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A-27-77
Manitoba Fisheries Limited (Appelante) (De- manderesse)
c.
La Reine (Intimée) (Défenderesse)
Cour d'appel, les juges Heald et Urie et le juge suppléant MacKay—Winnipeg, le 28 juin; Toronto, le 25 juillet 1977.
Couronne Appel du rejet par la Division de première instance d'une demande en vue d'obtenir une déclaration éta- blissant le droit à une indemnité Acquisition d'achalandage par la Couronne en vertu de la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce, qui rend l'entreprise, les installations et l'équipement sans valeur L'achalandage est-il pris sans indemnité en vertu d'une loi et une indemnité est-elle payable? La Loi sur la Cour de l'Échiquier définit-elle les règles de droit positif qui régissent l'adjudication d'une indemnité? La privation de la jouissance d'un bien est-elle contraire à la Déclaration canadienne des droits? Loi sur la commerciali sation du poisson d'eau douce, S.R.C. 1970, c. F-13, art. 2, 7, 21(1) et 23(1) Loi sur la Cour de l'Échiquier, S.R.C. 1970, c. E-11, art. 17 et 18(1) Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44 (S.R.C. 1970, Appendice III).
Appel est interjeté d'une décision de la Division de première instance qui a rejeté la demande de l'appelante en vue d'obtenir une déclaration établissant qu'elle a droit à une indemnité pour le bien dont elle a été dépossédée et pour la juste valeur marchande d'une entreprise en marche. L'intimée allègue avoir acquis l'entreprise et l'achalandage en vertu de la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce et, aucune licence n'ayant été délivrée à des entreprises privées en vertu de la Loi, l'appelante a perdu l'entreprise, l'achalandage et la valeur de ses avoirs commerciaux. Le juge de première instance a conclu que l'intimée avait pris l'achalandage sans indemnité et, par conséquent, l'appelante allègue qu'en l'absence d'une disposi tion claire de la loi en sens contraire, elle a droit à une indemnité. L'appelante allègue en deuxième lieu que la Loi sur la Cour de l'Echiquier définit les règles de droit positif et de juridiction qui régissent l'adjudication d'une indemnité à la suite de la mainmise sur un bien; la Loi sur la Cour de l'Échiquier était encore en vigueur quand le droit d'action a pris naissance. Enfin l'appelante allègue que la privation de la jouissance de son bien sans indemnité est contraire à la Décla- ration canadienne des droits car elle a eu lieu sans application régulière de la loi.
Arrêt: l'appel est rejeté. L'Office n'a ni acheté ni confisqué, en fait ou en droit, l'un quelconque des biens corporels ou incorporels de l'appelante ni autrement acquis la possession de ces biens. Le juge de première instance a correctement conclu que la Loi, examinée dans son ensemble, n'a pas pour objet de prendre des biens avec ou sans indemnisation. Pour établir l'obligation de l'intimée d'indemniser l'appelante et ses concur- rents par suite de la mainmise sur leurs entreprises, il faut démontrer que la Loi prévoit clairement la confiscation de l'achalandage—si l'on prend pour acquis qu'il s'agit d'un bien sans indemnisation. Aucune intention semblable ne se
dégage ni expressément ni implicitement de la Loi. Les articles 17 et 18(1) de la Loi sur la Cour de l'Échiquier ne fournissent pas de base à une demande d'indemnité; ils confèrent unique- ment à cette cour juridiction dans les cas de réclamations, de la nature prévue par ces articles, contre la Couronne fédérale. Ils ne donnent pas naissance à des droits positifs dans la situation de fait en l'espèce. La Loi n'a pas privé l'appelante de la jouissance de ses biens, et même si sa mise en œuvre a eu pour effet de faire cesser les activités de l'appelante, cette consé- quence n'est pas due à une privation de la jouissance de ses biens au sens que donne la Déclaration canadienne des droits à ces mots.
Arrêt appliqué: Le procureur général c. De Keyser's Royal Hotel Ltd. [1920] A.C. 508; arrêt appliqué: France Fen- wick & Co. Ltd. c. Le Roi [1927] 1 K.B. 458; arrêt appliqué: Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd. [1960] A.C. 490.
