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T-3418-74
Bethlehem Steel Corporation (Demanderesse) c.
L'Administration de la voie maritime du Saint- Laurent et toute autre personne ayant des récla- mations contre la demanderesse, son navire Steel- ton ou le fonds qui sera créé par les présentes (Défendeurs)
Division de première instance, le juge Addy Toronto, le 14 juin; Ottawa, le 21 juillet 1977.
Droit maritime Responsabilité délictuelle Le navire de la demanderesse a frappé et détruit un pont enjambant le canal La perte économique est-elle légalement recouvrable? La demanderesse peut-elle déduire du fonds, les montants qu'elle pourrait avoir à payer à des réclamants dans l'action américaine? Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, c. S-9, art. 647, 648.
Dans la présente action, introduite conformément aux arti cles 647 et 648 de la Loi sur la marine marchande du Canada, pour limiter la responsabilité pour dommages causés par le navire de la demanderesse qui a frappé et détruit un pont enjambant le canal Welland, la décision a été réservée sur trois affaires. La première concerne une réclamation pour le manque à gagner subi par deux navires retenus par l'obstruction du canal. La deuxième concerne une réclamation pour les frais supplémentaires occasionnés par l'expédition de la cargaison de Toronto plutôt que par le canal. La dernière concerne le droit de la demanderesse de réclamer contre le fonds consigné à la Cour, tout montant qu'elle pourrait avoir à payer à des récla- mants dans l'action américaine, à même le montant total qu'elle a consigné à la cour aux États-Unis.
Arrêt: les réclamations contre le fonds sont rejetées. Lorsque le dommage est exclusivement de nature économique, le droit général veut que ce dommage ne soit pas recouvrable même lorsqu'il aurait pu être prévisible et lorsqu'il y a relation de cause à effet entre l'acte délictuel et le dommage (ce à quoi la Cour serait disposée à conclure en l'espèce). Quoique la perte économique n'échappe pas à la responsabilité pour négligence, l'éventail des cas une perte économique ne résultant pas de dommages matériels de quelque sorte, est recouvrable, demeure très limité. La deuxième réclamation est encore plus éloignée de la sphère de responsabilité de la demanderesse. Elle ne répond ni au critère de la prévisibilité ni à celui de la conséquence directe. En outre, la prétention voulant que l'on doive faire une distinction entre le droit de recouvrer une perte économique qui consiste en un déboursé et celle qui consiste en un manque à gagner est rejetée. Enfin, lorsqu'un délit d'où originent les réclamations a été commis au Canada, cette cour ne doit autoriser aucun prélèvement sur le fonds consigné ici pour une réclamation admise par un tribunal étranger sauf s'il s'agit d'une réclamation qui aurait également été reconnue valide en droit au Canada.
Arrêt appliqué: Gypsum Carrier Inc. c. La Reine [1978] 1 C.F. 147; arrêt appliqué: Star Village Tavern c. Nield [1976] 6 W.W.R. 80; arrêt appliqué: Hunt c. T. W.
Johnstone Co. Ltd. (1977) 69 D.L.R. (3') 639; arrêt appliqué: Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works [ 1974] R.C.S. 1189.
ACTION. AVOCATS:
F. O. Gerity, c.r., et N. H. Frawley pour la demanderesse Bethlehem Steel Corporation.
Bernard Deschênes, c.r., Robert Décary et
Duff Friesen pour la défenderesse l'Adminis- tration de la voie maritime du Saint-Laurent. D. E. Pezzack pour la réclamante Bell Canada.
R. Ayre pour la réclamante Ontario Hydro. Personne n'a comparu pour les réclamants Joseph et Reginald Rocco.
J. A. Baird pour la réclamante National Steel Corporation.
Personne n'a comparu pour les réclamants Daniel & Josephine Lacroix_
Personne n'a comparu . +ur la réclamante Luria Bros. & Co. Inc.
Personne n'a comparu pour les réclamants John & Mary Hill.
Dan Branoff pour la réclamante Wayne Soap Company.
