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T-1647-71
Crown Diamond Paint Co. Ltd. (Demanderesse)
c.
La Reine (Défenderesse)
Division de première instance, le juge Dubé— Ottawa, 7, 8 et 12 mai 1980.
Couronne Responsabilité délictuelle Faute Répa- ration réclamée par la demanderesse des dommages causés par l'eau et par le feu dans l'immeuble occupé par la demande- resse et dont la C.C.N. est le propriétaire II échet d'exami- ner si la défenderesse est tenue aux dommages-intérêts Il échet d'examiner si la clause d'exonération du bail constitue une protection.
La demanderesse, grossiste de peinture établie dans un immeuble appartenant à la Commission de la Capitale natio- nale, a intenté cette action par voie de pétition de droit intro- duite en 1971 en Cour de l'Echiquier du Canada. La demande- resse réclame contre la défenderesse réparation des dommages causés (1) par l'inondation de ses locaux situés au-dessous des locaux occupés par la C.C.N. et (2) par un incendie qui a ravagé l'immeuble. Il ressort de la preuve administrée que l'inondation a été causée par de l'eau provenant du système défectueux d'extinction installé juste au-dessus des locaux de la demanderesse. En ce qui concerne l'incendie, il est établi que l'inspecteur mécanicien de la C.C.N. a, à l'insu de ses supé- rieurs, chargé ses deux fils de démonter des serpentins de réfrigérateur qu'il entendait convertir à son usage personnel. Pour ce faire, ces deux derniers se sont servis, le jour même de l'incendie, d'un chalumeau oxyacétylénique.
Arrêt: (1) la demande de réparation des dommages causés par l'incendie est rejetée; (2) la demande de réparation des dommages causés par l'incendie est accueillie. (1) Lorsque le propriétaire de l'immeuble occupe les locaux situés au-dessus de ceux de son locataire, il doit le faire de manière à ne pas causer de dommages à ce dernier. Cependant, un bail qui comporte une clause d'exonération protège le propriétaire, attendu que cette clause vise essentiellement à exclure la res- ponsabilité en cas de négligence. Pareille clause figure dans le bail en l'espèce et les mots «système de plomberie» embrasse également l'ensemble du système d'extinction. (2) Le proprié- taire ne peut être exonéré de sa responsabilité simplement parce que le préposé a momentanément poursuivi un but personnel. Ce qu'il importe de déterminer, c'est si l'acte du préposé se rattache suffisamment à l'exercice de ses fonctions ou en est tellement éloigné que l'intéressé doit être considéré comme un étranger à l'égard de son commettant; il s'agit d'une question de fait. En l'espèce, l'inspecteur mécanicien a fait avec inten tion frauduleuse et négligence ce qu'il était employé à faire honnêtement et avec diligence. Par ailleurs, la clause d'exonéra- tion du bail ne protège pas la défenderesse contre la responsabi- lité en cas de dommages causés par le feu, surtout si l'incendie résulte de la négligence et de la faute de son propre préposé.
Arrêts approuvés: Carstairs c. Taylor (1870-71) L.R. 6 Ex. 217; Cockburn c. Smith [1924] 2 K.B. 119; Elfassy c. Sylben Investments Ltd. (1979) 21 O.R. (2e) 609; Morris
c. C. W. Martin and Sons Ltd. [1966] 1 Q.B. 716.
ACTION. AVOCATS:
D. Casey pour la demanderesse.
E. M. Thomas, c.r. et M. Senzilet pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Gowling & Henderson, Ottawa, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DuBÉ: La présente action, intentée par voie de pétition de droit, a été introduite en 1971 à la Cour de l'Échiquier du Canada par la requé- rante («Crown»), grossiste de peinture et de pro- duits de peinture qui exerçait ses activités au 24, rue York, à Ottawa, dans un bâtiment appartenant à la Commission de la Capitale nationale («C.C.N.»).
Tôt le matin du ler avril 1970, on découvrit que de l'eau coulait des locaux des étages supérieurs occupés par la C.C.N. dans ceux d'en bas, occupés par Crown, causant ainsi des dommages au stock de cette dernière.