APPEL. AVOCATS:
K. M. Arenson, D. McCaffrey, c.r., et J. Lamont pour l'appelante (demanderesse).
L. A. Chambers et S. M. Lyman pour l'inti- mée (défenderesse).
PROCUREURS:
Kaufman Arenson, Winnipeg, pour l'appe- lante (demanderesse).
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée (défenderesse).
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE URIE: Appel est interjeté d'une déci- sion de la Division de première instance [ [ 1977] 2 C.F. 457] qui a rejeté avec dépens une action intentée par l'appelante en vue d'obtenir une décla- ration établissant qu'elle a droit à une indemnité pour le bien dont elle a été dépossédée. Il a été allégué que l'intimée a acquis l'entreprise et l'achalandage de l'appelante au titre de la Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce' ci- après appelée la «Loi». L'appelante a réclamé une autre déclaration établissant qu'elle a droit à [TRADUCTION] «la juste valeur marchande de ladite entreprise qui, au 1" mai 1969, était une entreprise en marche....»
' S.R.C. 1970, c. F-13.
Les faits pertinents se résument comme suit.
L'appelante, depuis au moins 1926 ou 1927, faisait la commercialisation du poisson d'eau douce acheté à des pêcheurs indépendants de divers endroits du Manitoba et ensuite transformé de plusieurs façons à ses établissements. Le pro- duit transformé était vendu principalement à des clients américains. Il s'agissait, apparemment, d'une entreprise très compétitive. Toutefois, le savant juge de première instance a conclu que l'appelante et ses concurrents possédaient leur propre clientèle et occupaient une place compéti- tive dans cette industrie. Il a de plus conclu la page 461] que d'après la preuve, «l'entreprise de la demanderesse comportait un achalandage, au sens commercial et juridique du terme« dont il n'avait pas à déterminer la valeur puisque les parties ont convenu que le montant de l'indemnité serait fixé par accord mutuel et, au cas elles n'y parvien- draient pas, par un juge de la Division de première instance. A mon avis, il n'est pas nécessaire de discuter de la question de savoir si le savant juge de première instance a erré ou non lorsqu'il s'est prononcé sur l'existence de l'achalandage dans l'entreprise de l'appelante puisque, aux fins des présents motifs, je prends pour acquis que sa déci- sion était bien fondée.
La Loi sur la commercialisation du poisson d'eau douce a été adoptée par le Parlement à la demande des provinces de l'Alberta, de la Saskat- chewan, du Manitoba et de l'Ontario et des terri- toires du Nord-Ouest. L'appelante a prétendu en première instance et devant la présente cour que la manière dont la Loi a été appliquée a eu pour effet pratique de lui faire cesser ses activités et de lui prendre son achalandage, le remettant à l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce, une société de la Couronne créée conformément à l'ar- ticle 3(1) de la Loi, sans aucune indemnisation. L'action de l'appelante a été intentée contre Sa Majesté la Reine puisque, en vertu de l'article 14, l'Office est pour tous les objets de la Loi manda- taire de Sa Majesté. L'appelante a également pré- tendu que ses établissements et son matériel ont perdu toute valeur par suite des effets de la Loi et encore, aucune indemnité n'a été payée.
Les avocats de l'appelante ont reconnu dans leur argumentation devant cette cour et en première instance que pour fonder sa demande d'indemnité,
il lui faut établir un droit reconnu par la loi. Si je les ai bien compris, ils ont invoqué trois arguments principaux à l'appui de leur thèse respective:
1) Vu que l'appelante a été dépossédée par l'in- timée de l'un de ses biens, à savoir son achalan- dage (dans son sens le plus général) et n'a reçu, en retour, aucune indemnité, une telle somme doit lui être versée à moins qu'une disposition claire et précise de la Loi ne permette à l'intimée une telle mainmise. Mais puisque la Loi en l'espèce ne permet pas une telle mainmise sans le versement d'une indemnité, l'appelante a droit à une indem- nité pour le bien dont elle a été dépossédée.
2) La Loi sur la Cour de l'Échiquier définit les règles de droit positif et de juridiction qui régissent l'adjudication d'une indemnité à la suite de la mainmise sur un bien. En l'espèce, le fondement du droit à l'indemnité se retrouve dans la Loi sur la Cour de l'Échiquier puisque ce droit est avant l'abrogation de cette loi qui a été remplacée par la Loi sur la Cour fédérale.
