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T-1217-80
Canadians for the Abolition of the Seal Hunt et Tina E. Harrison (Requérantes)
c.
Le ministre des Pêches et de l'Environnement (Intimé)
Division de première instance, le juge Walsh— Vancouver, 31 mars et 9 avril 1980.
Brefs de prérogative Mandamus Requête en manda- mus enjoignant à l'intimé d'appliquer le Règlement sur la protection des phoques Il échet d'examiner si les requéran- tes ont qualité pour introduire la requête Il échet d'exami- ner si la Cour peut, par mandamus, ordonner au Ministre d'appliquer la loi et le Règlement Il échet d'examiner s'il y a lieu pour la Cour de nommer un comité d'experts impar- tiaux pour visiter les lieux de chasse et lui en rendre compte Requête rejetée Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, c. F-14, art. 34, 36 Règlement sur la protection des phoques, C.R.C. 1978, Vol. VII, c. 833, art. 16, 17(1),(2),(3).
Les requérantes concluent à un bref de mandamus enjoi- gnant à l'intimé d'appliquer le Règlement sur la protection des phoques. Il échet d'examiner si elles ont qualité pour introduire la requête; si la Cour peut, par mandamus, ordonner au Ministre d'appliquer la loi et le Règlement; et s'il y a lieu pour la Cour de nommer un comité d'experts impartiaux pour visiter les régions de chasse et lui en rendre compte.
Arrêt: la requête est rejetée. Les requérantes n'ont pas qualité pour introduire la requête. La requérante Canadians for the Abolition of the Seal Hunt n'a ni existence légale ni personnalité juridique. La requérante Harrison est une particu- lière, coordonnatrice de la corequérante. La Cour ne peut pas délivrer un mandamus pour ordonner au Ministre d'appliquer la loi et le Règlement. Il va de soi qu'il en a l'obligation et rien n'indique qu'il s'y refuse. Il va sans dire qu'une loi ou un règlement doit être appliqué et qu'un bref de mandamus n'y ajoute rien, à moins qu'il n'y ait refus total d'application. L'application est une question de degré. Il faut toujours essayer d'atteindre à l'application intégrale, mais si cela est impossible, il ne s'ensuit pas pour autant que la loi ou le règlement doit être abrogé. Nos tribunaux observent le système de procédure con- tradictoire. Qu'une partie ait du mal à obtenir la preuve nécessaire ou que la partie adverse l'en empêche, n'autorise pas la Cour à administrer elle-même cette preuve. La Cour ne peut pas procéder à ses propres enquêtes pour essayer de prouver les allégations des requérantes.
Distinction faite avec les arrêts: Thorson c. Le Procureur Général du Canada [1975] 1 R.C.S. 138; Nova Scotia Board of Censors c. McNeil [1976] 2 R.C.S. 265; Kiist c. Canadian Pacific Railway Co. [1980] 2 C.F. 650; La Corporation du district de North Vancouver c. Le Conseil des ports nationaux, non publié, T-1772-78. Arrêts men- tionnés: La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Ltée c. Le ministre du Revenu national [1976] 1 C.F. 314; Karavos c. Toronto and Gillies [1948] 3 D.L.R. 294; R. c. Metropolitan Police Commissioner, Ex parte Blackburn [1968] 1 All E.R. 763.
REQUÊTE. AVOCATS:
R. Chouinard pour les requérantes. G. Donegan pour l'intimé.
PROCUREURS:
Deverell, Harrop, Vancouver, pour les requé- rantes.
Le sous-procureur général du Canada pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE WALSH: Les requérantes demandent un bref de mandamus enjoignant à l'intimé d'exercer sa compétence prévue par les articles 34 et 36 de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, c. F-14 et de s'acquitter, conformément aux directi ves de la Cour, de toute autre obligation légale pour prévenir les infractions aux articles 16 et 17 du Règlement sur la protection des phoques, C.R.C. 1978, Vol. VII, c. 833, dans les régions du Front et du Golfe, telles que ledit Règlement les définit.
