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T-2205-72
Léo A. Landreville (Demandeur)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Collier— Ottawa, les 2, 3 et 4 février et 7 avril 1977.
Compétence Enquête d'une commission royale sur les activités du demandeur, ancien juge d'une cour supérieure La nomination d'un commissaire aux fins d'enquêter sur un juge est-elle ultra vires du gouverneur en conseil? Le com- missaire a-t-il outrepassé sa compétence? Le demandeur a-t-il eu la possibilité de se faire entendre relativement aux allégations de mauvaise conduite? Loi sur les enquêtes, S.R.C. 1952, c. 154, art. 2, 3, 13 Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, art. 92(14), 96, 99(1) Loi sur les juges, S.R.C. 1952, c. 159, art. 31, 33; S.R.C. 1970, c. J-1, art. 31, 32, 32.2.
Le demandeur, qui fut juge de la Cour suprême de l'Ontario de 1956 1967, a fait l'objet, en 1966, d'une enquête menée par une commission royale sur ses rapports avec Northern Ontario Natural Gas Limited. En 1967 le commissaire a déposé un rapport défavorable et le demandeur a donné sa démission. il a intenté une action aux fins d'obtenir un jugement déclaratoire portant (1) que la nomination du commissaire est nulle et de nul effet, (2) que le commissaire a perdu sa compétence en outrepassant son mandat, et (3) que le deman- deur n'a pas reçu d'avis ou n'a pas eu la possibilité de se faire entendre relativement aux allégations de mauvaise conduite, comme l'exige l'article 13 de la Loi sur les enquêtes. Quant au premier point, la défenderesse prétend que la Commission a été valablement constituée, que le demandeur y a consenti et ne peut pas maintenant la contester, et que le demandeur n'a pas attaqué à l'enquête la nomination du commissaire ou sa compé- tence. Quant au troisième point, la défenderesse soutient que les allégations ou accusations sont énoncées dans le décret du conseil et dans les lettres patentes qui créent la Commission royale; de plus (4) elle invoque un moyen d'equity, le retard indu, et (5) conteste la compétence de la Cour â rendre un jugement déclaratoire au motif qu'il s'agit maintenant d'une question purement théorique.
Arrêt.: le demandeur aura un jugement déclaratoire limité à la question de l'article 13, avec dépens.
(1) La procédure de révocation des juges par une adresse conjointe de la Chambre des communes et du Sénat, exposée à l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, n'est pas un code en soi, comme le prétend le demandeur. Le gouverneur en conseil (qu'il convient de distinguer du gouver- neur général ou du Parlement) peut autoriser une enquête sur la conduite d'un juge d'une cour supérieure. La conduite des juges est une a... question touchant le bon gouvernement du Canada ...» (article 2 de la Loi sur les enquêtes). Cependant, si le gouverneur en conseil n'a pas le pouvoir constitutionnel d'instituer l'enquête, ni le consentement ni la requête ni l'ac- cord du demandeur de ne pas faire opposition à l'enquête ne peuvent remédier à ce défaut.
(2) Le mandat de la Commission est assez large pour englo- ber les parties du rapport et des conclusions que le demandeur conteste. La crédibilité du demandeur était en cause et la manière dont le commissaire a procédé avec la question ne lui a pas fait outrepasser son mandat ni perdre sa compétence.
(3) L'article 13 de la Loi sur les enquêtes porte qu'une personne contre qui est portée une accusation de mauvaise conduite doit en recevoir un avis raisonnable et avoir la possibi- lité de répondre à cette accusation. Le commissaire a conclu que le demandeur s'était rendu coupable d'outrage flagrant devant trois autres tribunaux. Ce point ne fait pas partie du mandat de la Commission et on n'a pas donné au demandeur la possibilité de répondre à ces accusations précises. Le commis- saire ne s'est pas conformé aux exigences de l'article 13. Le commissaire aurait dai reconvoquer la Commission et donner avis au demandeur de l'=accusation» de mauvaise conduite; ce dernier aurait alors eu la possibilité de citer des témoins et de répondre aux accusations.
(4) Il n'y a aucune raison équitable ou impérative pour invoquer la défense basée sur le retard indu. La défenderesse n'a pas été poussée à altérer sa position.
(5) Le jugement déclaratoire, bien que dénué de tout effet juridique, pourra servir quelque objet utile dans une autre poursuite à laquelle le demandeur est partie; et il sera de notoriété publique que le demandeur n'a pas eu pleine possibi- lité de se faire entendre.
Arrêt appliqué: Crabbe c. Le ministre des Transports [1972] C.F. 863. Arrêts suivis: Landreville c. La Reine [1973] C.F. 1223 et Merricks c. Nott-Bower [1964] 1 All E.R. 717.
ACTION visant à obtenir un jugement déclaratoire.
AVOCATS:
G. Henderson, c.r., et Y. A. G. Hynna pour le demandeur.
G. Ainslie, c.r., et L. Holland pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE COLLIER: Le demandeur est un avocat qui exerce actuellement sa profession à Ottawa. En 1933, il a habité Sudbury (Ontario) et y a longuement pratiqué le droit. Pendant plusieurs années, tout en poursuivant ses activités juridiques, il a occupé des fonctions publiques dans la région
de Sudbury telles que «... administrateur scolaire, magistrat municipal, membre et président de la commission hydro de Sudbury.» Le l er janvier 1955, il est devenu maire de Sudbury.
Pendant son mandat, le conseil municipal a approuvé l'octroi d'une concession à Northern Ontario Natural Gas Limited («NONG») visant la distribution du gaz naturel à Sudbury par latéraux et canalisations, les principaux appartenant à TransCanada PipeLine Company.
Le 13 septembre 1956, il a été nommé juge de la Cour suprême de l'Ontario'. Sa nomination est entrée en vigueur le 10 octobre 1956 et il a été assermenté le 12 octobre 1956.
En février 1957, le demandeur a reçu une lettre d'un courtier de Vancouver, qui contenait des actions de NONG. Je donnerai plus de détails à ce sujet ultérieurement. A ce stade, je me contenterai de mentionner lesdites actions, afin d'indiquer clai- rement ce que le demandeur réclame dans la pré- sente action.
Le 19 janvier 1966, le gouverneur en conseil a nommé commissaire l'honorable Ivan C. Rand, juge retraité de la Cour suprême du Canada, en vertu de la Partie I de la Loi sur les enquêtes 2 . Son mandat consistait à:
[TRADUCTION] a) faire enquête sur les transactions de M. le juge Léo A. Landreville avec la Northern Ontario Natural Gas Limited ou ses administrateurs, employés ou représen- tants, ou sur toute autre transaction portant sur les actions de ladite compagnie; et
b) faire savoir si, d'après le commissaire,
(i) les actes posés par M. le juge Landreville à l'occasion de ses transactions constituent une mauvaise conduite de la part d'un juge de la Cour suprême de l'Ontario, ou
(ii) si M. le juge Landreville a démontré par ces transac tions son inaptitude à s'acquitter honorablement de ses fonctions judiciaires.'
Après 11 jours d'audiences tenues en mars et en avril 1966 dans plusieurs villes du Canada, le commissaire a rédigé un rapport, qui est daté du
La nomination a été effectuée par décret du conseil rendu en vertu de l'article 96 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867. Le demandeur a été nommé membre de la Haute Cour de justice de l'Ontario et membre ex officio de la Cour d'appel de l'Ontario.
2 S.R.C. 1952, c. 154, Les lettres patentes (pièce 28) ont été émises le 2 mars 1966.
J'ai cité presque littéralement les termes du mandat, n: ais je les ai subdivisés pour plus de convenance et de clarté.
11 août 1966, mais n'a été déposé devant la Cham- bre des communes que le 29 août 1966.
A la fin de 1966, la Chambre des communes et le Sénat ont nommé un comité spécial mixte:
... pour enquêter et faire rapport sur l'opportunité de présenter une adresse à Son Excellence la priant de démettre le juge Léo Landreville de sa charge à la Cour suprême d'Ontario, en raison des faits, des considérations et des conclusions que signale ou renferme le rapport de l'honorable juge Ivan C. Rand....
Le comité a tenu 19 séances en février et en mars 1967. Le demandeur a comparu comme témoin à 11 d'entre elles.
Les principales parties du rapport final du comité mixte daté du 13 avril 1967, sont les suivantes:
2. En conformité de son mandat, le Comité, au cours de dix-neuf (19) séances, s'est attaché à étudier les faits, les considérations et les conclusions contenus dans ledit rapport.
3. Le Comité a invité le juge Landreville à comparaître devant lui comme témoin. Ce dernier a témoigné au cours de onze (11) séances du Comité et a répondu aux questions des Membres et du Conseiller juridique du Comité.
4. Dans son rapport, l'honorable juge Ivan C. Rand dit:
Il n'est pas question d'inconduite dans l'exercice de fonctions judiciaires; l'enquête porte sur la conduite de l'intéressé en dehors de ce cadre.
5. Les remarques de l'honorable juge Ivan C. Rand sur le caractère du juge Landreville n'ont pas été considérées comme pertinentes et n'ont donc joué aucun rôle dans la décision du Comité.
6. Après avoir entendu le témoignage du juge Landreville et étudié le rapport de l'honorable juge Ivan C. Rand, le Comité conclut que le juge Landreville s'est révélé incapable d'exercer comme il convient ses fonctions judiciaires et, à son grand regret, recommande qu'il est opportun de présenter une adresse à Son Excellence la priant de démettre le juge Landreville de sa charge à la Cour suprême d'Ontario.
Par lettre du 7 juin 1967, (pièce 35), le deman- deur a donné sa démission en tant que juge, qui a été acceptée et est entrée en vigueur le 30 juin.
La présente action attaque la validité de la nomination du commissaire à la conduite de l'en- quête de 1966, certains aspects de cette enquête et le rapport lui-même.
Les redressements demandés sont les suivants:
[TRADUCTION] a) Un jugement déclarant que la Loi sur les enquêtes ne permettait pas de nommer ce commissaire et que, par conséquent, son rapport est nul et de nul effet;
b) Un jugement déclarant que, si le commissaire a été régulièrement nommé pour faire enquête et rapport, ce que le demandeur nie, son rapport déposé le 11 août 1966, doit être évoqué devant cette cour et annulé aux motifs énoncés au paragraphe 7 de la déclaration;
c) La délivrance d'un bref de certiorari plaçant devant cette cour le rapport, les dossiers, comptes rendus, documents et transcriptions des témoignages se rapportant à cette enquête, afin qu'elle annule ledit rapport;
Quelque temps avant l'audience 4 , trois questions de droit ont été débattues et portées devant le juge Pratte. En ce qui concerne le redressement réclamé dans le paragraphe b) de la déclaration, ce dernier tient pour acquis la page 1226]:
... que le demandeur réclame dans l'alinéa b) une déclaration portant que le commissaire a mené son enquête illégalement, pour les motifs énoncés au paragraphe 7 de la déclaration, et que son rapport est annulé.