3) L'appelante a été privée de la jouissance de son bien sans qu'aucune indemnité ne soit payée. Le défaut de payer une indemnité signifie que la Couronne a pris cette mesure sans respecter l'«ap- plication régulière de la loi». Elle a donc agi con- trairement à l'article 1 de la Déclaration cana- dienne des droits qui doit être interprété en fonction des dispositions impératives de l'article 2e) 2 de cette loi.
Avant d'étudier ces arguments, il convient d'examiner la Loi dans la mesure cela est nécessaire pour statuer sur la validité des préten- tions de l'appelante.
Comme je l'ai déjà souligné, la Loi a créé l'Office de commercialisation du poisson d'eau douce, mandataire de la Couronne fédérale. L'Of- fice a été établi
aux fins de commercialiser, de vendre et d'acheter du poisson, des produits et des sous-produits du poisson, à l'intérieur et à l'extérieur du Canada... .'
2 S.C. 1960, c. 44. Voir S.R.C. 1970, Appendice 111.
3 Article 7.
et, à ces fins, possède un certain nombre de pouvoirs. 4
La Partie III de la Loi intitulée «Réglementa- tion du commerce interprovincial et du commerce d'exportation» renferme les articles 20 à 32 inclusivement.
L'article 23 donne à l'Office certains droits et pouvoirs qui sont décrits au paragraphe (1) de façon suffisante pour les fins du présent jugement.
23. (1) Sous réserve des dispositions de l'article 21, l'Office a le droit exclusif de procéder à la commercialisation, à l'achat et à la vente du poisson dans le commerce interprovincial et le commerce d'exportation; il exerce ce droit, soit par lui-même, soit par ses mandataires, en vue de
a) commercialiser le poisson d'une façon ordonnée;
b) augmenter le revenu des pêcheurs; et
c) ouvrir les marchés internationaux au poisson et accroître le commerce interprovincial et le commerce d'exportation du poisson.
Les espèces de poisson qui sont touchées par les droits de commercialisation sont indiquées dans une annexe à la Loi qui peut, de temps à autre, être modifiée. «Province participante» désigne, comme l'indique l'article 2,
... une province ou un territoire relativement auxquels est en vigueur une entente conclue en vertu de l'article 25 avec le gouvernement de cette province ou de ce territoire;
La disposition clé est l'article 21(1):
21. (1) Sauf en conformité des modalités indiquées dans toute licence qui peut être délivrée par l'Office à cette fin, aucune personne autre que l'Office ou un mandataire de l'Of- fice ne doit
a) exporter du poisson hors du Canada;
b) envoyer, transporter du poisson d'une province partici- pante à une autre province participante ou à toute autre province;
c) dans une province participante, recevoir du poisson pour le transporter hors de la province; ou
d) vendre ou acheter, ou convenir de vendre ou d'acheter du poisson se trouvant dans une province participante pour le livrer dans une autre province, participante ou non, ou hors du Canada.
L'article 25 autorise le Ministre désigné pour agir aux fins de la Loi à conclure des accords avec l'Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba, l'Ontario et les territoires du Nord-Ouest. Aux termes du paragraphe (2), ces accords peuvent prévoir, entre autres:
4 Article 7a) à i).
25. (2) .. .
c) la conclusion d'ententes par la province en vue du paie- ment d'une indemnité au propriétaire d'un établissement ou de matériel servant à l'emmagasinage, à la transformation ou autre forme de préparation du poisson pour le marché, lorsqu'un tel établissement ou matériel devient ou peut deve- nir superflu du fait d'activités que la présente Partie autorise l'Office à exercer; ...
La preuve révèle qu'une telle entente a été con- clue avec le Manitoba en juin 1969 mais qu'au- cune indemnité n'a été versée à l'appelante pour l'un quelconque de ses établissements ou matériel puisque la Couronne ne l'a dépossédée d'aucun de ses biens ni pour l'un quelconque de ses établisse- ments ou matériel devenu superflu du fait des activités exercées par l'Office. De plus, l'Office n'a pas délivré à l'appelante de licence et cette der- nière n'a pas été soustraite à l'application de la Partie Ill de la Loi de sorte que, en fait, l'appe- lante a cessé ses activités.