L'article 34 de la Loi habilite simplement le gouverneur en conseil à promulguer des règle- ments, tandis que l'article 36 habilite tout fonc- tionnaire des pêcheries à arrêter sans mandat une personne qu'il a lieu de soupçonner d'avoir commis une contravention à cette Loi ou au Règlement.
Voici ce que portent les articles invoqués du Règlement:
16. (1) II est interdit de crocher, de commencer à écorcher, de saigner, d'entailler ou de couper un phoque avec un couteau ou un autre instrument avant que le phoque ne soit mort.
(2) Aux fins du paragraphe (1), le phoque est mort
a) lorsqu'il a les yeux vitreux;
b) lorsqu'il a les yeux fixes;
e) lorsque les yeux ne réagissent pas au toucher; et
d) lorsqu'il a les muscles relâchés.
(3) Dès que le phoque est mort aux fins du paragraphe (1), on doit le saigner immédiatement en coupant les vaisseaux sanguins principaux qui vont jusqu'aux nageoires antérieures.
17. Il est interdit de tuer des phoques du Groënland adultes groupés pour la mise bas ou la reproduction.
Il est constant que depuis plusieurs années, des groupements protestent un peu partout et récla-
ment l'abolition de la chasse aux phoques aux Îles de la Madeleine et à Terre-Neuve. Ces groupes font une publicité abondante et entravent même directement le déroulement de cette chasse afin de protester contre l'extrême cruauté de ces prati- ques, notamment l'écorchage des phoques. La question a pris un caractère politique et certains groupements canadiens et étrangers ont exercé une forte pression en faveur de l'abolition de la chasse, tandis que les chasseurs, qui y trouvent en partie leurs moyens de subsistance, ont fait pression de leur côté pour faire obstacle à cette intervention. Les autorités ont donc été contraintes de trouver un juste milieu entre l'abolition de la chasse, qui serait hautement préjudiciable à ceux qui en vivent, et la probabilité qu'aucun règlement ne pourrait être pleinement appliqué pour éliminer tous les cas de cruauté. C'est dans cet esprit que fut édicté le strict Règlement susmentionné qui vise à éliminer, dans la mesure du possible, tout acte de cruauté envers les phoques vivants.
Les requérantes prétendent que ce Règlement n'est pas appliqué de façon stricte (et, en fait, il ne peut pas l'être dans la pratique à 100 p. 100) et cherchent maintenant à obtenir en justice ce qu'el- les n'ont pas pu avoir par pression politique.
La première exception soulevée pour établir l'ir- recevabilité de la requête en l'espèce, est que les requérantes n'ont pas qualité pour en saisir la Cour. La requérante Canadians for the Abolition of the Seal Hunt n'a ni existence légale ni person- nalité juridique. Il s'agit d'un simple groupement de Canadiens opposés à la chasse, qui a introduit la requête au lieu de la Greenpeace Foundation ou du Fund for Animals de New York. La requérante Tina E. Harrison est une particulière, coordonna- trice de la corequérante, qui en 1979, a assisté à la chasse aux Îles de la Madeleine en qualité de coordonnatrice du Fund for Animals.
Le droit des particuliers d'introduire des requê- tes tendant à un bref de prérogative comme le mandamus, voire à un jugement déclaratoire, quand ils ne sont pas directement touchés (si ce n'est dans leur sensibilité) par la loi ou le règle- ment en cause, a fait l'objet d'une jurisprudence abondante. Dans l'espèce Thorson c. Le Procureur Général du Canada [1975] 1 R.C.S. 138, entendue par la Cour suprême et le demandeur, en sa
qualité de citoyen, a été autorisé à contester la constitutionnalité de la Loi sur les langues offi- cielles, S.R.C. 1970, c. O-2, le juge en chef Laskin déclare à la page 145:
La question de fond soulevée par l'action du demandeur est de la compétence des tribunaux; et, prima facie, il serait étrange et même alarmant qu'il n'y ait aucun moyen par lequel une question d'abus de pouvoir législatif, matière traditionnellement de la compétence des cours de justice, puisse être soumise à une décision de justice. [C'est moi qui souligne.]