Voici quelles ont été ces questions de droit:
[TRADUCTION] 1. La présente Cour a-t-elle compétence pour délivrer un bref de certiorari contre Sa Majesté la Reine?
2. La présente Cour a-t-elle compétence pour annule!' le rap port de la Commission royale nommée en vertu de lettres patentes datées du 2 mars 1966?
3. La présente Cour a-t-elle compétence pour rendre un juge- ment déclaratoire compte tenu des circonstances mentionnées dans la déclaration en la présente instance?
Pour la première question, il a statué:
1. Il n'est pas opportun de trancher la première question, puisque, même si l'action n'était pas intentée contre Sa Majesté, on ne pourrait dans ce cas délivrer un bref de certiorari.
Il a répondu «non» à la seconde question et «oui» à la troisième en indiquant ses motifs. A propos de cette dernière, il a déclaré la page 1228]:
Si j'ai bien compris la déclaration du demandeur, celui-ci demande deux choses: premièrement, une déclaration que la nomination du commissaire est ultra vires et, deuxièmement, une déclaration portant que le commissaire n'a pas conduit son enquête comme il le devait.
Il continue la page 1229]:
L'on peut résumer ainsi ces arguments contradictoires. L'avocat de la défenderesse soutient que la Cour ne peut rendre ces jugements déclaratoires parce qu'ils n'auraient aucun effet juridique. L'avocat du demandeur soutient de son côté que ces
4 [1973] C.F. 1223.
jugements peuvent être rendus parce qu'ils constitueraient, sur un plan purement pratique, un avantage pour le demandeur.
La question à résoudre est donc la suivante: la présente Cour a-t-elle compétence pour rendre un jugement déclaratoire sur une question de droit dans un cas ce jugement n'aurait aucun effet juridique tout en ayant vraisemblablement des effets pratiques? ...
Il a répondu à la question par l'affirmative, en adoptant le raisonnement que la Cour d'appel britannique a tenu dans Merricks ç. Nott-Bower 5 , et a conclu dans ces termes la page 12301:
Je conclus de ce qui précède que la Cour a compétence pour rendre un jugement déclaratoire qui, bien que dénué d'effet juridique, pourrait avoir quelque utilité d'un point de vue pratique.
A l'instance, Mc Henderson, au nom du deman- deur, a présente trois principaux arguments:
[TRADUCTION] 1. La Commission n'a, pas été valablement constituée. Il n'y a qu'une procédure à suivre: celle énoncée dans l'art. 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
2. En admettant que la Commission ait été valablement consti- tuée, le commissaire a perdu sa compétence en outrepassant son mandat.
3. encore, même si on admet que la Commission est juridi- quement valable, le commissaire n'a pas satisfait aux exigences de l'art. 13 de la Loi sur les enquêtes.
Pour apprécier ces prétentions et arguments for- mulés par la défenderesse, il est nécessaire de relater les faits passés et contemporains, qui ont conduit à la nomination du commissaire.
En 1958, l'Ontario Securities Commission a ordonné une enquête sur le commerce des actions de NONG, depuis sa constitution jusqu'à la date ses unités (une débenture et une action ordi- naire) ont été admises pour vente en Ontario soit le 4 juin 1957. Un rapport a été publié le 18 août 1958. A ce moment-là, certains renseignements disponibles en Colombie-Britannique n'avaient pas été encore divulgués. Pour cette raison, il n'a été procédé à aucune enquête sur la personne du demandeur ni sur sa participation dans les actions de NONG. En 1962, partir de certains rensei- gnements fournis par le procureur général de la Colombie-Britannique, une autre enquête ou peut- être une enquête complémentaire, a été ordonnée.
Il en est ressorti que le 17 janvier 1957, 14,000 actions de NONG ont été attribuées à Convesto, nom interposé utilisé par Continental Investment Corporation Limited (courtiers), de Vancouver.
5 [1964] 1 All E.R. 717.
Une enquête effectuée en Colombie-Britannique a révélé que 4,000 de ces actions ont été remises à J. Stewart Smith, ancien surintendant des courtiers en Colombie-Britannique, et 10,000 au deman- deur.
A tous les moments pertinents, Ralph K. Farris était président de NONG. Il a témoigné devant l'Ontario Securities Commission en 1958 et en 1962. Le demandeur, lui, a témoigné en 1962 sur la manière dont il avait acquis les 10,000 actions de NONG.
Ralph K. Farris a fait l'objet d'une accusation de parjure, en raison de la déposition qu'il a faite à la Securities Commission sur les transactions d'ac- tions avec la Convesto. Son audition préalable a eu lieu à la fin de 1963 et au début de 1964. Le demandeur y a fait une déposition.
Farris a été renvoyé pour subir son procès. Celui-ci a eu lieu, en 1964, devant un juge de la Cour suprême et un jury. Une fois de plus, le demandeur a été cité comme témoin et a fait une déposition sur les transactions en question. Farris a été déclaré coupable.
Le 12 juin 1964, le demandeur a écrit à Guy Favreau, ministre de la Justice du Canada. Il l'a informé que depuis 1962, on insinuait à la législa- ture de l'Ontario que NONG et lui-même [TRA- DUCTION] «... s'étaient rendus coupables de prati- ques de corruption.» Il a réclamé une enquête et la nomination d'un commissaire spécial; il a ajouté:
[TRADUCTION] Le mandat devrait être large, mais simple, à savoir: y a-t-il eu conflit d'intérêt, vénalité, influence indue ou pratiques de corruption dans l'octroi de la concession de gaz à Sudbury?
Il a ajouté que la seule autre solution serait que le procureur général de l'Ontario dépose une accusa tion contre lui [TRADUCTION] «... pour me four- nir une occasion semblable» [de prouver son innocence].
Le ministre de la Justice a répondu qu'il étudie- rait la question.
Avant que sa demande aille plus loin, en août 1964, le procureur général de l'Ontario a déposé contre lui une accusation portant en substance que lorsqu'il était maire de Sudbury, il a offert ou accepté des actions de NONG en échange de son
influence pour l'octroi à NONG d'une concession à Sudbury. Il a aussi porté contre lui une accusa tion de conspiration avec Farris au même effet. En ce qui concerne l'octroi de concessions, les maires de. Orillia, Gravenhurst et Bracebridge ont fait l'objet d'accusations analogues.
Le demandeur a subi son enquête préliminaire en septembre ou octobre 1964, sous la présidence du magistrat Albert Marck, qui l'a acquitté en déclarant qu'un jury correctement instruit ne pou- vait pas le juger coupable. Deux des autres maires ont été acquittés au stade de l'enquête prélimi- naire, et le troisième renvoyé pour subir son procès. Un jury de cour de comté l'a ensuite acquitté.
Peu après, le procureur général de l'Ontario a publié un communiqué de presse, il déclarait 6 :
[TRADUCTION] Aujourd'hui, le procureur général a annoncé qu'il ne portera pas d'accusation devant un grand jury contre le juge Landreville. Donc, en ce qui concerne son Département, les poursuites contre le juge Landreville sont terminées.
Dans la preuve dont je suis saisi, le fait suivant a consisté en un rapport rédigé par un comité spécial de The Law Society of Upper Canada. En janvier 1965, cette dernière a donc chargé un comité spécial d'examiner les mesures (s'il y a lieu) qu'il conviendrait de prendre [TRADUCTION] «... à la suite de la décision du juge Landreville de conti- nuer à siéger comme juge de la Cour suprême de l'Ontario», et de faire rapport. Le comité spécial a publié son rapport le 17 mars 1965, qui a été adopté en assemblée une dissidence près), le 23 avril 1965. Il contenait ce qu'il appelait un «exposé des faits» et certaines «conclusions» sur ces faits. L'une d'elles était: [TRADUCTION] «... sans aucun doute, le magistrat a eu raison de rejeter les accusations portées contre Landreville».
Le rapport continuait en mentionnant certaines [TRADUCTION] «... questions qui restent inexpli- quées et sur lesquelles votre comité peut seulement spéculer». A la suite de ces spéculations, le comité a déclaré: [TRADUCTION] «... la déduction sui- vante .. . peut être tirée des questions précédentes qui restent sans réponse ... [les questions spéculatives] »:
6 Pièce 169 produite devant la Commission Rand.
[TRADUCTION] VOTRE COMITÉ RAPPORTE LA DEDUCTION SUIVANTE QUI PEUT ÊTRE TIRÉE DES QUESTIONS PRÉCÉDEN- TES QUI RESTENT SANS RÉPONSE:
Le fait que Landreville a eu l'occasion d'acquérir des actions au même prix que les promoteurs de la compagnie et que l'option lui a été accordée immédiatement après l'adoption du règlement en troisième lecture et pour aucune raison apparente, et qu'ensuite, sans s'être aucunement prévalu de cette option, il a reçu 7,500 actions franches et quittes de toutes dettes et charges, qu'il a ensuite vendues $117,000, et le fait que Farris, lorsqu'il a été questionné à ce sujet, a délibérément menti, étayent la déduction selon laquelle l'achat des actions de Lan- dreville a été entaché d'indélicatesse.
Le rapport continue:
[TRADUCTION] VOICI LES- OPINIONS ET LES RECOMMANDA- TIONS DE VOTRE COMITÉ:
Les faits relatés ci-dessus sont de notoriété publique et sont, de l'avis de votre comité, incompatibles avec la réputation de probité qu'on exige des juges de Sa Majesté pour administrer la justice dans cette province.
En conséquence, vu les questions restées sans réponse et la déduction qu'il a tirée (et que, selon lui, le public a aussi tiré), VOTRE COMITÉ RECOMMANDE--
1. Que les membres du Conseil de The Law Society of Upper Canada en assemblée déplorent que le juge Landre- ville continue à occuper la charge de juge de Sa Majesté pour la Cour suprême de l'Ontario.
Au vu de la preuve produite devant moi, le demandeur n'était nullement au courant de l'exis- tence de ce comité spécial ni de ses activités. Il n'a jamais été invité à y comparaître ni à répondre aux questions ou spéculations inexpliquées. Une copie du rapport a été envoyée au ministre de la Justice fédéral' et une autre au demandeur.
A ce stade, je dois dire que les actes et le rapport de la Society me paraissent troublants et, avec le recul, probablement injustifiés.
Bien que la preuve produite devant moi ne soit pas claire, le contenu du rapport n'a pas été rendu public à ce moment-là. Le commissaire l'a joint à
' Le rapport de la Law Society conclut:
[TRADUCTION] 2. Que le secrétaire de la Society soit autorisé et enjoint d'envoyer immédiatement une copie certi- fiée conforme de ce rapport au ministre de la Justice, au procureur général du Canada, au juge en chef de l'Ontario, au juge en chef de la Haute Cour, au juge Landreville et au procureur général de la province de l'Ontario.
