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T-1188-83
Luis Ernesto Reyes (demandeur) c.
Procureur général du Canada, Secrétaire d'État et greffier de la citoyenneté (défendeurs)
Division de première instance, juge Cattanach— Ottawa, 21 juin et 4 août 1983.
Citoyenneté Contrôle judiciaire Recours en equity Jugements déclaratoires Le demandeur est résident perma nent Décret en conseil, pris conformément à l'art. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, déclarant que l'acceptation de la demande de citoyenneté porterait atteinte à la sécurité et serait contraire à l'ordre public Demande de citoyenneté rejetée
Le demandeur n'a pas été informé des allégations faites contre lui et on ne lui a pas donné l'occasion d'y répondre Le demandeur sollicite un jugement déclaratoire portant que le décret en conseil est nul Requête en radiation Les défendeurs acceptent les faits allégués Aucun affidavit n'est requis à l'appui de la requête en vertu de la Règle 419(1)a) ni en vertu de la Règle 419(l )b),c),d),f) Convenait-il de tran- cher les points principaux au moment de la présentation de la requête en radiation? Questions de droit concernant l'inter- prétation de la Loi sur la citoyenneté et de la Charte des droits
Aucune plaidoirie ou preuve additionnelle n'est nécessaire pour trancher le litige Les points soulevés peuvent être examinés dans une requête en radiation Le décret en conseil était-il révisable? L'intervention des tribunaux est justifiée si l'autorité outrepasse son pouvoir de prendre des décrets en conseil Le gouverneur en conseil doit remplir la condition préalable à l'exercice, du pouvoir conféré Le législateur voulait-il imposer une obligation d'agir équitablement? Il faut examiner la loi pour déterminer dans quelle mesure il y a lieu, le cas échéant, d'appliquer la maxime audi alteram partem: Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [19801 2 R.C.S. 735 Principes directeurs pour l'interprétation de l'intention de la loi Examen des art. 5(1 )e), 18 Le pouvoir discrétionnaire conféré par l'art. 18 n'est pas assujetti à l'obligation d'agir équitablement Une personne ne représente pas un danger pour la sécurité ou l'ordre public tant qu'il n'est pas déclaré que c'est le cas L'existence d'un danger n'est pas une condition préalable à l'exercice du pouvoir attribué au gouverneur en conseil Une preuve péremptoire du danger n'est pas nécessaire Le gouverneur en conseil n'est pas obligé d'inviter la personne à la réfuter Il n'existe aucune restriction expresse ou implicite au pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur en conseil par l'art. 18 Nature de l'organe auquel est attribué le pouvoir Les dirigeants de l'exécutif sont chargés de ques tions de politique générale et d'opportunité administrative, qui ne sont habituellement pas soumises à des restrictions La sécurité nationale est en cause lorsque l'art. 18(1) est applica ble L'art. 18(1) est-il contraire à la Charte? Les art. 2, 7 et , 12 de la Charte ont remplacé des dispositions de la Déclara- tion des droits Les libertés prévues à l'art. 2 ne sont pas différentes de celles qui existaient déjà au Canada Le décret en conseil n'empêche pas le demandeur de bénéficier au Canada des droits prévus aux art. 2 et 7 de la Charte La
privation à l'extérieur du Canada des droits prévus à l'art. 7 constitue une question sur laquelle le Canada n'exerce ni juridiction ni contrôle La citoyenneté est un privilège que l'État peut accorder ou refuser Ce privilège constitue une limite- raisonnable et justifiable suivant l'art. 1 de la Charte La loi peut imposer les conditions auxquelles la citoyenneté est accordée La prise d'un décret en conseil ne constitue pas une »peine» au sens de l'art. 12 de la Charte Les termes »cruels et inusités» doivent-ils être interprétés de façon dis- jonctive ou de façon conjonctive? Le décret en conseil laisse au demandeur la liberté de vivre au Canada et d'y profiter de la vie Le décret en conseil ne constitue pas un »traitement cruel et inusité» Le caractère raisonnable du droit de rendre une ordonnance en vertu de l'art. 18(1) apparaît évident et sa justification peut se démontrer Déclaration radiée et action rejetée Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art. 5(1), 18 Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19, art. 10(1) Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2, 7, 12 Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, chap. 44 [S.R.C. 1970, Appendice Ill], art. I, 2b)
Règles 319(2), 419(1)a),b),c),d)f), 419(2), 603 de la Cour fédérale.
Droit constitutionnel Charte des droits L'art. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté est-il contraire à la Charte? Les libertés prévues à l'art. 2 ont toujours existé au Canada Le décret en conseil pris en vertu de l'art. 18(1) n'empêche pas le demandeur de bénéficier des droits prévus aux art. 2 et 7 de la Charte La privation à l'extérieur du Canada des droits prévus à l'art. 7 constitue une question sur laquelle le Canada n'exerce aucune juridiction Le privilège de la citoyenneté constitue une limite raisonnable suivant l'art. I de la Charte
Un décret en conseil ne constitue pas une »peine» au sens de l'art. 12 de la Charte Aucun »traitement cruel et inusité» Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 2, 7, 12 Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art. 18.
Pratique Requête en radiation des plaidoiries Action visant à obtenir un jugement déclaratoire portant que le décret en conseil pris en vertu de l'art. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, déclarant que l'octroi de la citoyenneté au deman- deur porterait atteinte au Canada, est nul car il transgresse l'obligation d'agir équitablement et les dispositions de la Charte Existe-t-il une cause raisonnable d'action? Convenait-il de trancher les points principaux au moment de la présentation de la requête en radiation? Questions de droit concernant l'interprétation de la Loi sur la citoyenneté et de la Charte Aucune plaidoirie ou preuve additionnelle nécessaire Aucun affidavit n'est requis à l'appui de la requête, les défendeurs acceptant les faits allégués dans la déclaration Déclaration radiée et action rejetée Règle 419 de la Cour fédérale Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, art. 18.
