe. La Cour a renvoyé l'affaire devant un protonotaire pour qu'il évalue les dommages et a accordé, en plus des dépens, un intérêt de 5% par année à compter de la date du prononcé du juge- ment jusqu'à celle du paiement. Outre l'intérêt, le
S.R.C. 1970, c. S-9. - 2 du greffe: T-1774-73.
protonotaire a évalué le total des dommages-inté- rêts à $99,964, répartis de la façon suivante: $74,276 à Wilson-Haffenden; $7,988 à Smith; $9,050 à Fenton et $8,650 à Baehr. La demande- resse en l'espèce a interjeté appel du rapport du protonotaire et a été déboutée. Elle a alors institué la présente action.
Ce n'est que par pure coïncidence que cette action et l'action initiale relative à la détermina- tion de la responsabilité résultant de l'abordage m'ont été soumises. En fait, si ce n'était le règle- ment d'une autre action quelques jours avant cette audition, un autre juge de la Cour aurait présidé cette audition. Ce commentaire est pertinent car au moins deux des trois avocats qui ont comparu en l'espèce semblaient croire que je tiendrais compte de la preuve soumise aux fins de l'action portant le du greffe: T-1774-73, mais non pré- sentée dans l'affaire en instance. Je pense qu'une telle ligne de conduite serait tout à fait irrégulière. Plus précisément, j'estime ne pas pouvoir tenir compte de l'Acte préliminaire déposé par l'une ou l'autre des parties dans le cadre de l'action portant le du greffe: T-1774-73. Par contre, l'avocat du défendeur Wilson-Haffenden, s'est servi de la transcription du témoignage du capitaine Crewe lorsqu'il l'a contre-interrogé à l'audience de l'ac- tion portant le du greffe: T-1774-73. Aucune objection n'a été soulevée à cet égard et je consi- dère que seuls les extraits de cette transcription qui ont été versés au dossier de cette audience consti tuent une preuve recevable. Les motifs de juge- ment et le jugement que j'ai rendus dans cette autre affaire ont été produits comme pièce, de même que le rapport du protonotaire et le juge- ment rejetant l'appel interjeté de ce rapport et, compte tenu des déclarations faites aux plaidoiries, ces documents sont nécessairement au dossier malgré l'inobservation de l'article 23 (1) de la Loi sur la preuve au Canada 3 . En conséquence, j'ad- mets en preuve les copies du jugement et du rapport relatifs à l'action portant le du greffe: T-1774-73 soumises par l'avocat lors de la plaidoi- rie et marquées pièces «B» et «C»; par contre, la copie de l'Acte préliminaire déposé par les deman- deurs lors de l'action initiale et marquée «A» est irrecevable.
3 S.R.C. 1970, c. E-10.
Voici les dispositions pertinentes de la Loi sur la marine marchande du Canada:
Limitation de responsabilité
647. (2) Le propriétaire d'un navire, ... n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:
d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont men- tionnés à l'alinéa b), ou violation de tout droit
(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, ...
(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;
responsable des dommages-intérêts au-delà des montants sui- vants, savoir:
n à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à 1,000 francs-or pour chaque tonneau de jauge du navire.
651. (1) Pour l'application des articles 647 et 650
a) la jauge d'un navire de moins de trois cents tonneaux est réputée de trois cents tonneaux; et
Les faits suivants ne sont pas contestés:
1. La demanderesse était propriétaire du Joan W. II.
2. Norman W. Fiddler, le président et gérant de la demanderesse, est [TRADUCTION] «la per- sonne dont l'acte est l'acte de la compagnie elle-même» 4 , en d'autres termes, la personne dont la «faute ou complicité réelle», le cas échéant doit être attribuée à la corporation demanderesse.
3. Au moment de l'abordage du All Star, Wil- liam Crewe était seul à naviguer le Joan W. II.
4. La jauge du Joan W. II est inférieure à 300 tonneaux.
à Dawson Cove (Terre-Neuve), William Crewe a commencé à pêcher à l'âge de 11 ans sur la Grand Banks en compagnie de son père. Durant la Seconde Guerre mondiale, il était matelot au service de la marine marchande norvégienne; puis, il est retourné pêcher au large des ports de la Nouvelle-Écosse. Peu de temps après, à l'âge de 24
4 Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co. [1915] A.C. 705, le vicomte Haldane L.C., à la p. 714.
ans, on lui confiait le commandement d'un navire pour la première fois. Il a continué à pêcher sur la côte Est, comme patron ou membre d'équipage, selon l'occasion, jusqu'en 1958, époque il s'est installé en Colombie-Britannique. Il a travaillé comme homme d'équipage sur des navires de pêche de la côte Ouest jusqu'en 1962, et, de 1962 à 1965, comme patron ou membre d'équipage. En 1965, il a commencé à travailler exclusivement comme patron et n'a cessé d'occuper ce poste au service de différents employeurs. Il semble avoir travaillé de façon aussi régulière que la nature de son métier le permet, sauf en 1972, il n'a pas du tout pêché. Il n'a pas de brevet et il n'en a pas besoin.