3. Que le trésorier de la Society soit autorisé à communi- quer à la presse des copies de ce rapport lorsqu'il le jugera opportun.
son rapport en tant qu'«annexe A». 8
Le 30 avril 1965, le demandeur . a écrit au ministre de la Justice à propos de ce rapport, qui a apparemment donné lieu la Chambre des com munes à quelques questions. Il a aussi écrit au secrétaire de la Law Society. Il s'est plaint que le comité spécial n'ait pas jugé bon de lui donner la parole pour répondre aux questions qu'il a soule- vées. Il a souligné qu'au cours des trois années précédentes, il a adressé des demandes réitérées aux autorités fédérales et provinciales pour que [TRADUCTION] «... l'affaire soit étalée au grand jour».
A ce stade, je me permets une digression pour mentionner que le demandeur, en présence des accusations criminelles déposées contre lui, a retenu les services d'un avocat bien connu, Me John J. Robinette, c.r., membre du conseil du barreau. Il n'a pris part ni à l'enquête ni au rapport de la Law Society. Si j'en juge par la preuve, à ce moment-là, le demandeur recevait encore les conseils de Me Robinette.
Le 7 mai 1965, le demandeur a télégraphié au ministre de la Justice pour retirer sa demande d'enquête. Il a demandé à M. Favreau de n'arrêter aucune ligne de conduite avant d'avoir lu son rapport.
Le 13 mai 1965, il a écrit au Ministre en formulant des commentaires sur le rapport de la Law Society: Il y déclare notamment:
[TRADUCTION] M'attaque-t-on en tant que juge? Et si oui, pour quelle indélicatesse?
De quoi m'accuse-t-on exactement? Je n'ai pas l'intention d'examiner les faits. Comme vous le savez fort bien, j'ai eu plus d'une fois l'occasion, spécialement après mon acquittement, de demander la tenue d'une enquête publique pour me justifier sur tous les points. Je joins sous ce pli une copie de votre lettre et un article de presse. Je pense avoir fait tout ce qui était en mon
S Le commissaire déclare à la page 95:
[TRADUCTION] Il paraît superflu de dire que la résolution du conseil de la Law Society of Upper Canada soumise au ministre de la Justice, n'a joué aucun rôle dans les conclu sions de fait énoncées dans le présent rapport. Elle a eu pour unique effet que ce conseil de direction a jugé bon de demander la tenue d'une enquête dans une affaire qui, pendant des années, a grandement préoccupé le public. L'à-propos de cette demande émanant d'un organisme, qui a un tel intérêt dans l'administration de la justice, n'a pas été contesté et ne pouvait pas l'être. Une copie de cette résolu- tion est jointe comme annexe A du présent rapport.
pouvoir, y compris garder un silence digne face à des cancans non fondés.
Je change maintenant d'attitude pour les raisons suivantes:
a) L'affaire est réputée close depuis six mois. J'ai repris mes fonctions. Le barreau et le public ont fait preuve de leur courtoisie et coopération habituelles.
b) Une enquête serait rouverte pour traiter de faits déjà examinés, qui sont strictement chose jugée. Le procureur général a déjà procédé à cet examen et a fermé ses dossiers.
c) Le rapport de la Law Society, en formulant des observa tions mal fondées, m'est préjudiciable et a un caractère diffamatoire.
d) Même si la décision était des plus favorables, une enquête et les procédures y afférentes avec la publicité qu'elles com- portent, nuirait à ma réputation de façon péremptoire et définitive.
e) Mon avocat, J. J. Robinette, c.r., et d'autres personnes m'ont informé qu'un juge ne tombe pas sous le coup de la Loi sur les enquêtes ou de la Loi sur les fonctionnaires publics ou de toute autre loi et qu'une enquête est illégale.
f) J'ai été également informé qu'il serait contraire aux inté- rêts de la magistrature que je crée un précédent en deman- dant une enquête ou en m'y soumettant à cause des critiques d'une personne ou d'une association.
Je soutiens à nouveau, Monsieur, que le rapport de la Society ne m'accuse pas de façon spécifique d'une violation sérieuse au droit ou à la morale.
Cela étant, il se pose la question suivante: me paraît-il souhaita- ble d'engager de nouvelles procédures et publicité pour me justifier aux yeux de gens qui préfèrent les cancans aux faits? Je suis parfaitement libre d'en décider. Pour une personne saine d'esprit, insensible à la publicité, mon passé est pur; cela a été prouvé.
Si vous vous en tenez à votre décision précédente et vous basez à nouveau sur l'opinion de ceux qui connaissent les faits (le magistrat Marck, le juge D. Wells, le procureur général), votre déclaration devant la Chambre après l'exposé des faits suffit à clore l'affaire.
Naturellement, si vous êtes convaincu qu'il existe des motifs probables et raisonnables pour justifier des procédures de mise en accusation, c'est votre devoir d'y recourir. Je devrai y faire face devant les deux Chambres. Sur la base des événements actuels, je n'ai pas l'intention de démissionner. Au cours de ma carrière comme avocat, membre de conseils et de commissions et juge, je me suis conformé aux principes les plus élevés de la morale. Ceux qui me connaissent peuvent en faire foi.
Le 12 juin 1965, le magistrat Marck a écrit à la Law Society, qui lui avait envoyé une copie de son rapport. Il a qualifié celui-ci d'injustice grave. Il a dit qu'il n'existait aucune preuve que le demandeur se soit rendu coupable de corruption. Il a proposé aux membres du conseil de reconsidérer leur rap port et leur a indiqué qu'il était prêt à comparaître devant eux.
Le 18 juin 1965, Mc Robinette a écrit au minis- tre de la Justice en se référant à la lettre du magistrat. Selon lui, elle fournit la réponse aux spéculations de la Law Society. Il a exprimé l'es- poir que, vu les circonstances, le Ministre ne juge- rait pas nécessaire d'instituer une enquête judi- ciaire et Me Robinette a déclaré avoir écrit au Ministre en février 1965 pour lui faire part de ses doutes sérieux sur le pouvoir constitutionnel du gouverneur général en conseil d'ordonner une enquête judiciaire relative à la conduite d'un juge
d'une cour supérieure.
Le 29 juillet 1965, l'honorable Lucien Cardin, devenu ministre de la Justice, a envoyé un télé- gramme au demandeur,, dont voici des extraits: [TRADUCTION] «Je ... suis parvenu à la conclu sion que, dans votre propre intérêt, ainsi que dans celui de l'administration de la justice, une enquête officielle . .. serait souhaitable.» Il l'invitait égale- ment à formuler des commentaires.
Le 4 août, le demandeur a répondu:
[TRADUCTION] Il convient que vous notiez dans votre dossier qu'à plusieurs reprises j'ai sollicité une enquête, notamment au cours de mes entretiens avec vos deux prédécesseurs: l'honora- ble Chevrier et l'honorable Favreau.
Toutefois, ce dernier, après avoir examiné son dossier et le jugement du magistrat Marck, a décidé en octobre 1964 que les faits ne justifiaient pas l'ouverture d'une enquête publique. Il a fourni à la presse des commentaires dans ce sens. Il ne s'est produit aucun fait nouveau.
Depuis ce moment-là, plusieurs de mes collègues m'ont exposé que le fait pour un juge d'une cour supérieure de consentir à une enquête publique, constituerait un dangereux précédent, surtout lorsqu'il s'agit d'actes antérieurs à sa nomination et sans rapport avec l'exécution de ses fonctions judiciaires. Votre dossier contient aussi une lettre de mon avocat, J. J. Robinette, c.r., à l'honorable Favreau, en date du 22 février 1965. Elle lui expose notre opinion qu'un juge d'une cour supérieure ne tombe pas sous le coup de la Loi sur la Fonction publique, de la Loi sur les fonctionnaires publics, de la Loi sur les enquêtes ni d'aucune autre loi applicable. En droit, un juge d'une cour supérieure n'est responsable que devant les deux Chambres en cas de mise en accusation.
Vous comprendrez volontiers que personne n'est plus intéressé que moi à une complète justification. Le dilemme soulève donc ici une question de compétence.
Vous pouvez juger la question suffisamment importante pour la soumettre à la Coursuprême du Canada, afin qu'elle en décide. Je ne consentirai qu'à l'enquête ou au processus qu'elle jugera légaux.
Toutefois, cette question ne vous empêche pas d'engager à tous moments des procédures de mise en accusation si vous jugez que les faits les justifient. A noter que personne ne m'a accusé d'avoir dérogé à l'éthique professionnelle par un acte accompli il y a neuf ans.
Il me semble maintenant que le litige prend un aspect juridique et vu que je serai absent jusqu'à la fin de ce mois, je vous demande d'adresser votre correspondance à Me J. J. Robinette, c.r., a/s McCarthy and McCarthy, avocats, Canada Life Build ing, University Ave., Toronto.
Le 18 août, M. Cardin,a répondu:
[TRADUCTION] J'ai examiné votre lettre du 4 août avec la plus grande attention, ainsi que les points que vous y faites ressortir. Néanmoins, j'estime que dans les intérêts de l'administration de la justice, je dois recommander à mes collègues de nommer un commissaire pour mener une enquête et faire rapport au gouvernement.
Selon moi, le point litigieux ne consiste pas à établir s'il y a eu ou non infraction. Comme je l'indiquais dans mon télégramme, il est tout à fait différent.. L'enquête n'aura pas pour objet de réviser la décision du magistrat, mais de s'assurer si, compte tenu des circonstances, il est dans l'intérêt de l'administration de la justice que vous continuiez à occuper votre charge actuelle. C'est sur ce point qu'à mon avis il faut obtenir l'opinion d'une personne autorisée, indépendante et étrangère.
J'ai donc l'intention d'instituer une enquête.
Le 30 août, M. Cardin et le demandeur se sont rencontrés à Toronto. Il semble qu'ils aient passé toute l'affaire en revue. D'après les notes rédigées par le demandeur (pièce 37), il a dit au Ministre que M e Robinette et W Sedgewick étaient natu- rellement fort opposés à sa décision de tenir une enquête. Il a aussi indiqué en passant qu'il ne répondrait pas à une citation à comparaître éma- nant d'un commissaire et présenterait une requête pour faire déclarer l'enquête illégale. Le Ministre a soutenu que, selon lui, la Loi sur les enquêtes autorisait une enquête sur la conduite d'un juge.
La discussion n'a pas été concluante. Le Minis- tre a déclaré que l'affaire n'était pas résolue et que toute décision d'ouvrir une enquête resterait momentanément en suspens.