Le soir du 26 novembre 1970, un incendie rava- gea le bâtiment, endommageant encore une fois les biens de la demanderesse et ceux de quatre autres demandeurs à des actions en dommages-intérêts intentées séparément. Les présents motifs de juge- ment s'appliqueront mutatis mutandis à toutes les actions. Tous les demandeurs ont accepté que, si la défenderesse est déclarée responsable, le quantum des dommages sera établi par accord entre les parties. Si celles-ci ne parvenaient pas à s'enten- dre, elles seraient autorisées à demander une audition.
Je statuerai tout d'abord sur la demande en réparation formée par Crown pour les dommages causés par l'eau à ses locaux le 1er avril 1970.
Dans sa pétition, Crown prétend qu'entre [TRA- DUCTION] «douze et seize pouces d'eau ont envahi ses locaux par suite de la rupture d'éléments de l'installation d'extinction automatique d'incendie causée par une fuite d'air dans ce système au cours de l'hiver, fuite qui avait permis à l'eau de s'y infiltrer, de geler et, plus tard, de fondre».
L'immeuble de la rue York est un édifice de pierre de taille, de ciment et de bois d'oeuvre se composant de trois étages et d'un sous-sol. Il a été construit dans les années 1860. Il est en façade contigu à deux autres bâtiments appartenant éga- lement à la C.C.N. Une partie du second étage était utilisée par la C.C.N. pour l'entreposage de meubles et de literie, le reste de cet étage et le troisième étage étant inoccupés.
L'ancien système d'extinction automatique d'in- cendie datait de 1926 et était désuet en 1969. Au cours de cette année, deux valves et accessoires furent remplacés au coût de $3,200. D'autres répa- rations furent faites en 1970, avant et après l'inci- dent du 1" avril.
Le système d'extinction automatique utilisé dans cet immeuble est connu sous le nom de [TRADUC- TION] «système sec». Il est alimenté par la conduite principale d'eau de la municipalité. Lorsque l'une des têtes du système est soumise à la chaleur, une soupape s'ouvre, permettant ainsi à l'eau de la conduite principale de pénétrer dans le système. Tant qu'il n'est pas déclenché, le système reste «sec», c'est-à-dire rempli d'air et non d'eau. Mais s'il y a défectuosité du système, l'eau peut pénétrer dans les tuyaux pendant l'hiver et y geler. Ceci était tout particulièrement susceptible de se pro- duire au second étage, qui avait déjà été utilisé pour la réfrigération par une usine de fromage. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois que, par suite d'une défectuosité des valves, l'eau s'échappait du système et se déversait dans les locaux inférieurs.
Le système est aussi relié à une forte sonnerie installée sur le mur extérieur de l'immeuble, qui se déclenche en même temps que le système.
A l'époque, la C.C.N. jugeait le système adé- quat, étant donné que si on avait l'intention de le préserver comme bâtiment historique on entendait, d'autre part, en refaire l'intérieur pour y installer un restaurant moderne. Le loyer payé par les
locataires temporaires était très bas (environ $0.63 le pied carré par an).
Il ressort clairement des éléments de preuve que l'inondation des locaux de Crown a été causée par l'eau provenant du système défectueux d'extinction installé juste au-dessus de ses locaux. La défende- resse n'a d'ailleurs pas soutenu que le sinistre avait une autre cause.
Bien entendu, en droit, un locataire doit prendre un local non meublé dans son état actuel, mais il incombe au propriétaire qui occupe une partie de l'immeuble de prendre des mesures raisonnables pour que cette partie ne cause pas de dommages au locataire. Le propriétaire est tenu d'effectuer les réparations nécessaires. Lorsque le propriétaire de l'immeuble occupe les locaux qui sont situés au-dessus de ceux de son locataire, il doit le faire de manière à ne pas causer de dommages à ce dernier.'