Norman W. Fiddler pêche sur la côte Ouest depuis 1929, soit depuis l'âge de 13 ans. Depuis 1939 ou 1940, il a été capitaine à bord de divers bateaux de pêche. Il est à l'origine de la constitu tion en corporation de la demanderesse, en 1944. Il détient avec son épouse la totalité des actions de cette compagnie. A une certaine époque, Fiddler, alors en société avec son frère, possédait et exploi- tait 11 bateaux de pêche et était capitaine de l'un d'eux. La preuve ne révèle pas si en 1973 Fiddler ou la demanderesse était propriétaire ou exploitait d'autres bateaux que le Joan W. II.
Fiddler cherchait un patron pour le Joan W II en vue de la saison de pêche 1973, et a entendu parler de Crewe à la B.C. Independent Co-op, une organisation chargée de commercialiser les pêches de ses membres et qui réunissait environ la moitié des propriétaires indépendants de bateaux de pêche de Vancouver. Il est entré en communication avec Crewe parce qu'il avait la réputation d'être [TRADUCTION] «bon producteur et bon patron». Au contre-interrogatoire, Fiddler a reconnu que la réputation de Crewe comme bon patron était fondée sur le fait que personne n'avait dit du mal de lui. Tout en prenant un café, ils ont conclu leur marché.
Le Joan W. II a subi plusieurs réparations durant l'hiver 1972-73. De nouvelles machines ont été installées. Fiddler a navigué à bord du navire à titre de membre d'équipage au cours des deux premiers voyages de pêche de la saison 1973. Il semble avoir agi ainsi parce qu'il s'intéressait au rendement du navire après sa remise en état et non parce qu'il doutait de la compétence de Crewe. De
toute façon, la preuve ne révèle aucun incident particulier pendant ces deux voyages et Fiddler n'a rien remarqué dans le travail de Crewe qui fut matière à discussion. Les deux voyages suivants se sont déroulés sans incident. L'abordage a eu lieu au cours du cinquième voyage, peu de temps après que le Joan W. II eut quitté Vancouver. Cinq autres voyages furent effectués sans incident au cours de cette même année sous le commandement de Crewe.
Crewe affirme qu'avant l'abordage, Fiddler ne lui a donné aucune directive au sujet de la manoeu vre du Joan W. II. Il déclare que sinon il les aurait respectées. D'après lui, en tant que propriétaire, Fiddler était maître à bord. Fiddler déclare que vu l'installation des nouvelles machines, il a suggéré à Crewe de ne pas naviguer à grande vitesse la nuit. Il affirme en outre avoir averti tous ses patrons de [TRADUCTION] «ne pas courir de risques inutiles». Au cours de ces deux voyages, d'une durée approximative de 5 semaines, Fiddler a pu consta- ter que Crewe savait très bien utiliser le radar et les autres instruments de navigation dont le navire est équipé.
Il y avait, à bord du Joan W. II, un exemplaire de l'édition 1972 du Capt. Lillie's Coast Guide et un journal de bord qui contenaient tous deux des renseignements utiles à la navigation. Le Coast Guide précise les signaux au sifflet à utiliser dans différentes situations et paraphrase la Règle 24a) des Règles sur les abordages alors que le journal de bord cite textuellement la Règle 24a), sans référence précises. Il appert que la violation de la Règle 24a) par le Joan W II, et le défaut de preuve selon laquelle le All Star aurait contribué à l'abordage par sa négligence, constituent le fonde- ment de la conclusion à l'entière responsabilité du Joan W. II et de son patron et propriétaire.
L'abordage survint entre 2h et 2h30 le 8 mai 1973. C'était une nuit de pluies, de vents violents et de brume intermittente. Le Joan W II et le All Star suivaient à peu près la même route, le All Star ayant quitté le port le premier. Le All Star se
5 DORS/65-395, C.P. 1965-1552.
Règle 24.