Il y a alors eu un échange de télégrammes motivé par une intervention de la presse suivant laquelle le rapport de la Law Society était sur le point d'être publié. Le 23 novembre 1965, M. Cardin a adressé un télégramme à Me Robinette, qui déclarait en substance: [TRADUCTION] «. .. Je
. propose que vous consentiez à la nomination d'un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes.»
Le 29 novembre, Robinette a répondu. Il a cité de longs passages de sa lettre du. 22 février 1965 au prédécesseur de M. Cardin, il déclarait que l'article 2 de 1a. Loi sur les enquêtes n'autorise pas le gouverneur en conseil à instituer une enquête afférente à la conduite d'un juge d'une cour supérieure. En février, il avait énoncé sa position dans les termes suivants:
[TRADUCTION] ... aux termes de notre Constitution, la seule personne qui ait une quelconque compétence pour juger de la conduite d'un juge d'une cour supérieure, c'est le gouverneur général et ce, seulement .sur une adresse du Sénat et de la Chambre des communes,, comme le prévoit l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
Aux pages 3 et 4 de sa lettre de novembre, il déclare:
[TRADUCTION] Mon opinion sur cette question, je le sais, est partagée par d'autres. Je pense qu'il y aurait immixtion dans l'indépendance du judiciaire si le juge Landreville devait con- sentir à la nomination d'un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes. En tous cas, un commissaire ainsi nommé aurait ou n'aurait pas compétence et ce n'est pas le consentement du juge Landreville qui pourrait lui donner une compétence qu'il n'a pas. J'ai discuté la question avec le juge Landreville et nous proposons que le gouvernement renvoie l'affaire devant la Cour suprême du Canada pour qu'elle décide si dans une province un juge d'une cour supérieure peut être assujetti à une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes. Il faudra aussi lui demander de se prononcer sur le sens de l'expression .durant bonne con- duite., qui figure dans l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Il y a quelques mois, nous avons laissé entendre à l'honorable Guy Favreau qu'il faut déférer à la Cour suprême du Canada, la question relative au pouvoir du gouver- nement de nommer un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes, pour étudier le statut d'un juge d'une cour supérieure.
En bref, pour les raisons que j'ai mentionnées, le juge Landre- ville n'est pas disposé à consentir à la nomination d'un commis- saire et nous répétons qu'il faut déférer à la Cour suprême du Canada la question du pouvoir du gouvernement de nommer un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes, ainsi que celle de la portée et du sens à donner à l'expression «durant bonne conduite», qui figure dans l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
Le juge Landreville accueillerait volontiers l'occasion d'exposer sa position devant une tribune compétente pour trancher la question. Une telle tribune ne serait influencée par aucune considération de convenance politique et respecterait la dignité de sa charge. Il soutient non seulement dans son intérêt, mais aussi dans celui des autres magistrats qu'en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, la seule personne qui a com- pétence pour révoquer un juge, c'est le gouverneur général du Canada agissant sur adresse conjointe du Sénat et de la Cham- bre des communes, comme le prévoit l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.
M. Cardin a répondu le 28 décembre 1965. Il n'est pas d'accord sur les limites de la Loi sur les enquêtes invoquées par Me Robinette à propos de la conduite des juges des cours supérieures. Selon lui, le demandeur pourrait accepter la compétence d'un commissaire. A cet égard, il ajoute: [TRA- DUCTION] «Un commissaire n'aurait pas compé- tence pour rendre un jugement ou une ordonnance. Ses fonctions se borneraient à constater et à rap- porter les faits.» Il ne consent pas à déférer la question à la Cour suprême du Canada, comme on le lui a proposé. Il déclare à ce. propos:
[TRADUCTION] Il ne fait aucun doute que le Parlement a le droit et le pouvoir d'instituer une enquête sur la conduite d'un juge à la demande d'un membre du Parlement, qu'il appar- tienne ou non au parti du gouvernement. Si le juge Landreville n'accepte pas une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes, alors il peut s'attendre à une enquête parlementaire, qui sera fondée sur une allégation de mauvaise conduite. J'aurais pensé que le juge aurait préféré une enquête «ouverte» instituée en vertu de la Loi sur les enquêtes, qui ne serait pas fondée sur une allégation de mauvaise conduite, mais simplement destinée à vérifier les faits.
Quant à votre proposition concernant la Cour suprême, puis-je vous faire remarquer qu'on ne demande pas à un tribunal d'interpréter des termes d'un point de vue abstrait. Le plus que l'on pourrait faire, ce serait de déférer un exposé des faits à la Cour et de demander si ces faits sont incompatibles avec des fonctions judiciaires. Toutefois, à mon avis, la première chose à faire serait de vérifier ces faits. Quoi qu'il en soit, je désire faire remarquer que la question litigieuse que vous proposez de porter devant la Cour suprême n'est pas la plus importante dans cette affaire.
Il ne s'agit pas de savoir si le juge a dérogé aux conditions inhérentes à sa charge qui doit être occupée durant bonne conduite, mais si, de l'avis du Parlement, il s'est conduit de façon à le rendre inapte à occuper de hautes fonctions judiciai- res. En vertu de l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, un juge peut en vérité être révoqué pour «mauvaise conduite», mais le pouvoir de le révoquer sur adresse s'applique à tous les motifs et le Parlement a entière latitude pour rédiger une adresse visant à révoquer un juge pour tout motif qu'il juge à propos, qu'il constitue ou non une mauvaise conduite dans l'exercice de sa charge.
Je peux dire franchement que je ne voudrais pas instituer une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes s'il existait une possibilité quelconque que le juge Landreville essaie de la faire avorter par un bref de prérogative ou autrement. Toutefois, si votre client n'accepte pas ce genre d'enquête, il se peut alors fort bien que, sur motion présentée en Chambre, il y en ait une menée par un comité parlementaire. Comme je l'ai déjà indi- qué, une telle motion peut émaner de n'importe quel membre du Parlement. J'aurais pensé que le juge préférerait une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes. Toutefois, le choix lui incombe en définitive, et s'il ne désire pas subir ce genre d'enquête, j'estime honnête de dire qu'il peut s'attendre à une enquête instituée par le Parlement.
A la suite de cette correspondance, Me Robi- nette serait allé à Ottawa et aurait discuté l'affaire soit avec le Ministre soit avec des fonctionnaires du ministère de la Justice, qui l'auraient informé «grosso modo» du mandat qu'aurait la commission projetée. 9
Le 17 janvier 1966, Robinette a envoyé à M. Cardin le télégramme suivant:
[TRADUCTION] Le juge Landreville m'a prié de demander au gouvernement en son nom de nommer un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes pour enquêter sur ses relations avec Northern Ontario Natural Gas Company, ses dirigeants et ses employés.
Ici, je souligne que le télégramme ressemble fortement au premier mandat du commissaire Rand. Il ne se réfère à aucun autre mandat Deux jours plus tard, le destinataire du télégramme en a accusé réception.
Le Ministre a alors fait une déclaration à la Chambre. Le 24 janvier 1966, le demandeur lui a écrit une lettre en français, que je reproduis textuellement:
Je vous suis redevable pour la déclaration faite en Chambre la semaine dernière. J'avais compris de M. Robinette que vous deviez déclarer que cette enquête se faisait à ma demande. En plus, il a vous dire que cette procédure a pour but de vous saisir des faits. Les conclusions ou recommandations n'auront pas force de décision finale, puisque nous prétendons toujours que le Parlement et le Sénat ont seuls juridiction et décideront si la nécessité s'impose.
La procédure est donc sous toute réserve et sans créer un «précédent», car certains de mes collègues ne prisent pas la chose que «Inquiry Acte s'applique.
Le commissaire a alors été nommé et ses lettres patentes émises.
A ce stade, je vais traiter du premier des princi- paux arguments avancés par W Henderson pour le compte du demandeur, à savoir: la Commission n'a pas été valablement constituée, la procédure à suivre étant celle énoncée dans l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867. Me Ainslie, au nom de la défenderesse, a répondu par trois principaux points: (1) la Commission a été valablement constituée en droit; (2) le deman- deur a demandé qu'il y ait une commission ou y a consenti et il ne peut pas maintenant la contester; (3) ni le demandeur ni son avocat n'ont attaqué à l'enquête la nomination du commissaire ou sa compétence.
9 Q. 253-254 de l'interrogatoire préalable du demandeur.
Je reproduis les articles 2 et 3 de - la Loi sur les enquêtes 10 :
2: Le gouverneur en conseil peut, chaque fois qu'il le juge à propos, faire instituer une enquête sur toute question touchant le bon gouvernement du Canada, ou la gestion de quelque partie des affaires publiques.
3. Si cette enquête n'est régie par aucune loi spéciale, le gouverneur en conseil peut, par commission ad hoc, nommer, à titre de commissaires, des personnes qui doivent poursuivre l'enquête.
La première Loi sur les enquêtes postérieure la Confédération date de 1868 (31 Vict. c. 38). Le libellé en est presque identique à celui de la loi révisée de 1952 quant aux questions qui font l'ob- jet de l'enquête:
... sur quelque objet ayant trait au bon gouvernement . du Canada, ou sur la gestion de quelque partie des affaires publiques:.. .
Dans la législation de la Province du Canada, qui a précédé la Confédération, les mots «administration de la' justice» figuraient parmi les sujets d'enquête. Je présume qu'ils ont été supprimés en raison de l'article 92(14) de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867, qui a assigné aux provinces le pouvoir législatif relatif à l'administration de la justice dans la province.
Il me faut aussi reproduire ici les articles 96 et 99(1) de l'Acte de l'Amérique du Nord britanni- que, 1867:
96. Le gouverneur-général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province, sauf ceux des cours de vérification dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.
99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouver- neur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.
En ce qui concerne l'occupation d'une charge de juge d'une cour supérieure et sa révocation, le demandeur prétend que l'article 99(1) est un code en soi, Pour révoquer un juge, il faut d'abord une adresse du Sénat et de la Chambre des communes; il peut ensuite être révoqué par le gouverneur général. Selon lui, seuls le Sénat et la Chambre des communes peuvent engager ou effectuer une enquête sur la conduite d'un juge. Il n'affirme pas que la procédure initiale doit être nécessairement
10 S.R.C. 1952, c. 154.
l'adresse, dont fait mention l'article 99; il admet que les deux Chambres peuvent, de leur propre chef, autoriser ou engager des procédures d'en- quête avant de présenter une adresse.