Le demandeur, résident permanent au Canada, a présenté une demande de citoyenneté. Comme la décision sur sa demande tardait beaucoup, le demandeur a sollicité un manda- mus. Le procureur du demandeur a également demandé, qu'au cas l'on envisagerait de prononcer la déclaration visée par le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté (nia Loi»), le
demandeur soit informé des allégations faites contre lui et qu'il lui soit donné l'occasion de les réfuter. Avant qu'il ne soit statué sur la demande de mandamus, le gouverneur en conseil a, sur la recommandation du Secrétaire d'Etat, pris en vertu du paragra- phe 18(1) un décret en conseil qui déclarait que l'acceptation de la demande de citoyenneté du demandeur porterait atteinte à la sécurité de l'État et serait contraire à l'ordre public. Le demandeur n'a pas été informé des allégations faites contre lui et on ne lui a pas donné l'occasion de les réfuter. Il a demandé à la Division de première instance un jugement déclaratoire portant que le décret en conseil était nul. Les défendeurs ont alors demandé, en vertu de la Règle 419(1)a), la radiation de la déclaration et le rejet de l'action au motif qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action. Ils ont également invoqué d'autres alinéas de la Règle 419(1). Les défendeurs acceptent les faits allégués dans la déclaration du demandeur. Ils n'ont pas produit d'affidavit à l'appui de leur requête.
Jugement: ( 1) Aucun affidavit n'est requis à l'appui de la requête des défendeurs. En vertu de la Règle 419(2), aucune preuve n'est admissible sur une demande aux termes de la Règle 419(1)a). Ce n'est pas le cas en ce qui concerne les autres alinéas de la Règle 419(1); cependant, étant donné que les défendeurs acceptent les faits allégués, aucun affidavit n'est requis en l'espèce.
(2) Les points soulevés par la déclaration concernent l'inter- prétation de la Loi et de la Charte des droits. Il s'agit unique- ment de questions de droit. Aucune plaidoirie ou preuve addi- tionnelle n'est nécessaire pour trancher les points en litige. C'est pourquoi la Cour est justifiée de les examiner dans une requête en radiation.
(3) Les décrets en conseil sont- révisables dans les mêmes conditions que les lois. L'intervention des tribunaux est justifiée lorsque l'autorité outrepasse le pouvoir en vertu duquel elle a pris un décret. Le gouverneur en conseil doit, dans l'exercice d'un pouvoir, respecter toutes les conditions préalables imposées par la loi applicable. Le demandeur allègue en l'espèce que le gouverneur en conseil était assujetti à l'obligation d'agir équita- blement—plus précisément, qu'il devait respecter la règle audi alteram partem—et que l'observation de cette obligation était une condition préalable à la prise d'un décret en conseil en vertu du paragraphe 18(1). Toutefois, comme le montre l'arrêt Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, il faut examiner la loi pour déterminer dans quelle mesure la règle audi alteram partem est censée s'appliquer, le cas échéant. L'arrêt Inuit Tapirisat énonce plusieurs principes directeurs utiles pour l'interprétation de l'intention de la loi. Il ressort de l'examen des articles 5(1)e) et 18 de la Loi qu'il n'existe en réalité aucune condition préalable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil de faire la déclaration prévue par le paragraphe 18(1). En vertu de ce paragraphe, une personne ne représente pas un danger pour la sécurité ou l'ordre public tant qu'il n'est pas déclaré que c'est le cas; par conséquent, l'existence d'un tel danger n'est pas une condition préalable à l'exercice du pouvoir conféré par ce paragraphe. Il en résulte qu'il n'est pas néces- saire d'en fournir une preuve péremptoire. Le gouverneur en conseil n'est donc pas obligé d'inviter la personne en cause à réfuter les allégations faites contre elle. L'article 18 n'impose aucune restriction expresse ou implicite au pouvoir discrétion- naire du gouverneur en conseil. D'autres considérations amè- nent à la même conclusion. Le pouvoir prévu au paragraphe
18(1) est conféré aux dirigeants de l'exécutif. Un organe de cette nature est chargé de questions de politique générale et d'opportunité administrative et le Parlement n'impose habituel- lement pas de limites pour des questions de ce genre. En outre, s'il faut appliquer le paragraphe 18(1), c'est qu'il s'agit d'un cas de sécurité nationale. Il peut être nécessaire de reléguer au second plan les autres préoccupations lorsque la sécurité natio- nale est en jeu.
(4) Le paragraphe 18(1) n'est pas contraire aux articles 2, 7 et 12 de la Charte des droits. Ces dispositions de la Charte ont remplacé des dispositions de la Déclaration canadienne des droits. Les libertés énumérées à l'article 2 ne sont pas différen- tes de celles dont une personne pouvait bénéficier au Canada avant qu'elles ne soient inscrites par écrit. Le décret en conseil n'affecte pas le droit du demandeur de demeurer au Canada et donc, de bénéficier au Canada des droits prévus aux articles 2 et 7. La privation à l'extérieur du Canada des droits prévus à l'article 7 constitue une question sur laquelle le Canada n'exerce ni juridiction ni contrôle. La citoyenneté est un privi- lège que l'État peut accorder ou refuser. Suivant l'article 1 de la Charte, ce privilège constitue une limite raisonnable, justifia ble dans le cadre d'une société libre et démocratique. La Loi peut donc imposer les conditions auxquelles la citoyenneté sera accordée ou refusée. La prise du décret en conseil n'équivalait pas à soumettre le demandeur à une «peine» visée par l'article 12 de la Charte. Le demandeur a été, tout au plus, soumis à un «traitement», mais étant donné qu'il a été laissé libre de vivre au Canada et d'y profiter de la vie, il ne s'agissait pas d'un traitement «cruel et inusité». De plus, le caractère raisonnable du droit pour un État libre et démocratique de déclarer que l'octroi de la citoyenneté à une personne porterait atteinte à la sécurité et à l'ordre public apparaît évident et sa justification peut, par conséquent, se démontrer.