Et aux pages 147 et 148, il déclare:
Lorsqu'une loi de réglementation fait l'objet d'une demande d'invalidité, étant une loi qui impose à certaines personnes, ou à certaines activités jusque-là libres de toute contrainte, un régime obligatoire auquel ces personnes doivent se conformer sous peine de sanction, d'ordre portant interdiction, ou d'annu- lation d'une opération contraire à la loi, ces personnes peuvent à bon droit alléguer avoir été lésées ou avoir un motif valable de contester la validité de la loi. Dans pareil cas, un simple contribuable ou autre personne faisant partie du public non directement touchée par la loi n'a pas qualité pour l'attaquer. [C'est moi qui souligne.]
A la page 150, le jugement porte:
C'est sur cette base que les cours ont affirmé qu'un particulier qui demande un redressement contre une nuisance publique doit démontrer qu'il a un intérêt particulier ou qu'il subira un préjudice bien à lui s'il poursuit pour l'interdire.
En l'espèce, la constitutionnalité de la loi n'est pas en cause et la requête n'est pas introduite par l'un des chasseurs de phoques (qui aurait pu être lésé par le Règlement), mais par d'autres qui ne sont pas directement affectés et qui se sont faits les porte-parole de citoyens scandalisés par ce qu'ils considèrent comme une cruauté inutile envers les phoques.
Dans The Nova Scotia Board of Censors c. McNeil [1976] 2 R.C.S. 265, la Cour suprême est allée un peu plus loin en supprimant la distinction rigide entre une loi impérative et une loi déclara- tive. A la page 269, le juge en chef Laskin se prononce en ces termes:
Ainsi le fait que certaines personnes ou catégories de personnes ou certaines de leurs activités puissent être soumises à des règlements obligatoires sous peine de sanction ne signifie pas forcément que l'essence et la substance de la loi doivent être définis uniquement dans ce contexte de façon que lesdites personnes soient les seules qui aient un réel intérêt à nier la constitutionnalité de la loi.
Toutefois, encore, c'était la validité de la loi qui était en cause et en outre, McNeil, en tant que membre du public, était directement affecté par le pouvoir donné à la Commission de contrôler ce que
le public pouvait voir dans les théâtres. A la page 271, le jugement porte:
La loi contestée ne me semble pas viser uniquement les exploi- tants de salles et les distributeurs de films. Elle touche aussi à l'un des droits les plus fondamentaux du public.
Dans Kiist c. Canadian Pacific Railway Com pany [1980] 2 C.F. 650, mon collègue le juge Gibson a été amené à se prononcer sur la question du locus standi. A la page 663, en déterminant qui peut être considéré comme «lésé» au sens de l'arti- cle 262(7) de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, c. R-2, il s'est prononcé en ces termes:
Une personne n'est normalement pas considérée comme «lésé[e]» au sens de ce paragraphe (comme au sens d'autres lois d'ailleurs) si elle ne peut établir qu'elle a subi un préjudice déterminé, un simple grief n'étant pas un motif suffisant. (Voir Ex parte Sidebotham. In re Sidebotham ((1880) 14 Ch.D. 458 à la p. 465).) Les cours de justice ont dérogé dans certains cas à cette condition rigoureuse de locus standi. Dans Regina c. Paddington Valuation Officer, Ex parte - Peachey Property Corporation Ltd. ([1966] 1 Q.B. 380), il a été jugé que les demandeurs étaient des personnes lésées et, à ce titre, avaient droit à un bref de certiorari ou de mandamus alors même qu'ils n'arrivaient pas à prouver qu'ils avaient subi un préjudice déterminé. A la page 401, lord Denning s'est prononcé en ces termes [TRADUCTION]: «La Cour n'entendrait certainement pas un importun qui se mêle d'affaires qui ne le concernent pas. Mais elle entendra tous ceux dont les intérêts sont touchés par ce qui a été fait .... En l'espèce donc, elle entendra tout contribuable qui conteste la validité du rôle». (Voir aussi Arse nal Football Club Ltd. c. Ende ([1977] 2 W.L.R. 974 (C.L.)).)
