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T-3747-71
Gypsum Carrier Inc. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
et
La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, La Reine sur l'information du procureur général du Canada, British Columbia Hydro & Power Authority et Great Northern Railway Com
pany (Demanderesses)
c.
Le navire Harry Lundeberg (Défendeur)
Division de première instance, le juge Collier— Vancouver, les 21 et 22 décembre 1976; Toronto,
le 9 mai 1977.
Couronne Responsabilité délictuelle Négligence
Perte économique Négligence du navire qui est entré en collision avec un pont appartenant à la Couronne Les compagnies de chemins de fer ne peuvent utiliser le pont conformément à leurs contrats avec la Couronne Ces con- trats équivalent-ils à une servitude grevant le pont? Les compagnies de chemins de fer peuvent-elles recouvrer leur perte économique des propriétaires du navire négligent?
Le Harry Lundeberg est entré en collision avec un pont appartenant à la Couronne fédérale et on a conclu à son unique responsabilité. Les trois compagnies de chemins de fer étaient soit propriétaires de terrains et de voies attenant aux accès du pont ou possédaient des droits de parcours sur ceux-ci. En raison de la collision le pont a été fermé et il a fallu trouver un autre moyen de traverser le fleuve. Les compagnies de chemins de fer intentent une action en négligence contre les propriétai- res du Harry Lundeberg et réclament des dommages-intérêts pour les dépenses encourues pour modifier le parcours des trains. La Cour examine ces réclamations à la reprise du procès des actions jointes.
Arrêt: l'action est rejetée. Bien que les documents semblent contenir les éléments essentiels d'une servitude, la lecture des documents dans leur ensemble ne révèle aucune intention de créer une servitude. On voulait créer certains droits contrac- tuels permettant aux chemins de fer, moyennant le versement de redevances convenues, de faire circuler leurs trains sur le pont et ses accès. Il n'y avait aucune intention de créer des droits accessoires au bien-fonds, ou des intérêts dans celui-ci. Tout au plus, les compagnies de chemins de fer ont pu jouir d'une certaine autorisation relative à un bien-fonds. Au sujet de la question de négligence, il faut appliquer les critères de prévisibilité et de conséquence directe. Les compagnies de chemins de fer n'étaient pas des personnes de si près et si directement touchées que les responsables du navire auraient raisonnablement les avoir à l'esprit lorsque celui-ci voguait vers le pont. Les responsables du navire avaient cependant une obligation de diligence envers les propriétaires du pont. Les
compagnies de chemins de fer n'ont pas droit au recouvrement et le navire est libéré de son obligation d'indemniser. La perte économique encourue par les compagnies de chemins de fer n'était pas un résultat direct et raisonnablement prévisible de la collision du navire avec le pont. Même si la Cour avait été convaincue que les compagnies de chemins de fer jouissaient d'une servitude, le résultat aurait été le même.
ACTION. AVOCATS:
J. R. Cunningham et G. R. Heinmiller pour la demanderesse Gypsum Carrier Inc. et le défendeur le navire Harry Lundeberg.
E. Chiasson pour la demanderesse la Compa- gnie des chemins de fer nationaux du Canada. J. M. McEwen pour la demanderesse B.C. Hydro & Power Authority.
R. Wismer pour la défenderesse (demande- resse) la Reine.
D. Martin pour la demanderesse Great Nor thern Railway Co.
PROCUREURS:
Macrae, Montgomery, Spring & Cunning- ham, Vancouver, pour la demanderesse Gypsum Carrier Inc. et le défendeur le navire Harry Lundeberg.
Ladner, Downs, Vancouver, po}ir la demande- resse la Compagnie des chemins de fer natio- naux du Canada.
Le contentieux, B.C. Hydro & Power Author ity, Vancouver, pour la demanderesse B.C. Hydro & Power Authority.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse (demanderesse) la Reine.
Douglas, Symes & Brissenden, Vancouver, pour la demanderesse Great Northern Rail way Co.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE COLLIER: La question qui se pose maintenant dans ce litige est le recouvrement de dommages-intérêts par certaines des demanderes- ses. Voici comment elle s'est présentée.
La Couronne fédérale est propriétaire d'un pont qui enjambe le fleuve Fraser en direction nord-sud, près de la ville de New Westminster en C.-B. A l'époque considérée, seules les demanderesses, soit
la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, la British Columbia Hydro & Power Authority et la Great Northern Railway Company (maintenant Burlington Northern Inc.) utilisaient le pont. J'appellerai ces demanderesses «les compa- gnies de chemins de fer», «les chemins de fer» ou parfois «les demanderesses». En vertu d'une entente avec la Couronne fédérale, chacun de ces chemins de fer pouvait utiliser les installations du pont moyennant un droit de péage par wagon. Il faudra, plus tard, se pencher attentivement sur la nature et les effets de ces ententes.
Le pont a été originairement construit au début du siècle par la province de la Colombie-Britanni- que. Il a été érigé [TRADUCTION] «... pour la circulation des chemins de fer, des voitures et des piétons ....» Vers la fin des années 1930, on a terminé la construction du pont Pattullo, légère- ment en amont. La propriété du pont litigieux a alors été transférée à la Couronne fédérale et il est depuis désigné sous le nom de New Westminster Railway Bridge (ci-après le «pont du chemin de fer», ou le «pont»). Les voitures et les piétons utilisent le pont Pattullo'.
Il s'agit d'un pont basculant. Lorsque la travée est ouverte, le trafic maritime, sans cela bloqué, peut circuler en aval ou en amont.
Le navire Harry Lundeberg, cargo de haute mer, appartient à la demanderesse Gypsum Car rier Inc. Il servait au transport du gypse du Mexi- que à New Westminster. Aux époques en cause ici, Louis Sarin en était le capitaine. En 1966 et 1967, le navire a effectué à New Westminster de neuf à onze voyages qui l'ont obligé à passer sous le pont en empruntant le passage, lorsque la travée était ouverte. Le capitaine Sarin savait que le pont du chemin de fer ne servait qu'à la circulation des trains. Il en avait vu sur le pont.
Le 2 juillet 1968, le Harry Lundeberg, ayant un pilote à bord, est entré en collision avec le pont et l'a lourdement endommagé. Tout le trafic ferro- viaire sur le pont a été suspendu pendant huit jours.
Les propriétaires du navire ont intenté une action contre la Couronne fédérale. Cette dernière
' Voir les motifs du jugement du juge suppléant Sheppard, à la p. 2.
et les compagnies de chemins de fer ont chacune intenté une action contre le navire. Les diverses actions ont été jointes. L'audition a eu lieu en automne 1970 devant le juge suppléant Sheppard. Les parties ont admis (motifs, pages 1 à 2):
... que les poursuites soient intentées conjointement afin d'éta- blir la responsabilité du pont ou du navire et de décider de la question des dommages-intérêts, une fois cette responsabilité établie.
L'audition a duré huit jours. Le juge a conclu à l'unique responsabilité du navire. Il a déclaré (motifs, page 15):
En conclusion, c'est la faute du «Harry Lundeberg« qui a provoqué l'accident et cette faute constituait une négligence. On s'en rapportera au greffier pour évaluer le montant des dommages et le jugement sera rendu en faveur des requérantes:
Sa Majesté la Reine
La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada
La British Columbia Hydro & Power Authority
et
The Great Northern Railway (devenue la Burlington Northern Inc.) pour ce montant qui leur sera alloué avec un intérêt de 5 pour cent l'an à compter du 2 juillet 1968, outre les dépens.
Le procès des actions jointes s'est alors poursuivi en décembre 1976. II s'agissait de se prononcer sur la question énoncée au début des présents motifs. Les parties ont demandé d'abord si la question des dommages-intérêts devait être tranchée par le même juge qui a entendu et jugé la question de responsabilité ou si un autre membre de la cour (moi-même) pourrait en connaître. J'ai conclu qu'un autre juge pouvait entendre et juger la cause. Les parties ne s'opposaient pas à ce que le procès continue devant moi, qui suis le juge assigné en l'espèce. De fait, elles ont donné leur assentiment.
J'étudierai maintenant les allégations elles- mêmes.
La Couronne fédérale réclame $239,403.07 pour le coût des réparations et la perte de profits. Le navire ne conteste pas le droit de la Couronne de recouvrer les dommages-intérêts allégués; c'est le montant réclamé qui est litigieux.
Les réclamations d'ordre monétaire présentées par les trois compagnies de chemins de fer repré- sentent les dépenses encourues pour modifier le parcours des trains pendant la fermeture du pont. Aucune perte de profit n'est réclamée. Voici les sommes demandées:
La Compagnie des chemins de fer
nationaux du Canada $125,483.10
B.C. Hydro & Power Authority 12,169.67
Great Northern Railway I 22,969.19 2
5,743.7171
Dans la défense modifiée, le navire 3 fait valoir ce qui suit au sujet des compagnies de chemins de
fer:
[TRADUCTION] 8A. En outre et pour donner une réponse de plus aux allégations figurant aux déclarations des demanderes- ses autres que Sa Majesté la Reine du chef du Canada, le défendeur dit que si ces demanderesses ont subi des pertes ou des dommages, ce qui n'est pas admis mais précisément nié, elles ne peuvent, en droit, les réclamer au défendeur.
Voici les données du problème selon la déclara- tion des admissions (pièce 39):
[TRADUCTION] 2. Lors de la poursuite du procès, il faut déter- miner si les réclamations des trois compagnies de chemins de fer, dans les actions en dommages-intérêts portant les numéros T-4226-71, T-3858-71 et T-3860-71 sont trop indirectes, en présumant, comme l'a fait le savant juge du procès, que les dommages causés au New Westminster Railway Bridge résul- tent de la négligence des personnes responsables du navire défendeur, le «HARRY LUNDEBERG».
Le défendeur prétend qu'aucun des biens appar- tenant aux compagnies de chemins de fer ou dans lesquels elles détiennent un droit de propriété n'a été endommagé; les pertes économiques de celles-ci (les frais additionnels encourus) ne seraient donc pas recouvrables.
Les compagnies soutiennent qu'elles avaient un droit de passage sur le pont et ses accès; le pont étant un immeuble, leur droit de passage est une servitude. La négligence du défendeur aurait porté atteinte à leur droit ou à leur part de propriété; leurs pertes économiques découleraient de ce dom- mage matériel causé à leur droit de propriété. Or, cette perte est traditionnellement recouvrable; elle ne serait pas une perte trop indirecte.