PROCUREURS:
McMillan, Binch, Toronto, pour la demande- resse Bethlehem Steel Corporation.
de Grandpré, Colas, Amyot, Lesage, Deschê- nes & Godin, Montréal, pour la défenderesse l'Administration de la voie maritime du Saint-Laurent.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse l'Administration de la voie mari time du Saint-Laurent.
D. E. Pezzack, a/s Bell Canada, Toronto, pour la réclamante : ell Canada.
R. Ayre, a/s Ontario ' , ydro, Toronto, pour la réclamante Ontario Hydro.
Forestell, Talmage, Hugill & Taylor, Wel- land, pour les réclamants Joseph & Reginald Rocco.
Holmested & Sutton, Toronto, pour la récla- mante National Steel Corporation.
Mark J. G. LaRose, Welland, pour les récla- mants Daniel & Josephine Lacroix.
Ed Joyce, a/s Luria Bros. & Co. Inc., New York, pour la réclamante Luria Bros. & Co. Inc.
John & Mary Hill, Port Robinson, pour les réclamants John & Mary Hill.
Yuffy & Yuffy, Windsor, pour la réclamante Wayne Soap Company.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ADDY: La présente action a été inten- tée par la demanderesse (ci-après appelée «Beth- lehem Steel») en vertu des articles 647 et 648 de la Loi sur la marine marchande du Canada' pour faire limiter sa responsabilité pour dommages causés par un navire dont elle est propriétaire et qui a frappé un pont levant qui enjambe le canal maritime de Welland, le détruisant en réalité, obstruant le canal et endommageant d'autres biens situés à proximité tels les cables téléphoniques et électriques. La navigation a également été arrêtée pendant plusieurs jours suite à l'obstruction causée par l'effondrement du pont.
L'accident est survenu suite à une erreur de pilote qui engage en droit la responsabilité de Bethlehem Steel. Elle a admis sa responsabilité au début des procédures et demande par cette action qu'on lui accorde le bénéfice des articles susmen- tionnés, le montant à payer à la Cour conformé- ment à ces articles étant basé sur la jauge du navire. Conséquemment, suite à une ordonnance de mon collègue le juge Cattanach, un montant de $680,733.56 a été consigné à la Cour en paiement complet de toutes les réclamations légales nées de l'accident. Comme aucun appel n'a été interjeté de l'ordonnance limitant le montant de la responsabi- lité, le montant ci-dessus et les intérêts accumulés à la date du partage, constituent le fonds total disponible pour le partage.
En plus de la défenderesse, l'Administration de la voie maritime du Saint-Laurent, propriétaire du pont et du canal, plusieurs autres réclamants sont impliqués. On a refusé à d'autres personnes le droit de réclamer dans cette action puisqu'elles n'ont pas respecté les ordonnances de cette cour concernant les délais de production des réclama- tions ou parce qu'elles n'ont pas voulu s'engager à ne pas réclamer dans une autre cour de justice les dommages résultant de l'accident.
' S.R.C. 1970, c. S-9.
Une autre action semblable (ci-après appelée l'aaction américaine») a été intentée devant la Cour de district des États-Unis, district du nord de l'Ohio, division de l'Est. Cette dernière action implique également plusieurs réclamants, dont cer- tains avaient au départ essayé de se qualifier comme réclamants dans la présente action tout en maintenant leur réclamation dans l'action améri- caine. En conformité de dispositions semblables concernant la limitation de responsabilité aux États-Unis, une autre somme de $850,000 a été consignée à la cour américaine par Bethlehem Steel en qualité de partie à l'action américaine. Cette dernière action est encore pendante.
J'ai renvoyé à M. J. A. Preston, protonotaire de cette cour à Toronto, le montant des réclamations en l'espèce, pour qu'il évalue les réclamations déposées et qu'il en fasse rapport. Son rapport a été dûment soumis et les parties et moi-même l'avons examiné à l'audience.
Après la preuve et les plaidoiries sur les diverses réclamations, je me suis prononcé verbalement sur la validité de certaines réclamations et j'ai con firmé ou modifié les évaluations contenues dans le rapport du savant protonotaire. Il serait inutile de réitérer dans les présents motifs mes conclusions sur ce point.