La preuve démontre également (je reprends les termes du savant juge de première instance la page 4651) que «Dès ses débuts, l'Office, parce qu'il n'y avait pas d'autre source de fourniture, a obtenu la clientèle américaine de la demanderesse et de ses concurrents du Manitoba.»
En tenant compte de l'esprit de la Loi, je peux maintenant passer à l'étude des trois arguments de l'appelante que j'ai cités plus tôt.
Le premier argument semble reposer sur une fausse prémisse, à savoir que le savant juge de première instance a conclu que l'achalandage de l'appelante a été pris par l'intimée. J'estime que sa décision ne doit pas être interprétée de cette façon bien qu'il ait conclu que l'entreprise comportait un achalandage. Si l'on prend pour acquis, toutefois, que l'achalandage est un bien, doit-on conclure que l'Office l'a pris à l'appelante? Dans l'affirma- tive, il faut que la Loi ait envisagé de le faire sans indemnisation, tel qu'il se dégage de la jurispru dence à cet effet,
Le juge de première instance, après avoir exa- miné l'ensemble de la Loi, a conclu qu'elle n'a pas pour objet de prendre, dans les provinces partici- pantes, les biens d'une personne avec ou sans indemnisation. Je souscris à cette conclusion. La Loi, en créant l'Office, vise, comme l'indique l'ar- ticle 23(1), la commercialisation ordonnée du pois- son et des produits du poisson, les bénéfices décou-
lant d'un tel arrangement devant revenir aux pêcheurs. Malgré les droits exclusifs conférés à l'Office, la Loi prévoit la délivrance de licences qui permettent à leurs titulaires de participer à l'ex- portation et à la commercialisation interprovin- ciale du poisson et des produits du poisson.
Pour établir l'obligation de l'intimée d'indemni- ser l'appelante et ses concurrents par suite de la mainmise sur leurs entreprises, il aurait fallu démontrer que la Loi prévoit clairement la confis cation de l'achalandage de l'appelante (si l'on prend pour acquis qu'il s'agit d'un bien) sans indemnisation. A mon avis, aucune intention sem- blable ne se dégage ni expressément ni implicite- ment de la Loi en l'espèce.
Il ne fait aucun doute qu'une loi ne peut être interprétée de manière à déposséder une personne de ses biens sans indemnisation. 5 Le contraire doit y être prévu en termes clairs et nets. A ce principe vient s'ajouter une exigence additionnelle, à savoir que la mainmise doit comporter que la Couronne s'approprie réellement, matériellement la jouis- sance ou l'usage du bien.
Le juge Wright, dans l'arrêt France Fenwick 6 déclarait:
[TRADUCTION] ... mais je prends pour acquis que la Couronne n'a pas le droit, en common law, de déposséder une personne de ses biens pour des raisons d'ordre public sans indemnisation. J'estime, toutefois, que la règle ne peut s'appliquer (si, en fait, elle s'applique) que dans des circonstances le gouvernement a réellement pris possession de ce bien ou en a fait usage ou dans des circonstances où, à la suite d'une ordonnance rendue par une autorité compétente, le bien est mis à la disposition du gouvernement. Une simple interdiction, bien qu'elle implique une ingérence dans le droit de jouissance du propriétaire sur son bien, n'emporte pas, en common law, je crois, du fait qu'elle soit simplement respectée, droit à une indemnité. Une personne ne peut, en common law, réclamer une indemnité simplement parce qu'elle obéit à un ordre légitime du gouvernement.
Lord Radcliffe a également souligné cette dis tinction dans Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd.', aux pages 524-525.
5 Le procureur général c. De Keyser's Royal Hotel Ltd. [ 1920] A.C. 508, la p. 541.
6 France Fenwick & Co. Ltd. c. Le Roi [1927] 1 K.B. 458, à la p. 467.
7 Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd. [ 1960] A.C. 490.