Il faut d'abord établir si les chemins de fer détenaient une servitude ou autre droit de pro- priété. Le défendeur allègue que le droit des che- mins de fer n'était, au plus, qu'une simple autorisation.
Il faut se reporter à certains des faits admis.
2 La pièce portant réclamation de Burlington ne précise pas si la deuxième somme s'ajoute à la première. Ce point n'a aucune importance ici.
3 Je désignerai parfois le navire comme le «défendeur».
La rivière traverse d'est en ouest la ligne princi- pale de la Compagnie des chemins de fer natio- naux du Canada (ci-après appelée le CN). Le pont relie les deux bords. Le terminus du CN à l'ouest est situé à Vancouver, sur des terrains et des voies lui appartenant. Au sud de la rivière (du côté de Surrey), le CN est propriétaire de terrains et de voies attenant aux accès du pont. Il est également propriétaire d'une bande de terrain d'une largeur d'environ 100', passent des voies ferrées. Cette bande de terrain se situe en-dessous des accès du pont, lesquels appartiennent à la Couronne fédé- rale. Certains des piliers supportant ces accès repo- sent sur cette bande de terrain. Les terrains situés au nord et au sud de cette bande appartiennent à la Couronne fédérale. Le CN ne possède ni terrain ni voie sur la rive immédiatement au nord de la rivière (du côté de New Westminster). Il existe des voies attenantes aux accès du pont, sur un terrain appartenant à une tierce personne. Le CN jouit d'un droit de libre parcours continu sur ces voies. De cette façon, il relie à divers endroits ses propres voies et terrains pour desservir la ville de New Westminster, la principale gare de Vancouver et Vancouver-Nord.
La British Columbia Hydro & Power Authority possède et exploite un réseau ferroviaire au nord et au sud du fleuve Fraser.
Il n'y a eu aucune admission de faits relatifs au terrain et à la voie appartenant à Burlington Northern Inc., ou relatifs à l'emplacement de ses biens par rapport au pont et à ses accès. Je pré- sume que c'est un oubli. A l'audience tenue devant moi, il a semblé admis que la Burlington Northern Inc. était propriétaire au nord et au sud du fleuve de voies et de terrains, attenants au pont et à ses accès.
Chacune des trois compagnies détenait des ententes écrites conclues avec la Couronne fédérale (pièce 42) quelques années plus tôt. Pour les fins de cette question, je crois que ces ententes ont sensiblement les mêmes signification et effet. Les compagnies de chemins de fer appuient leur reven- dication de servitude sur ces documents.
On a permis aux chemins de fer de construire et de conserver des raccordements entre leurs propres voies et celles du pont ainsi qu'avec les accès de celui-ci. De plus, on leur a permis, pendant la
durée des ententes, de faire circuler leurs trains sur le pont et ses accès. La Couronne fédérale a stipulé qu'elle doit avoir et conserver
[TRADUCTION] ... plein contrôle sur l'entretien et les amélio- rations des biens compris dans l'entente ....
et a entrepris de réparer le pont et ses accès à ses propres frais. La Couronne a de plus accepté de remplacer, à ses propres frais, les rails existants par de plus lourds, si cela s'avérait nécessaire. Cependant, on n'exigeait pas que la Couronne reconstruise ou remplace la [TRADUCTION] «... structure du pont proprement dite». Dans l'éven- tualité d'une destruction complète ou partielle de la structure d'acier, ou d'une partie importante du pont, les chemins de fer pouvaient mettre fin à l'entente.
Les compagnies de chemins de fer ont accepté de payer:
[TRADUCTION] ... en contrepartie intégrale de l'usage des droits et privilèges accordés par cette entente ....
cinquante-trois sous par wagon qui traverserait le pont. En cas de non-paiement, la Couronne fédé- rale pouvait mettre fin à l'entente.
Jusqu'en 1960, les ententes s'appliquaient durant un nombre d'années déterminé. A l'origine elles prévoyaient qu'il pouvait y être mis fin par consentement mutuel, pour la raison susmention- née ou sur préavis de trois ans donné à cet effet par l'une ou l'autre partie. 4 A partir du 1" décem- bre 1959, les ententes ont été renouvelées par termes annuels jusqu'au 30 novembre 1960 et
[TRADUCTION] ... d'année en année par la suite jusqu'à ter- minaison par consentement mutuel ....
Une servitude a été définie comme 5
[TRADUCTION] ... un droit accessoire à un bien-fonds permet- tant d'utiliser de façon particulière un autre bien-fonds appar- tenant à un autre propriétaire (sans pouvoir en retirer des produits naturels ni une partie du sol) ou interdisant au pro- priétaire de l'autre bien-fonds de l'utiliser d'une certaine manière.
Les compagnies de chemins de fer prétendent que toutes les caractéristiques essentielles d'une servi-
t Le document initial de la B.C. Hydro ne contenait pas cette
clause.
5 Halsbury's Laws of England, (4° éd.) vol. 14, par. 1, p. 4.
tude sont présentes Îci. 6 On fait valoir l'existence d'un fonds dominant (le terrain et les voies de chemins de fer) et d'un fonds assujetti (le pont et ses accès); la servitude avantage (en améliorant la jouissance) le terrain et les voies de chemins de fer; les propriétaires des deux fonds sont des personnes différentes; la prétendue servitude pourrait faire l'objet d'une cession par acte authentique.
A mon avis, les contrats conclus entre la Cou- ronne et les compagnies de chemins de fer n'ont pas créé de servitude en faveur de ces dernières. De prime abord, les documents semblent contenir les éléments essentiels d'une servitude. Mais il faut vérifier l'intention des parties. Selon moi, la lec ture des contrats dans leur ensemble ne révèle aucune intention de créer une servitude. On voulait créer certains droits contractuels permettant aux chemins de fer, moyennant le versement de rede- vances convenues, de faire circuler leurs trains sur le pont et ses accès. Il n'y avait aucune intention de créer des droits accessoires au bien-fonds, ou des intérêts dans celui-ci. 7
Interprétant uniquement les contrats, mise à part l'intention, je conclus également à l'inexis- tence de servitudes. J'ai tenu compte de l'avertisse- ment portant que [TRADUCTION] «la liste de servi- tudes n'est pas complète».
Par ailleurs, les compagnies de chemins de fer prétendent que, si elles ne jouissaient pas en fait et en droit de servitudes, elles avaient néanmoins quelque [TRADUCTION] «intérêt secondaire de pro- priété» et que le navire fautif y a porté atteinte. On a cité de la jurisprudence à cet égard s. Mais les espèces évoquées sont faciles à distinguer d'avec l'affaire présente. Il y est question d'indemnisation pour utilisation dolosive ou d'atteinte à l'ordre public. Je ne vois pas ce que l'on veut dire ici par
6 Halsbury's Laws of England, (4° éd.), par. 2-18, aux pp. 4 à 9. Voir aussi les par. 19 167, aux pp. 9 à 82, concernant les servitudes et droits de passage en général; Megarry and Wade, The Law of Real Property, (3e éd.) 1966, aux pp. 802 807; In re Ellenborough Park [1956] 1 Ch. 131.
7 Je distingue ce cas d'avec celui étudié dans In re Ellenbo- rough Park [1956] 1 Ch. 131, par le Maître des rôles Evershed, aux pp. 167 168.
8 La Reine c. The Great Northern Railway Co. (1849) 117 E.R. 10; Ricket c. The Metropolitan Railway Co. (1865) 122 E.R. 790 et Campbell c. Metropolitan Borough of Paddington [1911] 1 K.B. 869.
[TRADUCTION] «intérêt secondaire de propriété». Tout au plus, les compagnies de chemins de fer ont pu jouir d'une certaine autorisation relative à un bien-fonds (le pont et ses accès). A mon avis, reconnaître un droit comme translatif d'un intérêt sur des biens ne suffit pas à justifier une action en recouvrement contre l'auteur supposé d'un dom- mage ou contre une personne qui porte par négli- gence atteinte audit droit.
J'étudierai maintenant la deuxième question liti- gieuse, ce qui entraînera une incursion dans le domaine controversé et en pleine évolution de la responsabilité pour négligence et de la simple perte économique.
Même si leurs biens n'ont pas été endommagés, les compagnies de chemins de fer prétendent récla- mer au navire leurs débours additionnels. Les pro- cureurs du navire répondent qu'il ne peut y avoir recouvrement pour perte économique (en l'absence de dommages matériels) sauf dans des situations très particulières comme on en trouve dans les affaires Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. 9 et Rivtow Marine Ltd. c. Washing- ton Iron Works 10 ; une telle relation spéciale n'exis- tait pas ici; les dommages-intérêts réclamés sont trop indirects.
On a cité nombre de jugements et d'auteurs faisant autorité, et j'en ai également étudié d'au- tres pour ma part. Pour la commodité des parties, je les énumère dans l'annexe jointe aux présents motifs.
Si je comprends bien, le problème est probable- ment double et complexe. La question fondamen- tale pourrait bien être non pas tellement le carac- tère indirect du dommage, mais plutôt la question de savoir s'il existait en l'espèce une obligation à l'égard de ces compagnies particulières de chemins de fer. Dans Spartan Steel & Alloys Ltd. c. Martin & Co. (Contractors) Ltd. lord Denning, Maître des rôles, décrit ainsi le problème et sa propre interprétation ":
[TRADUCTION] Par ailleurs, M. Bathurst a prétendu que les vues exprimées par le lord juge Winn et moi-même dans S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W.J. Whittall & Son Ltd. [1971] 1 Q.B. 337 sont mal fondées. Il prétend que si l'on doit limiter le recouvrement pour perte économique, il faut le faire
9 [1964] A.C. 465.
10 [1974] R.C.S. 1189.
" [1973] 1 Q.B. 27, aux pp. 36-37.
en limitant le champ d'obligation, mais non le type de domma- ges recouvrables. En l'espèce, disait-il, les défenderesses ont manqué à leurs obligations envers les demanderesses. Les dom- mages résultant de la perte économique étaient prévisibles et devraient donc être recouvrables. Il a cité de nombreux extraits d'auteurs y compris certains des miens, pour étayer son argumentation.
Au fond, je crois que la question du recouvrement de la perte économique oblige à définir une ligne de conduite. Lorsque les tribunaux délimitent les bornes du devoir, ils établissent un principe visant à cerner la responsabilité de la défenderesse. Lorsqu'ils délimitent le montant des dommages recouvrables— les classant comme directs ou indirects—ils donnent une ligne de conduite permettant de déterminer la responsabilité de la défenderesse.