Je désire maintenant me prononcer sur trois affaires pour lesquelles j'avais remis le prononcé de mes conclusions. La première concerne une récla- mation déposée par National Steel Corporation pour le manque à gagner subi par deux de ses navires qui ont été retenus chacun environ deux semaines suite à l'obstruction du canal par le pont endommagé. La réclamante a perdu des bénéfices d'exploitation importants. Le savant protonotaire a établi à $243,680.20 le montant de cette perte. Je confirme ici sa conclusion quant au montant. La question cependant est de savoir si cette perte est recouvrable en droit de Bethlehem Steel.
La question du recouvrement d'une pure perte économique, en l'absence de dommages à la per- sonne du réclamant ou aux biens dans lesquels il peut avoir un droit de propriété actuel ou potentiel est difficile et a été étudiée à maintes reprises. Ce n'est certes pas un domaine le droit brille par sa clarté ni ses diverses façons de résoudre les
problèmes sont nécessairement compatibles ou totalement conciliables.
Notre société moderne nous accorde des avanta- ges et bénéfices innombrables, dont la plupart découlent directement d'une multitude de rapports enchevêtrés et intimes existant entre les divers membres, groupes et services, ou y sont subordon- nés. Cependant, ces bénéfices se paient. En plus de contribuer en versant une partie importante de notre revenu donc, des fruits de notre labeur quoti- dien, et de permettre que nos actes et même nos rapports soient réglementés et contrôlés dans une large mesure, nous devons fréquemment renoncer au redressement de certains préjudices même si la reconnaissance d'un droit au redressement peut éveiller chez l'individu son désir instinctif de jus tice ou satisfaire un droit théoriquement désirable à l'indemnisation.
On refusera le redressement de ce qui peut sembler un préjudice réel lorsque cette réparation entraverait le bon fonctionnement de notre société ou, lorsqu'en raison de ses interactions compli- quées, elle entraînerait finalement des préjudices plus graves que ceux pour lesquels on envisage le redressement. Il faut souvent résoudre de tels pro- blèmes de façon pragmatique et il importe peu que l'on déclare que c'est par principe, bon sens ou, de façon plus acceptable philosophiquement, par con cept de justice sociale ou de théorie légale, que l'on doit fixer les limites. L'important est que, dans ce domaine nécessairement obscur des relations humaines, la loi doit énoncer des règles qui définis- sent des limites reconnaissables par tous les mem- bres de notre société, afin qu'ils identifient leurs droits, obligations et responsabilités respectifs et agissent en conséquence.
Dans le droit des délits en général, afin de formuler un principe logiquement justifiable pour créer des obligations d'une part, et d'autre part, pour limiter la responsabilité pour dommages qui pourrait autrement découler d'un acte délictuel ou d'une omission, les cours ont appliqué trois princi- paux critères au problème du caractère éloigné des dommages. Le premier critère est de déterminer si le présumé auteur du délit avait une obligation de diligence envers le réclamant; dans l'application de ce critère, des difficultés surgissent dans la défini- tion de la nature de l'obligation et dans l'établisse- ment de la catégorie de personnes à qui elle est
due. A certains moments, afin de restreindre le champ de responsabilité, et en d'autres moments, afin de l'élargir, les cours ont recouru aux critères additionnels de la «prévisibilité» de la nature du dommage et de la causalité, soit, déterminer si le dommage résulte directement de l'acte négligent ou s'il résulte réellement d'une autre cause interve- nante. A certaines époques, les cours se sont réfé- rées au caractère éloigné du dommage comme un critère séparé distinct des trois autres. Cependant, j'éprouve de la difficulté à apprécier comment, du point de vue de la théorie légale, le dommage peut être trop éloigné si la nature de ce dommage est raisonnablement prévisible, parce qu'il a été bien établi que dès que la nature du dommage est raisonnablement prévisible, on ne peut répondre que son étendue réelle ne l'était pas.
