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A-136-78
Inuit Tapirisat of Canada et l'Organisation natio- nale d'anti-pauvreté (Appelantes)
c.
Son Excellence le très honorable Jules Léger, le très honorable P. E. Trudeau, les honorables A. Abbott, W. Allmand, R. Andras, S. R. Basford, M. Bégin, J. J. Biais, J. J. Buchanan, I. Campagnolo, J. Chrétien, F. Fox, A. Gillespie, J. P. Goyer, J. Guay, J. H. Horner, D. Jamieson, M. Lalonde, O. E. Lang, R. Leblanc, M. Lessard, D. J. Mac- donald, D. S. Macdonald, A. J. MacEachen, J. Munro, L. S. Marchand, A. Ouellet, R. Perrault, J. Roberts, J. Sauvé, E. F. Whelan (ci-après appelés collectivement le gouverneur en conseil), le sous-procureur général du Canada et Bell Canada (Intimés)
Cour d'appel, les juges Pratte, Heald et Le Dain— Ottawa, le 5 septembre et le 17 novembre 1978.
Pratique Appel d'une ordonnance de radiation Action visant deux décrets du gouverneur en conseil Les mémoires présentés par les appelantes n'ont pas été examinés par le cabinet qui a lu, à la place, un sommaire rédigé par le Ministère, et les mémoires présentés par le CRTC et le Minis- tre n'ont pas été communiqués aux appelantes La Division de première instance a-t-elle commis une erreur de droit en statuant que le gouverneur en conseil n'était pas assujetti aux conditions procédurales de justice naturelle Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, c. N-17, art. 64(1) Règle 419(1 )a) de la Cour fédérale.
Il s'agit d'un appel d'une ordonnance de la Division de première instance portant radiation d'une déclaration. L'action intentée par les appelantes attaque deux décrets dans lesquels le gouverneur en conseil a refusé de modifier ou de rescinder une décision du CRTC. Le gouverneur en conseil a procédé à une «audition» par écrit. Toutefois, les membres qui ont délibéré n'ont pas pris connaissance des mémoires mêmes qui ont été présentés par les appelantes et n'ont lu, à la place, qu'un document dans lequel des fonctionnaires du ministère des Com munications ont rassemblé les arguments des parties et l'opi- nion du Ministère sur chacune des questions de fait et de droit évoquées en appel. A la demande du gouverneur en conseil, le ministre des Communications a présenté le mémoire du CRTC et en a présenté un elle-même, mais aucun de ces mémoires ni les dépositions qu'ils contenaient n'ont été communiqués aux appelantes. La question consiste à déterminer si la Division de première instance a commis une erreur de droit en concluant que le gouverneur en conseil, en exerçant le pouvoir que lui confère l'article 64(1), n'est tenu d'observer aucune règle de procédure, qu'il s'agisse des principes de justice naturelle ou d'une obligation d'agir équitablement.
Arrêt: l'appel est rejeté. La Cour estime qu'il ne serait pas raisonnable, en raison du caractère bien établi des délibérations du cabinet et du conseil privé, de supposer que le Parlement ait
voulu, en ce qui concerne l'obligation d'agir équitablement, imposer au gouverneur en conseil une manière particulière d'examiner une requête ou un appel, une limite particulière à son droit de consultation ou une obligation particulière de divulguer des mémoires échangés entre différents services du gouvernement. Les mémoires que le CRTC aurait présentés, soit directement, soit par l'intermédiaire du ministre des Com munications, se rangent dans la catégorie des avis donnés par les services gouvernementaux au gouverneur en conseil. Les motifs invoqués par les appelantes ne justifient pas en droit l'octroi du redressement demandé.
Arrêt examiné: Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regio- nad Board of Commissioners of Police [1979] 1 R.C.S. 311.
APPEL AVOCATS:
B. A. Crane, c.r. et A. J. Roman pour les appelantes.
G. W. Ainslie, c.r. et E. A. Bowie pour les intimés sauf Bell Canada.
E. E. Saunders, c.r. pour l'intimée Bell Canada.
PROCUREURS:
Centre pour la promotion de l'intérêt public,
Ottawa, pour les appelantes.