Dans Elfassy c. Sylben Investments Ltd.', les locaux d'un locataire avaient subi des dommages lorsque le système d'extinction automatique déclenché par un incendie deux étages plus haut avait inondé le local d'en bas. Le juge Reid de la Haute Cour de l'Ontario a déclaré que la règle qui se dégage de l'affaire Rylands c. Fletcher 3 ne s'appliquait pas parce qu'il doit être établi qu'il se trouvait dans l'immeuble une chose fondamentale- ment dangereuse; or une installation d'extinction automatique d'incendie ne constitue pas en soi un danger. Toutefois, une clause d'exonération du bail prévoyait la page 613] que [TRADUCTION] «.. . le bailleur n'est nullement responsable du dom- mage ... causé par le gaz, la vapeur, l'eau, la pluie ou la neige qui peuvent s'infiltrer dans quelque partie dudit immeuble ou en provenir». Le savant juge a décidé qu'il y avait eu négligence de la part du propriétaire, mais que ce dernier était couvert par la clause d'exonération. Il a déclaré que [TRA- DUCTION] «une telle clause vise essentiellement à exonérer de la responsabilité pour négligence».
1 Voir Carstairs c. Taylor (1870-71) L.R. 6 Ex., aux pages 217 223 et Cockburn c. Smith [1924] 2 K.B. 119, aux pages 128 et 134.
2 Elfassy c. Sylben Investments Ltd. (1979) 21 O.R. (2e), aux pages 609 621.
3 Rylands c. Fletcher (1868) L.R. 3 H.L. 330, confirmant (1865-66) L.R. 1 Ex. 265.
En l'espèce, le bail renferme la clause suivante:
[TRADUCTION] 9. Le bailleur ne sera responsable d'aucun dommage causé par l'eau du fait de la rupture du système de plomberie ou de fuites de chauffage dans quelque partie desdits locaux ou dans tout autre local du même immeuble, ni d'aucun dommage causé par les autres occupants du même immeuble.
La clause 9 ne fait pas expressément mention de l'installation d'extinction automatique d'incendie, mais, à mon avis, les mots «système de plomberie» incluent le système d'extinction tout entier et ses raccordements à la conduite d'eau principale. Le dictionnaire The Living Webster donne du terme «plomberie» la définition suivante: [TRADUCTION] «installations, canalisations servant au transport de l'eau et des déchets». Quant au terme «système», le même ouvrage le définit comme [TRADUCTION] «un ensemble d'éléments réunis pour une fin, une opération ou une expérience quelconque». Une ins tallation d'extinction automatique est un système de plomberie dont la fonction principale consiste à amener l'eau lorsqu'il est déclenché par une cha- leur excessive. La clause 9 assure donc à la C.C.N. une protection supérieure à celle qu'accordait la clause mentionnée dans la décision Elfassy (préci- tée), puisque cette dernière clause ne comportait même pas le terme «plomberie».
J'estime donc que la demanderesse échoue dans la première partie de sa réclamation.
J'examinerai maintenant la demande en répara- tion des dommages causés par l'incendie du 26 novembre 1970.
La preuve montre que l'inspecteur mécanicien de la C.C.N., Francis Crangham, a fermé la valve du système, en empêchant ainsi le fonctionnement, le jour précédant l'incendie. Il a agi ainsi à cause de difficultés répétées avec les fusibles, qu'il devait constamment remplacer. Avant l'incendie, il n'a pas signalé à quiconque qu'il avait coupé le système.
Le jour de l'incendie ce même Crangham, à l'insu de ses supérieurs, chargea ses deux fils de démonter les serpentins de l'ancien réfrigérateur installé au second étage du bâtiment. Il avait en effet l'intention de les utiliser personnellement comme clôture.
Pour ce faire, les deux jeunes hommes utilisèrent un chalumeau oxyacétylénique. Quelques heures après qu'ils eurent quitté les lieux, l'incendie fai- sait rage dans cette partie même des locaux otii ils avaient travaillé, se propageant finalement vers le haut jusqu'au toit, qui s'écroula, puis vers le bas jusqu'au sous-sol, détruisant tout à l'exception des quatre murs du bâtiment. Bien entendu, ni l'instal- lation d'extinction automatique ni la sonnerie exté- rieure ne furent déclenchées. Il était déjà trop tard lorsque les pompiers arrivèrent.