Je suis d'avis que la Loi sur la commercialisa tion du poisson d'eau douce n'envisage pas, direc- tement ou indirectement, de déposséder qui que ce soit de ses biens, ce terme désignant à la fois ses droits de propriété et ses actifs corporels. Cela ressort clairement de l'objet et du but (énoncés plus haut), de l'esprit général et de l'interprétation claire de la Loi dans son ensemble. L'Office n'a ni acheté, ni confisqué, en fait ou en droit, l'un quelconque des biens corporels ou incorporels de l'appelante, ni autrement acquis la possession de ces biens. Il n'y a eu aucune «mainmise», «appro- priation» ou «prise en charge» de ces biens au sens réaliste de ces termes.» Cela étant, la question de savoir si la Loi fournit ou non des directives claires selon lesquelles il n'y a pas d'indemnisation en raison d'une mainmise sur des biens, n'est nulle- ment soulevée.
L'article 25(2)c) de la Loi ne porte pas atteinte à ce point de vue puisque l'article 25, dans son ensemble, donne simplement au Ministre le pou- voir de conclure avec les provinces participantes des accords comportant certaines dispositions dont l'engagement, par l'une quelconque de ces provin ces, de payer une indemnité au propriétaire d'un établissement ou de matériel lorsqu'un tel établis- sement ou matériel devient ou peut devenir super- flu du fait d'activités exercées par l'Office. L'ali- néa c) ne crée aucun droit en faveur du propriétaire et, comme l'a fait remarquer le savant juge de première instance la page 469]:
... il ne contient aucune intention ou proposition portant que la Couronne fédérale doit fournir cette indemnité.
Le deuxième argument de l'appelante fonde la demande d'indemnité sur les articles 17 9 et 18(1) 10 de la Loi sur la Cour de l'Échiquier, S.R.C. 1970, c. E-11.
s Voir Belfast Corporation c. O.D. Cars Ltd., précité, à la p. 517.
9 17. La Cour de l'Échiquier a compétence exclusive en première instance dans tous les cas un immeuble, des effets ou deniers d'un particulier sont en la possession de la Couronne, ou dans lesquels la réclamation découle d'un contrat passé par la Couronne ou en son nom.
10 18. (1) La Cour [de l'Échiquier] a aussi compétence exclusive en première instance pour entendre et juger:
a) toute réclamation contre la Couronne pour expropriation de biens pour des fins publiques;
A mon avis, ces articles confèrent uniquement à la Cour de l'Échiquier juridiction dans les cas de réclamations, de la nature prévue par ces articles, contre la Couronne fédérale. Malgré le fait que ces articles aient pu, en d'autres circonstances, donner naissance à des droits positifs (une question sur laquelle je ne me prononce pas), ce n'est certaine- ment pas le cas en l'espèce.
Comme il a déjà été démontré, il n'y a eu aucune mainmise, pour des fins publiques ou autres, sur les biens de l'appelante. De plus, la Couronne n'est pas entrée en possession de ter rains, d'effets, ou de deniers, quelle que soit l'inter- prétation la plus large que l'on puisse donner à ces termes. Par conséquent, à mon avis, l'action de l'appelante ne peut être fondée sur la Loi sur la Cour de l'Échiquier.
En ce qui a trait au troisième argument, l'appe- lante s'appuie sur la Déclaration canadienne des droits et plus particulièrement sur ses articles 1a) et 2e). Ces articles sont libellés comme suit:
1. II est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob- stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;
Le savant juge de première instance a rejeté cet argument au motif que la Loi, interprétée de façon juste, n'a pas pour objet de priver l'appelante ou qui que ce soit de la jouissance de ses biens. Par conséquent, la Déclaration canadienne des droits n'avait pas à être invoquée en l'espèce. Je souscris à cette conclusion.
Une décision très récente rendue par le Conseil privé dans Government of Malaysia c. Selangor
Pilot Association" vient appuyer de façon consi- dérable cette interprétation de la loi. Le sommaire de l'arrêt expose de façon satisfaisante les faits de l'espèce.
[TRADUCTION] L'article 13 de la constitution de la Malaisie prévoit que:
(1) Nul ne doit être privé de ses biens, sauf dispositions contraires d'une loi. (2) Toute loi doit prévoir une juste compensation dans les cas d'acquisition ou d'usage obliga- toire de biens.