Rattrapage.
a) Quelles que soient les prescriptions des présentes Règles,
tout navire qui en rattrape un autre doit s'écarter de la route
de ce dernier.
déplaçait à une vitesse d'environ 7 noeuds et le Joan W. II le suivait à une vitesse d'environ 8 noeuds. Crewe était seul dans la timonerie du Joan W. II qui naviguait à l'aide du radar et du pilotage automatique. A bord du All Star, Wilson-Haffen- den avait remis la barre à Smith peu de temps avant l'abordage et il se trouvait encore dans la timonerie. Voici leurs constatations respectives, telles qu'exposées dans les motifs du jugement:
Avant de remettre la barre à Smith, Wilson-Haffenden avait d'abord aperçu le feu de mât et les feux de position d'un autre navire légèrement à bâbord à une distance qu'il évaluait à deux milles. Il l'aperçut à nouveau à environ ° /i mille sur l'arrière et réalisa que c'était un chalutier. Il dit à Smith de le surveiller. Ils l'aperçurent de nouveau à 100 verges sur bâbord et 100 pieds sur l'arrière. Il semblait dépasser sans danger. Sur ses ordres, Smith modifia la direction d'un quart à tribord. Il entendit ensuite Smith dire ail va nous frapper». Le feu de position gauche du Joan W. II fut la seule chose qu'il vit immédiatement avant la collision. Le témoignage de Smith est dans le même sens: à un certain moment, l'autre navire sem- blait dépasser sans danger et, lorsqu'il l'aperçut par la suite, la collision était inévitable.
Entre-temps, Crewe avait repéré un autre navire sur son radar. Celui-ci se trouvait à V mille sur l'avant et 1 / 4 de mille sur tribord. Il tenta de modifier l'échelle de son radar mais, à cause des vagues et de la pluie, il ne pouvait rien repérer. La première chose qu'il aperçut, en regardant de la fenêtre de la timonerie, fut l'autre navire qui se trouvait à une distance de 10 pieds. Il n'avait aperçu aucun feu. Il n'avait pas modifié sa route. Sa vitesse était restée la même.
On doit conclure qu'avant l'abordage, il y a eu des périodes prolongées de visibilité nulle ou presque nulle.
Crewe a reconnu que par vitesse de croisière sans danger on entend une vitesse qui permet d'arrêter le navire dans les limites de visibilité. Il est évident qu'il dépassait cette vitesse. Au contre- interrogatoire, Fiddler a soutenu avec insistance qu'à son avis, avant l'abordage, Crewe avait navi- gué en bon marin. Il considère qu'une vitesse de 8 noeuds est raisonnable lorsque la visibilité est nulle; il déclare qu'à cette vitesse, le Joan W. II pouvait être arrêté dans un espace de trois longueurs de bateau si nécessaire. A certains moments, la visibi- lité était réduite à une longueur de bateau. Ni Crewe ni Fiddler n'ont admis qu'une veille supplé- mentaire était nécessaire et que le sifflet aurait être actionné. Je suis enclin à croire qu'en l'espèce, une veille supplémentaire n'aurait pas amélioré la situation.
Il est évident que la façon de naviguer de Crewe satisfaisait aux normes de Fiddler et il n'est donc pas surprenant qu'après l'avoir observé pendant près de 5 semaines en mer, Fiddler ait jugé inutile de lui donner des instructions ou des directives à cet égard. Il se peut fort bien que les normes adoptées par Crewe et Fiddler correspondent aux normes de la majorité des pêcheurs de la côte Ouest. Les normes de Wilson-Haffenden ne devaient pas être très différentes. Du point de vue de la responsabilité, la distinction repose sur le fait que le All Star a été rattrapé par le Joan W. II et non l'inverse.
J'admets le principe fondamental que lorsqu'un armateur engage un capitaine au sujet duquel il a de bonnes raisons de croire qu'il possède la compé- tence voulue pour exercer ses fonctions, on ne peut conclure, en l'absence d'autres faits, à la faute ou complicité de ce propriétaire pour les actes ou omissions du capitaine, alors que ce dernier a rempli une fonction qui lui revenait pleinement 6 . En l'espèce, Crewe accomplissait une fonction qui entrait pleinement dans ses attributions, soit manoeuvrer le Joan W. II. Cependant, la norme d'évaluation sur la base de laquelle un propriétaire doit apprécier la compétence d'un capitaine afin d'être en mesure de conclure à son entière compé- tence n'est pas subjective; il s'agit de la norme du propriétaire ordinaire, raisonnable.