Dans plusieurs des arrêts l'on a jugé que la perte économi- que n'était pas recouvrable, on s'est fondé sur le fait que la défenderesse n'avait aucune obligation envers la demanderesse. Ainsi lorsqu'une personne est blessée dans un accident de la circulation ou en raison de la négligence d'autrui, le conducteur négligent a une obligation envers le blessé lui-même, mais il n'en a aucune envers le serviteur du blessé—voir Best c. Samuel Fox & Co. Ltd. [ 1952] A.C. 716, 731: ni envers l'employeur dudit blessé—dnland Revenue Commissioners c. Hambrook [1956] 2 Q.B. 641, 660; ni envers le tiers qui subit une perte parce qu'il avait un contrat avec le blessé—voir Simpson & Co. c. Thomson (1877) 3 App.Cas. 279, 289: ni en fait envers quiconque subit uniquement une perte économique par suite de l'accident: voir Kirkham c. Boughey [1958] 2 Q.B. 338, 341. De même, lorsque par sa négligence, une personne endommage le bien d'autrui, elle est responsable envers le propriétaire ou possesseur du bien, mais non envers la personne qui subit une perte découlant uniquement d'un contrat l'autori- sant à utiliser le bien ou lui permettant de le recevoir à une époque postérieure: voir Elliott Steam Tug Co. Ltd. c. Ship ping Controller [1922] 1 K.B. 127, 139 et Margarine Union G.m.b.H. c. Cambay Prince Steamship Co. Ltd. [1969] 1 Q.B. 219, 251-252.
Dans d'autres cas, cependant, il y avait obligation manifeste de la défenderesse envers la demanderesse, mais la perte écono- mique n'a pas été recouvrée, étant trop indirecte. Prenez l'exemple donné par le juge Blackburn dans l'affaire Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875) L.R. 10 Q.B. 453, 457, l'eau s'était échappé d'un réservoir et avait inondé une mine de charbon travaillaient plusieurs hommes. Les personnes dont les outils et vêtements avaient été détruits pouvaient réclamer une indemnisation: mais les personnes qui n'avaient perdu que leurs salaires ne le pouvaient pas. De même, lorsque par sa négligence le navire des défenderesses a fait couler un navire toué par un remorqueur, le propriétaire du remorqueur a perdu sa rémunération et n'a pu la recouvrer contre le navire négli- gent, bien que le même devoir (de naviguer avec des précau- tions raisonnables) s'imposait tant au remorqueur qu'au propul- seur: voir Société Anonyme de Remorquage à Hélice c. Bennetts [1911] 1 K.B. 243, 248. Dans un tel cas, si la demanderesse ou ses biens avait subi quelque dommage physi que, elle aurait pu être dédommagée. Mais, ayant subi seule- ment une perte économique, elle n'y avait pas droit. Il en est ainsi, je crois, parce que la loi considère la perte comme trop indirecte: voir King c. Phillips [ 1953] 1 Q.B. 429, 439-440.
D'autre part, dans les affaires l'on a statué que la perte économique était recouvrable en elle-même, il est évident qu'il y avait une obligation envers la demanderesse et que la perte n'était pas trop indirecte. De même, lorsque par négligence un navire en frappe un autre et l'endommage de sorte que l'autre navire doit être déchargé et rechargé, le navire négligent avait déjà une obligation envers les propriétaires de la cargaison et ils peuvent réclamer les frais de déchargement et de chargement, ceux-ci n'étant pas trop éloignés: voir Morrison Steamship Co. Ltd. c. Greystoke Castle (Cargo Owners) [1947] A.C. 265. De même, lorsqu'un banquier fournit avec négligence certains ren- seignements à une personne qui agit d'après ces renseigne- ments, l'obligation est évidente et le dommage n'est pas trop indirect: voir Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465.
Plus je réfléchis à ces affaires, plus il m'apparaît difficile de les classifier. Parfois, je me dis «Il y avait une obligation» et parfois »Le dommage était trop indirect.» Je crois le temps venu d'écarter des critères si équivoques. Il me semble préférable d'étudier le cas d'espèce et de décider si en principe la perte économique est recouvrable ou non. Ainsi, dans Weller & Co. c. Foot and Mouth Disease Research Institute [1966] 1 Q.B. 569, il était évident que la perte subie par les directeurs de la vente aux enchères n'était pas recouvrable, que l'on invoque l'absence d'obligation ou le dommage indirect. Également dans Electro- chrome Ltd. c. Welsh Plastics Ltd. [1968] 2 All E.R. 205, il est évident que la perte économique subie par l'industrie de la demanderesse (en raison du dommage causé à la bouche d'in- cendie) n'était pas recouvrable, que ce soit en raison de l'ab- sence d'obligation ou du caractère indirect.
La décision du lord juge Lawton, dans le même dossier, énonce bien, à mon avis, la position actuelle en Angleterre 12 :
[TRADUCTION] Cet appel pose clairement la question for- mulée de temps à autre depuis que le juge Blackburn a prononcé son célèbre jugement dans Cattle c. Stockton Water works Co. (1875) L.R. 10 Q.B. 453, et plus fréquemment depuis la décision Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465, savoir si un demandeur peut recouvrer d'un défendeur, dont la négligence est prouvée ou admise, un dommage financier prévisible qui ne découle pas d'un dommage physique prévisible ou de dommages aux biens. Dans S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W.J. Whittall & Son Ltd. [1971] 1 Q.B. 337 cette cour a tranché le doute pouvant exister concernant le recouvrement de tels dommages financiers consécutifs. A mon avis, ceux-ci ne sont recouvrables que s'ils résultent de la violation d'une obligation de protéger le deman- deur contre cette sorte de perte.
Si je comprends bien, depuis l'affaire Rivtow, telle n'est pas la position au Canada. Une analyse détaillée permet de limiter l'application de la juris-
12 [1973] 1 Q.B. 27, aux pp. 46 47. Voir: Salmond on Torts (16e éd.) 1973, pp. 205 207; Winfield & Jolowicz on Tort (10° éd.) 1975, pp. 51 à 53; Street, The Law of Torts (6' éd.) 1976, pp. 112 114 et Millner, Negligence in Modern Law, (1967), pp. 60à 63.
prudence Rivtow au cas d'espèce dans cette affaire et au rapport particulier qui y existait entre la demanderesse et les deux défenderesses. Mais, dans des arrêts postérieurs, des membres de la Cour suprême du Canada ont eux-mêmes affirmé que le précédent Rivtow faisait autorité pour la proposition plus large voulant que: la présence de blessures ou dommages matériels ne soit pas essen- tielle au recouvrement de la simple perte économi- que. Dans Haig c. Bamford 13 le juge Dickson a dit:
Dans l'affaire Rivtow, ... l'indemnisation de pertes économi- ques causées par la négligence a été accordée ....
Dans l'arrêt Agnew-Surpass Shoe Stores Limited c. Cummer-Yonge Investments Ltd. 14 le juge Pigeon a déclaré:
Il est maintenant établi, par l'arrêt de cette Cour Rivtow .. . que le recouvrement de la perte économique causée par la négligence est admis même sans recouvrement pour dommages matériels.
En l'espèce, je crois que l'absence de dommages matériels aux biens des compagnies de chemins de fer n'empêche pas en elle-même le recouvrement des dépenses additionnelles encourues par lesdites compagnies (la perte économique).
La question épineuse est celle de savoir si le navire est légalement responsable de cette perte envers les compagnies de chemins de fer.
Dans l'arrêt Spartan Steel, lord Denning, Maître des rôles, exprime son opinion personnelle selon laquelle la question de recouvrement est une question de principe; les tribunaux établissent les limites
[TRADUCTION] ... pour restreindre la responsabilité de la défenderesse .... Si ... [l'acte négligent] entraîne une perte économique ... [pour plusieurs personnes] devrait-elle, en prin- cipe, être recouvrable? Et contre qui? 15
Certains commentateurs ont bien accueilli cette approche; d'autres ont estimé que, dans de telles affaires, les considérations de principe mènent en fait le juge à un résultat particulier, qu'il l'admette
13 [1977] 1 R.C.S. 466, à la p. 483, auquel le juge en chef Laskin et les juges Ritchie, Spence, Pigeon et Beetz ont souscrit.
14 [1976] 2 R.C.S. 221, la p. 252. Les juges Ritchie, Dickson et Beetz y ont souscrit.
15 [1973] 1 Q.B. 27, aux pp. 36, 37. Dans cette affaire particulière, lord Denning a énoncé cinq considérations de principe.
ou non. 16 Parlant pour lui-même et pour six autres juges dans l'affaire Rivtow, le juge Ritchie s'expri- mait ainsi sur les décisions «de ligne de conduite» 17 :
Je me rends bien compte que je n'ai pas fait état de tous les précédents pertinents ayant trait au recouvrement pour perte économique dans pareilles circonstances, mais je suis convaincu qu'en l'espèce présente il y avait une proximité de rapport donnant naissance à une obligation d'avertir et que les domma- ges-intérêts adjugés par le savant juge de première instance étaient recouvrables à titre d'indemnité pour le résultat direct et démontrablement prévisible de la violation de cette obliga tion. Puisqu'il en est ainsi, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de suivre le sentier parfois tortueux qui mène à la formulation d'une «décision de ligne de conduite..
Dans l'arrêt Spartan Steel, le lord juge Edmund Davies était dissident. A mon avis, ses conclusions concernant le recouvrement de la perte économi- que s'harmonisent avec la jurisprudence cana- dienne définie dans l'arrêt Rivtow. J'adopte ses vues sur l'application des considérations de principe 18 :
[TRADUCTION] Il ... m'est impossible de reconnaître comme facteurs déterminants d'un principe de droit ces consi- dérations de principe discutées en dernière partie du jugement que vient de prononcer lord Denning, Maitre des rôles.
Si je comprends bien, on devrait éviter dans les procès entre plaideurs les décisions fondées sur des lignes de conduite. Elles créent de l'incertitude. On devrait donner aux plaideurs d'aujourd'hui et de demain et aux personnes désireuses d'organiser leurs affaires commerciales relativement à des ris- ques latents, des points de repère généraux (même s'ils sont parfois vagues et difficiles à définir) sur la probabilité ou l'invraisemblance du recouvre- ment ou sur la responsabilité.