En 1969, six pilotes brevetés ont constitué une société (l'uas- sociation») aux fins de fournir des services de pilotage à Port Swettenham. L'association détenait des actifs corporels et embauchait d'autres pilotes brevetés. Les retenus de la société provenaient des droits de pilotage versés aux pilotes. En 1972, conformément aux pouvoirs conférés par l'article 29A de la Port Authorities Act, 1963, les autorités du port ont déclaré Port Swettenham district de pilotage interdisant ainsi aux pilotes autres que ceux embauchés par les autorités de fournir des services de pilotage dans le port, aux termes de l'article 35A de la Loi, qui crée l'infraction à cet effet. Les autorités du port ont offert du travail à tous les pilotes brevetés, ont acheté les actifs corporels de l'association et ont commencé l'exploitation du service. L'association a intenté une action contre les autori- tés du port et le gouvernement de la Malaisie afin d'obtenir un jugement déclarant, d'une part, que les pilotes avaient droit à une indemnité en raison de la perte de l'achalandage de l'entre- prise et, d'autre part, que l'article 35A de la Port Authorities Act était inconstitutionnel et de nul effet. L'action a été rejetée. En appel, la Cour fédérale a rendu un jugement déclarant que l'association avait droit à une indemnité en raison de la perte de l'achalandage.
En appel devant le Conseil privé, la décision de la Cour fédérale fut infirmée.
Il convient de souligner, je crois, que l'article 13(1) de la constitution de la Malaisie et l'article la) de la Déclaration canadienne des droits emploient tous les deux le terme «privé» en relation avec les «biens». Le texte malais emploie l'expres- sion «privé de ses biens», alors que le texte cana- dien parle d'être «privé» de «la jouissance de ses biens». J'estime que cette différence au niveau du vocabulaire ne soulève pas de difficultés.
Le vicomte Dilhorne, rendant jugement au nom de la majorité du Conseil privé, a expliqué, aux pages 905-906 du recueil, le sens du terme «privé» tel qu'il a été employé dans la constitution.
[TRADUCTION] La première question consiste à savoir si l'exercice restreint des droits d'un pilote, conférés par une licence, équivaut à une privation de ses biens. Au Royaume- Uni, un permis de conduire ordinaire donne à son titulaire le
" [1977] 2 W.L.R. 901.
droit de conduire de nombreuses catégories de véhicules, dont les locomotives lourdes. Si le Parlement avait jugé bon qu'à l'avenir, les conducteurs de locomotives lourdes devaient subir un examen spécial et qu'à moins d'avoir réussi cet examen, les titulaires de permis de conduire ne devaient pas conduire de telles locomotives, pourrait-on conclure que tous les titulaires de permis de conduire étaient, par conséquent, privés de leurs biens? Une personne inhabile à détenir un permis de conduire est-elle par conséquent privée de ses biens? Selon leurs Sei- gneuries, il faut répondre à ces questions de façon négative. A leur avis, la restriction apportée aux activités de chacun des pilotes brevetés ne les a pas privés de leurs biens et si tel est le cas, on peut difficilement dire que cette restriction a eu pour effet de priver les pilotes brevetés, qui étaient des associés dans l'entreprise, de leurs biens. Ils n'ont perdu que leur droit de travailler en leur qualité de pilotes à moins d'avoir été embau- chés par les autorités et leur droit d'embaucher d'autres person- nes dans leur service de pilotage; ni l'un ni l'autre de ces droits ne constituent un bien. Par conséquent, la société ne pouvait plus continuer ses affaires et embaucher des pilotes brevetés. Si la société avait été privée de ses biens autrement que d'après les ternies de la loi ou si ses biens avaient fait l'objet d'une acquisition ou d'un usage obligatoire par les autorités du port, il y aurait eu violation de l'article 13; toutefois, ce n'est pas le cas en l'espèce.
Il a de plus déclaré aux pages 907 - 908:
[TRADUCTION] Une personne peut être privée de ses biens de plusieurs façons. Un tiers peut en faire l'acquisition ou en faire usage mais ce ne sont pas les seuls moyens qui peuvent conduire une personne à être privée de ses biens. Du point de vue de la rédaction, il serait faux d'employer le mot «privé» à l'article 13(1) si le sens de ce mot ne se limitait qu'à l'acquisi- tion ou l'usage puisque ces termes sont employés à l'article 13(2). Les constitutions sont normalement rédigées avec beau- coup de soin. Leurs Seigneuries s'accordent à dire qu'une personne peut être privée de ses biens par une simple disposition négative ou restrictive mais il ne s'ensuit pas qu'une telle disposition qui a pour effet de priver une personne de ses biens emporte l'idée d'une acquisition ou d'un usage obligatoire. Même si en l'espèce, la loi modificatrice a eu pour effet de priver la société de ses biens, l'article 13(1) n'a pas été violé puisque cette privation a eu lieu conformément à une loi que le Parlement avait la compétence d'adopter.