L'étendue et l'applicabilité de ces divers critères ont été longuement discutées par de nombreux auteurs érudits dans une multitude d'arrêts impor- tants qui indiquent clairement que, bien que la sphère de responsabilité ait graduellement été étendue, il existe encore des limites bien précises.
Mon collègue le juge Collier a étudié et examiné une grande partie de cette jurisprudence, dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. c. La Reine et La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Le «Harry Lundeberg» 2_ Compte tenu de cet examen récent et approfondi, il serait inutile d'examiner à nouveau l'évolution du droit à la lumière de l'applicabilité des critères susmention- nés.
Il est certain que l'application de ces critères peut servir au fondement ou au rejet d'une pour- suite en responsabilité délictuelle lorsqu'il survient des dommages matériels réels. Mais lorsque le dommage est exclusivement de nature économique, le droit général veut que ce dommage ne soit pas recouvrable même lorsqu'il aurait pu être prévisi- ble et lorsqu'il y a relation de cause à effet entre l'acte délictuel et le dommage, comme je serais disposé à conclure en l'espèce. Cette règle générale présente bien sûr certaines exceptions, telles, des actions pour tromperie volontaire, les actions par un maître pour les dommages subis par ses servi- teurs, et les cas une fausse déclaration a été faite négligemment par quelqu'un qui semblait
2 [1978] 1 C.F. 147.
avoir les connaissances voulues, lorsqu'on pouvait raisonnablement prévoir que quelqu'un, comme la personne qui réclame la perte économique, agirait d'après cette déclaration, et qu'une perte économi- que pourrait effectivement en résulter. Depuis l'obiter dictum bien connu et beaucoup discuté de la Chambre des Lords dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. 3 , que les cours canadiennes ont à maintes reprises appliqué, il est clair que la perte économique ou pécuniaire n'échappe pas à la responsabilité pour négligence. Mais, à mon avis, l'éventail des cas une perte économique ne résultant pas de dommages maté- riels de quelque sorte, est recouvrable, demeure néanmoins très limité.
Dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. à laquelle je me suis référé plus tôt, un navire est entré en collision avec un pont qui enjambe le fleuve Fraser. La Compagnie des chemins de fer natio- naux du Canada et d'autres parties, en qualité d'usagers du pont, ont réclamé la perte économi- que qu'elles ont subie en raison du délai pour réparer le pont lourdement endommagé. Le juge Collier a conclu que puisqu'elles n'avaient pas de servitude ni autre droit de propriété sur le pont mais uniquement des droits contractuels obtenus en contrepartie de certains frais pour faire passer leurs trains sur le pont, les dommages pour perte économique n'étaient pas recouvrables puisqu'ils étaient trop éloignés. Il a également jugé que le recouvrement n'était pas permis en dépit du fait qu'elles aient joui d'une certaine autorisation d'uti- liser le pont suite à leurs contrats erronément décrits comme contrats de servitude.
Le rapport existant entre les réclamants et l'ob- jet endommagé dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. était beaucoup plus intime que celui qui existait entre la réclamante, National Steel Corporation, et le pont endommagé en l'espèce. Dans le premier cas, les réclamants faisaient usage de l'objet endommagé et ils avaient au moins certains droits contractuels le couvrant. On a également refusé le recouvrement dans deux autres décisions cana- diennes importantes, Star Village Tavern c. Nield 4 et Hunt c. T. W. Johnstone Co. Ltd. 5 M. le juge
3 [1964] A.C. 465.
" [1976] 6 W.W.R. 80.
5 (1977) 69 D.L.R. (3°) 639.
Collier a examiné ces arrêts dans l'affaire Gypsum Carrier Inc. et j'ajouterai simplement que je sous- cris entièrement à ces décisions.