Si je cite cette opinion de lord Denning, connu pour ses vues libérales et novatrices, ce n'est pas pour dire qu'en l'espèce, les requérantes sont des «importuns», bien qu'à mon avis, elles n'aient pas un intérêt aussi direct que le contribuable qui conteste la validité du rôle.
On peut aussi citer l'arrêt La compagnie Roth- mans de Pall Mall Canada Limitée c. Le ministre du Revenu national [1976] 1 C.F. 314, mon collègue le juge Heald s'est prononcé en ces termes à la page 318:
L'objection à la compétence de la Cour qui, à mon avis, est fatale aux requérantes, est qu'elles n'ont pu prouver l'existence d'un droit d'intervention leur permettant de soumettre la pré- sente requête. Afin de prouver ce droit, elles devraient établir qu'elles sont lésées et qu'elles ont un intérêt patrimonial dans la décision du Ministre et de ses fonctionnaires.
En commentant l'arrêt Thorson, précité, il a déclaré à la page 320:
Cependant, la décision majoritaire semble ne pas s'appliquer à une loi conférant un pouvoir de réglementation mais ne viser que les lois déclaratoires et celles qui établissent des principes directeurs, dont il ne résulte ni infraction ni sanction.
Les requérantes invoquent le jugement La Cor poration du district de North Vancouver c. Le Conseil des ports nationaux rendu le 27 juillet 1978 sous le numéro du greffe T-1772-78 par mon collègue le juge Collier, qui s'est fondé sur les arrêts Thorson et McNeil (précités) pour conclure que les requérants avaient qualité pour agir en justice. Dans cette espèce toutefois, ils avaient effectivement subi un préjudice personnel du fait que l'intimé n'avait pas appliqué la loi et les règlements relatifs aux maisons flottantes illégale- ment mouillées, ce qui faisait courir des risques aux requérants qui résidaient dans le secteur. A la page 12, il a conclu en ces termes:
La répression des infractions à la loi et aux règlements fait autant partie de son obligation d'ordre public que sa fonction d'administration, de gestion et de régie. Il ne peut exécuter ses dernières obligations convenablement s'il ne prend des mesures, lorsqu'il y a eu infraction, pour faire respecter la loi et ses règlements.
et à la page 14:
En résumé les requérants ont établi, d'abord leur droit à l'exécution de l'obligation, une obligation pour laquelle le Con- seil n'a pas de pouvoir discrétionnaire, ensuite le fait qu'ils en avaient demandé l'exécution et enfin, l'équivalent, en droit, d'un refus d'exécution.
Il est clair que les faits de cette espèce la distin- guent de l'affaire en instance.
Je conclus donc qu'en l'espèce, les requérantes n'ont pas qualité pour introduire leur requête. Bien que cette conclusion eût tranché l'affaire, je traite- rai brièvement des autres points litigieux au cas elle serait infirmée.
Il n'est pas nécessaire de relater les faits en détail. La plupart des affidavits soumis par les requérantes consistent en relations indirectes (accompagnés parfois de transcriptions) de ce qu'un expert dirait s'il était cité comme témoin, auquel cas ii pourrait être contre-interrogé. Les requérantes demandent un ajournement pour faire venir les experts de Suisse, d'Angleterre et des États-Unis. Vu les affidavits des requérantes et de l'intimé, je conclus qu'une telle mesure ne serait d'aucun intérêt pratique. La Cour n'est pas saisie de la question de savoir si la chasse aux phoques a
été pratiquée avec cruauté en 1976 et 1977 et, par la suite, en 1978 et 1979 au mépris du Règlement édicté en 1978. Il y a suffisamment de preuves pour établir que les infractions au Règlement sont assez fréquentes. Il n'est d'ailleurs pas surprenant qu'avec le nombre de chasseurs de phoques qui opèrent dans ces régions (quelque 420,000 milles carrés), il soit impossible de policer la chasse de manière à éliminer toute infraction au Règlement, et en particulier aux articles 16 et 17 susmention- nés.