Il se peut que la société, en jouissant depuis un temps considé- rable d'un monopole dans le domaine des services de pilotage, ait acquis un achalandage dont la valeur pourrait être concréti- sée par la vente de l'entreprise mais dont la société a été privée par le fait de la loi modificatrice. Mais si tel était le cas, il n'en résulte pas que les autorités du port aient acquis de la société son achalandage et, selon la majorité de leurs Seigneuries, cela ne s'est pas produit en l'espèce. [C'est moi qui souligne.]
Je suis d'avis que l'interprétation donnée par le vicomte Dilhorne s'applique également à l'inter- prétation de l'article la) de la Déclaration cana- dienne des droits et vient par conséquent appuyer très fortement la conclusion du savant juge de première instance, à laquelle je souscris, selon
laquelle la Loi en l'espèce n'a pas privé l'appelante de la jouissance de ses biens. Malheureusement, la mise en oeuvre de la Loi a eu pour effet de faire cesser les activités de l'appelante mais cette consé- quence n'est pas due au fait que l'intimée a privé l'appelante de ses biens. Comme je l'ai déjà men- tionné, la Couronne n'a pas fait l'acquisition, ni pris possession ou fait usage des biens de l'appe- lante, corporels ou incorporels, à moins que l'on puisse dire que les pêcheurs qui approvisionnaient l'appelante en poisson ou les clients à qui l'appe- lante vendait du poisson ou des produits de poisson soient devenus la propriété de l'appelante. Il est évident qu'il ne pouvait en être ainsi puisqu'il était loisible aux pêcheurs ou aux clients de faire affaire avec qui ils désiraient. Cet achalandage n'était pas la propriété exclusive de l'appelante ou de qui que ce soit, comme l'indique la nature, reconnue haute- ment compétitive, de l'entreprise. L'appelante n'a pas perdu de biens mais le droit d'exercer le commerce auquel elle se livrait, sans licence. Si cette perte incluait une partie quelconque de l'achalandage de l'appelante, alors cet achalan- dage n'a pas été pris par l'Office.
Cela dit, il est clair que l'appelante n'a pas été privée de la jouissance de ses biens, au sens que donne la Déclaration canadienne des droits à ces mots. Par conséquent, il y a eu «application régu- lière» de la Loi. Même si l'article 2 a «pu greffer sur ce qu'on considérait jusque-là comme étant ["application régulière' de la loi, des exigences plus grandes que celles qui prévalaient antérieurement à l'égard de la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales de l'individu que recon- naît et sanctionne l'article la)»' 2 , de telles exigen- ces ne peuvent, en l'espèce, être appliquées puis- qu'il n'y a pas eu privation fondamentale de biens nécessitant l'application de ces dites exigences, même si l'on prend pour acquis que ces nouvelles exigences ont été créées par l'article 2e). Par con- séquent, je suis d'avis qu'il n'y a pas eu violation, en l'espèce, de la Déclaration canadienne des droits.
Pour ces motifs, l'appel doit être rejeté avec dépens. Compte tenu de cette conclusion, il ne sera pas nécessaire d'étudier la prétention de l'appe- lante portant sur les intérêts qu'aurait été tenue ou
12 Armstrong c. L'État du Wisconsin et les États-Unis d'Amérique [1973] C.F. 437, le juge Thurlow, à la o. 439.
non de verser l'intimée si elle avait été condamnée à payer une indemnité.
Je tiens à terminer l'ex' osé de ces motifs en disant ceci: je conçois pleinement que les consé- quences peuvent paraître dures mais, comme l'a souligné le savant juge de première instance, notre devoir consiste à interpréter la loi comme nous la concevons et nous devons laisser à d'autres le soin de la rédiger de manière que sa mise en oeuvre n'ait pas pour effet de créer une injustice.
*
LE JUGE HEALD: Je souscris à ces motifs.
a * x
LE JUGE SUPPLÉANT MACKAY: Je souscris à ces motifs.
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