L'avocate de la défenderesse fait valoir qu'un commettant n'est pas responsable du dommage causé par son préposé lorsque ce dernier agit hors du cadre de ses fonctions. A l'appui de cette affirmation, elle a cité un certain nombre de déci- sions. Comme je le lui ai indiqué à l'audition, la règle était qu'un dépositaire n'est pas responsable du vol d'un bien lorsque ce vol est le fait de son propre préposé, à moins que le vol n'ait été rendu possible par sa propre négligence ou par celle des préposés qu'il avait chargés de prendre soin du bien. Toutefois, dans l'affaire Morris c. C. W. Martin and Sons Ltd. °, la Cour d'appel a décidé que la responsabilité du dépositaire n'est engagée que si le préposé auteur du vol est celui à qui il avait confié la garde de la chose. Autrement dit, si ce préposé vole la chose dont il a la garde, le vol a lieu dans l'exercice de ses fonctions. Il fait malhon- nêtement ce qu'il est chargé de faire honnête- ment. 5 Dans Morris c. C. W. Martin and Sons Ltd., un teinturier à qui un fourreur avait envoyé l'étole de vison de la partie demanderesse a été déclaré responsable du vol de l'étole par un employé chargé de la nettoyer.
Le point de savoir si le vol a été commis à l'occasion de l'exercice de ses fonctions par le préposé ou dans l'exercice de celles-ci est une question de fait.
Un commettant ne peut être exonéré de sa responsabilité simplement parce que son préposé a à un moment donné agi hors du cadre de ses fonctions. Ce qu'il importe de déterminer c'est si l'acte du préposé se rattache suffisamment à l'exercice de ses fonctions ou en est tellement
^ Morris c. C. W. Martin and Sons Ltd. [1966] 1 Q.B. 716, à
la p. 737.
5 Voir Salmond on the Law of Torts, 7e éd., p. 471.
éloigné que l'intéressé doit être considéré comme un étranger à l'égard de son commettant. 6 Crang- ham était l'inspecteur mécanicien responsable de l'extincteur automatique et de la sécurité des locaux. Il avait libre accès à l'immeuble. Il a vraisemblablement jugé que, puisque les serpentins devaient être démontés, il pouvait les utiliser à des fins personnelles. Après l'incendie, il a plaidé cou- pable d'avoir [TRADUCTION] «tenté de voler des serpentins de réfrigérateur d'une valeur inférieure à $50». Il été condamné avec sursis et licencié par la C.C.N.
Crangham était responsable du fonctionnement de l'extincteur automatique. Il a illicitement essayé d'enlever les serpentins. Ses propres fils, deux jeunes inexpérimentés, ont, sur son ordre, commis le méfait avec un chalumeau à acétylène. Qui plus est, il a débranché l'extincteur automati- que et le système d'alarme qui y est relié sans en aviser quiconque. Il a fait avec intention fraudu- leuse et négligence ce qu'on l'avait engagé pour faire honnêtement et avec diligence. A mon avis, le propriétaire ne peut être déchargé de sa responsa- bilité simplement parce que le préposé a momenta- nément poursuivi un but personnel. La défende- resse ne peut non plus être exonérée de sa responsabilité par la clause 9 du bail, laquelle protège le bailleur contre les dommages causés par l'eau, mais non contre ceux causés par l'incendie, surtout si l'incendie résulte de la négligence et de la faute de son propre préposé.
Par conséquent, j'estime que la défenderesse est responsable des dommages causés à la demande- resse (et aux quatre autres demandeurs aux autres actions) par l'incendie du 26 novembre 1970. Les dépens de la présente action sont adjugés en faveur de la demanderesse (et aux quatre autres deman- deurs dans leurs actions respectives).
6 Voir Fleming, The Law of Torts, éd., p. 325.
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