Certains chasseurs, s'ils ne se sentent pas obser- vés, procéderont sans aucun doute à l'abattage et à l'écorchage de la manière qu'ils jugent la plus rapide et la plus facile, telle qu'ils en avaient l'habitude avant la promulgation du Règlement, sans s'arrêter à ce qu'elle avait de cruelle. Les requérantes prétendent aussi, et sont dans une certaine mesure corroborées en cela par les affida vits, que certains fonctionnaires des pêcheries ne prendront aucune mesure lors même que les infractions seront portées à leur connaissance. A leur avis, nombre de ces derniers viennent du même milieu et des mêmes villages que les chas- seurs et répugnent donc à porter plainte sauf les cas de violation les plus flagrants. S'il en est ainsi, voilà qui est répréhensible, mais je ne vois pas en quoi cela peut justifier un bref de mandamus contre l'intimé, sans la preuve qu'il se refuse abso- lument à prendre des mesures pour faire respecter le Règlement (comme dans l'affaire La Corpora tion du district de North Vancouver c. Le Conseil des ports nationaux, précitée). Au contraire, il ressort des preuves rapportées que cette année, avant l'ouverture de la chasse aux phoques, plus de 800 chasseurs des Îles de la Madeleine ont suivi des cours en la matière, que 83 fonctionnaires des pêcheries ont été affectés au contrôle de la chasse dans les régions du Front et du Golfe et qu'en 1979, des sanctions ont été prises contre 44 cas d'infraction. Toutefois, pour être juste envers les requérantes, il y a lieu de préciser que dans 20 de ces cas, les accusations ont été portées contre les [TRADUCTION] «observateurs» qui entravaient la chasse, et que dans 19 autres cas, il y a eu suspen sion de licence, dont 2 seulement pour écorchage fait avant que le phoque ne soit mort. Il est manifeste que la sanction prévue pour les chas- seurs de phoques était la suspension de licence et
non la poursuite judiciaire (qui, bien entendu, peut entraîner une pénalité plus sévère).
Il est vrai que le nombre des infractions punies est relativement faible par rapport à celui des infractions qui ont se produire en réalité et au nombre de fonctionnaires des pêcheries chargés de l'application du Règlement.
On ne saurait cependant en conclure que l'in- timé a pour politique de ne pas appliquer le Règle- ment ou de fermer les yeux devant les infractions, politique qui aurait justifié la délivrance d'un bref de mandamus pour le forcer à s'exécuter.