Le Lady Gwendolen comptait parmi les trois navires appartenant à la Guinness brewing et ser- vait à transporter ses produits sur la mer d'Irlande jusqu'à des ports en Angleterre. Le 10 novembre 1961, par brouillard intense, un abordage s'est produit avec un navire qui avait jeté l'ancre. La responsabilité fut admise et l'action' portait sur la limitation de responsabilité. L'alter ego de la cor poration demanderesse avait été son maître bras- seur jusqu'en janvier 1961, époque il en est devenu le gérant adjoint. En Cour d'appel, le lord juge Sellers a déclaré 8 :
6 Le Empire Jamaica [1957] A.C. 386; [1956] 2 Lloyd's Rep. 119.
7 Le «Lady Gwendolen» [1965] P. 294; [1964] 2 Lloyd's Rep. 99 (Q.B.); [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.).
8 [1965] P. 294 la page 333; [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 la page 339.
[TRADUCTION] Le fait que la fabrication de la bière soit la principale activité de l'entreprise des demandeurs et que ces derniers ne possèdent les trois navires que de façon accessoire à leur entreprise, dans le seul but de distribuer leur produit, ne constitue pas une excuse.
En leur qualité de propriétaires de navires, ils doivent être jugés en fonction du comportement d'un armateur moyen rai- sonnable dans la direction et la surveillance d'un navire ou d'une flotte de navires. La sécurité des vies en mer doit être l'un des premiers soucis d'un armateur. Cette sécurité exige un navire en bon état de navigabilité, un équipage convenable, mais aussi une navigation prudente.
Dans l'arrêt Stein c. Le Kathy« K. » 9 , se pronon-
çant sur la demande reconventionnelle d'un arma- teur qui cherchait à limiter sa responsabilité, le juge Ritchie de la Cour suprême du Canada a déclaré:
L'obligation qui incombe aux propriétaires du navire est lourde et ils ne peuvent pas s'en acquitter en démontrant que leurs actes ne constituent pas [TRADUCTION] «l'unique cause ou la cause secondaire ou la cause principale» du malheureux accident.
Il a souscrit à l'énoncé suivant du vicomte Haldane i 0 :
[TRADUCTION] Ils doivent démontrer que l'événement s'est produit sans qu'il y ait faute ou complicité de leur part.
En l'espèce, il n'est pas question de complicité mais de faute. Je ne doute pas que si les normes de navigation du Joan W. II adoptées par Fiddler avaient été celles de l'armateur ordinaire et raison- nable plutôt que les siennes, qui correspondent apparemment aux normes adoptées par le proprié- taire ordinaire et indépendant de bateaux de pêche de la côte Ouest, il se serait bien assuré que Crewe connaissait les pratiques d'une navigation prudente selon les différentes circonstances qui auraient pu surgir et il l'aurait obligé, par des directives, à observer ces pratiques. Dans un tel cas, l'expé- rience de Crewe comme patron sur un bateau de pêche et ses observations au cours de deux voyages sans incident ne lui auraient pas suffi. Plus précisé- ment, un armateur ordinaire et raisonnable s'as- sure que le capitaine qu'il engage sait qu'une vitesse de 8 noeuds dans des conditions de visibilité nulle ou presque nulle constitue une négligence, si ce n'est de l'inconscience, et qu'il agit en consé- quence. Il s'assure que, si pour quelque raison, le radar cessait de détecter les objets à proximité, le
9 (1976) 62 D.L.R. (3e) 1 à la page 13.
10 Standard Oil Co. of New York c. Clan Line Steamers Ltd. [1924] A.C. 100 à la p. 113.
capitaine naviguerait à une vitesse lui permettant d'arrêter le bateau dans les limites de visibilité, qu'il ait cru nécessaire ou non dans les circons- tances d'exercer une veille supplémentaire. L'ar- mateur moyen raisonnable s'assure, au moyen de vérifications, que son capitaine navigue prudem- ment et, s'il n'en est pas convaincu, donne les directives appropriées. Fiddler n'a rien fait de la sorte et son omission constitue une faute qui a contribué à l'accident.
Dans leur défense, les défendeurs plaident que si l'on concluait que la demanderesse avait le droit de limiter sa responsabilité, le montant du fonds devrait s'élever à $51,870 et non à $25,020 comme le prétend la demanderesse.
La Loi sur la marine marchande du Canada prévoit:
651. (1) Pour l'application des articles 647 et 650
b) le gouverneur en conseil peut par décret spécifier, à l'occasion, les montants qui sont censés être respectivement les équivalents de 3,100 francs-or et de 1,000 francs-or.