L'arrêt assez récent Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works 6 , semble être le premier la Cour suprême du Canada a été appelée à se prononcer, dans une action pour négligence, sur le recouvrement de la perte économique seule et non reliée à des dommages matériels. Dans cette affaire, la demanderesse était l'affréteur d'un cha- land muni de deux grues. La première défende- resse avait conçu et fabriqué les grues et la deuxième défenderesse était le seul distributeur et le seul représentant du fabricant dans la région. Les deux défenderesses savaient très bien depuis un certain temps que les grues présentaient un défaut de conception et de fabrication et que la demanderesse devait les utiliser et elles savaient très bien à quel usage on destinait ces grues. Néanmoins, elles n'ont pas averti la demanderesse, qui aurait alors pu faire remédier à ces défauts pendant une période creuse de l'année. La Cour a également conclu que les défenderesses savaient très bien que la demanderesse s'en remettait à elles pour tout avis concernant ces appareils et pour l'inspection et la réparation lorsqu'elles étaient nécessaires.
Suite à un accident fatal survenu sur le chaland d'une autre compagnie muni d'une grue identique, la Commission des accidents de travail de la Colombie-Britannique a requis la demanderesse d'obtenir un certificat quant à la bonne condition des grues et, suite à l'inspection, la demanderesse a été obligée d'effectuer les réparations au coeur d'une saison de travail très profitable. La deman- deresse a poursuivi pour les frais des réparations des grues et pour la perte d'usage pendant les réparations.
Le juge Ritchie a prononcé le jugement de sept des juges qui constituent la majorité de la Cour, lequel maintenait la décision du juge de première instance. Ils ont conclu à l'absence de responsabi- lité pour le coût des réparations et pour la perte économique qui serait survenue de toute façon si on avait immédiatement donné avis du défaut dans les grues, mais ils ont conclu à l'existence de
6 [1974] R.C.S. 1189.
responsabilité pour la perte économique addition- nelle qui a résulté du défaut de donner l'avis. L'opinion dissidente des deux autres juges, soit le juge Hall et le juge Laskin, (maintenant juge en chef), a été prononcée par ce dernier. Ils auraient accordé le coût des réparations pour le montant de la perte économique résultante qui serait survenue de toute façon si les réparations avaient été effec- tuées pendant la saison morte, de même que la perte économique qui a résulté des réparations effectuées pendant une saison très profitable.
La majorité de la Cour a refusé d'inclure le coût des réparations dans la perte économique qui serait survenue même si les réparations avaient été effec- tuées pendant la saison morte, au motif que la responsabilité du coût des réparations du dom- mage subi par l'objet défectueux lui-même et de la perte économique découlant de la négligence du fabricant ressemble à la responsabilité en vertu d'une garantie expresse ou implicite de bon état et, étant d'origine contractuelle, un tiers au contrat ne peut la faire valoir contre le fabricant.
Le jugement de la minorité aurait conclu à la responsabilité au motif que la simple menace de dommages physiques, de même que les dommages physiques eux-mêmes, devraient représenter des motifs de recouvrement. Il est bien clair, cepen- dant, que l'ensemble de la Cour était d'opinion que la responsabilité pour la perte économique addi- tionnelle résultant du défaut d'avertir était correc- tement fondée sur le défaut d'avertir lorsqu'il exis- tait un devoir manifeste de ce faire en l'espèce et que ce défaut d'avertir représentait uri délit indé- pendant pouvant servir de base à la responsabilité. A la page 1215 du recueil susmentionné, le juge Ritchie s'exprime ainsi au nom de la majorité:
... je suis convaincu qu'en l'espèce présente il y avait une proximité de rapport donnant naissance à une obligation d'aver- tir et que les dommages-intérêts adjugés par le savant juge de première instance étaient recouvrables à titre d'indemnité pour le résultat direct et démontrablement prévisible de la violation de cette obligation. Puisqu'il en est ainsi, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de suivre le sentier parfois tortueux qui mène à la formulation d'une décision de ligne de conduiteD.
Au nom de la minorité, le juge Laskin s'exprime ainsi à la page 1216:
J'accepte l'adjudication des dommages-intérêts telle qu'elle a été faite, mais je l'étendrais pour inclure également le coût des réparations.