L'importante question qui se pose est de savoir si une cour de justice peut ou doit émettre un bref de mandamus enjoignant à la personne qui en fait l'objet de faire observer la loi. Il va sans dire qu'une loi ou un règlement doit être appliqué et qu'un bref de mandamus n'y ajoute rien, à moins qu'il n'y ait refus total d'application. Un citoyen intéressé, ayant remarqué que beaucoup de voitu- res stationnées devant des parcomètres dont le temps est expiré n'ont pas fait l'objet d'un procès- verbal de contravention, peut-il obtenir un bref de mandamus pour obliger la police à appliquer l'ar- rêté municipal en la matière? En tant que contri- buable, il se peut qu'il ait personnellement un intérêt dans la perte de recettes. Nul doute que par l'observation, on peut facilement établir que cette infraction est fréquemment commise. On pourrait dire la même chose des cas d'excès de vitesse sur la route. Bien qu'ils mettent en danger la vie des piétons et des autres automobilistes, ces cas se produisent souvent, quelquefois au vu et su de la police, sans qu'aucun procès-verbal de contraven tion soit établi. Dans les deux cas, la Cour peut- elle émettre un bref de mandamus enjoignant à la police d'appliquer la loi, alors que la police peut précisément prouver par les procès-verbaux de contravention qu'elle applique la loi? Je ne le pense pas. On ne peut certainement pas dire qu'il faut tolérer ou approuver les infractions, mais l'application d'une loi ou d'un règlement est une question de degré. Certaines lois ou règlements sont, de par leur nature, plus difficiles à appliquer que d'autres. Il faut toujours essayer d'atteindre à l'application intégrale, mais si cela est impossible, il ne s'ensuit pas pour autant que la loi ou le règlement doive être abrogé. En l'espèce, ce que les
requérantes visent à établir, c'est que le Règlement sur la chasse aux phoques n'est pas et ne peut pas être rigoureusement appliqué: elles n'en réclament pas l'abrogation, qui aboutirait à une chasse non réglementée, mais l'abolition de la chasse elle- même. Or, il s'agit d'une question politique et non pas juridique.
Dans Karavos c. Toronto and Gillies [1948] 3 D.L.R. 294, le juge Laidlaw, de la Cour d'appel de l'Ontario, déclare à propos du bref de mandamus, à la page 297:
[TRADUCTION] Il a pour objet de suppléer à l'absence d'autres recours de droit. I1 permet de remédier à l'inaction ou aux manquements des personnes chargées d'attributions publiques.
Et résumant les principes sur lesquels ce recours doit être basé, il ajoute notamment:
[TRADUCTION] Il faut qu'il y ait une demande et qu'il y ait un refus de fournir le service dont le requérant cherche à forcer la prestation par recours de droit ....
Dans R. c. Metropolitan Police Commissioner, Ex parte Blackburn [1968] 1 All E.R. 763, la page 769, lord Denning, Maître des rôles, conclut à propos des responsabilités du commissaire de police en matière d'application des lois:
[TRADUCTION] Il lui appartient de déployer son personnel et de concentrer ses ressources sur un crime ou sur un quartier. Aucun tribunal ne doit ni ne peut lui donner des instructions à ce sujet. Il peut aussi prendre des décisions de principe et les exécuter comme c'est souvent le cas, par exemple, lorsqu'une tentative de suicide n'est pas poursuivie en justice; mais il est certaines décisions de principe où, à mon avis, les tribunaux peuvent intervenir si nécessaire. Supposons qu'un commissaire de police ordonne à ses subordonnés de ne pas traduire en justice ceux qui volent des articles d'une valeur inférieure à 100£. Je pense que le tribunal peut révoquer cet ordre, qui est contraire à l'obligation de faire respecter la loi.
A la page 770, il déclare:
[TRADUCTION] La loi doit être judicieusement interprétée de manière à donner effet à la volonté du législateur et la police doit veiller à son application. Le règne du droit doit être respecté.
Dans la même affaire, le lord juge Edmund Davies conclut à la page 777:
[TRADUCTION] ... je conviens que les agents de police de ce pays ont certainement envers le public l'obligation légale d'ac- complir les fonctions qui sont leur raison d'être. Pour ce qui est de savoir par qui et de quelle manière l'observation de cette obligation peut être assurée, voilà une autre question et il se peut qu'un simple citoyen comme le requérant, qui n'a aucun intérêt personnel en la matière, ne tienne de la loi aucun droit d'application. Ce qui n'a rien à voir avec la conclusion qu'il n'existe aucune obligation susceptible d'exécution par dénoncia-
tion ou de quelque autre manière à déterminer à l'avenir.
et à la même page:
[TRADUCTION] J'ai souligné l'importance que revêt cette espèce. Elle sert l'intérêt public a) en faisant ressortir la préoccupation que maintes personnes conscientes de leurs res- ponsabilités manifestent quant à la portée réelle des mesures visant à extirper un cancer choquant qui se développe dans la collectivité; et b) en clarifiant les responsabilités de la police en matière d'application de la loi en général. Alors que, par les motifs invoqués par leurs Seigneuries, il faut rejeter ce présent appel, on peut penser que le requérant, et ceux qui le soutien- nent, auront néanmoins l'impression, en sortant aujourd'hui de cette salle d'audience, qu'ils ont eu en fait gain de cause.