Selon le demandeur, on doit partir de la théorie de la séparation des pouvoirs ou des fonctions: l'exécutif, le législatif et le judiciaire. L'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 a pour effet d'assurer l'indépendance des juges. Or, l'indépendance ne signifie pas seulement l'occupation de la charge et le traitement, mais aussi une immunité contre tout harassement ou enquête. Ce pourquoi, le demandeur prétend que tout processus d'investigation sur la conduite ou l'aptitude d'un juge d'une cour supérieure doit être engagé par le Sénat et la Chambre des communes. Ces organismes sont les seuls à qui il incombe de vérifier les faits sur lesquels on peut baser une adresse. C'est à eux d'autoriser ou d'exécuter tous les procédés préliminaires. L'avocat du demandeur déclare qu'en l'espèce, l'.accusation de mauvaise conduite» émane d'un étranger (de The Law Socie ty of Upper Canada) qui, en dehors des deux Chambres, a suggéré d'instituer une enquête. La décision a été prise non pas par le Sénat et la Chambre, mais par le gouverneur en conseil" et l'enquête a été menée par une personne que ces deux organismes n'avaient pas autorisée à enquê- ter et à faire rapport en leur nom aux seules fins fixées par eux. Enfin, il prétend que l'enquête en question n'a rien à voir avec une .. . . question touchant le bon gouvernement du Canada ...D. Les juges sont indépendants et ne font pas partie du gouvernement. On ne peut enquêter sur leur con- duite pendant l'occupation de leur charge que par les moyens prévus par l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867. En vertu de ce code, le droit d'enquêter et le choix du mode d'enquête appartiennent au Sénat et à la Chambre des communes, et à personne d'autre.
Les parties ne sont pas d'accord sur le fait qu'au Canada, le seul moyen de révoquer les juges soit l'adresse du Parlement. La défenderesse affirme qu'il y a deux autres recours: (1) un bref de scire
" Le demandeur a fait aussi remarquer que l'Acte de l'Amé- rique du Nord britannique, 1867 prévoit que la nomination et la révocation des juges d'une cour supérieure incombent au gouverneur général et non au gouverneur en conseil (le cabi net). La Loi sur les enquêtes autorise seulement le gouverneur en conseil à faire ouvrir une enquête.
facias eh vue d'annuler les lettres patentes qui ont nommé le juge; (2) l'ouverture d'une information criminelle à la requête du procureur général. 12
En 1956, le professeur Lederman a écrit un traité assez long et péremptoire intitulé «The In dependence of the Judiciary» 13 . Il y passe en revue tous les moyens possibles de révoquer les juges en Grande-Bretagne." A propos de la situation au Canada après la Confédération, il déclare à la page 1161:
[TRADUCTION] Ici, comme en Angleterre, la révocation des juges d'une cour supérieure par une adresse conjointe du Parle- ment fédéral vient s'ajouter à la prérogative plus ancienne de la révocation sans renvoi au Parlement. Elle n'est donc pas exclusive.
A mon avis, ce texte incite à penser qu'aux yeux du professeur Lederman, l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 n'est pas un code en soi, comme le demandeur le prétend. En tout .cas, il ne se prononce pas sur la question de savoir si les procédures d'enquête initiales doi- vent ou non émaner du Parlement.
Toutefois, la défenderesse invoque l'ouvrage de Todd (renvoi 12) pour déclarer que le Parlement peut engager une action en révocation de plusieurs façons:
[TRADUCTION] ... après une enquête préliminaire—par une commission royale la demande du gouvernement ou de l'une
ou l'autre des deux Chambres) .... 15
Elle se fonde sur cette déclaration pour affirmer qu'en l'espèce, l'exécutif, au même titre que le Sénat et la Chambre, aurait pu engager les procé- dures en nommant une commission royale en dehors du Parlement. Je suis d'accord avec M e Henderson: l'affaire citée par Todd à l'appui de la proposition (Chief Baron O'Grady) se distingue nettement. Dans ladite affaire, il y avait une com mission d'enquête permanente relative aux cours de justice d'Irlande. Dans leurs neuvième et onzième rapports, les commissaires ont accusé le juge en chef Baron O'Grady d'avoir augmenté ses honoraires injustement et arbitrairement. Deux
12 Voir Parliamentary Government in England, par Todd (1889) Vol. II, pp. 853 à 880 et en particulier aux pp. 858 et 859.
13 (1956) 34 Revue du Barreau canadien 769, qui continue à la page 1139.
14 34 Revue du Barreau canadien, pp. 785 à 788.
15 Todd, p. 873.
comités spéciaux de la Chambre des communes ont enquêté sur l'accusation et l'ont confirmée. Le gouvernement a communiqué leurs rapports aux commissaires, qui ont à nouveau enquêté sur l'af- faire et fait rapport. La question a été réglée sans aucune adresse du Parlement.
Bien entendu, en l'espèce, il n'est pas question d'une commission permanente. L'exécutif a rendu un décret du conseil, qui a créé une commission spéciale chargée d'enquêter sur la conduite d'un seul juge à propos de certaines transactions. Je ne trouve donc pas qu'ici la déclaration de Todd soit utile ou concluante.
La défenderesse soutient également qu'étant donné que le gouverneur général nomme les juges en vertu de l'article 96, il est normal que lui et son conseil aient le pouvoir d'engager des enquêtes, qui constituent l'une des étapes de leur révocation. A la page 1162 de son ouvrage, le professeur Leder- man se réfère aux articles 31 et 33 de l'ancienne Loi sur les juges 16 . Sous son régime, quand on pensait qu'un juge d'une cour supérieure était frappé d'incapacité ou devenu empêché de remplir utilement ses fonctions pour cause d'âge ou d'infir- mité, il pouvait cesser de toucher son traitement. Le gouverneur en conseil nommait d'abord une commission d'enquête pour procéder à des recher- ches et faire rapport sur les faits. Le professeur doute qu'il s'agisse d'une procédure admissible sur le plan constitutionnel. Il déclare (page 1163):
[TRADUCTION] A mon sens, l'article 31 de la Loi sur les juges est incompatible avec l'occupation de la charge durant bonne conduite que prescrit l'article 99 de l'Acte de l'A.N.B.
Les opinions exprimées dans les ouvrages de Todd et du professeur Lederman ne portent pas exactement sur le point que Me Henderson a sou- levé et que Me Ainslie a contesté. Je conclus, mais non sans quelque réserve, que le gouverneur en
16 S.R.C. 1952, c. 159. Les articles 31 et 32 de l'actuelle Loi sur les juges vont encore plus loin. Le Conseil canadien de la magistrature est habilité à tenir une enquête pour établir si un juge est frappé d'incapacité ou devenu empêché de remplir utilement ses fonctions non seulement pour cause d'âge ou d'infirmité, mais aussi de mauvaise conduite, etc. Le Conseil peut recommander que le juge soit révoqué et cesse de toucher son traitement. Si le Cabinet estime alors que le juge est frappé d'incapacité ou devenu empêché de remplir utilement ses fonc- tions, il arrête son traitement. Dans cette note je n'ai pas oublié l'article 32.2 de la loi actuelle.
conseil (qu'il convient de distinguer du gouverneur général ou du Parlement) peut autoriser une enquête sur la conduite d'un juge d'une cour supé- rieure. L'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 ne parle que du pouvoir de révocation du gouverneur général, pouvoir qu'il ne peut exercer qu'après une adresse du Parlement à cet effet. Au Canada, la nomination des juges des cours supérieures, de district et de comté des pro vinces incombe au pouvoir fédéral. J'estime que la conduite des juges est une «... question touchant le bon gouvernement du Canada ....» L'article 2 de la Loi sur les enquêtes habilite l'exécutif fédéral à faire instituer une enquête. C'est ce qui s'est produit ici. A mon sens, l'article 99 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, 1867 n'interdit pas les enquêtes du genre de celle qui a été ordon- née dans la présente affaire. Si, par exemple, le rapport du commissaire avait été favorable au demandeur, une enquête instituée sur une adresse du Sénat et de la Chambre aurait toujours été possible.
Du point de vue de la procédure, je n'ai pas besoin maintenant de statuer sur les autres préten- tions de la défenderesse qui touchent à ce point litigieux, à savoir: que le demandeur a consenti à cette enquête; qu'aucune objection d'ordre «consti- tutionnel» n'a été soulevée à aucun moment. Tou- tefois, j'estime préférable d'exprimer mon opinion.
Il est vrai que l'enquête a été ordonnée à la requête du demandeur. Mais, au vu de la preuve produite devant moi, je conclus qu'il a fait l'objet de fortes pressions. On ne peut pas ne pas tenir compte de la situation politique du Canada à l'époque considérée. Il est légitime de prendre judiciairement connaissance des faits de l'histoire. Dans Calder c. Le Procureur Général de la Colombie-Britannique, le juge Hall, en pronon- çant le jugement dissident, qui a été aussi celui du juge Spence et du juge Laskin [tel était alors son titre], déclare":
L'examen des questions en litige comporte l'étude des nom- breux documents historiques et textes législatifs versés au dos sier, particulièrement les pièces 8 à 18 inclusivement et les pièces 25 à 35. La Cour peut prendre judiciairement connais- sance des faits historiques, tant passés que contemporains: Monarch Steamship Co. Ltd. v. A/B Karlshamms ®ljefabriker [[1949] A.C. 196], p. 234; elle a le droit de se fonder sur ses
17 [1973] R.C.S. 313, à la p. 346.
propres connaissances historiques ainsi que sur les recherches qu'elle a faites à cet égard: Read v. Lincoln [[18921 A.C. 644], Lord Halsbury, pp. 652-4.
Le jugement des juges Martland, Judson et Ritchie a été prononcé par le juge Judson. Il ne se réfère pas en particulier au pouvoir imparti à un tribunal de prendre judiciairement connaissance des faits historiques, mais il ressort clairement de leurs motifs que tous les trois ont aussi recouru à l'histoire.
Le demandeur a accédé à une certaine notoriété en 1962. Cette année-là, après des élections géné- rales, le parti progressiste conservateur est revenu au pouvoir, mais sous une forme minoritaire. Les élections suivantes qui ont eu lieu en 1963 ont amené un gouvernement libéral minoritaire, qui a persisté jusqu'en 1968. Pendant cette période, un certain nombre de questions ont apparu et ont causé des difficultés au gouvernement minoritaire. 18 Le demandeur s'était déclaré précé- demment prêt à lancer des attaques juridiques contre toute commission royale susceptible d'être créée. Je pense que la situation aurait été embar- rassante si elle s'était matérialisée. L'autre moyen dont disposait le gouvernement minoritaire et que le demandeur ne pouvait pas contester, consistait à essayer d'obtenir du Parlement, une adresse con- jointe. Le choix du demandeur, si on peut parler ainsi, n'a jamais été réel ni libre.
Avant son télégramme du 17 janvier 1966 (pièce 23), Me Robinette a exprimé son opinion sur la question constitutionnelle, et déclaré qu'un consen- tement du demandeur ne pourrait pas valider quel- que chose de nul sur le plan constitutionnel. Dans sa lettre du 24 janvier 1966 à M. Cardin (pièce 25), le demandeur a souligné que la procédure était sous «toute réserve".