Il poursuit en ces termes aux pages 1218 et 1219:
Appliquer pareil recouvrement dans la présente affaire ne conduira pas (traduction) «à une responsabilité pour un mon- tant indéterminé pour un temps indéterminé à l'égard d'une catégorie indéterminée», pour emprunter une déclaration fré- quemment citée du défunt Juge Cardozo dans l'arrêt Ultrama- res Corp. v. Touche (1931), 255 N.Y. 170, p. 179. Les considé- rations pragmatiques qui sont à la base de l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453 ne seront pas dévalorisées par l'imposition d'une responsabilité à Wash- ington comme fabricant et concepteur négligent: cf. Fleming James, «Limitations on Liability for Economic Loss Caused by Negligence: A Pragmatic Appraisal», (1972), 12 Jo.S.P.T.L. 105. La responsabilité ne signifiera pas ici qu'elle doit aussi être imposée dans tous les cas de conduite négligente il y a perte économique prévisible; un cas typique serait les réclamations faites par les employés pour perte de salaire lorsque l'usine de leur employeur a été endommagée et est fermée par suite de la négligence d'une autre personne. Dans la présente affaire, il s'agit d'une perte économique directe subie par une personne dont l'usage du produit de la défenderesse Washington était prévu, et non d'une perte économique indirecte subie par un tiers, par exemple, des personnes dont les billes ne pouvaient pas être chargées sur le chaland de l'appelante à cause du retrait du service de la grue défectueuse pour y effectuer des réparations. Il s'agit (je me répète) d'une perte économique résultant directement de l'évitement de dommages physiques menaçant la propriété de l'appelante sinon aussi de l'évitement de blessures aux personnes à son service.
Le savant juge ajoute aux pages 1221 et 1222:
A mon avis, ce principe s'applique à la menace de dommages physiques qui découle d'un produit conçu et fabriqué avec négligence et qui occasionne une perte économique. Je n'ai pas à décider s'il s'étend aux réclamations pour perte économique lorsqu'il n'y a pas menace de dommages physiques, ou aux réclamations pour dommages, sans plus, causés au produit défectueux.
A mon avis, il est donc manifeste que l'arrêt Rivtow, supra, ne modifie en aucune façon le droit tel que les tribunaux canadiens l'ont antérieure- ment formulé et reconnu. Même si on appliquait plus tard le jugement minoritaire, on ne ferait qu'étendre la responsabilité pour dommages physi ques réels à la menace de dommages physiques aux biens du réclamant. En l'espèce, il n'y avait certainement aucune menace de dommages physi ques aux biens de la réclamante National Steel Corporation, par Bethlehem Steel. Finalement, au point de vue des faits, contrairement à la présente affaire, l'arrêt Rivtow semblerait tomber dans la catégorie générale des affaires de produits tels que la décision classique de M'Alister (or Donoghue) c.
Stevenson' on a appliqué des critères de respon- sabilité spéciaux.
On a suggéré, bien qu'on ne l'ait pas plaidé vigoureusement, que l'on pourrait permettre le recouvrement en raison de l'atteinte aux droits du public. L'obstruction de la voie maritime, qui pourrait représenter l'atteinte, résulte d'un acte négligent involontaire et non d'une action délibérée ou volontaire de la demanderesse et cette dernière n'a pas entretenu ni prolongé cette obstruction par d'autres actes ou omissions volontaires ou négli- gents. Il n'existe pas chez la demanderesse cette culpabilité ou intention nécessaire pour commettre ce type d'infraction nécessaire au fondement d'une action pour atteinte à l'intérêt public par opposi tion à une action pour atteinte à l'intérêt privé. Par cette déclaration je ne veux pas donner l'impres- sion que si la demanderesse était coupable d'une atteinte à l'intérêt public, les dommages-intérêts réclamés par la National Steel Corporation seraient nécessairement recouvrables en droit.
Pour les raisons susmentionnées la réclamation de National Steel Corporation est complètement refusée.
Le deuxième point sur lequel j'ai réservé ma décision concerne la réclamation de Wayne Soap Company, un expéditeur de marchandise. Cette réclamante a expédié du suif sur un navire qui empruntait le canal et réclame les frais supplémen- taires qu'elle a débourser pour expédier le suif par camion à Toronto il a pu être chargé pour transport vers l'Europe.