Voici selon moi la difficulté: quels critères ou principes s'appliquent en l'espèce? Je vois au
16 Bruce M. Haines (1961) 19 University of Toronto Faculty of Law Review 191 aux pp. 204 205, discutant de Seaway Hotels Ltd. c. Gragg (1960) 21 D.L.R. (2') 264; Winfield & Jolowicz, aux pp. 51 53; Street, p. 112; Millner, aux pp. 62 à 63; Professeur P. S. Atiyah Negligence and Economic Loss (1967) 83 L.Q.R. 248; A. H. Brown The Recovery of Econom ic Loss In Tort (1972-75) 2 Auckland Univ. Law Rev. 50, particulièrement aux pp. 77à 84; Christopher Harvey Eco nomic Losses and Negligence (1972) 50 Rev. Bar. Can. 580; Mary V. Newbury (1972) 7 U.B.C. Law Rev. 303 aux pp. 310 à 311, étudiant la décision de la Cour d'appel de la C.-B. dans l'arrêt Rivtow et P. P. Craig, Negligent Misstatements, Negli gent Acts and Economic Loss (1976) 92 L.Q.R. 213, aux pp. 235 241.
17 [1974] R.C.S. 1189, à la p. 1215. IS [1973] 1 Q.B. 27, la p. 40.
moins trois possibilités, qui ne sont pas nécessaire- ment distinctes l'une de l'autre.
La première pourrait s'appeler le critère de la prise de responsabilité. On attribue généralement son origine la plus récente aux exposés faits par les lords Reid, Devlin et Pearce dans l'arrêt Hedley Byrne 19 . Selon mon interprétation des arrêts, la Cour suprême du Canada n'a jamais expressément adopté ce critère. On l'a déjà précisé. Dans Wel- bridge Holdings Ltd. c. The Metropolitan Corpo ration of Greater Winnipeg, le juge Laskin [tel était alors son titre], étudiant la responsabilité de la ville pour l'adoption d'un règlement invalide qui, semble-t-il, a entraîné une perte économique pour la demanderesse, a dit 20 :
D'après les considérations sur lesquelles le principe énoncé dans l'arrêt Hedley Byrne repose, on ne peut dire en l'espèce soit qu'une relation spéciale a été établie entre la demanderesse et la défenderesse, soit que celle-ci a assumé une responsabilité envers la demanderesse en ce qui concerne la régularité des procédures.
Dans J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Elec tric Protection Company le juge Pigeon s'exprime ainsi 21 :
La D. E. P. n'a pas agi à titre de fiduciaire ou de conseiller envers Nunes. Elle s'était seulement engagée par contrat à fournir des services déterminés. Ce sont les courtiers en assu rances qui ont donné des conseils à Nunes. En leur donnant des renseignements, la D. E. P. n'a pas cessé d'être une partie contractante pour devenir, envers l'appelante, un conseiller en matière de protection contre le cambriolage. Si elle a fait une déclaration honnête, mais inexacte, quant au fonctionnement du dispositif, elle ne s'est pas trouvée à assumer une responsabi- lité à l'égard de tous les dommages que l'appelante pouvait éventuellement subir si le dispositif était déjoué dans ses locaux.
Dans Haig c. Bamford, le juge Dickson a fait le commentaire suivant 22:
Selon C. Harvey, dans un article intitulé «Economic Losses & Negligence» (1972), 50 R. du B. Can. 580, cette «prise de responsabilité» est décisive dans les affaires une perte écono- mique est en cause. Harvey a conçu un critère pour déterminer s'il y a obligation de diligence dans de tels cas. Il le décrit ainsi (p. 600):
19 [1964] A.C. 465, aux pp. 486 487, 529 530 et 540.
20 [1971] R.C.S. 957, la p. 967. Voir également un passage à la p. 971.
21 [1972] R.C.S. 769, la p. 777.
22 [1977] 1 R.C.S. 466, la p. 479. M. Christopher Harvey dans un commentaire subséquent sur l'arrêt Rivtow semble préférer à la prise de responsabilité comme mécanisme du contrôle de la responsabilité, la prévisibilité du dommage et le caractère direct de la perte économique. Voir (1974) 37 Modern Law Rev. 320, la p. 324.
[TRADUCTION] une personne devrait être liée par une obli gation légale de diligence, consistant à éviter de causer une perte économique à une autre personne, si un homme raison- nable, dans la situation du défendeur, aurait prévu ce genre de perte et en aurait assumé la responsabilité.
Ce critère est intéressant, quoiqu'il ne soit pas plus objectif que celui de prévisibilité. Il permettrait à la Cour de circons- crire l'étendue de la responsabilité découlant du critère de prévisibilité, mais il lui faudrait tout de même établir une règle pour déterminer l'étendue de la responsabilité.
Dans Minister of Housing c. Sharp 23 , les trois membres de la Cour d'appel ont critiqué ce critère ou cette doctrine. Aux pages 268 à 269, lord Denning, Maître des rôles, a fait le commentaire suivant:
[TRADUCTION] Je ne doute pas de la responsabilité du commis. Il avait en common law l'obligation d'agir diligem- ment. Il avait cette obligation envers cette personne—créancier hypothécaire ou acheteur—laquelle, il le savait ou aurait le savoir, subirait des dommages s'il commettait une erreur. Cette affaire est justiciable en tout point des principes énumérés dans Candler c. Crane, Christmas & Co. [1951] 2 K.B. 164, 179- 185, et qui ont été approuvés par la Chambre des Lords dans Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465.
Cependant, M. Hunter nous a dit que le vrai principe ne va pas aussi loin. Il dit que l'obligation de diligence (lorsqu'il n'y a pas de contrat) n'existe que dans les cas de prise de responsabi- lité volontaire. Je ne suis pas de cet avis. Il s'appuie particuliè- rement sur l'opinion de lord Reid dans l'arrêt Hedley Byrne [1964] A.C. 465, 487 et de lord Devlin à la p. 529. Je crois qu'ils ont formulé ainsi ces motifs en raison des circonstances spéciales de cette affaire (ou la banque dénie sa responsabilité); ils ne voulaient aucunement lirpiter l'application du principe général.
A mon avis l'obligation de diligence dans une déclaration provient non seulement d'une prise de responsabilité volontaire mais du fait que son auteur sait ou aurait savoir que d'autres personnes, étant son prochain à cet égard, agiront sur la foi de l'exactitude de la déclaration. Cela suffit à créer l'obligation envers, bien sûr, la personne à qui le certificat est émis et qui agira en vertu d'icelui comme le sait l'auteur dudit certificat (voir le jugement du juge Cardozo dans Glaner c. Shepard (1922) 233 N.Y. 236). Mais la responsabilité existe également envers toute personne qui, à la connaissance dudit auteur ou selon ce qu'il devrait savoir, subira un préjudice du fait d'une erreur, telle que le créancier hypothécaire ici.
A la page 279, le lord juge Salmon s'exprime ainsi:
[TRADUCTION] On a plaidé ici que, le conseil n'ayant pas volontairement fait la recherche ou préparé le certificat pour signature par le commis, il n'avait pas volontairement accepté la responsabilité de l'exactitude dudit certificat et conséquem- ment n'était redevable d'aucune obligation de diligence envers le Ministre. Je ne crois pas que dans tous les cas l'obligation de diligence dépende nécessairement d'une prise de responsabilité volontaire.
23 [1970] 2 Q.B. 223.
Aux pages 290 291, le lord juge Cross a fait les remarques suivantes:
[TRADUCTION] Il s'agit de savoir s'il y avait assez de «proxi- mité» entre le Ministre et le chercheur. Était-il suffisamment son «prochain» pour être sujet à une poursuite en vertu des développements récents de la loi sur les poursuites délictuelles, consécutifs à l'arrêt Donoghue c. Stevenson [1932] A.C. 562 et que l'arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd. [1964] A.C. 465 a appliqués à des déclarations négligentes? On peut déjà éliminer certains points. Le problème soulevé par l'affaire de l'hydrographe qui dresse une carte inexacte et est poursuivi par un acheteur inconnu ne se présente pas ici, parce qu'on aurait donné au chercheur une demande d'enregistrement ou de recherche selon le cas, au nom de la personne non identifiée, avec laquelle, il aurait, d'une certaine façon, été mis en contact direct.
De plus, bien que le travail du chercheur n'implique pas «d'aptitude particulière», on peut raisonnablement présumer qu'il se rend compte que l'omission d'enregistrer un document soumis à cette fin ou de consigner, dans un certificat de recherche, un droit enregistré pourrait entraîner de sérieux dommages à la partie qui demande l'enregistrement ou la recherche. Je répète que je ne crois pas que le fait que le chercheur ne se soit pas chargé de faire la déclaration en question «volontairement»—sauf en ce qu'il aurait pu refuser d'accepter un emploi aussi dangereux—ait un rapport quelcon- que avec le problème actuel.
Il est vrai que la phrase «prise de risque volontaire» apparaît fréquemment dans les exposés de l'arrêt Hedley Byrne, mais je partage l'opinion du juge selon laquelle cet arrêt ne cherche pas à établir de bornes circonscrivant la responsabilité légale délic- tuelle pour fausses déclarations sur la foi desquelles agissent les personnes à qui elles ont été faites: voir en particulier lord Devlin aux pp. 530 à 531. Je ne vois aucune raison suffisante pour laquelle, dans une affaire donnée, la responsabilité ne s'étendrait pas à des cas le défendeur doit faire une déclara- tion qui s'avère fausse.
Le critère de la prise de responsabilité peut s'appliquer aux affaires de fausses déclarations par négligence ou de conseils négligents. Mais si je comprends bien, il se complique lorsqu'on cherche à l'appliquer à des actes ou omissions irréfléchis. J'écarte cette solution en l'espèce.
La deuxième approche est celle de la prévisibi- lité elle-même, ou de la prévisibilité alliée à un rapport particulier. Certains tribunaux ont employé cette méthode.
Le point de départ est, bien sûr, la déclaration classique de lord Atkin dans Donoghue c. Stevenson 24 :
24 [1932, A.C. 562, aux pp. 580 à 581.
