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A-233-84
Terence Christopher Willette (requérant) c.
Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (intimé)
Cour d'appel, juges Heald, Urie et Stone—Winni- peg, 18 octobre; Ottawa, 5 novembre 1984.
Contrôle judiciaire Demandes d'examen G.R.C. Demande visant à faire annuler la décision de renvoyer un gendarme Le requérant prétend que, étant donné que la preuve invoquée contre lui a été présentée par écrit, il n'a pas eu la possibilité de procéder à un contre-interrogatoire La commission de licenciement et de rétrogradation a rejeté cette objection pour le motif que la procédure est réglementée par l'ordre permanent du Commissaire qui n'exige pas la citation de témoins et leur contre-interrogatoire La commission était préoccupée par les preuves contradictoires sur lesquelles reposaient les conclusions et la recommandation La recom- mandation du renvoi du requérant a été confirmée par la Commission de révision Rejet de l'appel interjeté au Com- missaire Examen des arrêts Innisfil (Municipalité du canton) c. Municipalité du canton de Vespra et autres, [19811 2 R.C.S. 145 et Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, /1981] 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.) Le juge des faits devrait prendre tous les moyens à sa disposition pour dissiper la confusion dans la preuve Le Bulletin autorise la Commission à combler les lacunes de ses règles de procédure et à demander que d'autres précisions soient apportées à la preuve Le fait de fonder la décision sur des preuves contradictoires a entraîné la violation des principes de la justice naturelle La Commission a commis une erreur en omettant de citer les témoins pour qu'ils témoi- gnent en personne et qu'ils soient contre-interrogés Il est inutile d'examiner les arguments fondés sur la Charte et sur la Déclaration canadienne des droits Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitu- tionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 7, 11 Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, Appendice III, art. 1a), 2d),e).
Arrêt: la demande est accueillie.
Pour un résumé des événements qui ont précédé la présente demande de contrôle judiciaire, voir la note de l'arrêtiste ci-après.
Suivant Halsbury's Laws of England, la justice naturelle n'exige pas nécessairement qu'une personne qui a présenté une preuve par écrit soit contre-interrogée, à condition que cette preuve soit divulguée et qu'une occasion raisonnable d'y répon- dre soit donnée. Toutefois, l'utilité du contre-interrogatoire pour déterminer la crédibilité d'un témoin a été confirmée dans de nombreux arrêts et dans des ouvrages sur la preuve. Dans l'arrêt Innisfil (Municipalité du canton) c. Municipalité du canton de Vespra et autres, [1981] 2 R.C.S. 145, le juge Estey a dit que «quand les droits d'une personne sont en jeu et que la loi lui accorde le droit à une audition complète ... on s'atten- drait à trouver dans la loi la négation catégorique du droit de
cette personne de réfuter, par contre-interrogatoire, la preuve apportée contre elle.» Dans l'arrêt Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [19811 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.), le juge Urie a dit que «l'arbitre doit ... s'assurer qu'il fonde sa décision sur ta preuve la plus convain- cante eu égard aux faits de la cause, ce qui requiert normale- ment ... des dépositions faites de vive voix pour faire la preuve des éléments constitutifs de l'infraction. C'est seulement lors- qu'il n'est pas possible de produire la preuve qui s'impose comme la meilleure qu'on peut recourir à autre chose.»
La Commission devait déterminer si le requérant était coupa- ble des accusations portées contre lui et si elle devait recom- mander son renvoi. Elle devait d'abord découvrir ce qui s'était produit et, ce faisant, décider quels éléments de preuve elle devait admettre ou rejeter. Une bonne partie des preuves présentées étaient contradictoires. Le juge des faits devait, si son mandat l'autorisait à le faire, prendre tous les moyens qui étaient à sa disposition pour dissiper la confusion dans la preuve. Cela inclut l'assignation des témoins dont les déposi- tions sont incompatibles. La Commission était aussi obligée d'examiner minutieusement ses règles de procédure afin de déterminer si elle était habilitée à prendre des dispositions pour assurer la présence des témoins et les soumettre au contre-inter- rogatoire. Le Bulletin lui confère en fait un tel pouvoir. Le paragraphe 12.a.3. autorise la Commission à combler les lacu- nes de ses règles de procédure et le paragraphe 11.e. lui donne le pouvoir de demander que «d'autres précisions soient appor- tées» aux éléments de preuve contenus dans un document. Le paragraphe ll.f. prévoit que celui qui interroge jouit d'une grande latitude lors du contre-interrogatoire.
L'intimé soutient que le requérant aurait pu citer ces témoins de son propre chef. Cette manière d'agir ne constituerait pas un substitut adéquat au contre-interrogatoire. Elle aurait proba- blement plutôt fait pencher l'équilibre des avantages et des inconvénients encore plus en faveur du commandant division- naire qui aurait obtenu l'occasion de contre-interroger des témoins qui, pour l'essentiel, étaient les siens. La Commission a commis une erreur en omettant de citer les auteurs des déposi- tions pour qu'ils témoignent en personne et soient contre-inter- rogés. Le fait pour la Commission d'avoir fondé ses conclusions quant aux faits et à la crédibilité sur des preuves incompatibles et contradictoires et d'avoir recommandé le renvoi à partir desdites conclusions, contrevenait aux principes de justice naturelle.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1981] 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.); lnnisfil (Municipalité du canton) c. Municipalité du canton de Vespra et autres, [19811 2 R.C.S. 145.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Wilson v. Esquimalt and Nanaimo Railway Company, [1922] 1 A.C. 202.