Puisque la réclamation de National Steel Corpo ration n'a pas été accueillie il est manifeste que, la présente réclamante étant encore plus éloignée de la sphère de responsabilité de Bethlehem Steel, sa réclamation doit également être refusée. De plus, elle ne répondait ni au critère de la prévisibilité ni à celui de la conséquence directe (causalité).
Je rejette également tout à fait la prétention voulant que l'on doive faire une distinction entre le droit de recouvrer une perte économique qui con- siste en une somme réellement déboursée, comme dans la réclamation de Wayne Soap Company qui porte sur les frais de transport par camion, et celle qui consiste en un manque à gagner comme dans le cas de National Steel Corporation.
7 [1932] A.C. 562.
Le dernier point-sur lequel j'ai réservé ma déci- sion concerne le droit de Bethlehem Steel Corpora tion de réclamer contre le fonds consigné à la Cour, tout montant qu'elle pourrait avoir à payer à des réclamants dans l'action américaine, à même le montant total de $850,000 qu'elle a consigné à la cour aux États-Unis.
Un propriétaire de navire a le droit de réclamer contre le fonds qu'il a consigné le montant des dommages qu'il a pu avoir à payer dans une autre juridiction. (Voir Leycester c. Logan 8 ; Rankine c. Raschen 9 ; Le a Crathie» 10 ; Le «Kronprinz Olav» "; et «T» Steam Coasters («Coaster») c. Owners of Cargo Laden in «Dokka» 12 .)
L'article 648(4) de la Loi sur la marine mar- chande au Canada reconnaît ce principe et prévoit ce qui suit:
648... .
(4) En répartissant selon le présent article le montant auquel a été fixé la responsabilité du propriétaire d'un navire, la cour peut, compte tenu de toute réclamation qui peut subséquem- ment être établie devant un tribunal hors du Canada relative- ment à cette responsabilité, remettre à plus tard la répartition de la partie du montant qu'elle estime appropriée.
Cet article permet de remettre à plus tard, à ma discrétion, la répartition d'une partie du montant de $680,733.56 qui a été consigné à la Cour en l'espèce.
Il n'a pas encore été décidé du droit de recouvre- ment des réclamants dans l'action américaine. Il semble que la plus grande partie de ces réclama- tions sinon toutes, tomberont dans la même caté- gorie que les réclamations de National Steel Cor poration et de Wayne Soap Company que j'ai refusées. Il semble également, d'après une décision du juge Krupanski, qui a entendu la demande portant sur le fonds à consigner dans l'action américaine, que, suivant les mêmes principes reconnus par les tribunaux canadiens et ceux de la plupart des nations de l'Occident, les tribunaux américains appliquent la règle lex loci delicti commissi pour déterminer la responsabilité dans les cas de délit.
8 (1857) 26 L.J. (N.S.) 306.
9 4 Ct. of Sess. Cas. (4th series) 725.
10 [1897] P. 178.
" [1921] P. 52.
12 (1921-2) 10 LI. L.Rep. 592.
Il est néanmoins de première importance de se souvenir que lorsque le délit d'où originent les réclamations a été commis au Canada, cette cour ne doit autoriser aucun prélèvement sur le fonds consigné ici pour une réclamation admise par un tribunal étranger sauf s'il s'agit d'une réclamation qui aurait également été reconnue valide en droit au Canada, il serait plutôt ridicule de juger autre- ment, puisque des réclamants canadiens seraient alors obligés de subir une réduction dans le mon- tant qu'ils auraient autrement droit de recevoir du fonds, tout simplement parce qu'un réclamant a choisi de faire appel à une juridiction étrangère plutôt qu'à une cour canadienne sa réclamation aurait échoué. Ainsi, dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire pour déterminer les délais à accor- der, le cas échéant, il est important de se rappeler que même si une réclamation a été accueillie dans l'action américaine, elle peut faire l'objet d'une opposition au Canada en ce qui a trait au droit de Bethlehem Steel de réclamer un crédit à cet effet contre le fonds qu'elle a consigné ici. Dans l'exer- cice de ce pouvoir, il faut également se souvenir qu'un délai indéfini ou beaucoup trop long serait préjudiciable aux autres réclamants qui, après tout, doivent subir une réduction de leurs réclama- tions par ailleurs légitimes en raison du privilège spécial que la loi prévoyant la limitation de respon- sabilité accorde au propriétaire du navire. L'acci- dent est survenu en août 1974 et seulement trois ans se sont écoulés depuis. Il y a eu plusieurs remises et délais mais, à mon avis, ils sont imputa- bles à d'anciens réclamants devant cette cour, maintenant réclamants devant la cour américaine, et non à Bethlehem Steel.