Le gouverneur en conseil ne s'est pas prévalu de ce pouvoir avant d'adopter le Décret sur l'équivalent du franc-or" en octobre 1975. Il spécifie que le montant de $83.40 est censé être l'équivalent de 1,000 francs-or. En vertu de l'article 651(1)a) de la Loi, la jauge du Joan W. II étant inférieure à 300 tonneaux, elle est réputée être de 300 ton- neaux; le montant de $25,020 soumis par la demanderesse équivaut à 300 fois $83.40.
Les défendeurs font valoir qu'il y a lieu de fixer l'équivalent de 1,000 francs-or en dollars cana- diens en tenant compte de la date de l'abordage, soit le 8 mai 1973, au motif qu'à cette date les spécifications du gouverneur en conseil n'étaient pas encore en vigueur, et qu'il faut en consé- quence, se fonder sur le prix de l'or sur le marché à cette époque pour évaluer les dommages-intérêts. Ceci est conforme au principe général de common law en vertu duquel, lorsque les dommages-intérêts sont calculés dans une autre devise que celle du pays du tribunal, la date à laquelle les dommages
" DORS/75-639, C.P. 1975-2579.
sont survenus représente la date appropriée aux fins de la conversion de cette devise en monnaie du pays 12 . En revanche, la demanderesse soutient qu'il faut considérer le Décret sur l'équivalent du franc-or comme une question de procédure et non commme une question législative. Elle cite deux arrêts anglais: Le «Abadesa» (No. 2) 13 et Le «Mecca» 14 . Les faits pertinents sont très sembla- bles dans chaque affaire. En 1958, un décret pro- clamait que l'équivalent de 1,000 francs-or en livres sterling se chiffrait à £23 13s. 27/32d. C'est après cette proclamation que les navires en ques tion ont subi des dommages et que la responsabi- lité a été établie. Mais les actions en limitation de responsabilité intentées par les armateurs étaient pendantes lorsque survint, le 18 novembre 1967, la dévaluation de la livre sterling. Le 24 novembre 1967, pour tenir compte de cette dévaluation, un décret proclamait que l'équivalent se chiffrait maintenant à £27 12s. 9 1 d. La Cour saisie de ces actions en limitation de responsabilité a statué que l'équivalent applicable était celui en vigueur à la date de l'évaluation des dommages-intérêts et non à la date de l'avarie.
Puisque je conclus que la demanderesse n'a pas droit à cette limitation de responsabilité, il n'aurait normalement pas été nécessaire d'élaborer sur le sujet. Il s'agit uniquement d'une question de droit et mes conclusions de fait ne devraient pas être retenues s'il advenait qu'un tribunal d'instance supérieure saisi de cette question décide que la demanderesse avait droit à une limitation de res- ponsabilité. Néanmoins, j'estime pertinent de sou- ligner qu'aucune preuve ne démontre que le prix de l'or sur le marché à la date de l'abordage atteignait $91.50 l'once troy. Le calcul du montant de $51,870 dépend entièrement de ce prix. En outre, la preuve ne démontre pas qu'avant la pro clamation du Décret sur l'équivalent du franc-or on recourait couramment au prix de l'or sur le marché pour effectuer ces calculs au Canada. Dans sa plaidoirie, l'avocat des défendeurs a affirmé que c'était l'usage mais l'avocat de la demanderesse a prétendu le contraire; or, je le répète, cette pratique n'a pas été prouvée.
12 Gatineau Power Co. c. Crown Life Insurance Co. [1945] R.C.S. 655.
13 [1968] P. 656; [1968] 1 Lloyd's Rep. 493.
14 [1968] P. 665; [1968] 2 Lloyd's Rep. 17.
J'en viens maintenant à la question des dépens. D'après le dossier, il appert que T. P. Cameron est l'avocat de tous les défendeurs et que les membres de son cabinet en sont les procureurs. C'est ainsi qu'ils étaient représentés dans l'action portant le du greffe: T-1774-73. A l'ouverture de cette audi tion, il a déclaré représenter le défendeur Wilson- Haffenden seulement et a indiqué que S. H. Lipetz était l'avocat des autres défendeurs. J'ai cherché en vain dans le dossier un document établissant que les autres défendeurs ont respecté la Règle 300(5) lorsqu'ils ont changé d'avocat. Je dois ajou- ter que je ne vois pas pourquoi la demanderesse devrait supporter les frais d'une double représenta- tion des défendeurs.
Tous les avocats ont demandé une adjudication des dépens en l'espèce selon le tarif d'une action de la classe III. Cela est approprié.
L'action est rejetée. Les défendeurs ont droit à un seul mémoire de frais établi selon le tarif d'une action de la classe III.
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