Ni à l'ouverture ni à aucun autre stade de l'enquête, il n'y a eu d'opposition d'ordre constitu- tionnel. L'avocat de la défenderesse a invoqué ce fait. Je pense que l'explication se trouve aux pages 1254 et 1255 de la transcription des procédures. Le témoignage du demandeur avait alors été com- plété. Me Robinette a voulu présenter ses preuves indiquant que longtemps avant, le demandeur s'était efforcé d'obtenir une enquête publique sa position serait étalée au grand jour. Il a demandé
18 L'affaire Munsinger, l'affaire Spencer, l'enquête Dorion— pour n'en nommer que quelques-unes.
une ordonnance. Le commissaire a fait remarquer qu'elle serait de peu d'importance (page 1233), mais il les a néanmoins entendues. A la page 1254, le commissaire a demandé fortuitement: [TRADUC- TION] «A-t-on déjà formulé des oppositions à la nomination d'un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes?» [sic]. Me Robinette a expliqué la position juridique qu'il a prise avec M. Favreau. Aux pages 1254 et 1255, il continue ainsi:
[TRADUCTION] J'ai toujours de sérieux doutes sur le pouvoir imparti au Dominion d'habiliter un commissaire à enquêter, mais il s'agit réellement d'une question de constitution, d'organisation et de maintien des tribunaux d'un point de vue provincial et donc, dans les limites de la juridiction de cette province, mais je dois ajouter, Monsieur, que lorsque cette commission a été créée, à la demande de M. Landreville, j'ai convenu avec l'actuel ministre de la Justice de ne soulever devant vous aucun argument d'ordre constitutionnel, et je n'en soulèverai donc pas.
A mon sens, si le gouverneur en conseil n'a pas le pouvoir constitutionnel d'instituer cette enquête, ni le consentement ni la requête ni l'accord du demandeur de ne pas faire opposition ne peuvent remédier à ce défaut.
Je passe maintenant au deuxième argument important présenté par le demandeur. Il convient d'abord d'énoncer plus en détails les faits qui ont entouré les transactions intervenues entre NONG et le demandeur. A cette fin, je me référerai presque exclusivement aux éléments de preuve contenus dans le rapport du commissaire.
En 1954 et 1955, le parcours du pipe-line de TransCanada Pipeline Company et la distribution de gaz aux diverses localités du nord de l'Ontario sont devenus un sujet d'intérêt et même de préoc- cupation. Il a paru préférable qu'une seule compa- gnie, ou une seule agence, procède à cette distribu tion. NONG a été constituée dans cette optique. Elle s'est heurtée à une forte concurrence et a déployé des efforts considérables pour obtenir des concessions dans plusieurs localités, dont Sudbury.
Comme je l'ai déjà dit, en 1955 et 1956, le demandeur était maire de cette ville. NONG, prin- cipalement par l'entremise de Farris, a présenté des demandes en vue d'obtenir la concession de Sudbury. Au cours de ces transactions, le deman- deur et Farris, après une certaine froideur, en sont venus à s'apprécier mutuellement. Vers le prin- temps de 1956, la plupart des autres concessions
ont été accordées. Sudbury a commencé à prendre des mesures. La concession devait être approuvée par voie de règlement municipal. Un règlement a été adopté en première et en deuxième lecture le 22 mai 1956. Il restait la troisième lecture, l'ap- probation des termes de la concession et un certifi- cat de convenance et d'utilité délivré par l'Ontario Fuel Board, qui en l'occurrence était une pure formalité.
Le 17 juillet 1956, le conseil par un vote de 7 à 3 a adopté le règlement en troisième lecture. Le demandeur, comme c'est la coutume, n'a pas voté. Le jour suivant, la ville a signé l'accord conférant la concession. Il a été renvoyé le 20 juillet signé par NONG. A une date ultérieure, la Fuel Board a émis le certificat requis. Le demandeur pensait que l'approbation du conseil datait du 21 juin.
Le demandeur a témoigné devant la Commis sion qu'au cours d'une conversation amicale avec Farris, il lui avait fait remarquer que son mandat de maire prenait fin en 1956. Il l'a aussi informé qu'il serait intéressé à fournir des services juridi- ques à NONG et désireux d'acheter quelques-unes de ses actions 19 . Devant la Commission, la date de cette conversation a revêtu une importance parti- culière. Le demandeur a déclaré au commissaire Rand qu'il devait s'agir du 17 juillet 1956 au soir, après la réunion du conseil le règlement a été adopté en troisième lecture. Dans ses dépositions au cours des précédentes procédures (l'Ontario Securities Commission, l'enquête préliminaire et le procès de Farris), il pensait que ladite conversation se situait pendant les deux premières semaines de juillet. La Commission a opposé au demandeur cette première preuve, vague, sinon contradictoire.
En tout cas, le 20 juillet 1956, NONG a envoyé au demandeur une lettre, qui se référait entre autres, à l'intérêt que celui-ci avait manifesté pour fournir une aide juridique à la compagnie et à son désir d'acheter des actions. Elle ajoutait qu'il s'était produit un changement dans le capital de la compagnie, les actions ayant été scindées à cinq pour une. Les actionnaires avaient reçu le droit de souscrire un nombre limité d'actions à $2.50 pièce.
19 J'ai résumé cette déposition. Le commissaire, lui, l'a expo sée en détail.
[TRADucTIOiv] En même temps, il a été résolu de vous offrir 10,000 actions à ce prix de $2.50 pièce. Cette offre demeure valable jusqu'au 18 juillet 1957. Si vous voulez les acheter en plusieurs fois, nous sommes d'accord.
Le 30 juillet 1956, le demandeur a répondu:
[TRADUCTION] J'apprécie à leur juste titre les avantages de votre offre et j'ai l'intention d'exercer cette option avant le 18 juillet 1957.
Le 19 septembre 1956, le demandeur a écrit à Farris la lettre suivante:
[TRADUCTION] M. Ralph K. Farris, président,
Northern Ontario Natural Gas Co. Ltd.
44, rue King W, suite 2308
TORONTO (Ontario)
Mon cher Ralph,
Le mardi matin qui a suivi notre rencontre à North Bay, j'ai eu un entretien avec le ministre de la Justice et plusieurs autres hauts fonctionnaires. J'ai pris la décision d'accepter.
Après le dilemme que m'a posé l'extraction de mon appen- dice et celui de rester célibataire et heureux ou de me marier, celui-là a été le pire! J'ai pensé que d'ici trois ou quatre ans, avec mon ambition, je vous aurais arraché de la présidence de votre compagnie. Or, j'ai choisi maintenant d'être mis au rancart de tout cela et de faire partie de la classe inspirante [sic], inaccessible et grave qui est celle des juges. Quelle décision! Toutefois, que j'aie eu tort ou raison, je m'y accroche- rai et ferai de mon mieux.
Je veux vous assurer que, malgré l'éloignement, mon intérêt pour votre compagnie restera vivace. Je garde soigneusement votre lettre du 20 juillet dans mes dossiers. 20
Bien à vous,
LAL/lmg Léo
Ultérieurement, pendant l'automne 1956, quel- que temps après que le demandeur eut été asser- menté, Farris lui a demandé s'il voulait toujours les actions et il lui a répondu que oui.
Le demandeur n'a pris aucune initiative jus- qu'en 1957. Il a dit qu'il avait reçu un coup de téléphone de quelqu'un au sujet des actions l'infor- mant en substance qu'elles étaient alors négociées pour environ $10.00 et qu'il avait fallu vendre 2,500 d'entre elles pour liquider le prix global des 10,000. Cela veut dire, bien entendu, que le demandeur n'a jamais réellement payé le montant. Le commissaire a examiné longuement la preuve afférente à l'identité de la personne, qui a télé- phoné au demandeur. Celui-ci a toujours nié caté- goriquement lors des précédentes procédures et
20 C'est le commissaire Rand qui a souligné.
devant la Commission qu'il se soit agi de Farris. Le commissaire a décidé que c'était lui.
Le 12 février 1957, la firme de courtiers Conti nental Investment Corporation Ltd. a écrit au
demandeur ce qui suit:
[TRADUCTION] Vancouver (C.-B.)
12 février 1957
Monsieur le juge L. A. Landreville
Osgoode Hall
Toronto (Ontario)
Cher monsieur,
Il y a quelque temps, M. R. K. Farris nous a prié d'acheter
pour votre compte 10,000 actions de Northern Ontario Natural
Gas Company Limited à $2.50 pièce. Nous avons à cette date
vendu 2,500 actions pour votre compte, à $10.00 l'action, ce qui
liquide votre solde débiteur.
Vous trouverez ci-joint 7,500 actions de Northern Ontario Natural Gas Company Limited, que nous vous demandons de signer et de retourner à ce bureau à votre convenance.
Bien à vous,
Continental Investment Corporation Ltd.
JM/AH John McGraw
Le 16 février 1957, le demandeur a répondu par la lettre suivante:
[TRADUCTION] Osgoode Hall
Toronto 1
16 février 1957
Continental Investment Corporation
Vancouver (C.-B.)
Messieurs,
Objet: Northern Ontario Natural Gas Co.
J'ai bien reçu votre lettre du 12, ainsi que les certificats
d'actions qui y étaient joints et vous en remercie. J'inclus un
reçu.
Si je peux contribuer au développement et à la promotion de votre firme en Ontario, ne manquez pas de me le faire savoir.
Bien à vous,
L. A. Landreville
Le demandeur a ensuite vendu 7,500 actions par liasses d'une importance variable et a réalisé un profit de $117,000.
Je passe maintenant au rapport du commissaire.
Dans les 68 premières pages, il examine l'amé- nagement du pipe-line, l'implication de la ville de Sudbury et du demandeur, ainsi que les relations de ce dernier avec NONG. A ce sujet et à propos des actions reçues par le demandeur, il épluche en détail ses dépositions au cours des trois procédures
précédentes et celle qu'il a faite devant la Commission.
Le commissaire qualifie lesdites actions de cadeau. Il n'accepte pas la prétention selon laquelle la correspondance du 20 et du 30 juillet 1956 équivaut à une option, sinon juridiquement exécutable, tout au moins moralement exécutable. Je cite les pages 68 et 69 de son rapport:
[TRADUCTION] A la suite de la distribution de 14,000 actions, des poursuites ont été engagées contre les maires de quatre municipalités, qui ont octroyé des concessions: Sudbury, Orillia, Gravenhurst et Bracebridge. Les chefs d'accusation ont été les mêmes en substance, à savoir que les actions de NONG que les maires ont reçues ont été négociées vénalement et que chacun d'eux, contre la promesse d'une récompense, a utilisé son influence pour aider NONG à obtenir une concession dans sa municipalité. Pour trois d'entre eux, l'information a été rejetée pour insuffisance de preuve justifiant le renvoi de l'accusé pour subir son procès; dans le quatrième cas, celui d'Orillia, l'accusé a été acquitté au cours d'un procès devant une cour de comté avec jury. Après quoi, le procureur général a publié une déclaration suivant laquelle, vu les circonstances, il ne présenterait aucun acte d'accusation devant un grand jury dans les trois cas de rejet.