[TRADUCTION] Pour l'instant, je me limite à signaler qu'il doit y avoir et qu'il y a en droit anglais une certaine notion générale des rapports engendrant une obligation de diligence dont les arrêts trouvés dans les recueils ne sont que des exem- ples. Que vous désigniez comme telle la responsabilité pour négligence ou que vous la traitiez, comme dans d'autres systè- mes, comme une sorte de «faute,» elle est sans aucun doute fondée sur un sentiment public général d'injustice morale pour laquelle le coupable doit payer. Mais les actes ou omissions que tout code moral condamnerait ne peuvent pratiquement parlant être traités comme donnant à chaque personne lésée le droit de demander recouvrement. On a établi des règles de droit pour limiter le nombre des plaignants et le montant de l'indemnisa- tion. La règle voulant que l'on aime son prochain devient en droit: ne blessez pas votre prochain, et la question de l'avocat: Qui est mon prochain? reçoit une réponse restreinte. Il faut apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions lorsqu'on peut raisonnablement prévoir qu'ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être:—les personnes qui sont de si près et si directement touchées par mon acte que je devrais raisonnable- ment les avoir à l'esprit comme ainsi touchées lorsque je songe aux actes ou omissions qui sont mis en question. Cela me semble être la doctrine de l'arrêt Heaven c. Pender, énoncée par lord Esher (alors Brett, Maître des rôles) lorsqu'elle est limitée par la notion de proximité introduite par lord Esher lui-même et le lord juge A. L. Smith dans Le Lievre c. Gould. Lord Esher dit: «Cet arrêt établit que, dans certaines circonstances, un homme peut avoir une obligation envers un autre, même si aucun contrat ne les lie. Lorsqu'une personne se trouve près d'une autre ou près de la propriété d'une autre personne, elle a l'obligation de ne rien faire pouvant blesser cette personne ou endommager ses biens.» De même le lord juge A. L. Smith: «L'arrêt Heaven c. Pender est fondé sur le principe qu'une obligation de diligence existe lorsqu'une personne ou ses biens se trouvent tellement près d'une personne ou de ses biens qu'en l'absence de diligence des dommages pourraient être causés par l'une à l'autre.» Cela explique bien, je crois, ce qu'il en est si on ne confine pas la proximité à la simple proximité physique, mais qu'on l'étende plutôt, comme on voulait le faire, à des rapports si proches et directs que l'acte dont on se plaint affecte directement autrui, et que l'auteur de l'acte fautif, tenu à une obligation de diligence, connaisse le tort causé directement par son action. [Souligné par mes soins.]
Dans Weiner c. Zoratti, l'automobile du défen- deur a, par la négligence de celui-ci, heurté une bouche d'incendie. L'eau s'est infiltrée dans le sous-sol du demandeur, endommageant son stock en magasin. Le juge Matas a imputé la responsabi- lité au défendeur 25 :
[TRADUCTION] En bref, l'avocat du défendeur prétend que la perte du demandeur était damnum sine injuria puisque le défendeur ne pouvait pas raisonnablement prévoir le dommage causé aux biens par l'eau. Mais il n'est pas nécessaire de se perdre en conjectures sur la prévisibilité spécifique de chaque événement précis depuis le moment de la collision jusqu'au dommage causé aux biens du demandeur; un exercice de subti-
25 (1970) 72 W.W.R. 299, la p. 304.
lités métaphysiques ne s'impose pas non plus. La perte du demandeur était une perte directe, probable et prévisible du fait de la négligence ayant causé la rupture d'une bouche d'incen- die, tout comme si une pièce de cette dernière avait été projetée au moment de la collision dans la fenêtre du demandeur ou avait frappé un piéton, causant des blessures.
Dans School Division of Assiniboine South c. Greater Winnipeg Gas Company Limited une moto-neige a heurté et endommagé une colonne montante de gaz d'un bâtiment scolaire. Le gaz a pénétré dans l'immeuble et a explosé. Un garçon de 14 ans conduisait la moto-neige de son père. Compte tenu des faits, le père et le fils ont été tenus pour partiellement responsables. Le juge Dickson a prononcé pour la Cour d'appel du Mani- toba le jugement dont voici quelques extraits 26 :
[TRADUCTION] Nous en venons à la question préliminaire, à savoir si les Hoffer avaient une obligation de diligence envers le demandeur. Une réponse affirmative s'impose. Ils étaient en possession d'un véhicule de taille et de poids importants, et capable de grande vitesse. Ils savaient ou auraient savoir que si le véhicule était lâché dans la campagne sans conducteur cela entraînerait des dommages à la personne ou aux biens. Le principe du «prochain» énoncé par lord Atkin dans Donoghue (M'Alister) c. Stevenson, [1932] A.C. 562, la p. 580 s'appli- que bien ici ....
Il s'agit deuxièmement de savoir si le dommage causé était raisonnablement prévisible et donc recouvrable ....
Le critère de prévisibilité du dommage pose plutôt une question de possibilité que de probabilité.
Depuis The Wagon Mound (No 1) les «théories scholastiques de la cause et leur vieux jargon à peine intelligible» ont cédé la place à la notion de prévisibilité. Il est maintenant établi que la prévisibilité est le critère, tant de l'obligation que du caractère indirect.
Union Oil Company c. Oppen 27 est une décision intéressante et embarrassante. Je ne me fonde pas sur elle ni ne la rejette. Il faut étudier la jurispru dence américaine en ce domaine avec circonspec- tion. Il s'agissait d'une action collective intentée par des pêcheurs commerciaux contre plusieurs compagnies pétrolières, à la suite de la fuite de pétrole dans le Santa Barbara, survenue en 1969. Il y a eu réclamation pour «dommage écologique». Par voie de requête, les défendeurs ont essayé d'éliminer de la demande de redressement des
26 [1971] 4 W.W.R. 746, aux pp. 750, 751, 753.
27 501 F. 2d 558 (1974) (Cour d'appel des É.-U., neuvième circuit). Cet arrêt a fait l'objet de commentaires. Voir 88 Harvard Law Rev. 444 (1974-1975).
demandeurs, [TRADUCTION] «... tout élément de dommage consistant en un manque à gagner résul- tant de l'amoindrissement du potentiel de pêche commerciale ... .s Ils ont prétendu que la loi n'ac- corde pas d'indemnité pour de telles réclamations. La Cour s'est ainsi prononcée sur l'indemnisation de la simple perte économique [aux pages 563 à 564]:
[TRADUCTION] Recouvrement de la simple perte économique causée par de la négligence: règle générale.
A l'appui de leur requête en obtention d'un jugement som- maire partiel, les défendeurs signalent le principe consacré selon lequel il n'existe aucun fondement d'action judiciaire contre un défendeur dont la négligence empêche le demandeur d'obtenir un avantage pécuniaire futur. Voir, e.g., Prosser, Law of Torts 952 (4» éd. 1971) (ci-après Prosser); Harvey, Econom ic Losses and Negligence, 50 Rev. Bar. Can. 580 (1972); noter 49 Rev. Bar. Can. 619 (1971); noter Negligence and Economic Loss, 117 The Solicitors' Jour. 255 (1971); noter Negligent Interference with Economic Expectancy: The Case for Recov ery, 16 Stan. L. Rev. 664 (1964). Voir également Restatement (Second) of Torts, essai 14, par. 766B. Selon les défendeurs, toute diminution de vie marine dans le canal Santa Barbara causée par l'événement (imputable, il faut le dire, à la négli- gence desdits défendeurs aux termes de la convention des parties), ne représente que la perte d'un avantage économique, «perte non reconnue par la loi» et donc qu'on ne peut «recouvrer légalement.»
C'est un argument valable reposant sur la proposition qu'une règle contraire qui accorderait compensation pour toutes les pertes d'avantages économiques causées par la négligence du défendeur, assujettirait celui-ci à des réclamations fondées sur des dommages éloignés et éventuels qu'il ne pouvait prévoir, au sens pratique de ce mot. Ainsi certains arrêts ont établi en règle générale que les défendeurs négligents n'avaient aucune obligation envers les demandeurs qui cherchaient à obtenir une indemnité pour ces dommages. Dans d'autres arrêts, les tribu- naux ont invoqué la doctrine de la proximité de la cause pour en venir au même résultat; et dans une troisième catégorie d'arrêts, on s'appuie directement sur le «caractère éloigné» de la perte économique pour refuser le recouvrement. 11 résulte de ces décisions qu'un défendeur est habituellement déchargé du fardeau de se défendre contre ces réclamations, et les rôles des tribunaux allégés d'une catégorie d'actions particulièrement difficiles à régler.
On a appliqué la règle générale à des situations très diverses. Ainsi, on a jugé qu'on ne pouvait intenter d'action pour la destruction par négligence d'un pont reliant une île à la terre ferme et entraînant pour le demandeur, marchand sur l'île, une baisse du chiffre d'affaires. Rickards c. Sun Oil Company 41 A.2d 267, 23 N.J.Misc. 89 (1945). On a refusé à un demandeur qui s'occupait d'imprimerie commerciale de se faire indemniser par un entrepreneur négligent qui, en procédant à une excava tion pour le compte d'un tiers, avait coupé la ligne d'énergie électrique qui alimentait les presses du demandeur. Byrd c. English, 117 Ga. 191, 43 S.E. 419 (1903); contra, J.W. Moore, (North Shields) Ltd. c. Sharp, 108 Sol.J. 453 (1964). Mais voir S.C.M. (U.K.) c. W.J. Whittall & Sons, Ld., [1970] 3 All E.R. 245; Seaway Hotels Ltd. c. Gragg, [ 1959] Ont. 177, 17
D.L.R.2e 292 (High Ct.), confirmant [1959] Ont. 581, 21 D.L.R.2e 264 (C.A.1960). Le défendeur qui par négligence blesse une tierce personne habilitée à recevoir du demandeur des soins médicaux à vie, est responsable envers la tierce personne, mais non envers le demandeur. Voir Fifield ManOr c. Finston, 54 Ca1.2d 632, 7 Cal.Rptr 377, 354 P.2d 1073 (1960) (ici on a également refusé la subrogation au motif que la réclamation de la tierce partie n'est pas transférable). En droit maritime, les exploitants d'une cale sèche ne sont pas responsa- bles envers les affréteurs d'un navire placé par ses propriétaires dans la cale sèche pour dommage causé par négligence à l'hélice du bateau et qu'en raison de ce dommage les affréteurs ont été privés de l'usage du navire. Robins Dry Dock & Repair Company c. Flint, 275 U.S. 303, 48 S.Ct. 134, 72 L.Ed. 290 (1927). En rédigeant cette conclusion, le juge Holmes a noté que «... un tort à une personne ou à ses biens ne rend pas le coupable responsable envers un tiers du seul fait que la victime était liée contractuellement avec le tiers inconnu de l'auteur de la négligence.» 275 U.S. à la page 309, 48 S.Ct. à la page 135.
La Cour a ensuite cité des exceptions ou restric tions à la règle générale de non-recouvrement, entre autres celles relevées dans l'article de M. Harvey et dans l'affaire Hedley Byrne. Elle a conclu que les pêcheurs formaient une catégorie particulière tout comme les propriétaires riverains.