JURISPRUDENCE
DÉCISION SUIVIE:
Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Regina v. Secretary of State for Home Affairs, Ex parte Hosenball, [1977] I W.L.R. 766 (Eng. C.A.); In re Gittens, [1983] 1 C.F. 152; 68 C.C.C. (2d) 438 (1« Inst.).
DISTINCTION FAITE AVEC:
Lazarov c. Le secrétaire d'État du Canada, [1973] C.F. 927; 39 D.L.R. (3d) 738 (C.A.).
AVOCATS:
M. Wolpert pour le demandeur.
L. P. Chambers pour les défendeurs.
PROCUREURS:
M. Wolpert, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour
les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE CATTANACH: La Cour est saisie, par voie de requête présentée par les défendeurs en vertu de la Règle 419(1)a), d'une demande visant à faire radier la déclaration aux présentes et à faire rejeter les actions pour le motif qu'aucune cause raisonnable d'action n'a été révélée contre les défendeurs ou subsidiairement, à faire radier la déclaration et rejeter les actions contre le Secré- taire d'État et le greffier de la citoyenneté, pour le motif qu'aucune cause raisonnable d'action n'a été révélée contre eux cet égard le redressement demandé coïncide avec celui demandé initiale- ment) et parce que, de plus, le fait de les désigner comme défendeurs est scandaleux, futile ou vexa- toire, que cela peut causer préjudice, gêner ou retarder l'instruction équitable de l'action et que cela constitue un emploi abusif des procédures de la Cour.
En plus d'invoquer la Règle 419(1)a), la conclu sion subsidiaire fait appel à la Règle 419(1)b) pour affirmer qu'il n'est pas essentiel ou qu'il est redon- dant de désigner ces deux autres défendeurs, et mentionne également les alinéas c), d) et f). Le contenu des alinéas 419(1)c), d) et f) est énoncé dans l'avis de requête mais ce n'est pas le cas pour l'alinéa b). La raison pour laquelle je pense qu'on ne l'a pas fait pour ce dernier alinéa est qu'il ressort de la citation de la Règle que la désignation des deuxième et troisième défendeurs n'est pas essentielle et est redondante; mais s'il en est ainsi, on pourrait s'attendre que ce soit également le cas des alinéas 419(1)c),d) et f), sauf qu'il existe dans l'avis de requête une différence par rapport aux termes des alinéas c) et d), en ce sens que dans ces derniers, on emploie le «ou» disjonctif alors que dans l'avis de requête, c'est le terme «et» qui est utilisé. Peut-être avait-on l'intention d'employer «et» dans un sens disjonctif plutôt que dans un sens conjonctif.
En vertu de la Règle 419(2), aucune preuve n'est admissible sur une demande aux termes de 419(1)a). La raison en est évidente. La déclaration parle par elle-même.
Ce n'est pas nécessairement le cas en ce qui concerne les autres alinéas de la Règle 419(1).
En vertu de la Règle 319(2), une requête doit être appuyée par un affidavit certifiant tous les faits sur lesquels elle se fonde, sauf ceux qui ressortent du dossier.
Les défendeurs acceptent les faits allégués dans la déclaration et, par conséquent, il n'est pas néces- saire d'appuyer par un affidavit la conclusion sub- sidiaire présentée au nom des deuxième et troi- sième défendeurs.
Dans sa déclaration, le demandeur vise à obtenir un jugement déclaratoire portant que la déclara- tion faite par le gouverneur en conseil (C.P. 1982- 2455) conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108, en date du 13 août 1982 et selon laquelle l'accepta- tion de la demande de citoyenneté du demandeur porterait atteinte à la sécurité de l'État et scrait contraire à l'ordre public, est nulle et non avenue pour les motifs suivants:
(1) le demandeur n'a pas été informé, avant la prise du décret en conseil, du contenu des alléga- tions faites contre lui qui ont entraîné la prise de ce décret, et le fait d'avoir omis de donner au demandeur l'occasion de répondre à ces alléga- tions constituait un manquement à l'obligation d'agir équitablement qui incombe au gouverneur en conseil;
(2) l'obligation d'agir équitablement est une condition implicite préalable à l'exercice du pou- voir prévu au paragraphe 18(1) de la loi, qui exige que le demandeur soit informé du contenu des allégations faites contre lui et qu'il lui soit donné l'occasion de répondre à celles-ci;
(3) à supposer que cette condition préalable n'existe pas, le paragraphe 18(1) est alors sans effet car son application est contraire aux arti cles 2, 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
Les allégations de faits contenues dans la décla- ration et acceptées par les défendeurs peuvent être exposées brièvement.
Le demandeur qui n'est pas citoyen canadien a été admis au Canada comme résident permanent en 1974.
Le 3 mai 1977, il présentait une demande de citoyenneté canadienne.
Il n'a pas été donné suite rapidement à cette demande malgré les demandes de renseignements répétées présentées par le procureur du demandeur au Secrétaire d'État et aux fonctionnaires de la Direction de l'enregistrement de la citoyenneté du Secrétariat d'État.
Le 23 juillet 1982, le demandeur a déposé un avis introductif de requête à présenter à Toronto (Ontario) le 18 août 1982, demandant un redresse- ment par voie de mandamus. (La formule à utili- ser est un avis de requête et non pas un avis introductif de requête; voir la Règle 603.)
Le 11 août 1982, le procureur du demandeur a demandé qu'au cas l'on envisagerait de pronon- cer la déclaration visée par le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, le demandeur soit informé des allégations faites contre lui et qu'il lui soit donné l'occasion de les réfuter.
Le 13 août 1982, la suite de la recommanda- tion du Secrétaire d'État, un décret en conseil pris conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté déclarait que l'acceptation de la demande de citoyenneté du demandeur porterait atteinte à la sécurité de l'État et serait contraire à l'ordre public.