Le sous-procureur général du Canada pour
les intimés sauf Bell Canada.
Bell Canada pour elle-même.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE LE DAIN: Il s'agit d'un appel d'une ordonnance de la Division de première instance [[1979] 1 C.F. 213] portant radiation d'une décla- ration en vertu de la Règle 419(1)a) pour le motif qu'elle ne révèle aucune cause raisonnable d'action.
L'action intentée par les appelantes attaque deux décrets, à savoir les décrets C.P. 1977-2026 et C.P. 1977-2027, dans lesquels le gouverneur en conseil a refusé de modifier ou de rescinder, en
application de l'article 64(1) de la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, c. N-17, une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) relative à une augmentation tarifaire de Bell Canada.
Voici en bref les allégations de la déclaration: En novembre 1976, Bell Canada a demandé au
CRTC d'approuver une augmentation de ses tarifs. Les appelantes ont intervenu pour s'opposer à cer- tains aspects de la requête et ont pris une part active à son audition. En juin 1977, le CRTC a décidé de ne pas leur accorder une partie du redressement qu'elles voulaient. Les 9 et 10 juin 1977, elles ont interjeté appel de cette décision devant le gouverneur en conseil pour lui demander, en vertu de l'article 64(1), d'annuler une partie de la décision et d'y substituer une nouvelle ordon- nance. Une réponse à la requête d'appel a été déposée le 29 juin 1977 par Bell Canada. Confor- mément à sa pratique habituelle, le gouverneur en conseil a procédé à une «audition» par écrit. Toute- fois, les membres qui ont délibéré n'ont pas pris connaissance des mémoires mêmes qui ont été présentés par les appelantes et n'ont lu, à la place, qu'un document dans lequel des fonctionnaires du ministère des Communications ont rassemblé les arguments des parties et l'opinion du Ministère sur chacune des questions de fait et de droit évoquées en appel. Les mémoires présentés par le Ministère, qui contenaient à la fois des dépositions et des opinions, n'ont pas été communiqués aux appelan- tes. A la demande du gouverneur en conseil, le ministre des Communications a présenté le mémoire du CRTC et en a présenté un elle-même, mais aucun de ces mémoires ni les dépositions qu'ils contenaient n'ont été communiqués aux appelantes. Par les décrets C.P. 1977-2026 et C.P. 1977-2027 en date du 14 juillet 1977, le gouver- neur en conseil, sans attendre les répliques des appelantes aux mémoires présentés par Bell Canada, a refusé de modifier ou de rescinder les décisions du CRTC.
Les appelantes ont soutenu dans leur déclaration que le gouverneur en conseil, en procédant de la sorte, les a privées d'une audition équitable. Elles ont demandé à la Cour de rendre un bref de certiorari ou, à titre subsidiaire, de déclarer qu'el- les ont été privées d'une audition équitable.
La Division de première instance s'est déclarée incompétente pour rendre un bref de certiorari à l'encontre du gouverneur en conseil quand bien même les allégations des appelantes étaient fon- dées. Les appelantes ne contestent pas cette conclusion.
Quant à la requête concernant le jugement déclaratoire, la Division de première instance a
conclu qu'en exerçant le pouvoir que lui confère l'article 64(1) de la Loi nationale sur les trans ports, le gouverneur en conseil s'est acquitté d'une fonction «politique» et non judiciaire ou quasi judi- ciaire et qu'il n'était pas, par conséquent, tenu d'appliquer les principes de justice naturelle. Elle a en outre conclu que le gouverneur en conseil n'avait pas «l'obligation d'agir équitablement» en exerçant le pouvoir conféré par l'article 64(1). En conséquence, elle a radié la déclaration et rejeté l'action.
La question qui se pose en appel consiste à déterminer si la Division de première instance a commis une erreur de droit en concluant, en fait, que le gouverneur en conseil, en exerçant le pou- voir que lui confère l'article 64(1), n'est tenu d'observer aucune règle de procédure, qu'il s'agisse des principes de justice naturelle ou d'une obliga tion d'agir équitablement.