On pourrait peut-être en dire de même de l'affaire en l'instance.
Les requérantes soutiennent que le Règlement est purement symbolique, qu'il donne l'apparence d'éliminer la cruauté envers les phoques pendant la chasse mais qu'en étant en grande partie inapplica ble, il n'a pas cet effet, et que la cruauté reste encore répandue. A supposer que cela soit vrai, la question est encore d'ordre politique: jusqu'à quel point la cruauté est-elle inévitable et acceptable en dépit d'un Règlement strict et même si celui-ci est rigoureusement appliqué, et ce eu égard aux gains économiques des chasseurs de phoques? Voilà un domaine ne peuvent intervenir les cours de justice.
J'ai certes conclu qu'il doit y avoir des cas de cruauté, mais à ce jour, leur ampleur est fort discutable et non encore déterminable. Certains des cas visés par les affidavits des requérantes se sont produits en 1976 et 1977, c'est-à-dire avant la promulgation du Règlement de 1978. Même les cas cités pour 1979 ne font qu'indiquer la probabi- lité d'une certaine persistance, mais ne montrent pas quelle est la situation en 1980.
Les requérantes attaquent la crédibilité des témoins et des experts cités par l'intimé, en parti- culier Tom Hughes, vice-président exécutif de l'Ontario Humane Society qui, avec le Dr Harry C. Rowsell, directeur exécutif du Conseil canadien de protection des animaux, professeur au départe- ment de pathologie de l'Université d'Ottawa, et le professeur Keith Ronald, doyen du Collège des sciences biologiques de l'Université de Guelph, ainsi que deux autres observateurs de l'Ontario Humane Society, a assisté cette année à la chasse
aux phoques. Les trois premiers font partie du Comité des phoques et de la chasse aux phoques, établi par le Ministre.
Les requérantes produisent, à l'appui de leurs allégations, les déclarations (rapportées de seconde main) de Gerry Owen, agent de police du Texas diplômé en zoologie, qui témoigne fréquemment comme expert devant les tribunaux américains dans les affaires de cruauté envers les animaux et qui, en l'espèce, a participé aux autopsies prati- quées sur des phoques par le D" Bernard Wedsell, de Genève (Suisse); du Dr William Jordan, vétéri- naire et spécialiste de la faune de la Royal Society for Prevention of Cruelty to Animals d'Angleterre, qui met en doute la crédibilité de Tom Hughes, du Dr Harry Rowsell du Comité des phoques et de la chasse aux phoques, ainsi que d'autres témoins oculaires. Le rapport du Dr Jordan a été rejeté par l'intimé.
Les requérantes prétendent qu'en 1979, elles ne furent autorisées à envoyer sur le terrain de chasse qu'un observateur, le D' Jordan, pour une seule journée qu'elles devaient notifier à l'avance aux autorités des pêcheries. Si l'observateur s'était trouvé empêché par le temps ou par toute autre cause, aucun autre permis n'aurait été délivré. En conséquence, elles n'ont demandé aucun permis en 1980, puisque ces conditions . rendent vaine toute observation. Assurément, ces conditions sont des plus restrictives si on les applique à des observa- teurs scientifiques professionnels, qui ne sont pas de simples protestataires.