Le greffier de la citoyenneté, en réponse à l'avis de requête en mandamus présenté par le deman- deur, a déposé un affidavit attestant que le deman- deur était l'objet d'une déclaration prévue au para- graphe 18(1), auquel il a annexé une copie conforme du décret en conseil, et qu'il ne serait pas donné suite à la demande de citoyenneté du demandeur parce qu'en vertu du paragraphe 18(2), sa demande est réputée ne pas être approuvée.
Selon moi, la présente demande soulève trois points importants qu'il faut trancher dans l'ordre qui suit:
(1) convient-il de trancher le principal point en litige à ce stade des procédures et par le moyen proposé, et si oui,
(2) devrait-on considérer que le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté est assujetti aux règles de l'équité, et sinon,
(3) le paragraphe 18(1) est-il sans effet parce que contraire aux articles 2, 7 et 12, de la Charte canadienne des droits et libertés?
En ce qui concerne le premier point exposé plus haut, la Cour suprême du Canada en a fait une analyse approfondie dans Le procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735.
L'appel dont était saisie la Cour suprême con- cernait la justesse de la décision rendue par mon collègue le juge Marceau sur une demande présen- tée à la Cour fédérale, Division de première ins tance, visant à faire radier la déclaration parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action.
Le Conseil de la radiodiffusion et des télécom- munications canadiennes (CRTC) avait accordé une augmentation des tarifs de téléphone dans les Territoires du Nord-Ouest. Inuit Tapirisat et sa codemanderesse en ont appelé de cette décision du CRTC conformément au paragraphe 64(1) de la Loi nationale sur les transports, S.R.C. 1970, chap. N-17 [mod. par S.R.C. 1970, chap. 10 (2e Supp.), art. 65 (Item 32)] qui figure sous le titre Revision et appel, auquel on peut recourir aux fins d'interprétation. Le gouverneur en conseil a rejeté la requête des intimées (demanderesses). Sur ce, les intimées ont contesté la décision du gouverneur en conseil, alléguant qu'elles n'avaient pas bénéfi- cié d'une audition conformément aux principes de justice naturelle. Le juge Marceau a radié la déclaration parce qu'elle ne révélait aucune cause raisonnable d'action. En appel, la Cour d'appel fédérale a infirmé l'ordonnance de la Division de première instance. La Cour suprême du Canada a accueilli le pourvoi dont elle a été saisie et a rétabli l'ordonnance du juge de première instance.
Le juge Estey qui a prononcé le jugement de la Cour a déclaré qu'aucune plaidoirie ni preuve additionnelles n'étaient nécessaires pour trancher le point en litige.
En partant de là, il a déclaré à la page 741:
Par conséquent, je souscris à l'opinion du juge de première instance selon laquelle il s'agit d'un cas le tribunal peut à bon droit trancher pareille question au stade préliminaire de l'action.
Le principe avancé dans les remarques du juge Estey citées plus haut est encore plus manifeste dans l'affaire dont je suis saisi.
Dans une requête en radiation d'une déclaration, il faut tenir tous les faits qui y sont énoncés pour avérés. C'est ce qui ressort de la Règle 419(2). Aucune défense n'a été produite en réponse à la déclaration. Le procureur des défendeurs aux pré- sentes a catégoriquement déclaré qu'il acceptait tous les faits allégués dans la déclaration et il me semble que les principaux faits ne peuvent être contredits. Par conséquent, aucune plaidoirie ou preuve additionnelle n'est nécessaire pour trancher les points en litige soulevés dans la déclaration. Ces points en litige sont tous des questions de droit, c'est-à-dire l'interprétation des dispositions de la Loi sur la citoyenneté et de la Charte cana- dienne des droits et libertés dans le contexte des allégations contenues dans la déclaration.
Je fais face au même problème, quoiqu'il se pose de façon plus claire, que celui qui s'est présenté à mon collègue le juge Marceau dont la décision a été confirmée par la Cour suprême du Canada et par conséquent, je suivrai la solution qu'il a adoptée.
J'arrive à la conclusion que les points soulevés dans la déclaration peuvent être examinés par la Cour dans une requête en radiation.
Cela m'amène donc au deuxième point du litige qui consiste à déterminer si ce décret en conseil particulier est révisable parce que le gouverneur en conseil a manqué à son obligation d'agir équitable- ment ou si le gouverneur est tenu par cette obligation.
Les décrets en conseil sont révisables dans les mêmes conditions que les lois. Comme ils résultent principalement de pouvoirs délégués, l'intervention des tribunaux est justifiée lorsque le gouverneur en conseil, en prenant un décret en conseil, outrepasse le pouvoir qui lui a été conféré.
Le demandeur n'allègue pas que le décret en conseil C.P. 1982-2455 en cause en l'espèce a été pris sans que le gouverneur ait le pouvoir de le faire, mais seulement qu'il est nul parce qu'en le prenant le gouverneur en conseil a manqué à son
obligation d'agir équitablement envers le deman- deur en n'informant pas celui-ci des allégations faites contre lui et en ne l'invitant pas à leur répondre.
Au pouvoir de révision attribué aux tribunaux afin de déterminer si un décret en conseil est ultra vires s'ajoute celui de vérifier si le gouverneur en conseil n'a pas respecté une condition préalable à l'exercice du pouvoir que la loi confère à ce corps constitué.
À ce sujet, le juge Estey a dit ce qui suit dans l'arrêt Inuit Tapirisat (précité) à la page 748:
Il faut dire tout de suite que la simple attribution par la loi d'un pouvoir au gouverneur en conseil ne signifie pas que son exercice échappe à toute révision. Si ce corps constitué n'a pas respecté une condition préalable à l'exercice de ce pouvoir, la cour peut déclarer ce prétendu exercice nul.