L'article 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique confère à la province une compétence exclusive sur l'adminis- tration de la justice dans la province. Il s'agit ici de cours provinciales, bien que les juges des cours suprêmes et des cours de comté soient nommés par le gouvernement fédéral. Une accusation de , cette nature portée contre un juge de la Cour suprême de l'Ontario devient, de toute évidence, un sujet d'intérêt primordial pour la province; et dans le cas du juge Landreville, les poursuites ont été engagées pour défendre l'intérêt général du gouvernement municipal, l'application du droit criminel et aussi des questions d'ordre provincial. Cette action formelle des autorités provinciales, qui ont formulé des conclusions basées sur l'examen des circonstances, crée une situation que la Commission doit en toute déférence reconnaî- tre. de veux dire par qu'on ne trouvera pas de contrat vénal entre Farris et le juge Landreville les actions soient négo- ciées contre de l'influence. La présomption provient de la non-existence d'un tel accord. Il s'agit en l'occurrence d'un état d'esprit. Les faits extérieurs sont exposés devant nous, mais l'accord des parties y afférent est occulte. Il sied que cette commission parte du principe que les faits divulgués ne répon- dent pas aux exigences de notre droit criminel que cet accord des parties, au-delà d'un doute raisonnable, a un caractère vénal.
Cela nous conduit d'abord à tirer de ces faits extérieurs une conclusion compatible avec cette hypothèse; et, deuxièmement, à examiner si les actes qui ont pris place en rapport avec ces faits, ont violé une loi ou une norme de conduite qu'un juge de la Cour suprême d'une province doit observer.
Face à ces considérations, les relations personnelles prennent de l'importance.
Dans les pages suivantes, le commissaire relate des faits personnels qui se rapportent au deman- deur et sont antérieurs à ces premiers rapports avec Farris. J'estime équitable d'observer qu'il ne paraît pas les avoir consignés en toute objectivité. A titre purement d'exemple, je cite ces deux phrases:
[TRADUCTION] Il est très émotif et peut se montrer fort expan- sif; il est fasciné par l'éclat du succès et le confort matériel. Sa conception de la vie se traduit par une résidence au Mexique et un manoir à quelques milles de Sudbury.
Si j'en juge par ma lecture, le commissaire base sa deuxième et sa troisième conclusion sur le reste du rapport jusqu'à la page 98.
L'avocat du demandeur prétend que le commis- saire, en enquêtant sur les faits énoncés aux pages 69 à 98, a exprimé des opinions et formulé des observations qui ont outrepassé son mandat. Il a donc outrepassé ou perdu sa compétence, et le demandeur a droit à un jugement déclaratoire.
A ce stade, pour que je puisse apprécier pleine- ment cette prétention du demandeur, il me faut énoncer les conclusions formelles du commissaire. Elles se trouvent aux pages 107 et 108:
[TRADUCTION] En me basant sur les faits et les considérations qui précèdent, j'en arrive aux conclusions suivantes:
I—Les transactions entre le juge Landreville et Ralph K. Farris, qui ont consisté en l'achat de 7,500 actions de Northern Ontario Natural Gas Company, Limited, achat pour lequel aucun motif valable n'a été fourni, en dépit des résultats de l'enquête préliminaire relative aux accusations formulées contre le juge Landreville, donnent légitimement lieu à un grave soupçon de mauvaise conduite. Dans cette situation, le soussi- gné est d'avis que le juge Landreville avait l'obligation de dissiper ce soupçon et de prouver son innocence de façon satisfaisante, ce qu'il n'a pas fait.
II—Au cours de l'enquête subséquente afférente aux transac tions devant la Securities Commission of Ontario, en 1962, et les conclusions directes ou incidentes auxquelles elles ont donné lieu lors des procédures de parjure engagées en 1963 et 1964 contre Ralph K. Farris, le juge Landreville a été témoin de la Couronne, la conduite du demandeur lors de ses dépositions a constitué un outrage flagrant à ces tribunaux et une dérogation sérieuse à ses obligations personnelles de juge de la Cour suprême de l'Ontario, qui l'empêchent en permanence de rem- plir utilement ses fonctions de juge.
III—A fortiori, la conduite du juge Landreville, depuis que la demande de concession relative à la fourniture de gaz naturel à la ville de Sudbury a abouti au printemps de 1956 jusqu'à l'achèvement de la transaction en février 1957, et y compris les procédures de 1962, 1963 et 1964 mentionnées, considérées comme une seule action et dont les conclusions traînent derrière elles comme un arrière-goût de scandale qui a apparu dès le début de l'opération et s'est matérialisé alors qu'il était juge de
la Cour suprême de l'Ontario, ont attiré sur lui le fardeau de prouver son innocence de façon satisfaisante (ce qu'il n'a pas fait), a constitué un manquement tant à son devoir de fonction- naire public qu'à ses obligations personnelles de juge, une violation des normes de conduite qui s'imposent à lui en cette qualité, qui l'empêchent en permanence de remplir utilement ses fonctions de juge.
Sur les trois points, le juge Landreville s'est montré inapte à exercer correctement ses fonctions judiciaires.
Je pense que le fait d'examiner ou d'exposer les questions contestées, qui figurent dans les pages 69 à 98, ou bien les commentaires et opinions du commissaire, n'apportera rien de plus. Il ne m'ap- partient pas de décider si les dépositions ou les documents auxquels le commissaire se réfère pour cet aspect de la cause étaient pertinents, convain- cants ou dignes de confiance. Il ne m'appartient pas non plus de décider si les commentaires du commissaire sur la personnalité et la crédibilité du demandeur sont justifiés ou valables. Les opinions peuvent fort bien différer. Mon seul souci consiste à décider si le genre d'observations formulées dans les conclusions II et III entrent raisonnablement dans les limites du mandat défini par les lettres patentes.
A mon avis, les termes du paragraphe b)(ii) du mandat ont un sens assez large pour englober les parties du rapport et des conclusions que le deman- deur conteste. Les voici:
[TRADUCTION] b) de faire savoir si, d'après le commissaire:
(ii) M. le juge Landreville a démontré par ces transactions [avec NONG, ses employés et ses actions] son inaptitude à s'acquitter honorablement de ses fonctions judiciaires.
Selon moi, la crédibilité du demandeur était en cause. Dans la conclusion II, le commissaire a décidé que la conduite du demandeur lors de sa déposition devant la Securities Commission et au cours des procédures engagées contre Farris, a constitué un outrage flagrant aux tribunaux con cernés. Il est vrai qu'il n'avait alors devant les yeux que la transcription des dépositions du demandeur et non pas celle des dépositions des autres témoins. Néanmoins, j'estime que cette question de crédibi- lité entre dans le cadre du mandat. La querelle porte en fait sur la manière de procéder du com- missaire et sur les faits et les points qu'il a choisi d'invoquer. Je ne pense pas que ladite manière de procéder en l'occurrence ait outrepassé son mandat et lui ait fait perdre sa compétence.
Je passe maintenant au dernier argument impor tant présenté au nom du demandeur.
L'article 13 de la Loi sur les enquêtes est rédigé dans les termes suivants:
13. Nul rapport ne peut être fait contre qui que ce soit, à moins qu'un avis raisonnable ne lui ait été donné de l'accusa- tion de mauvaise conduite portée contre lui, et que l'occasion ne lui ait été donnée de se faire entendre en personne ou par le ministère d'un avocat.
Le demandeur prétend que le commissaire ne s'est pas conformé à cet article, car rien dans le mandat ou au cours des débats n'indiquait qu'une allégation serait portée contre lui à propos de ses dépositions préalables, ou, plus précisément, qu'on alléguait que sa conduite devant ces tribunaux en faisant sa déposition:
[TRADUCTION] ... a constitué un outrage flagrant ... et une dérogation sérieuse à ses obligations personnelles de juge ... qui l'empêchent en permanence de remplir utilement ses fonc- tions de juge.
Il déclare aussi que les questions auxquelles se réfère la conclusion III, qui reproduit les affirma tions contenues dans la conclusion II, n'entrent pas raisonnablement dans le cadre du mandat. Le demandeur n'a reçu aucun avis ni avant l'audience ni pendant l'audience que des allégations de mau- vaise conduite seraient portées contre lui.
Je fais une petite digression pour indiquer la procédure suivie aux audiences de la commission. 21 Il a été convenu que l'avocat de la commission procéderait à l'interrogatoire principal de tous les témoins cités, y compris ceux cités par le deman- deur et le demandeur lui-même, et que l'avocat du demandeur, W Robinette, aurait le droit de les contre-interroger ensuite et de présenter sa plaidoi- rie à la clôture de l'audience.
Le dernier jour d'audience, l'avocat de la com mission a fait sa plaidoirie, qui a été suivie de celle de Me Robinette. L'avocat de la commission a ensuite déclaré (pages 1329-30):
[TRADUCTION] Monsieur le président, nous avons maintenant atteint le point nous pouvons" ajourner.
Après quelques formules conventionnelles de remerciement, il a ajouté:
21 L'ordre du jour figure sous la cote 29.
[TRADUCTION] Ceci dit, monsieur, je propose que nous ajour-
nions sine die. -_
Peu après, le commissaire a déclaré: [TRADUCTION] L'audience est ajournée sine die.
L'avocat du demandeur prétend que, vu les cir- constances, les dispositions de l'article 13 étaient impératives et auraient être suivies. Voici ce qu'implique cette prétention. Lorsque le commis- saire a pris sa décision (comme il l'a fait manifes- tement à un certain stade avant de signer son rapport écrit) d'affirmer que la conduite du demandeur en faisant sa déposition devant les autres tribunaux équivalait à une mauvaise con- duite dans l'exercice de ses fonctions, il aurait reconvoquer la commission et donner avis au demandeur de l'«accusation» de mauvaise conduite. Le demandeur aurait alors eu la possibilité de citer des témoins, si tel était son désir, de répondre aux prétendues accusations et d'assurer sa défense soit personnellement soit par le ministère de son avocat, ou les deux. Au lieu de cela, il a été mis au courant par la publication du rapport du commissaire.