Les appelantes ont demandé un jugement qui déclarerait qu'on ne leur avait pas accordé [TRA- DUCTION] «une audition complète et équitable conformément aux principes de justice naturelle». Considérée dans son ensemble, la déclaration ne revendiquait pas, à mon avis, le droit à une audi tion' orale devant le gouverneur en conseil et je ne pense pas que le savant juge de première instance, en statuant sur la requête de radiation, ait cru qu'il s'agissait d'une telle revendication. A ses yeux, il s'agissait d'une prétention à une certaine justice naturelle à laquelle devait, en l'espèce, se confor- mer le gouverneur en conseil et il a conclu, en fait, que le pouvoir conféré par l'article 64(1) n'était assujetti à l'observation d'aucune règle de procé- dure dictée par la justice naturelle. Il n'y avait, à son avis [page 221], aucune différence essentielle entre les exigences de justice naturelle et «l'obliga- tion d'agir équitablement», cette dernière n'étant simplement qu'«une obligation d'adopter une pro- cédure équitable pour donner effet à la maxime audi alteram partem». Il a subordonné la question de savoir si le gouverneur en conseil était tenu d'observer les principes de justice naturelle ou d'agir équitablement à la question de savoir si ce dernier exerçait un pouvoir judiciaire ou quasi judiciaire.
' Le terme «audition» est souvent employé au sens strict d'une audition orale. Voir Komo Construction Inc. c. Commission des relations de travail du Québec [1968] R.C.S. 172, et Commis- (Suite à la page suivante)
En toute déférence, cette manière de procéder me semblerait pouvoir, à l'époque le jugement de première instance fut rendu, s'appuyer sur une jurisprudence bien établie de la Cour suprême du Canada en matière d'application des règles de justice naturelle 2 . Cependant, depuis le jugement de première instance et l'audition en appel, il y a eu l'arrêt Nicholson c. Haldimand-Norfolk Regional Board of Commissioners of Police 3 dans lequel la majorité de la Cour suprême a conclu qu'il pouvait y avoir, en certaines circonstances, une obligation procédurale d'agir équitablement
(Suite de la page précédente)
Sion des relations de travail du Québec c. Canadian Ingersoll- Rand Co. Ltd. [1968] R.C.S. 695, et comparer Hoffman -La Roche Limited c. Delmar Chemical Limited [1965] R.C.S. 575. Mais il peut être également employé en droit administratif au sens plus général d'une occasion de présenter ses arguments, au moins par écrit. Voir le traité de de Smith intitulé Judicial Review of Administrative Action, éd., p. 177. Il semble que ce soit dans ce deuxième sens qu'il est employé dans l'art. 2e) de la Déclaration canadienne des droits—adroit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamen- tale, pour la définition de ses droits et obligations». Voir The Canadian Bill of Rights, éd., p. 264 de Tarnapolsky. Consi- dérée dans son ensemble, la déclaration semble employer le terme «audition» dans son acception large.
2 Au cours des dernières années, un certain nombre d'arrêts importants dans ce domaine, par exemple Howard c. La com mission nationale des libérations conditionnelles [1976] 1 R.C.S. 453, Martineau et Butters c. Le Comité de discipline des détenus de l'Institution de Matsqui [ 1978] 1 R.C.S. 118, et Le ministre de la Main-d'oeuvre et de l'Immigration c. Har- dayal [1978] 1 R.C.S. 470, ont porté sur l'interprétation de l'expression «légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire» figurant à l'article 28(1) de la Loi sur la Cour fédérale et se sont donc nécessairement bornés à l'examen de cette expression comme critère d'application des règles de justice naturelle. Toutefois, la jurisprudence de la Cour, à l'exception de ces arrêts (exception qui a certainement servi à confirmer la tendance générale de la jurisprudence), semble avoir fait de la distinction traditionnelle entre les fonctions judiciaires ou quasi judiciaires et les fonctions administratives le critère essentiel de l'application des règles de justice natu- relle. Voir par exemple L'Alliance des professeurs catholiques de Montréal c. La Commission des relations de travail du Québec [1953] 2 R.C.S. 140, The Board of Health for the Township of Saltfleet c. Knapman [1956] R.C.S. 877, Calgary Power Ltd. c. Copithorne [1959] R.C.S. 24, Ex parte McCaud [1965] 1 C.C.C. 168, Guay c. Lafleur [1965] R.C.S. 12, Wiswell c. The Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg [1965] R.C.S. 512, Walters c. The Essex County Board of Education [1974] R.C.S. 481, Roper c. Royal Victoria Hospi tal [1975] 2 R.C.S. 62, Saulnier c. Commission de police du Québec [1976] 1 R.C.S. 572, et Mitchell c. La Reine [1976] 2 R.C.S. 570.