Il a ajouté plus loin, à la page 752:
... l'essentiel du principe de droit applicable en l'espèce est simplement que dans l'exercice d'un pouvoir conféré par la loi, le gouverneur en conseil, comme n'importe quelle autre per- sonne ou groupe de personnes, doit respecter les limites de la loi édictée par le Parlement ou la Législature. Y déroger déclen- chera le rôle de surveillance de la cour supérieure qui a la responsabilité de faire appliquer la loi, c'est-à-dire de s'assurer que les actes autorisés par la loi sont accomplis en conformité avec ses dispositions ou qu'une autorité publique ne se dérobe pas à une obligation qu'elle lui impose.
Le demandeur prétend que le gouverneur en conseil n'a pas rempli son obligation de respecter l'équité dans la procédure, qu'exprime la maxime audi alteram partem, obligation qui, selon lui, constitue une condition implicite préalable à l'exercice du pouvoir conféré au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté.
Le juge Estey déclarait ce qui suit sur ce sujet particulier, toujours dans l'arrêt Inuit Tapirisat, à la page 755:
Même s'il est exact que l'obligation de respecter l'équité dans la procédure, qu'exprime la maxime audi alteram partem, n'a pas à être expresse ... elle n'est pas implicite dans tous les cas. Il faut toujours considérer l'économie globale de la loi pour voir dans quelle mesure, le cas échéant, le législateur a voulu que ce principe s'applique.
Il ressort de la décision rendue dans l'arrêt Inuit Tapirisat une grande quantité d'éléments dont la présence permet à la Cour de conclure que le législateur voulait que le gouverneur en conseil soit soumis à l'obligation de respecter les règles de
justice naturelle ou l'obligation d'agir équitable- ment lorsqu'il exerce le pouvoir conféré par la loi, et l'inverse lorsque ces éléments sont absents.
Après avoir exprimé l'avis qu'il fallait interpré- ter la loi avec prudence afin de déterminer quelle était l'intention du législateur, le juge Estey a fait une analyse détaillée du paragraphe pertinent qu'on lui avait soumis et a fait référence à de nombreux éléments utiles pour l'interprétation de la loi et qu'il convient d'appliquer aux dispositions légales qui sont examinées en l'espèce.
Les voici:
(1) Tout ce qui sert à restreindre la liberté d'action du gouverneur en conseil comme, par exemple, l'imposition de principes, de fond ou de procédure, concernant l'exercice de ses fonctions en vertu de la disposition légale (voir page 745).
(2) S'il est interdit au gouverneur en conseil d'exercer son pouvoir de sa propre initiative, on ne peut conclure que ce pouvoir est législatif plutôt qu'administratif ou judiciaire ou quasi judiciaire. Si ce pouvoir était législatif, l'obliga- tion d'agir équitablement ou de respecter les règles de justice naturelle n'existerait pas comme dans le cas de fonctions de nature admi nistrative ou judiciaire, et le rôle de surveillance de la cour se limiterait à établir si les fonctions ont été remplies dans les limites du pouvoir et du mandat confiés par le législateur (voir pages 758 et 759).
(3) Lorsqu'il n'existe aucune restriction au droit du gouverneur en conseil d'avoir recours à son personnel, aux fonctionnaires du ministère con cerné et à l'avis de ses collègues du Cabinet sur des questions d'intérêt public soulevées par le point en litige, et lorsque le gouverneur en con- seil agit de son propre mouvement, il s'agit d'un acte législatif sous la forme la plus pure (voir pages 753, 754, 755 et 756).
(4) La loi ne restreint pas le pouvoir discrétion- naire du gouverneur en conseil.
(5) Même s'il est possible que les tribunaux révisent les décisions du gouverneur en conseil lorsque les dispositions prévues par la loi n'ont pas été respectées ou qu'il existe un vice de compétence auquel il ne peut être remédié, les décisions rendues par le gouverneur en conseil
sur des questions d'intérêt public et d'ordre général sont finales et ne peuvent faire l'objet d'un examen dans une action.
Dans cette optique, il est opportun d'appliquer ces principes aux dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté.
Ces dispositions sont l'alinéa 5(1)e) et l'article 18.
En vertu du paragraphe 5(1), le Ministre doit accorder la citoyenneté à toute personne qui, n'étant pas citoyen, en fait la demande et qui remplit les conditions énoncées aux alinéas a) à d).
L'alinéa 5(1)e) est une prohibition rédigée comme suit:
5. (I) ...
e) n'est pas sous le coup d'une ordonnance d'expulsion et n'est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l'article 18.
Étant donné son contexte et les autres disposi tions, le terme «et» qui suit «ordonnance d'expul- sion» doit être interprété dans un sens disjonctif.
Voici l'article 18:
18. (I) Nonobstant toute disposition de la présente loi, les demandes de citoyenneté présentées en vertu de l'article 5 ou du paragraphe 10(1) et les demandes de certificat de répudia- tion présentées en vertu de l'article 8 ne doivent pas être approuvées lorsque le gouverneur en conseil déclare que l'ac- ceptation de ces demandes porterait atteinte à la sécurité de l'Etat ou serait contraire à l'ordre public.
(2) Lorsqu'une personne est visée par une déclaration faite en vertu du paragraphe (1), toute demande faite par cette personne en vertu des articles 5 ou 8, ou du paragraphe 10(1) est réputée ne pas être approuvée et tout appel interjeté par cette personne en vertu du paragraphe 13(5) est réputé être rejeté.
(3) Une déclaration faite en vertu du paragraphe (I) cesse d'avoir effet deux ans après la date à laquelle elle a été faite.
(4) Nonobstant toute disposition de la présente loi ou de toute autre loi du Parlement, une déclaration faite par le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe (1) est péremp- toire quant à son contenu en ce qui a trait à une demande de citoyenneté ou à la délivrance d'un certificat de répudiation.