L'avocat du demandeur prétend que rien dans le mandat ou au cours des débats n'indiquait que des allégations de mauvaise conduite, comme celles qui figurent dans les conclusions II et III seraient soulevées ou considérées. Il prétend aussi que si le demandeur (ou son représentant légal) avait su que quelqu'un ou le commissaire allait le faire, il aurait pu rechercher les éléments de preuve pour répondre aux «accusations». A mon avis, il n'est pas déraisonnable de supposer que le demandeur et ses conseillers, face à des allégations d'outrage flagrant, auraient pu envisager de citer comme témoins les fonctionnaires de la Securities Com mission et peut-être aussi les magistrats qui ont présidé le procès de Partis, afin d'examiner en détail leurs opinions quant à savoir si la conduite du demandeur au cours des procédures a constitué ou non un outrage flagrant.
Je suis d'accord avec le demandeur: l'allégation d'outrage flagrant est très grave. Aux pages 94 et 95, le commissaire déclare:
[TRADUCTION] Je ne peux pas invoquer le caractère désagréa- ble de l'affaire sur laquelle j'enquête pour minimiser son carac- tère dérogatoire. Il y a eu un outrage conscient devant les trois tribunaux. A-t-il ou non outrepassé les limites de la crimina- lité? C'est possible, mais de toutes façons le fait de causer de la
confusion et de soulever des doutes, en accumulant des affirma tions emphatiques et fallacieuses et des restrictions dirimantes, a un effet analogue à la fausseté délibérée.
Il s'agit là, à mon avis, d'une constatation de parjure.
L'avocat de la défenderesse soutient que les allégations ou accusations sont énoncées dans le décret du conseil et dans les lettres patentes; elles tiennent lieu d'avis en ce qui concerne les accusa tions de mauvaise conduite; de toute évidence, les conclusions contestées découlent des accusations énoncées dans le mandat.
A mon avis, on ne peut pas dire que la question de l'outrage flagrant devant les autres tribunaux soit, implicitement ou par présomption, incluse dans le mandat.
Il s'agit d'une commission royale quelque peu inhabituelle. La majorité des commissions royales sont instituées pour enquêter sur un sujet, une chose ou un état de choses. Elles se rapportent rarement à une personne. Toutefois, celle-ci a été constituée à la seule fin d'enquêter sur une per- sonne en particulier et ses rapports avec une cer- taine compagnie, ses dirigeants et ses actions. Le commissaire a été chargé d'enquêter sur lesdits rapports et d'apprécier s'ils ont donné lieu à une mauvaise conduite de la part du demandeur dans l'exercice de ses fonctions de juge ou si celui-ci s'est révélé inapte à les remplir utilement. Je ne vois vraiment pas comment des termes aussi géné- raux pouvaient indiquer au demandeur qu'on allé- guerait ou pourrait alléguer un outrage flagrant devant certains tribunaux, qui équivaut à une mauvaise conduite.
Personne ne m'a cité de jurisprudence concer- nant l'application de l'article 13, qui présente avec l'espèce une complète similitude. On a invoqué Crabbe c. Le ministre des Transports 22 . J'estime que les faits de cette cause se distinguent aisément, ainsi que les dispositions législatives et les règles. Néanmoins, elle présente une certaine analogie qui la rend intéressante en l'occurrence.
Dans cette affaire-là, un tribunal a été nommé en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada pour enquêter sur l'abordage de deux gros
22 [1972] C.F. 863.
navires. La loi et les Règles sur les sinistres mari- times ont régi les procédures afférentes à l'enquête.
Toutes les parties concernées, notamment plu- sieurs officiers et les pilotes des deux navires, ont reçu signification avant l'ouverture de l'enquête d'un «exposé de l'affaire». Ce document contenait 15 questions. Les quatorze premières couvraient des points quelque peu formels et techniques, et la dernière était libellée dans les termes suivants la page 865]:
[TRADUCTION] L'abordage est-il directement ou indirectement imputable à la faute ou à la prévarication d'une ou de plusieurs personnes, et s'il en est ainsi, quelles sont ces fautes ou prévari- cations et qui les a commises?
La conduite des procédures a incombé au minis- tère des Transports. Les Règles sur les sinistres maritimes (Règle 17) prévoient qu'une fois termi- nés l'interrogatoire des témoins cités pour le compte du ministère des Transports et leur contre- interrogatoire par les parties intéressées, le Minis- tère doit alors exposer:
... à huis ouvert les questions dont il désire saisir la Cour relativement au sinistre et à la conduite des officiers brevetés ou
autres personnes visées.
Dans l'affaire Crabbe, le ministère des Trans ports a prétendu que l'exposé de l'affaire, du fait qu'il contenait la question que je viens de repro- duire, était conforme aux dispositions de la Règle 17 et que seule la lecture des questions était requise. L'avocat du capitaine Crabbe a soutenu que la simple lecture des questions était insuffi- sante et qu'on aurait formuler aux intéressés les accusations portées contre son client et les autres officiers, afin qu'ils aient la possibilité de citer des témoins et de présenter des arguments.
La Cour d'appel fédérale a confirmé l'argument de l'avocat du capitaine Crabbe.
A mon avis, un raisonnement analogue s'appli- que en l'espèce. Je suis d'accord avec le deman- deur: vu les circonstances, la Commission aurait être reconvoquée et le demandeur, avisé confort mément à l'article 13 des allégations de mauvaise conduite formulées dans les conclusions II et III. Il aurait alors eu la possibilité de les réfuter.
Je conclus donc, avec hésitation, que le commis- saire a omis de se conformer aux exigences impé- ratives de l'article 13 de la Loi sur les enquêtes.
Je suis venu lentement à cette conclusion. Le commissaire a été un juge éminent et renommé de la Cour suprême du Canada.
[TRADUCTION] Ivan Cleveland Rand a été nommé à la Cour suprême du Canada, le 22 avril 1943, à l'âge de cinquante-neuf ans. Il serait plus exact de dire qu'il y a été détaché. Sa réputation d'homme de principe, de penseur indépendant et d'homme de loi éminent l'avait précédé à Ottawa. La nomina tion de Rand à la Cour, vu le respect universel dont il jouissait, allait de soi.
L'honorable J. R. Cartwright a éloquemment résumé la carrière judiciaire de Rand en faisant remarquer que .son dossier offrait une belle promesse qui, pendant les seize ans qu'il a passés dans la magistrature, a été glorieusement tenue.. Rand s'est solidement imposé à bien des esprits comme le plus grand juge qui ait jamais siégé dans la magistrature, bien que d'autres accordent ce rang à l'ancien juge en chef, sir Lyman Duff. Sans aucun doute, ce sont les deux juges les plus éminents que le Canada ait jamais produit. 23
En tant que simple juge de première instance j'éprouve une certaine réticence à conclure qu'un commissaire aussi distingué a omis de se confor- mer à l'une des exigences de la loi qui régit cette enquête, qu'il a commis une erreur de droit. Mais la réticence et l'hésitation ne doivent pas influer sur mes fonctions. Il m'incombe d'appliquer la loi, telle que je la conçois, au litige qui oppose les parties à la présente instance.
Il reste deux derniers moyens de défense.
Le premier est le retard indu. Le demandeur a trop laissé traîné l'exercice de ses droits. Le rap port a été publié le 11 août 1966 et il aurait alors attaquer l'enquête, même avant la nomination du comité mixte du Sénat et de la Chambre. Or, le présent litige n'a commencé que le 4 août 1972; il y a un retard ou un laps de temps notable.
L'ouvrage de Snell's Principles of Equity con- tient sur le retard indu les commentaires suivants 24 :
[TRADUCTtoN] Le retard indu consiste essentiellement en un laps de temps qui, associé à des circonstances, rend peu équita- ble l'exécution de la réclamation. Le retard sera par suite fatal à une demande de redressement fondée sur l'equity s'il consti- tue un signe évident que le demandeur a renoncé à son droit ou
23 .Mr. Justice Rand—A Triumph of Principle., par E. Mar- shall Pollock (1975) 53 Revue du Barreau canadien, pp. 519 et 522.
24 27' éd. (1973) p. 35.
s'il a eu comme résultat la destruction ou la perte de la preuve grâce à laquelle cette demande aurait pu être réfutée, ou si la demande vise une entreprise (car le demandeur ne doit pas être autorisé à attendre de voir si celle-ci est prospère) ou si le demandeur a agi de manière à inciter le défendeur à modifier sa position en se basant sur la croyance raisonnable que la réclamation a été abandonnée. Ces cas mis à part, le retard sera de peu d'importance.
D'après les faits dont je dispose, je ne vois rien qui rend peu équitable l'exécution de la réclamation du demandeur. On ne trouve ici aucune des cir- constances «fatales» décrites par Snell. La défende- resse (aux fins pratiques, les compatriotes du demandeur) n'a été poussée à altérer aucun point de vue. Je ne vois aucune raison équitable ou impérative pour invoquer une défense basée sur le retard indu.
Enfin, la défenderesse déclare que dans l'exer- cice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour ne devrait rendre aucun jugement déclaratoire en faveur du demandeur. Toutes les circonstances concourent à cet effet: l'affaire est maintenant ancienne; le demandeur a depuis longtemps démis- sionné de la magistrature; la question est devenue de la pure rhétorique et il y a eu un long retard. J'admets que, vu les circonstances, la Cour est libre d'accorder ou de ne pas accorder un jugement déclaratoire. Je ne vois aucune raison équitable, morale ou juridique pour exercer ma discrétion contre le demandeur. Comme l'a dit le juge Pratte:
[TRADUCTION] ... la Cour est compétente pour rendre un jugement déclaratoire qui, bien que dénué de tout effet juridi- que, servira sur le plan pratique à remplir quelque objectif utile.
A mon sens, et en présumant que ma conclusion relative à l'article 13 de la Loi sur les enquêtes soit correcte, l'objectif utile, c'est qu'il sera de noto- riété publique que le demandeur n'a pas eu aux audiences de la commission, la possibilité de réfu- ter l'accusation d'avoir commis, en tant que juge, un outrage flagrant en déposant devant les tribunaux.
Il est également notoire que le demandeur pour- suit actuellement devant cette cour, une autre action contre la défenderesse, qui a été engagée à la même date que celle qui nous occupe. Le demandeur y sollicite, parmi d'autres demandes de redressement, un jugement déclaratoire portant qu'il a droit à une pension à partir du 30 juin 1967, date de sa démission comme juge. Le montant de la pension réclamé est basé sur les dispositions
pertinentes de la Loi sur les juges. Il se peut que le jugement déclaratoire auquel j'estime que le demandeur a droit en l'espèce serve quelque objet utile dans les poursuites afférentes à cette autre instance.
Le demandeur aura donc un jugement déclara- toire limité à la question de l'article 13. Il recou- vrera également les frais de la présente action.
Je demande à l'avocat du demandeur de rédiger un projet de jugement donnant effet aux présents motifs et de le soumettre à l'avocat de la défende- resse. Si celui-ci n'est pas d'accord sur les termes, j'entendrai ses arguments.
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