3 [1979] 1 R.C.S. 311.
qui serait différente des exigences traditionnelles de justice naturelle et dont l'existence ne dépen- drait pas de la distinction entre les fonctions judi- ciaires ou quasi judiciaires et les fonctions admi- nistratives. Cette conclusion me paraît découler raisonnablement de plusieurs arrêts cités par le juge Laskin, juge en chef du Canada, dans son opinion majoritaire et il était question de l'obli- gation d'agir équitablement. Il a dit, par exemple, la page 324] «J'accepte donc aux fins des présentes et comme un principe de common law ce que le juge Megarry a déclaré dans Bates v. Lord Hailsham ([1972] 1 W.L.R. 1373), la p. 1378: [TRADUCTION] `dans le domaine de ce qu'on appelle le quasi-judiciaire, on applique les règles de justice naturelle et, dans le domaine administra- tif ou exécutif, l'obligation générale d'agir équita- blement'.» Il a également souscrit la page 326] à la déclaration de lord Pearson dans Pearlberg c. Varty [1972] 1 W.L.R. 534, la p. 547: [TRADUC- TION] «Mais lorsque le Parlement confère à une personne ou à un organisme des fonctions adminis- tratives ou exécutives, il n'existe aucune présomp- tion d'obligation de respecter les principes de jus tice naturelle. Toutefois, puisqu' `on ne peut présumer que le Parlement agit inéquitablement', les tribunaux peuvent, dans des cas appropriés (et peut-être toujours), déduire de cette maxime l'obli- gation d'agir équitablement».
Sur le point de savoir si l'obligation procédurale d'équité doit être considérée comme distincte de la justice naturelle ou simplement comme un de ses aspects, l'opinion majoritaire dans l'arrêt Nichol- son semble manifestement indiquer que son exécu- tion ne doit pas dépendre de la distinction entre les fonctions judiciaires ou quasi judiciaires et les fonctions administratives. Voici ce qu'a dit le juge en chef à propos de l'«apparition d'une notion d'équité, moins exigeante que la protection procé- durale de la justice naturelle traditionnelle»: la page 325]
L'apparition de cette notion résulte de la constatation qu'il est souvent très difficile, sinon impossible, de répartir les fonctions créées par la loi dans les catégories judiciaire, quasi-judiciaire ou administrative; de plus il serait injuste de protéger certains au moyen de la procédure tout en la refusant complètement à d'autres lorsque l'application des décisions prises en vertu de la loi entraînent les mêmes conséquences graves pour les person- nes visées, quelle que soit la catégorie de la fonction en ques tion. Voir Mullan, Fairness: The New Natural Justice (1975), 25 Univ. of Tor. L.J. 281.
Compte tenu de cet arrêt, je crois, en toute déférence, qu'il ne suffit pas, pour trancher la question d'une obligation procédurale d'agir équi- tablement, de conclure que la fonction ou le pou- voir en cause n'est ni judiciaire ni quasi judiciaire. L'avocat des intimés soutient que la déclaration ne présente pas la question d'une obligation d'agir équitablement comme étant quelque chose de dis tinct de la justice naturelle. A mon avis, la relation conceptuelle précise entre une obligation procédu- rale d'agir équitablement et les règles de justice naturelle n'est pas suffisamment nette pour pou- voir radier une déclaration en se fondant sur les distinctions techniques qui existent entre ces deux concepts. J'estime que la demande allègue suffi- samment le défaut d'une «audition équitable» pour permettre aux appelantes d'invoquer, comme fon- dement de leur action, l'obligation d'agir équita- blement. Je ne pense pas que les allusions à la justice naturelle puissent, en l'espèce, empêcher l'obligation d'agir équitablement d'être invoquée 4 . Les appelantes ont énoncé clairement dans leur déclaration des objections précises à l'égard de la procédure suivie. Il s'agit de déterminer si ces objections sont conformes aux exigences procédu- rales que doit observer le gouverneur en conseil dans l'exercice du pouvoir que lui confère l'article 64(1) de la Loi nationale sur les transports.