Par conséquent, la citoyenneté ne doit pas être accordée aux personnes qui la demandent,
... lorsque le gouverneur en conseil déclare que l'acceptation de ces demandes porterait atteinte à la sécurité de l'Etat ou serait contraire à l'ordre public.
Une demande de citoyenneté est réputée ne pas être approuvée et un appel en cours est réputé être rejeté.
La déclaration a ses effets pendant deux ans.
La déclaration est péremptoire quant à son con- tenu en ce qui a trait à une demande de citoyenneté.
Le greffier de la citoyenneté a informé le demandeur qu'en raison de la déclaration contenue dans le décret en conseil C.P. 1982-2455, pris conformément au paragraphe 18(1), sa demande de citoyenneté est, en vertu du paragraphe 18(2), réputée ne pas être approuvée et qu'il n'y serait pas donné suite.
Les termes du paragraphe 18(1) sont péremptoi- res. La citoyenneté ne devra pas être accordée à la personne qui la demande lorsque le gouverneur en conseil déclare que cela porterait atteinte à la sécurité du Canada ou à l'ordre public. Un point, c'est tout.
À mon avis, il ressort de l'interprétation des termes de la loi qu'il n'existe aucune condition préalable à l'exercice du pouvoir discrétionnaire que possède le gouverneur en conseil de déclarer que l'octroi d'un certificat de citoyenneté porterait atteinte à la sécurité de l'État ou serait contraire à l'ordre public.
Une condition est une disposition (expresse ou implicite) qui fait dépendre l'existence d'un droit (en l'espèce, celui de faire une déclaration) d'un certain état de choses. Une condition préalable retarde l'attribution d'un droit jusqu'à ce que quel- que chose se soit d'abord produit.
En l'espèce, la condition préalable à la déclara- tion du gouverneur en conseil et que l'on dit exister de façon implicite est le respect de l'obligation d'agir équitablement et en particulier, de la règle audi alteram partem.
Le paragraphe 18(1) implique nécessairement que le gouverneur en conseil doit d'abord arriver à la conclusion que la personne représente un danger pour la sécurité du Canada ou pour l'ordre public. La déclaration du gouverneur en conseil n'est pas faite en raison de l'existence préalable de ce fait, mais plutôt le contraire. Le paragraphe 18(1) de la Loi vise à faire en sorte que la personne ne porte
pas atteinte à la sécurité ou à l'ordre public avant que le gouverneur en conseil ne déclare que ce serait le cas. Ce paragraphe n'envisage pas une condition qui porte sur un état de fait préalable mais bien postérieur à la déclaration. S'il s'agissait d'une condition préalable, le paragraphe aurait été rédigé dans des termes différents portant que si une personne porte atteinte à la sécurité de l'État ou à l'ordre public, le gouverneur en conseil peut déclarer que cette personne ne doit pas obtenir un certificat de citoyenneté.
Pour ce motif, l'existence d'une menace pour la sécurité ou l'ordre public n'est pas une condition préalable à l'exercice du pouvoir attribué au gou- verneur en conseil.
Par conséquent, étant donné que l'existence réelle d'une atteinte à la sécurité ou à l'ordre public du Canada n'est pas une condition préalable à la déclaration, il en résulte qu'il n'est pas néces- saire d'en fournir une preuve péremptoire, et si tel est bien le cas, le gouverneur en conseil n'est pas obligé d'inviter la personne à la réfuter.
Par contraste, le Ministre est, en vertu du para- graphe 5(1), soumis aux conditions préalables à l'octroi de la citoyenneté qui sont énoncées expres- sément aux alinéas a) à d) inclusivement. Si ces conditions préalables ne sont pas réalisées, il doit refuser la demande. Si elles sont réalisées, le Ministre doit accorder la citoyenneté.
L'article 18 ne contient pas de telles conditions.
Je n'oublie pas qu'une ordonnance d'expulsion rendue en vertu de la Loi sur l'immigration de 1976, S.C. 1976-77, chap. 52, ou qu'une déclara- tion du gouverneur en conseil faite en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté sont comprises dans l'alinéa 5(1)e) et constituent une fin de non-recevoir à l'octroi de la citoyenneté.
Si on en revient aux cinq principes directeurs tirés plus haut des remarques du juge Estey dans l'arrêt Inuit Tapirisat, on constate que la Loi sur la citoyenneté n'impose aucun principe, de fond ou de procédure, concernant l'exercice du pouvoir attribué au gouverneur en conseil par le paragra- phe 18(1) de la Loi, que rien dans cet article ou dans tout autre article de la Loi n'empêche le gouverneur en conseil d'exercer le pouvoir qui lui est accordé ni d'obtenir ou de demander des rensei-
gnements et des conseils de toutes sources qu'il peut vouloir consulter, et qu'il n'existe aucune restriction à l'exercice du pouvoir déclaratoire dont il est investi.
Par conséquent, le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil n'est limité ni par le libellé de la loi ni par implication nécessaire.
D'autres considérations s'ajoutant à celles qui précèdent sont applicables en l'espèce, la première étant qu'en ce qui concerne la manière dont le pouvoir déclaratoire doit être exercé, il faut tenir compte de la véritable nature de l'organe auquel est attribué ce pouvoir. Les dirigeants de l'exécutif (et dans certains cas, du législatif) sont chargés de questions de politique générale et d'opportunité administrative. Bien qu'il soit possible que le Par- lement impose certaines limites pour des questions de ce genre, il ne le fait habituellement pas, et à mon avis, le Parlement n'a pas cru approprié de restreindre l'action du gouverneur en conseil en prévoyant des procédures et autres contraintes du genre. Dans le cas qui nous intéresse, le gouver- neur en conseil peut agir de son propre mouvement et il l'a fait en l'espèce.