Page 568:
[TRADUCTION] De plus, le statut de riverains des deman- deurs permet de classifier ces cas comme des exceptions ou restrictions à la règle générale sur laquelle les défendeurs s'appuient en l'espèce. Dans chacun des cas, on réclame une indemnité pour la perte de profits anticipés—simple perte économique selon l'acception habituelle. Il n'est pas mauvais de permettre aux propriétaires riverains de convertir cette perte en perte de biens ordinaires pour rendre possible leur indemnisa- tion. Cependant, cela serait préjudiciable si, parcs qu'ils ne sont pas propriétaires riverains en l'espèce, les demandeurs étaient privés du remède apporté par cette doctrine.
IV.
L'action immédiate.
Il appert alors que les précédents ne nous empêchent pas d'examiner sur le fond la question présentée par la requête des défendeurs en obtention d'un jugement sommaire partiel. Si nous comprenons bien, il s'agit de savoir si les défendeurs avaient une obligation de diligence envers les demandeurs, pêcheurs commerciaux, et devaient éviter toute négligence dans leurs opérations de forage, puisqu'ils pouvaient raisonnable- ment prévoir qu'une telle négligence réduirait la vie marine de la région du canal Santa Barbara, nuisant ainsi à l'entreprise des demandeurs.
Page 569:
[TRADUCTION] ... il faut se demander si les défendeurs pou- vaient raisonnablement prévoir qu'une conduite négligente dans leurs opérations de forage diminueraient la vie marine, nuisant ainsi à l'entreprise commerciale des pêcheurs. Nous le croyons.
Page 570:
[TRADUCTION] Finalement, il doit être bien entendu que
notre jugement dans cette affaire ne donne pas libre cours aux réclamations que pourraient soutenir des personnes autres que des pêcheurs commerciaux, dont les affaires économiques et personnelles ont été incommodées par la fuite de pétrole du 28 janvier 1969. La règle générale soulignée par les défendeurs a un domaine légitime d'application. Rien dans le présent juge- ment vise à établir que tout déclin dans l'activité commerciale générale de toute entreprise de la région de Santa Barbara par suite des faits de 1969 constitue un dommage légalement reconnu dont les défendeurs pourraient être responsables. Les demandeurs en l'instance utilisent légalement et directement dans le cours général de leurs affaires une ressource de la mer, soit son poisson. Cette utilisation doit être protégée contre la conduite négligente des défendeurs pendant leurs opérations de forage.
Dans les trois arrêts susmentionnés, la prévisibi- lité impose la responsabilité. J'étudierai mainte- nant deux décisions canadiennes le critère de la prévisibilité excluait la responsabilité.
La première est Star Village Tavern c. Nield 28 . Les faits sont exposés dans les motifs la page 81]:
[TRADUCTION] Le demandeur est propriétaire d'une taverne située à l'h mille à l'est d'un pont enjambant la rivière Rouge, à la hauteur de Selkirk au Manitoba. Le 6 août 1974, alors qu'il conduisait la voiture du codéfendeur, le défendeur Nield a par sa négligence heurté et endommagé le pont, entraînant ainsi sa fermeture pour réparations pendant environ un mois. Durant la fermeture du pont, la distance entre Selkirk et la taverne était de 15 milles. Le demandeur réclame aux défendeurs des dommages-intérêts pour la perte économique occasionnée par la diminution temporaire de sa clientèle en provenance de Selkirk.
A mon avis, les motifs du juge Hamilton sont, dans leur ensemble, instructifs et incontestables. Je n'en citerai qu'un extrait, tiré aux pages 82-83:
[TRADUCTION] Pour agir comme le propose Harvey, si je comprends bien, le juge devrait se dire: «Si, étant un homme raisonnable, sans arrière-pensée égoïste, j'étais ce défendeur, ressentirais-je, dans ces circonstances, une obligation envers le demandeur, en raison de ma négligence?» En l'espèce, je devrais répondre que, malgré mon regret pour l'ennui causé, je pourrais difficilement assumer la perte, car je devrais égale- ment assumer celle de tous les autres usagers du pont qui ont subi des dépenses par mon fait.
Si je ne posais la question que de façon hypothétique, ma réponse serait peut-être plus réaliste: «Si je heurte ce pont et entraîne sa fermeture pour un mois, envers qui serais-je redeva- ble?» Je répondrais peut-être que j'ai une obligation envers les autorités du pont mais je ne songerais à personne d'autre. Je croirais peut-être avoir l'obligation, envers le public en général, de ne pas endommager par négligence une voie publique, mais si, par un acte négligent mais involontaire, je provoquais la fermeture du pont, je pourrais difficilement me sentir tenu d'indemniser tout usager de la voie publique qui a essuyé
28 [1976] 6 W.W.R. 80 (Le juge Hamilton, Man. Q.B.).
quelque perte en raison du détour. Si je provoquais la fermeture du pont, je comprendrais que chaque usager subirait une perte économique, devant conduire sur une plus grande distance pour atteindre sa destination normale. Il se peut que des commer- çants de la ville de Selkirk aient perdu certaines affaires provenant de l'est de la rivière. Bien que je reconnaisse le principe du «prochain» relativement à la responsabilité délic- tuelle, chacun assume les risques normaux de la vie et des affaires. Toute perte et tout inconvénient de la vie ne peuvent servir de fondement à une action judiciaire.
La méthode consistant à se mettre à la place de la personne négligente, avant le fait, semblerait appropriée à plusieurs des cas de perte économique susmentionnés. Aurai-je l'obligation d'indemniser le commerçant si je coupe sa ligne d'énergie électrique—interromps ses télécommunications, détruis une bouche d'incendie et cause une infiltration d'eau dans ses bureaux, fais une déclaration financière inexacte sur la foi de laquelle il peut agir? On pourrait répondre affirmativement à ces questions, tout comme il a été statué dans les arrêts évoqués.
Pour répondre affirmativement, il faut qu'il y ait quelque lien entre le responsable et la victime. Harvey aimerait que l'on renonce à la terminologie antérieure, mais cependant, le critère de la prévisibilité demeure. Ce critère confine la responsabilité dans des limites raisonnables. L'abandonner serait laisser le soin de fixer l'indemnisation au pouvoir discrétionnaire illimité des tribunaux. A mon avis, il doit exister des règles déterminant les limites de la responsabilité civile afin d'assurer l'uniformité d'application de la loi pour que le public, les plaideurs éventuels et les personnes prévoyantes ou désireuses de s'assurer, puissent de quelque façon déterminer à l'avance leur responsabilité ou leur liberté à cet égard.
En l'espèce la responsabilité du défendeur envers le deman- deur dépasse à mon avis ce qu'aurait pu prévoir un auteur raisonnable du dommage.
et à la page 84:
[TRADUCTION] Appliquant en l'espèce le critère de la prévi- sibilité, je conclus que le demandeur ne tombait pas dans la catégorie de «prochain» des défendeurs. Ces derniers ne pou- vaient pas raisonnablement prévoir qu'ils assumeraient la res- ponsabilité des dommages causés au demandeur. Le rapport entre le demandeur et les défendeurs ou leurs actes était trop éloigné pour que ces derniers puissent considérer le demandeur comme leur prochain envers qui ils auraient une obligation ou comme une personne devant raisonnablement être indemnisée. Pour appliquer le critère adopté par la Cour suprême—les défendeurs ne doivent pas avoir raisonnablement envisagé le dommage causé au demandeur, celui-ci n'étant pas raisonnable- ment prévisible.
Les avocats des compagnies de chemins de fer ne soutiennent pas que l'arrêt Star Village Tavern soit mal fondé. Ils prétendent qu'il porte sur une affaire distincte. Ici, on prétend qu'une catégorie limitée de personnes utilise le pont, comme l'arrêt Haig faisait état d'une catégorie déterminée; le capitaine du navire savait que seuls les chemins de fer utilisaient le pont. Je ne vois pas l'importance
de cette soi-disant distinction. Le résultat serait-il différent si le navire avait heurté le pont Pattullo, emprunté par des voitures et des piétons, le ren- dant impropre à la circulation? Il ne devrait pas non plus y avoir de différence uniquement parce qu'une catégorie limitée compte un petit nombre d'éléments. Ici, les propriétaires du navire igno- raient si trois ou trois cents chemins de fer utili- saient le pont.
La deuxième décision canadienne est Hunt c. T. W. Johnstone Co. Ltd. 29 , il y avait trois deman- deurs. Le demandeur individuel était propriétaire d'un immeuble occupé par les compagnies deman- deresses. A des fins pratiques, ce demandeur indi- viduel était propriétaire des deux compagnies. L'une fabriquait sur les lieux des matériaux de construction, l'autre les vendait. Par la négligence des défendeurs, la construction a pris feu et a été endommagée. Une partie du matériel et des stocks de la compagnie de fabrication a été détériorée ou détruite. Les deux compagnies allèguent des pertes de profits. Le juge Hughes a accordé des domma- ges-intérêts à la compagnie de fabrication pour la perte de son matériel, pour les dommages causés et autres considérations. Il a conclu qu'elle n'avait établi aucune perte de profits. Il a évalué à $120,- 000 la perte de profits de la compagnie vendeuse, mais lui en a refusé le recouvrement contre les défendeurs.
Il a passé en revue certains des arrêts (y compris bien sûr l'arrêt Rivtow) sur lesquels se sont appuyées les parties en l'espèce. Il s'exprime ainsi aux pages 666 et 667:
[TRADUCTION] Je conclus donc qu'à moins que l'on puisse distinguer un dommage indépendant causé à la victime de la perte économique et ne résultant pas d'une blessure, il faudra encore appliquer le principe de SCM (U.K.) Ltd. c. W. J. Whittall & Son Ltd. bien qu'il puisse être nécessaire de «suivre le sentier parfois tortueux qui mène à la formulation d'une `décision de ligne de conduite' b.