4 I1 existe dans la jurisprudence de nombreuses opinions incidentes qui assimilent la justice naturelle à l'équité procédu- rale. Voir par exemple, lord Reid dans Wiseman c. Borneman
[1971] A.C. 297, la p. 308: [TRADUCTION] «La justice naturelle exige que la procédure appliquée devant toute autorité agissant à titre judiciaire soit équitable en toutes circonstances ...»; lord Morris of Borth -y-Gest, dans la même affaire, à la p. 309: [TRADUCTION] «La justice naturelle a été décrite comme simplement la `mise en pratique du franc-jeu'», et dans Furnell c. Whangarei High Schools Board [1973] 2 W.L.R. 92, la p. 105: [TRADUCTION] «La justice naturelle, c'est l'équité expri- mée en termes larges et juridiques. On l'a décrite comme la `mise en pratique du franc-jeu'»; le juge Laskin, juge en chef du Canada, dans Walters c. The Essex County Board of Éduca- tion [1974] R.C.S. 481, la p. 486: «... ce qu'on appelle, pour plus de commodité et de concision, la justice naturelle, une obligation que l'on a envers les gens de procéder équitablement lorsque l'on intervient légalement dans divers droits qu'ils pos- sèdent, y compris les droits de propriété»; le juge en chef Barwick dans Salemi c. Minister for Immigration and Ethnic Affairs (1977) 51 A.L.J.R. 538, à la p. 540: [TRADUCTION] «... une fois que l'on a conclu que le pouvoir de décider ou d'agir dépend du respect de la justice naturelle, c'est l'équité, en l'espèce, qui déterminera ce qu'il faudra absolument faire pour se conformer à la justice naturelle.»
L'équité procédurale, tout comme la justice naturelle, est une exigence de la common law et s'applique en matière d'interprétation des lois écri- tes. En l'absence de dispositions procédurales expresses, elle est considérée comme implicitement prévue par la loi. Il est nécessaire d'examiner le contexte législatif de l'autorité prise dans son ensemble. Le véritable point en litige est la ques tion de savoir quelle procédure il convient d'impo- ser à une autorité déterminée compte tenu de la nature de cette dernière et du genre de pouvoir qu'elle exerce, et quelles conséquences en résulte- ront pour ceux qui ont à subir ce pouvoir. Il ne faut pas oublier de maintenir l'équilibre entre les exigences d'équité et les besoins du processus administratif en cause.
Voici le texte de l'article 64(1) de la Loi natio- nale sur les transports qui confère le pouvoir faisant l'objet du litige en l'espèce:
64. (1) Le gouverneur en conseil peut à toute époque, à sa discrétion, soit à la requête d'une- partie, personne ou compa- gnie intéressée, soit de son propre mouvement et sans aucune requête ni demande à cet égard, modifier ou rescinder toute ordonnance, décision, règle ou règlement de la Commission, que cette ordonnance ou décision ait été rendue inter partes ou autrement, et que ce règlement ait une portée et une applica tion générales ou restreintes; et tout décret que le gouverneur en conseil prend à cet égard lie la Commission et toutes les parties.
Il faut tout d'abord remarquer le caractère très général du pouvoir conféré par l'article 64(1). C'est un pouvoir qui s'applique non seulement aux ordonnances ou décisions prises par le Conseil dans des cas particuliers, mais également aux règles et règlements de nature générale. Il peut être exercé par le gouverneur en conseil de son propre chef ou sur la demande d'une personne physique ou morale intéressée. Il est donc manifeste que le Parlement ne pouvait pas prévoir que l'exercice de ce pouvoir serait dans tous les cas subordonné à l'observation de certaines conditions minimales de procédure. Il s'agit de déterminer s'il est raisonnable de penser que le Parlement ait voulu imposer de telles condi tions à l'exercice de ce pouvoir dans un cas comme celui-ci, à savoir un appel interjeté par un interve- nant contre une décision qu'on peut considérer comme rendue inter partes au sens de l'article 64(1).