Il peut encore y avoir des questions compliquées à décider dans l'action américaine, et n'ayant aucune idée de la somme de travail devant la cour américaine, il devient presque impossible de pré- dire quand elle pourra finalement disposer de cette affaire. De plus, il est manifeste que je n'ai aucun contrôle sur le temps qu'il faudra pour résoudre les questions en litige dans cette juridiction.
En gardant à l'esprit ces observations et en tenant compte de la situation de l'action améri- caine telle que je la vois actuellement, je crois qu'il devrait y avoir immédiatement entre tous les récla- mants légitimes, à l'exception de Bethlehem Steel,
une répartition provisoire partielle et que la répar- tition finale devrait avoir lieu d'ici six mois.
On fera donc une réserve proportionnelle tempo- raire contre le fonds, en faveur de Bethlehem Steel, comme si elle avait une réclamation valide au montant de $850,000 (c.-à-d. le montant total consigné dans l'action américaine) et, sujet à cette réserve, une répartition immédiate du surplus du fonds et des intérêts accumulés à date aura lieu au prorata entre les autres réclamants conformément aux réclamations que j'ai accueillies.
La réserve du fonds que représente la réclama- tion de $850,000 de Bethlehem Steel, sera mise de côté pour une répartition finale au plus tard le 1" mars 1978.
Au moment de la distribution finale le reliquat devra être payé de la façon suivante:
1. Si les réclamations accueillies dans l'action américaine et exécutoires en vertu de notre droit égalent ou excèdent le montant de $850,000, alors, le montant total qui reste dans le fonds et les intérêts accumulés seront versés à Bethlehem Steel.
2. Si aucune réclamation n'est accueillie aux États-Unis, le solde sera versé au prorata entre les autres réclamants à la présente action dont les réclamations ont été accordées.
3. Si le total des réclamations accueillies dans l'action américaine est inférieur à $850,000, alors, le solde du fonds sera distribué entre Bethlehem Steel et les autres réclamants dont les réclamations ont été accueillies, comme si on connaissait maintenant ce total des réclamations accueillies dans l'action américaine, et sera réparti au prorata des autres réclamations contre le fonds total.
4. Si, le lei mars 1978, le tribunal de première instance des États-Unis n'a rendu aucune déci- sion finale, alors, le solde du fonds sera versé au prorata entre les réclamants à la présente action dont les réclamations ont été accueillies, sans tenir compte d'aucune responsabilité possible de Bethlehem Steel dans l'action américaine.
Comme il y aura toujours possibilité, si éloignée soit-elle, que l'on conteste la validité, selon notre
droit, de tout montant accordé dans l'action améri- caine, la présente ordonnance de distribution finale, demeure assujettie à toute autre ordon- nance que la présente cour pourra rendre pour disposer de toute contestation de cet ordre.
Sauf ordonnance antérieure spécifiant le con- traire, Bethlehem Steel devra payer les frais, taxés sur la base de frais entre parties, de tous les réclamants devant cette cour, y compris ceux des réclamants dont les réclamations ont été rejetées, mais non pas ceux des réclamants qui ont renoncé à leurs réclamations afin de les présenter dans l'action américaine.
Un jugement formel sera rendu en conformité des présents motifs et des conclusions orales pro- noncées à l'audience à l'époque du procès.
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