On peut trouver une bonne étude du problème dans McGre- gor on Damages, 13» éd. (1972), p. 52, par. 74 et suivants, ou le savant auteur, examinant l'arrêt SCM (U.K.) Ltd. c. Whittall & Son Ltd., critique l'insistance de lord Denning, Maître des rôles, à affirmer que «l'absence de responsabilité dans ces arrêts est fondée sur le caractère éloigné» et trouve cette proposition difficile à soutenir parce que la perte économique est claire- ment prévisible la p. 53, renvoi 11). Il conclut que «l'absence
29 (1977) 69 D.L.R. (3°) 639 (Le juge Hughes, Ont. H.C.). Les motifs de cet arrêt sont en date du 16 février 1976, et les motifs de la Star Tavern en date du 19 juillet 1976.
de responsabilité dans de telles circonstances semblerait prove- nir de l'absence d'obligation de diligence». Ici, il faut répondre à la question suivante: Les défendeurs avaient-ils une obligation de diligence envers la compagnie Millwork? Assurément. Avaient-ils également une obligation de diligence envers la compagnie Hunt? Voilà une question plus difficile à trancher, parce qu'on ne peut appliquer le critère de la proximité à la présence physique d'une compagnie sous le même toit que celle qui a été directement touchée par la perte de ses biens. Le devoir de bon voisinage qu'invoque l'arrêt M'Alister (or Donoghue) c. Stevenson [1932] A.C. 562, s'étend au dernier destinataire et consommateur d'un produit défectueux et si la compagnie Hunt avait subir les conséquences de l'accepta- tion du produit de la compagnie Millwork, rendu défectueux par le feu, les défendeurs seraient probablement responsables. Mais pour les raisons susmentionnées, la compagnie Hunt doit se trouver dans la même position que tout autre client de la compagnie Millwork et peut vraisemblablement aller acheter le produit ailleurs sur le marché. A mon avis, cela justifie l'insis- tance de lord Denning, Maître des rôles, sur le critère de la proximité et du caractère éloigné, et son opinion trouvant indésirable qu'un seul entrepreneur supporte la responsabilité de toutes les personnes touchées qui se trouvent à un degré plus éloigné que la victime du dommage direct. En arrivant à cette conclusion, je n'oublie pas l'argument valable développé par le juge Ruttan dans le jugement qu'il a rendu dans l'affaire Rivtow, mais je suis enclin à reconnaître qu'un demandeur se trouvant dans la situation de la compagnie Hunt doit démon- trer, comme l'a dit le juge Widgery (tel était alors son titre) dans l'arrêt Weller & Co. et al. c. Foot & Mouth Disease Research Institute, [1965] 3 All E.R. 560 la p. 570, «que l'obligation de diligence du défendeur s'étendait à lui». Après mûre réflexion et avec un certain malaise face au champ de responsabilité qui ne fait que s'accroître en droit délictuel moderne, je conclus qu'à titre de simple distributrice vendant les produits du manufacturier, la compagnie Hunt ne peut recouvrer.
A mon avis, le critère de la prévisibilité (y compris la «proximité» comme le décrit lord Atkin) est un critère applicable à l'espèce présente. Mais il faut l'allier à ce qui est, je crois, une troisième méthode, ou appliquer celle-ci à sa suite.
A mon avis, la perte économique, alors même qu'elle est prévisible, ne devrait pas être recouvra- ble à moins qu'elle ne soit un résultat direct de l'acte de négligence. Les commentateurs ont par- fois critiqué cette troisième approche. Cepen- dant, alliée ou combinée au critère de prévisibilité, elle fournit une certaine indication sur les chances de recouvrement.
Il faut à nouveau retourner à lord Atkin et à son opinion selon laquelle la «proximité» des auteurs d'un drame s'étend:
30 Voir, par exemple, du professeur Atiyah, Negligence and Economic Loss (1967) 83 L.Q.R. 248, aux pp. 262à 264.
[TRADUCTION] ... à des relations proches et directes telles que la personne à laquelle on attribue une obligation de diligence aurait su que l'acte de négligence dont il est porté plainte affecterait directement une personne à laquelle elle lie ladite obligation. 31
Étudiant l'arrêt Blacker c. Lake & Elliott Ltd. 106 L.T. 533, il a dit aux pages 594 et 595:
[TRADUCTION] Je crois en tout respect que les jugements en l'espèce sont mal fondés quand ils tentent de restreindre l'appli- cation de la loi à des catégories rigides et exclusives et n'accor- dent pas suffisamment d'importance au principe général qui gouverne tout le droit de la négligence, soit l'obligation qui existe envers toute personne qui sera immédiatement lésée par le manque de diligence. [Souligné par mes soins.]
Je me reporte une fois encore à l'arrêt Rivtow. Le demandeur était affréteur d'un chaland à char- geur automatique servant au transport du bois. Washington avait conçu et fabriqué la grue dont était muni le chaland. Walkem en était le distribu- teur et seul représentant de Washington en Colom- bie-Britannique. Washington avait conçu et fabri- qué d'autres grues pour d'autres propriétaires de chalands. Il y avait un défaut dans les pivots de la grue. Ce fait était connu de Washington et de Walkem. La grue d'un autre chaland s'est effon- drée. La demanderesse a alors retiré sa grue du service pour effectuer des réparations et éviter qu'un fait semblable ne survienne, et elle a intenté une action en recouvrement des frais de répara- tions et de la perte de gains durant la réfection des grues et du chaland. On a conclu à la négligence de Washington dans la conception, et à celle des deux défendeurs qui n'avaient pas prévenu la demanderesse du danger. Le juge de première instance a estimé que la demanderesse ne pouvait recouvrer les frais de réparations. Il a évalué à $90,000 la perte de gains de celle-ci pendant la période des réparations et lui a permis de recou- vrer cette somme. Mais il en a déduit $30,000, comme représentant
[TRADUCTION] ... les gains qui auraient été perdus de toute manière, au cours de la période de 30 jours requise par la demanderesse pour faire les réparations, si elle avait été régu- lièrement avertie par les défenderesses. 32
Le juge Ritchie, parlant pour lui-même et pour six autres membres de la Cour suprême du Canada, a confirmé ce jugement; le juge Laskin [tel était alors son titre] et le juge Hall étaient
3' Donoghue c. Stevenson [1932] A.C. 562, la p. 581.
32 Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works (1970) 74
W.W.R. 110, la p. 131.
dissidents. Si je comprends bien l'arrêt, la dissi dence n'indique pas une différence réelle d'opinion quant à l'approche à adopter dans des affaires de cette nature. Le litige fondamental entre les par ties portait sur le droit de la demanderesse au recouvrement. Tous les membres de la Cour recon- naissaient l'existence de ce droit. Les juges Laskin et Hall sont allés un peu plus loin. Ils ont reconnu le droit de la demanderesse de recouvrer les frais de réparations de la grue—dépense nécessaire pour des considérations de sécurité. Ni l'un ni l'autre des jugements n'a traité de la déduction de $30,000 relative à la perte de profits.
Les motifs du juge Ritchie n'ont pas vraiment abordé la question de la perte directe, sauf dans la phrase suivante 33:
Page 1210:
Concluant que dans la présente affaire il y a eu un manque- ment à l'obligation d'avertir qui a constitué une négligence de la part des deux intimées, et que la perte économique unique- ment attribuable à l'interruption des opérations de l'appelante durant «les opérations côtières« était la conséquence immédiate de ce manquement, il s'agit maintenant de déterminer la ques tion de savoir si ce dommage donne ouverture à réparation dans une action pour négligence. [Souligné par mes soins.]
Le juge Laskin en parle dans ses motifs: Page 1216:
C'est la première fois que cette Cour est appelle à détermi- ner si, dans une action pour négligence, il est possible de recouvrer la perte économique qui est le seul préjudice subi et ne résulte pas de dommages physiques. Le juge de première instance a adjugé des dommages-intérêts pour la perte de revenus subie par l'appelante pour une certaine période de temps requise pour réparer la grue à pivot, mais il a nié le recouvrement du coût des réparations pour mettre en bon état la grue qui accusait un défaut de conception et de fabrication. Dans ses motifs de jugement que j'ai eu l'occasion de lire, mon collègue le Juge Ritchie souscrit à cet avis. J'accepte l'adjudica- tion des dommages-intérêts telle qu'elle a été faite, mais je l'étendrais pour inclure également le coût des réparations.
Page 1217:
Deux nouveaux points sont soulevés dans cette question. Premièrement il s'agit de savoir si la responsabilité de Wash- ington pour négligence devrait comprendre la perte économique quand il n'y a eu en fait aucun dommage physique, et deuxiè- mement, si l'appelante est un demandeur valable pour être indemnisée de la perte économique et également du coût des réparations apportées à la grue défectueuse.
Pages 1218 - 1219:
Appliquer pareil recouvrement dans la présente affaire ne
33 [1974] R.C.S. 1189.
conduira pas (traduction) «à une responsabilité pour un mon- tant indéterminé pour un temps indéterminé à l'égard d'une catégorie indéterminée», pour emprunter une déclaration fré- quemment citée du défunt Juge Cardozo dans l'arrêt Ultramares Corp. v. Touche [(1931), 255 N.Y. 170], p. 179. Les considérations pragmatiques qui sont à la base de l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Co. [(1875), 10 Q.B. 453] ne seront pas dévalorisées par l'imposition d'une responsabilité à Washington comme fabricant et concepteur négligent: cf. Fle- ming James, «Limitations on Liability for Economic Loss Caused by Negligence: A Pragmatic Appraisal», (1972), 12 Jo. S.P.T.L. 105. La responsabilité ne signifiera pas ici qu'elle doit aussi être imposée dans tous les cas de conduite négligente il y a perte économique prévisible; un cas typique serait les réclamations faites par les employés pour perte de salaire lorsque l'usine de leur employeur a été endommagée et est fermée par suite de la négligence d'une autre personne. Dans la présente affaire, il s'agit d'une perte économique directe subie par une personne dont l'usage du produit de la défenderesse Washington était prévu, et non d'une perte économique indi- recte subie par un tiers, par exemple, des personnes dont les billes ne pouvaient pas être chargées sur le chaland de l'appe- lante à cause du retrait du service de la grue défectueuse pour y effectuer des réparations. Il s'agit (je me répète) d'une perte économique résultant directement de l'évitement de dommages physiques menaçant la propriété de l'appelante sinon aussi de l'évitement de blessures aux personnes à son service. [Souligné par mes soins.]
Il me semble qu'en l'espèce la réclamation des compagnies de chemins de fer est analogue à celle des personnes dont les billes de bois n'ont pas pu être chargées. Les wagons ne pouvaient traverser le pont, vu sa fermeture pendant les réparations.
J'ai indiqué plus haut qu'à mon avis, les motifs dissidents du lord juge Edmund Davies, dans l'ar- rêt Spartan Steel, sont en accord avec la position canadienne énoncée dans l'arrêt Rivtow. Il a recouru en l'espèce à l'approche combinée de la prévisibilité raisonnable et des conséquences direc- tes pour permettre le recouvrement et imposer la responsabilité. Il a pris soin de le signaler, on avait admis que les défendeurs avaient une obligation de diligence envers cette demanderesse et qu'ils y avaient manqué. Au lieu de résumer (et sachant que je prolonge ces motifs déjà trop longs) je préfère citer textuellement les mots utilisés 34 :
Pages 39 à 40:
[TRADUCTION] Lord Denning, Maître des rôles, a déjà énoncé les faits donnant lieu à cet appel. Leur simplicité même permet de tracer les grandes lignes de ce problème à propos duquel on a émis des opinions judiciaires et doctrinales diffé- rentes et qu'il est grand temps de résoudre. Posons-le ainsi:
34 [1973] 1 Q.B. 27.