La deuxième considération découle des remar- ques sur la sécurité nationale qu'a faites le Maître des rôles, lord Denning, dans Regina v. Secretary of State for Home Affairs, Ex parte Hosenball, [1977] 1 W.L.R. 766 (Eng. C.A.). Il ressort très clairement des termes du paragraphe 18(1) qu'il s'agit d'un cas de sécurité nationale. Le gouver- neur en conseil peut déclarer qu'accepter d'accor- der la citoyenneté à une personne en particulier «porterait atteinte à la sécurité de l'État ou serait contraire à l'ordre public».
Lord Denning a déclaré au sujet du cas dont il était saisi, à la page 778:
[TRADUCTION] Toutefois, il ne s'agit pas d'un cas ordinaire. C'est un cas qui concerne la sécurité nationale et notre histoire montre que, lorsque l'État lui-même est menacé, il se peut que nos libertés les plus chères doivent être reléguées au second plan. Même les règles de justice naturelle peuvent en être affectées. Siècle après siècle, le Parlement en a ainsi ordonné et les tribunaux ont fidèlement respecté ses décisions.
Il a ajouté plus loin à la page 782:
[TRADUCTION] L'intérêt public à la sûreté du Royaume est si grand que les sources des renseignements ne doivent pas être révélées, ni leur nature, s'il en résulte le moindre risque de faire
découvrir ces sources.
et,
[TRADUCTION] Si grand que soit l'intérêt public à sauvegarder la liberté de l'individu et à lui rendre justice, il doit céder le pas à la sécurité du pays lui-même.
et il a terminé par ces mots:
[TRADUCTION] Lorsque l'intérêt public requiert que des rensei- gnements soient tenus confidentiels, cette exigence peut primer même l'intérêt public dans l'administration de la justice.
Ayant répondu à la première question que je m'étais posée que le principal point en litige devrait être tranché à ce moment-ci par le moyen proposé et pour les motifs exposés, et estimant qu'on ne peut conclure qu'il découle du paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, soit par inter- prétation de ses termes, soit comme conséquence logique, qu'il impose le respect des règles de l'équité, j'arrive maintenant à la troisième question.
Lorsque j'ai conclu que le paragraphe 18(1) ne comportait pas l'obligation d'agir équitablement, je n'ai cependant pas oublié de tenir compte de la décision de la division d'appel dans Lazarov c. Le Secrétaire d'État du Canada, [1973] C.F. 927; 39 D.L.R. (3d) 738 (C.A.).
La disposition légale qui faisait l'objet d'un examen dans cette cause, le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C. 1970, chap. C-19, est nettement différente de la disposi tion en cause en l'espèce, le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, chap. 108.
Le paragraphe 10(1) de l'ancienne Loi, abrogée' par la Loi actuelle, conférait expressément au Ministre un pouvoir discrétionnaire qui, d'après le jugement, lui permettait non seulement d'établir une politique administrative mais qui était égale- ment de nature administrative et devait être exercé selon un processus judiciaire ou quasi judiciaire; cela diffère radicalement du texte et de l'objet du paragraphe 18(1) de la Loi actuelle selon lequel la déclaration doit être prononcée en fonction de la politique établie et de l'opportunité administrative. Le texte du paragraphe 10(1) de l'ancienne Loi, «Le Ministre peut, à sa discrétion, accorder un certificat de citoyenneté» a été remplacé dans le paragraphe 5(1) de la présente Loi par les termes «Le Ministre doit accorder la citoyenneté».
Cette troisième question à laquelle j'ai fait allu sion avant d'intercaler les remarques sur l'arrêt Lazarov, consiste à déterminer si le paragraphe 18(1) est sans effet parce que contraire aux arti cles 2, 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés.
L'article 2 dit:
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:
a) liberté de conscience et de religion;
b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
c) liberté de réunion pacifique;
d) liberté d'association.
Ces libertés sont qualifiées, dans le titre, de Libertés fondamentales et diffèrent seulement dans leur formulation des libertés fondamentales dont l'existence avait été reconnue par l'article 1 de la Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, chap. 44 [S.R.C. 1970, Appendice III]. Par conséquent, aucun changement miraculeux n'a été apporté à ces libertés, dont les personnes ont tou- jours bénéficié au Canada, en les inscrivant par écrit dans une loi ou dans une constitution.
L'article 7 dit:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
Cet article est rangé sous le titre Garanties juridiques et la note marginale qui l'accompagne dit «Vie, liberté et sécurité».
Le texte de l'article 7 se retrouve à l'alinéa 1 a) de la Déclaration canadienne des droits sauf que dans cette dernière, la privation de ces droits ne peut être faite que «par l'application régulière de la loi», et que cette expression a été remplacée par la suivante, «en conformité avec les principes de jus tice fondamentale».
L'article 12 dit:
12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
Cet article tire également sa source de la Décla- ration canadienne des droits, l'article 2, alinéa b), porte que nulle loi du Canada ne doit s'appli- quer comme:
2....
b) infligeant des peines ou traitements cruels ou inusités, ou comme en autorisant l'imposition;
Ce sont ces dispositions qui, a-t-on allégué, ren- dent inopérant le paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté.
Toutefois, en vertu de l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, les droits et libertés qui y sont énumérés ne peuvent être res- treints «que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique».
Dans la déclaration que les défendeurs cher- chent à faire radier par voie de requête, le deman- deur sollicite un jugement déclaratoire portant que la déclaration du gouverneur en conseil, C.P. 1982-2455, est nulle et non avenue.
Le décret en conseil porte que [TRADUCTION] «cela porterait atteinte à la sécurité de l'État et qu'il serait contraire à l'ordre public d'accorder la citoyenneté» au demandeur.
Cette déclaration n'affecte pas et ne diminue pas le droit du demandeur de demeurer au Canada en qualité de résident permanent.
Il en résulte que les libertés fondamentales énon- cées dans l'article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés ne sont, elles non plus, ni affec- tées ni diminuées et que rien n'empêche le deman- deur de jouir de ces libertés au Canada.