En l'espèce, l'appel porte sur une décision prise par le CRTC dans l'exercice de sa compétence,
prévue aux articles 320 et 321 de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2, en matière de réglementation des taxes ou tarifs de téléphone. Ces taxes doivent être approuvées par le Conseil. Elles doivent être justes, raisonnables et non discri- minatoires. Les règles de procédure en matière de télécommunications prévoient la tenue d'une audi tion publique pour examiner une demande d'aug- mentation de tarifs, audition offrant aux interve- nants, telles les appelantes, la pleine possibilité de se faire entendre. Il ressort des allégations conte- nues dans la déclaration que cette procédure a été suivie dans le cas de la demande d'augmentation de tarifs de Bell Canada. De par sa nature ainsi que de par la procédure prévue, cette décision peut, en l'espèce, être caractérisée pour le moins de quasi judiciaire. Aux termes de l'article 64(2) de la Loi nationale sur les transports, elle est suscep tible, sous réserve d'autorisation, d'appel devant la Cour sur une question de droit ou de compétence.
L'article 64(1) ne précise pas quels motifs d'ap- pel peuvent être invoqués devant le gouverneur en conseil et ne prévoit simplement que celui-ci peut, à sa discrétion, modifier ou rescinder la décision du Conseil. Ce pouvoir discrétionnaire de l'exécutif est certes vaste et lui permet de tenir compte des considérations de politique générale, mais il faut évidemment que ces considérations aient quelque rapport avec les buts visés par son pouvoir régle- mentaire en matière de tarifs de téléphone. Les tribunaux ont jugé que le pouvoir discrétionnaire absolu n'existe pas, même lorsqu'il est conféré aux ministres de la Couronne: Roncarelli c. Duplessis [1959] R.C.S. 121; Padfield c. Minister of Agriculture, Fisheries & Food [1968] A.C. 997. Il a été statué, en application de cette doctrine, que l'exercice, par un lieutenant-gouverneur en conseil, d'un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi est invalide lorsque des considérations étrangères étaient entrées en ligne de compte: Re Doctors Hospital and Minister of Health (1976) 68 D.L.R. (3e) 220 5 . Naturellement, le problème est différent lorsqu'il s'agit de savoir si, dans un cas
5 Pour savoir si les restrictions apportées à l'exercice du pouvoir discrétionnaire dont jouit un ministre peuvent légitime- ment s'appliquer au pouvoir discrétionnaire conféré par la loi au gouverneur en conseil, il serait intéressant de se référer à l'opinion du juge Dixon, tel était alors son titre, dans Austral- ian Communist Party c. The Commonwealth 83 C.L.R. 1, aux pp. 178 et 179, et à celle du juge d'appel Holmes dans N.S.W. Mining Co. Pty Ltd. c. A.-G. for New South Wales, (1966-67) 67 S.R. (N.S.W.) 341, aux pp. 362 et 363.
déterminé, il est possible, à toutes fins pratiques, de soumettre effectivement au contrôle judiciaire l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l'article 64(1). Mais le principe demeure le même: en exerçant son pouvoir discrétionnaire dans une affaire relative à la compétence du CRTC en matière de télécommunications, on s'attend à ce que le gouverneur en conseil tienne compte de la politique, dans son acception la plus large, en matière de télécommunications et non de considé- rations qui sont nettement étrangères à ce domaine particulier relevant du gouvernement. Les parties intéressées ont le droit de s'attendre à ce que le pouvoir discrétionnaire s'exerce de cette manière et de présenter leurs mémoires en conséquence. Cependant, en raison du caractère général des considérations de politique qui peuvent entrer en ligne de compte dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, on ne peut pas, quel que soit le critère applicable, qualifier ce pouvoir de judiciaire ou de quasi judiciaire. Le gouverneur en conseil peut, dans un cas particulier, examiner les ques tions précises de fait, de droit et de politique qui ont été soulevées devant le Conseil, mais il n'est pas obligé de s'en tenir à celles-là. Il peut fonder sa décision sur des considérations plus générales de politique.