Lorsqu'un défendeur a une obligation de diligence envers un demandeur et s'y soustrait et que, comme seul dommage direct et raisonnablement prévisible, le demandeur subit une perte économique, ce dernier aura-t-il le droit de recouvrer cette perte?
En posant ainsi la question à trancher j'ai essayé d'éliminer les éléments qui en auraient obscurci le principal point litigieux. Permettez-moi de le préciser, nous n'avons pas à rechercher si les défendeurs avaient une obligation de diligence envers les demandeurs et s'ils y ont manqué, ce sont choses admises par les parties. Nous n'avons pas non plus à étudier si, comme suite directe et raisonnablement prévisible de la négligence des défendeurs, les demandeurs ont subi des dommages, puisqu'une «coulée» évaluée à £368 a été perdue et que les défendeurs se sont reconnus responsables de cette perte. Mais la question est de savoir si les défendeurs doivent réparation pour a) la perte de profits de £400 due à la perte de la coulée et b) la perte additionnelle de profits de £1,767 due à l'impossibilité de mettre quatre autres «coulées» dans la chaudière avant le rétablissement du courant. Relativement à a), tout en ne l'ad- mettant pas sans restrictions, les défendeurs acceptent éventuel- lement leur responsabilité, parce que la perte de £400 résulte directement des dommages causés au matériau se trouvant dans la chaudière. Mais ils nient leur responsabilité relativement à b), non parce qu'il s'agissait d'une conséquence moins directe et moins raisonnablement prévisible de la négligence des défen- deurs que la perte des £400, mais parce qu'elle n'était reliée à aucun dommage physique et que la perte économique non reliée à des dommages physiques à des personnes ou à des biens ou n'en découlant pas n'est pas recouvrable en vertu de notre droit sous forme de dommages-intérêts pour négligence.
Respectueusement, je crois que le droit est différent aujour- d'hui, quelque idée qu'on s'en soit faite auparavant. Je me rends compte qu'il est quelque peu audacieux d'adopter cette opinion, particulièrement après avoir étudié de savants exposés, tel celui du professeur Atiyah dans Negligence and Economic Loss (1967) 83 L.Q.R. 248, l'on cite la jurisprudence en la matière. Je reconnais la difficulté possible d'établir le lien nécessaire entre les actes de négligence et leurs conséquences purement économiques. J'admets également que si, en elle- même, la perte économique crée un droit d'action, cela peut ruiner la partie négligente. Mais cela peut se produire même si l'on tient compte uniquement des dommages physiques ou que ces derniers entraînent une perte économique. Néanmoins, dans S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W.J. Whittall & Son Ltd. [1971] 1 Q.B. 337 on a admis que l'on pouvait être indemnisé pour les deux types de dommages. Donc, il importe peu que le dommage (physique ou économique, ou un mélange des deux) soit important ou minime, largement répandu dans une région ou strictement localisé pourvu que l'on y trouve le critère du caractère direct et prévisible. Il m'est donc impossible de reconnaître comme facteurs déterminants d'un principe juridi- que ces considérations de ligne de conduite discutée en dernière partie du jugement que vient de prononcer lord Denning, Maître des rôles.
Page 41:
Personnellement, je ne vois pas pourquoi la perte de profits de £400 serait recouvrable tandis que celle de £1,767 ne le serait pas. Il est admis que l'une et l'autre étaient des consé- quences également directes et prévisibles de la négligence
reconnue des défendeurs, la seule distinction étant que la première représente une perte résultant du dommage causé au matériau se trouvant dans la fournaise au moment le courant a été coupé. Mais quel effet ce fait fortuit peut-il bien avoir sur le principe de droit? Aucun, à mon avis, aussi je ne chercherai aucun autre appui à ma réponse que le passage suivant du jugement de lord Denning, Maître des rôles, lui- même dans S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W.J. Whittall & Son Ltd. [1971] 1 Q.B. 337... .
Page 45:
Ayant étudié la nature intrinsèque du problème soumis dans cet appel et consulté la doctrine et la jurisprudence sur le sujet, je conclus, comme je l'ai indiqué plus tôt, qu'il existe un droit d'action en recouvrement de la perte purement économique résultant de la négligence, pourvu qu'il s'agisse d'un dommage direct et raisonnablement prévisible résultant d'un manquement à une obligation de diligence. L'application de cette règle soulèvera certainement des difficultés dans des circonstances données, mais cela peut également se produire avec la règle permettant le recouvrement de la perte économique lorsque celle-ci est une conséquence directe d'un dommage physique.
Page 46:
Je devrais peut-être insister encore sur le fait que l'on traite ici d'une perte économique qui est une conséquence directe et raisonnablement prévisible de la négligence des défendeurs. Nous ne nous arrêtons pas ici à dire quelle attitude il faudrait prendre en l'absence de ce dernier critère (comme dans Weller & Co. c. Foot and Mouth Disease Research Institute [1966] 1 Q.B. 569) ; En soulignant ce point, on ne fait pas revivre la distinction entre les conséquences directes et indirectes, qui de l'avis de tous, a été élucidée par The Wagon Mound [19611 A.C. 388, puisque, pour reprendre les mots du professeur Atiyah dans Negligence and Economic Loss 83 L.Q.R. 263, cet arrêt
n'étudiait que la question de savoir si le caractère direct du dommage est un critère suffisant de responsabilité ... En d'autres termes, The Wagon Mound statue simplement qu'un demandeur ne peut recouvrer pour des conséquences imprévi- sibles même directes; il ne dit pas qu'un demandeur peut toujours recouvrer pour des conséquences prévisibles, même indirectes.
Le caractère direct et prévisible étant ici établi, il s'ensuit que je trouve bien fondée la décision du juge Faulks d'accorder la somme de £2,535. [Souligné par mes soins.]
Commentant les motifs du juge Laskin dans l'arrêt Rivtow, M. Harvey s'exprime ainsi 35 :
[TRADUCTION] Le juge Laskin a dégagé les principales rai- sons incitant à la prudence lorsque les tribunaux ont à connaître d'affaires de perte économique. On veut surtout éviter de créer une responsabilité vaste et indéterminée donnant naissance à un afflux de réclamations dont on ne pourrait venir à bout. Il a ensuite étudié deux concepts traditionnels que l'on retrouvait dans cette affaire et qu'il semble croire aptes à limiter la responsabilité dans ce domaine. On les a considérés comme des
35 (1974) 37 Modern Law Rev. 320, aux pp. 323-324.
éléments essentiels de la responsabilité pour perte économique. L'un était la prévisibilité du dommage à la personne ou aux biens et l'autre la nature directe de la perte économique.
On a étudié ces deux moyens de contrôle dans certaines récentes décisions anglaises. Ils n'échappent pas à la critique, mais si on les utilise avec de bonnes considérations de principe ou d'analyse (ce qui est la même chose), ils permettent sans doute d'obtenir l'effet voulu: contrôler la responsabilité de façon juste et profitable pour la société dans les litiges futurs pour perte économique causée par des produits dangereux.
Je crois qu'on devrait appliquer en l'espèce les critères de la prévisibilité raisonnable et de la conséquence directe.
Mais avant de franchir cette dernière étape, nous devons nous poser une question préliminaire: le navire et les responsables d'icelui avaient-ils une obligation de diligence envers les demanderesses? Selon la conception de lord Atkin 36 , nous avons une obligation de diligence envers «notre prochain» (devoir de ne pas lui nuire). On désigne par pro- chain les personnes qui sont si près et si directe- ment touchées que l'auteur de l'acte de négligence aurait raisonnablement les avoir à l'esprit à l'époque considérée.
Compte tenu de la preuve qui m'est soumise, je dois répondre «non» à la question préliminaire. A mon avis, les compagnies de chemins de fer n'étaient pas des personnes de si près et si directe- ment touchées que les responsables du navire auraient raisonnablement les avoir à l'esprit lorsque celui-ci voguait vers le pont (ou si à un certain moment, ces responsables s'étaient arrêtés à penser à l'affaire).
A mon avis, les responsables du navire avaient cependant une obligation de diligence envers les propriétaires du pont. C'est aussi l'avis du juge suppléant Sheppard. La controverse soulevée devant lui portait sur la détermination des coupa- bles de la collision, les employés du propriétaire du pont, les responsables de bord du navire, ou les
36 Je n'ai pas négligé l'invitation à la prudence de lord Reid dans l'arrêt Dorset Yacht Co. Ltd. c. Home Office [1970] A.C. 1004, la p. 1027, relativement au fameux passage de l'exposé de lord Atkin:
[TRADUCTION] Il ne faut point y voir une définition à caractère législatif,
ni le commentaire de lord Morris of Borth -y-Gest à la p. 1034: [TRADUCTION] Il est généralement admis que la déclara- tion de principe de lord Atkin peut être appliquée si ses paroles étaient extraites d'un texte législatif précis.
deux groupes de personnes. On n'a pas demandé au juge de dire s'il y avait eu négligence envers les compagnies de chemins de fer et il ne s'est pas prononcé sur ce point.
Lorsque j'en viens à appliquer les critères ou les moyens de contrôle évoqués par le juge Laskin (maintenant juge en chef) et le lord juge Edmund Davies, je refuse aussi le recouvrement de leur perte aux compagnies de chemins de fer et je libère le navire de son obligation d'indemniser. A mon avis, la perte économique n'était pas un résultat direct et raisonnablement prévisible de la collision du navire avec le pont.
J'ajoute enfin que mon raisonnement et ma conclusion auraient été les mêmes si j'avais été convaincu que les chemins de fer jouissaient d'une servitude.
L'action des chemins de fer contre le navire est rejetée. Les propriétaires du navire ont droit aux dépens.
ANNEXE
Ouvrages
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Salmond on Torts (16e éd.) 1973, pp. 203-212.
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Périodiques
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Smith, J. C. «... Economic Loss, A Test Case» (1974) 9 U.B.C. Law Rev. 213.
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Dutton c. Bognor Regis Urban District Council [1972] 1 Q.B. 373 (C.A.).
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Américain
Union Oil Company c. Oppen 501 F. 2d 558 (1974) (C.A. des É.-U., neuvième circuit).
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