Les requérantes prétendent que seuls sont auto- risés les observateurs favorables à l'intimé et que quiconque fait un rapport défavorable n'est plus autorisé à retourner sur les lieux comme observa- teur. Je ne puis pas croire que les membres du Comité ministériel des phoques et de la chasse aux phoques, qui sont des hommes de science distin- gués, soient des témoins partiaux et peu dignes de foi, pas plus que je ne peux croire que le D' Jordan, le Dr Wedsell et Gerry Owen soient de parti pris et qu'on ne puisse pas se fier à leurs témoignages, même régulièrement consignés. Il n'est pas rare que les experts, qui déposent devant les tribunaux, soient en désaccord, mais on ne peut pas en con- clure qu'ils soient des témoins ignares ou partiaux. Tout ce qu'on peut faire, c'est d'interpréter leurs dépositions.
Vu les restrictions imposées, les observateurs qui représentent les requérantes ont certainement du mal à prouver qu'en 1980, le Règlement a été violé de façon continuelle ou que les fonctionnaires du Ministre se sont délibérément abstenus de l'appli- quer. Les requérantes proposent que la Cour nomme un comité d'experts impartiaux qui visite- ront les régions de chasse et lui en rendent compte. A leur avis, cette mesure se rapproche de l'inspec- tion prévue à la Règle 494(11) et de la nomination d'assesseurs prévue à la Règle 492. La Cour recourt parfois à la première Règle dans les affai- res d'expropriation ou de marchés de construction, et parfois à la seconde dans les affaires de droit maritime à l'égard des éléments de preuve techni ques. Je ne pense pas que l'une ou l'autre de ces deux Règles s'applique au recours des requérantes.
Nos tribunaux observent le système de procé- dure contradictoire, à savoir que chaque partie doit produire les preuves sur lesquelles elle entend se fonder et essayer de réfuter les preuves rapportées par la partie adverse par contre-interrogatoire de ses témoins ou par administration de la preuve contraire. Qu'une partie ait du mal à obtenir la preuve nécessaire ou que la partie adverse l'en empêche, n'autorise pas la Cour à administrer elle-même cette preuve. Ce que proposent réelle- ment les requérantes en l'espèce, c'est que la Cour cite comme témoins des experts qui, espèrent-elles, appuieront leur thèse. Or, il s'agit en l'espèce d'une affaire civile et non d'une commission d'enquête sur la chasse aux phoques. Il ne faut pas perdre de vue cette distinction. La Cour ne peut pas procéder à ses propres enquêtes pour essayer de prouver les allégations des requérantes.
Enfin, il y a lieu de souligner que la nomination d'observateurs, par les requérantes ou non, ne don- nerait que peu de résultats pratiques. Il est évident que ces observateurs accompagnés de fonctionnai- res des pêcheries n'auraient que peu de chance d'assister aux infractions. S'ils en voyaient, ces infractions ne manqueraient certainement pas d'être poursuivies en justice. Je n'ignore pas que, par le passé, des fonctionnaires des pêcheries se sont fréquemment abstenus de donner suite aux plaintes reçues, mais je serais surpris si, dans le contexte actuel et après l'adoption du Règlement, ils refusaient toujours de prendre les mesures requises. Des infractions isolées, que rapporte-
raient les observateurs, n'ajouteraient guère à ce que l'on sait déjà—puisqu'il est constant que des infractions se produisent—si ce n'est pour indiquer que cette situation regrettable persiste en 1980.
La Cour dit et juge qu'il faut appliquer le Règlement avec la plus grande rigueur et que tout fonctionnaire des pêcheries qui constate une infraction et ne prend pas les mesures appropriées devra faire l'objet d'un renvoi ou autre sanction disciplinaire. L'intimé lui-même ne dit pas qu'il n'y a pas lieu d'appliquer le Règlement.
Toutefois, la Cour ne peut pas délivrer un bref de mandamus pour ordonner au Ministre d'appli- quer la loi et le Règlement. Il va de soi qu'il en a l'obligation et rien n'indique qu'il s'y refuse.
La requête est donc rejetée avec dépens.
ORDONNANCE
La requête des requérantes en bref de mandamus contre l'intimé est rejetée avec dépens.
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