A ce sujet, le pouvoir conféré par l'article 64(1) n'est pas de même nature que celui qui permet au lieutenant-gouverneur en conseil d'accorder des concessions de terres de la Couronne sur la présen- tation de la «preuve raisonnable» de certains faits et qui a été reconnu, dans Wilson c. Esquimalt and Nanaimo Railway Company [1922] 1 A.C. 202, comme étant une fonction judiciaire. Cette affaire sert cependant à souligner que rien dans la nature ou dans la composition de l'exécutif du gouvernement, qu'il s'agisse du lieutenant-gouver- neur en conseil ou du gouverneur en conseil, ou dans sa manière de prendre des décisions ne l'exempte de l'obligation, dans certains cas appro- priés et sous réserve de certaines limites, d'agir judiciairement ou équitablement. Outre l'arrêt Wilson, on peut encore citer à ce sujet ce qu'a déclaré le juge Pickup, juge en chef de l'Ontario, dans Border Cities Press Club c. Le procureur général de l'Ontario [1955] 1 D.L.R. 404, la p. 412, de la Cour d'appel de l'Ontario: [TRADUC- TION] «Je suis d'accord avec le savant juge de la Weekly Court, pour les raisons qu'il a énoncées, que le pouvoir conféré existe seulement si une
cause suffisante d'action a été démontrée, et que le lieutenant-gouverneur en conseil ne devrait pas avoir compétence, en vertu de la loi, de rendre le décret contesté sans accorder à l'intimé l'occasion de se faire entendre ou d'exposer les raisons pour lesquelles les lettres patentes ne devraient pas être annulées.»
Les appelantes ont renvoyé la Cour à certains précédents portant sur des décisions que le gouver- neur en conseil avait rendues à l'occasion d'appels contre des décisions de l'ancienne Commission des chemins de fer, notamment Governments of Manitoba and Saskatchewan c. Railway Associa tion of Canada (1923) 26 C.R.C. 147 et Re Rail way Freight Rates in Canada (1933) 40 C.R.C. 97, pour souligner la pratique qui était suivie en matière d'audition d'appels de ce genre. Ce genre de pratique ne peut certes pas conférer le droit d'exiger une forme procédurale particulière, mais il laisse bien entendre que rien n'est intrinsèque- ment défendu dans une audition tenue par un comité du conseil privé.
Alors que le pouvoir conféré par l'article 64(1) ne peut pas, pour les raisons que j'ai indiquées, être qualifié de judiciaire ou de quasi judiciaire, je ne vois pas pourquoi le gouverneur en conseil ne serait pas, en principe, soumis à l'obligation d'agir équitablement, reconnue par l'arrêt Nicholson, dans le cas d'une requête ou d'un appel introduit par une partie intéressée. Il ne s'agit pas alors du pouvoir politique général du cabinet, mais d'un pouvoir expressément conféré par la loi, qui, parce qu'il envisage le droit de présenter une requête ou de faire appel, est clairement conféré, au moins en partie, en faveur de ceux dont les intérêts peuvent être touchés par une décision du Conseil. A mon avis, il est raisonnable de penser que le Parlement ait voulu accorder à ceux-là la possibilité, sous réserve de certaines limites, d'être traités équita- blement au point de vue de la procédure. La question est de savoir quelles doivent être ces limites, compte tenu de la nature de l'organe exé- cutif du gouvernement désigné sous le nom de gouverneur en conseil et de sa manière de procéder selon des conventions et des pratiques constitution- nelles de longue date.
Dans la pratique, l'exercice de ce pouvoir du gouverneur en conseil se traduit par une décision prise par des ministres de la Couronne et revêtant
la forme juridique d'un avis soumis à l'approbation du gouverneur général par le cabinet ou par cer- tains de ses membres réunis en un comité du conseil privéb. Les délibérations du cabinet et du conseil privé sont régies par le principe du secret en raison du serment de discrétion exigé de tous les membres du conseil privé.