De même, à mon avis, les droits du demandeur «à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa per- sonne» au Canada ne sont pas touchés et il peut en bénéficier en sa qualité de résident permanent comme les autres étrangers ayant le statut de résidents.
Le procureur du demandeur allègue que le refus de la citoyenneté auquel équivaut le décret en conseil (mais seulement pour une période de deux ans et il ne s'agit pas d'un refus absolu) vient restreindre le droit à la protection qui appartient à un citoyen.
La citoyenneté est un statut acquis par la nais- sance. Un sujet de naissance doit allégeance à son souverain à partir de sa naissance, en échange de quoi il a droit à sa protection.
En common law, le sujet de naissance ne pouvait en aucun temps se libérer de cette allégeance.
Des lois récentes ont donné la possibilité de se libérer de cette obligation.
Des lois récentes comme la Loi sur la citoyen- neté et les lois qui l'ont précédée, et parmi celles-ci, la Loi de naturalisation, S.R.C. 1927, chap. 138 [abrogée par S.C. 1946, chap. 15, art. 45], pré- voient également qu'un étranger peut obtenir la citoyenneté sur l'ordre de l'État auquel il la demande, aux conditions que l'État juge bon d'imposer.
Une fois qu'elle lui est accordée, le citoyen est toutefois soumis aux mêmes obligations que le citoyen de naissance et reçoit la même protection que ce dernier.
Le procureur du demandeur a soutenu que la protection qui était refusée à son client était celle qu'assure un passeport canadien, pour l'obtention duquel la citoyenneté canadienne est requise.
Je ne vois pas pourquoi la loi ne pourrait pas imposer les conditions auxquelles la citoyenneté sera accordée à des étrangers. Cela découle logi- quement du fait que le privilège d'accorder ou de refuser la citoyenneté appartient à l'État et que cela constitue par conséquent une limite raisonna- ble justifiable dans le cadre d'une société libre et démocratique tel que le prévoit l'article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés.
De plus, je ne comprends pas comment on peut affirmer que la déclaration du gouverneur en con- seil, qui empêche l'octroi de la citoyenneté, prive le demandeur de son droit à la sécurité de sa per- sonne. Il n'est certainement pas privé de ce droit à l'intérieur même du Canada. S'il perd ce droit à l'extérieur des frontières du Canada la juridic- tion canadienne ne s'applique pas, c'est en raison de l'intervention de forces sur lesquelles le Canada n'exerce ni juridiction ni contrôle.
Pour ces motifs, la déclaration du gouverneur en conseil ne prive le demandeur d'aucun des droits prévus à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.
L'autre article de la Charte canadienne des droits et libertés avec lequel, selon ce qu'a allégué le demandeur, la déclaration du gouverneur en conseil est incompatible est l'article 12; l'allégation du demandeur porte qu'il a été soumis à des «traitements ou peines cruels et inusités».
Le demandeur n'a pas été soumis à une «peine» infligée par une décision qui la prévoyait expressé- ment. Ce n'est pas le cas en l'espèce.
Le demandeur a été tout au plus soumis à un «traitement» et on peut se demander si ce traite- ment était «cruel et inusité».
Dans In re Gittens, [1983] 1 C.F. 152; 68 C.C.C. (2d) 438 (1" inst.), mon collègue le juge Mahoney devait examiner si dans l'expression «traitements cruels et inusités», les termes «cruels» et «inusités» doivent être interprétés de façon dis- jonctive ou de façon conjonctive ou si l'on doit plutôt considérer qu'il s'agit de termes qui ne sont pas tout à fait conjonctifs mais qui se complètent et qui, interprétés l'un par l'autre, doivent être considérés comme la formulation concise d'une norme.
Il a adopté la troisième façon d'envisager la question.
L'affaire dont avait été saisi le juge Mahoney était une ordonnance d'expulsion.
Il a affirmé que c'est au concept de l'exécution des ordonnances d'expulsion en général et non à leur exécution dans un cas particulier que doit être appliquée la norme du traitement cruel et inusité.
Il a terminé ainsi la page 161 des Recueils des arrêts de la Cour fédérale]:
Peu importe les conséquences de l'expulsion, celles-ci ne sau- raient constituer un traitement cruel et inusité à l'égard d'une personne d'âge adulte.
En qualité de norme, l'exécution d'une ordonnance d'expul- sion ne peut, dans l'abstrait, constituer un traitement cruel et inusité.
Si l'exécution d'une ordonnance d'expulsion ne constitue pas un traitement cruel et inusité, a fortiori je n'arrive pas à comprendre comment la déclaration en cause en l'espèce qui laisse au demandeur la liberté de vivre au Canada et d'y profiter de la vie, peut constituer un traitement cruel et inusité au sens de l'article 12.
De plus, comme je l'ai souligné au début du présent examen, les droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés peu- vent, en vertu de l'article 1, être restreints par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonna- bles et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Je tiens compte des remarques faites par le juge Mahoney dans l'arrêt Gittens à la page 158 [Recueils des arrêts de la Cour fédérale]:
Le caractère raisonnable du droit pour un État libre et démo- cratique d'expulser des criminels étrangers apparaît évident et sa justification peut, par conséquent, se démontrer.
Je tiens compte également des remarques de lord Denning dans Regina v. Home Secretary (précité) que j'ai citées dans un autre contexte au sujet de l'importance suprême de la sécurité du Royaume.
Dans cette optique, le caractère raisonnable du droit pour un État libre et démocratique de décla- rer par l'intermédiaire de son plus important délé- gataire que le fait d'accorder la citoyenneté à une personne en particulier porterait atteinte à la sécu- rité du Canada et serait contraire à l'ordre public, apparaît également évident et sa justification peut, par conséquent, se démontrer.
Pour ces motifs, la déclaration est radiée et l'action rejetée.
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