J'estime qu'il ne serait pas raisonnable, en raison de ce caractère bien établi des délibérations du cabinet et du conseil privé, de supposer que le Parlement ait voulu, en ce qui concerne l'obliga- tion d'agir équitablement, imposer au gouverneur en conseil, c'est-à-dire dans la réalité au cabinet, une manière particulière d'examiner une requête ou un appel, une limite particulière à son droit de consultation ou une obligation particulière de divulguer des mémoires échangés entre différents services du gouvernement. Il s'agit de fonctions qui répondent toutes directement à la nécessité pour le cabinet d'être le maître de sa procédure et de recevoir des services gouvernementaux et sous le sceau du secret auquel sont tenus tous les mem- bres du conseil privé de par le serment de discré- tion qu'ils ont prêté, des avis en matière de politi- que à suivre. Il appartient au premier ministre d'informer le gouverneur général dans quelle mesure le secret des délibérations du cabinet peut être levé dans des cas particuliers. Nous sommes en présence des principes constitutionnels fonda- mentaux et il faut, pour y déroger, que la volonté du Parlement s'exprime beaucoup plus explicite- ment que ne le laisse suggérer le libellé de l'article 64(1). En l'espèce, les mémoires que le CRTC aurait présentés, soit directement soit par l'inter- médiaire du ministre des Communications, se ran- gent, il me semble, dans la catégorie des avis donnés par les services gouvernementaux au gou- verneur en conseil. La possibilité de recevoir ces avis sans aucune réserve étant jugée essentielle, seule une intention clairement exprimée du Parle- ment justifierait que l'on impose au cabinet une obligation de divulguer. Pareille obligation trans- formerait totalement le caractère de ses délibéra- tions. Je conclus par conséquent que les motifs invoqués par les appelantes, à savoir que le gouver- neur en conseil n'a pas étudié le texte même de leurs mémoires mais seulement un sommaire et qu'il ne leur a pas communiqué les mémoires que
e Voir Mallory, The Structure of Canadian Government, pp. 62à68.
lui ont présentés les services gouvernementaux, ne justifient pas en droit l'octroi du redressement demandé.
Il en est autrement, à mon avis, de leur plainte selon laquelle il ne leur a pas accordé une juste occasion de répondre aux mémoires de Bell Canada. En l'espèce, Bell Canada, en tant que partie au litige, a eu l'occasion de répondre à la requête des appelantes. La nature de cette réponse et les arguments qu'elle a soulevés exigeaient-ils qu'en toute équité une occasion raisonnable d'y répliquer fût donnée aux appelantes? Dans l'affir- mative, les quelque deux semaines qui se sont écoulées avant l'annonce de la décision du gouver- neur en conseil constituent-elles un délai suffisant dans les circonstances? Il s'agit là, de toute évi- dence, de questions de fait. La justice naturelle ne reconnaît pas le droit de réponse comme un prin- cipe général et tout dépend du degré d'équité requis selon les circonstances particulières de chaque cas, compte tenu du fait que l'autorité administrative doit avoir le droit de déterminer le moment elle pense qu'elle a suffisamment entendu les parties pour pouvoir prendre une déci- sion. Voir Forest Industrial Relations Limited c. International Union of Operating Engineers Local 882 [1962] R.C.S. 80; Komo Construction Inc. c. Commission des relations de travail du Québec [1968] R.C.S. 172; Wiseman c. Borneman [1971] A.C. 297; Re Cypress Disposai Ltd. and Service Employees International Union, Local 244 (1975) 50 D.L.R. (3 e ) 150. La même solution conviendrait à l'obligation d'agir équitablement. Puisqu'il s'agit essentiellement d'une question de fait, on ne peut pas, avant l'audition du litige, affirmer que la déclaration ne révèle aucune cause raisonnable d'action.
Par ces motifs, je suis d'avis d'accueillir l'appel et d'annuler le jugement de la Division de première instance qui ordonnait la radiation de la déclara- tion, le tout avec dépens en première instance comme en appel.
* * *
LE JUGE PRATTE: J'y souscris.
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LE JUGE HEALD: J'y souscris.
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