DÉCISIONS CITÉES:
Rex v. Simmons and Greenwood, [1923] 3 W.L.R. 749 (C.A.C.-B.); Rex v. Anderson, [1938] 3 D.L.R. 317 (C.A. Man.); Mercantile and General Inventions v. Leh- wess, [1935] A.C. 346.
AVOCATS:
Randolph B. McNicol et Louise A. Lamb pour le requérant.
David G. Frayer, c.r. et Harold Sandell pour l'intimé.
PROCUREURS:
Fillmore & Riley, Winnipeg, pour le requé-
rant.
Le sous-procureur général du Canada pour
l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs
du jugement rendus par
LE JUGE STONE:
NOTE DE L'ARRÊTISTE
L'arrêtiste a choisi de laisser de côté les qua- torze premières pages du présent jugement. Il s'agit en l'espèce d'une demande fondée sur l'article 28 visant l'examen et l'annulation de la décision par laquelle le Commissaire de la Gen- darmerie royale du Canada a renvoyé un gen darme pour «inaptitude». Ce dernier avait été reconnu coupable par la Cour provinciale de voies de fait et d'intimidation, en violation du Code criminel. Le commandant divisionnaire n'a toutefois pas invoqué ces condamnations, mais a plutôt suivi les procédures prescrites par le Com- missaire pour les cas de genre. Le principal grief du requérant était que les faits qu'on lui reprochait reposaient entièrement sur une preuve documentaire constituée en grande partie de dépositions faites par des personnes non asser- mentées. Par conséquent, le requérant allègue qu'on ne lui a pas donné l'occasion de procéder à un contre-interrogatoire et que les principes de justice naturelle ont été violés. La commission de licenciement et de rétrogradation a repoussé cette objection en affirmant que sa procédure était régie par l'ordre permanent du Commissaire qui n'exigeait pas l'assignation de témoins et leur contre-interrogatoire. La Commission a recom- mandé /e renvoi du requérant. Une Commission de révision a confirmé cette décision et le Com- missaire a rejeté l'appel dont il a été saisi. Il ressort de la lecture de la décision de la Commis sion que la preuve contradictoire sur laquelle reposaient ses conclusions et sa recommanda- tion l'a troublée.
Examinons maintenant le bien-fondé de la demande. Huit motifs de contestation ont été invo- qués contre la décision du Commissaire, dont sept portaient sur des violations des droits enchâssés dans la Charte [Charte canadienne des droits et libertés qui constitue la Partie I de la Loi constitu- tionnelle de 1982, annexe B, Lob-de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] et dans la Décla- ration canadienne des droits [S.R.C. 1970, Appen- dice III], et sur la violation des principes de justice naturelle reconnus par la commom law. Les arti cles 7 et 11 de la Charte portent:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
11. Tout inculpé a le droit:
a) d'être informé sans délai anormal de l'infraction précise qu'on lui reproche;
b) d'être jugé dans un délai raisonnable;
c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui-même dans toute poursuite intentée contre lui pour _l'infraction qu'on lui reproche;
d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupa- ble, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;
e) de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable;
J) sauf s'il s'agit d'une infraction relevant de la justice militaire, de bénéficier d'un procès avec jury lorsque la peine maximale prévue pour l'infraction dont il est accusé est un emprisonnement de cinq ans ou une peine plus grave;
g) de ne pas être déclaré coupable en raison d'une action ou d'une omission qui, au moment elle est survenue, ne constituait pas une infraction d'après le droit interne du Canada ou le droit international et n'avait pas de caractère criminel d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations;
h) d'une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d'autre, part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l'infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l'infraction et celui de la sentence.
Les alinéas la) et 2d) et e) de la Déclaration canadienne des droits prévoient:
1. Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe:
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob- stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
d) autorisant une cour, un tribunal, une commission, un office, un conseil ou une autre autorité à contraindre une personne à témoigner si on lui refuse le secours d'un avocat, la protection contre son propre témoignage ou l'exercice de toute garantie d'ordre constitutionnel;
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;
Le requérant insiste en particulier sur ses deuxième et troisième motifs de contestation qu'il peut être commode de rappeler à ce stade:
[TRADUCTION]
2. Étant donné que toute la preuve présentée contre le requé- rant a été déposée par écrit et que son accusateur n'a assigné aucun témoin, la procédure suivie devant la com mission de licenciement et de rétrogradation était contraire aux articles 7 et 11 de la Charte, à la Déclaration des droits, et aux principes de justice naturelle.
3. Étant donné qu'on a refusé de donner au requérant la possibilité de contre-interroger les auteurs de plusieurs dépositions contenues dans la preuve documentaire dépo- sée contre lui, la procédure suivie devant la commission était contraire aux articles 7 et 11 de la Charte, aux alinéas la) et 2e) de la Déclaration des droits, et aux principes de justice naturelle.
Il soutient que, même indépendamment de la Charte et de la Déclaration canadienne des droits, il a été privé de l'exercice d'un droit conféré par les principes de justice naturelle. Il prétend principale- ment qu'il n'a pas eu droit à une audition juste parce que l'ensemble de la preuve déposée contre lui et invoquée par la Commission était constitué de documents et, en particulier, qu'on l'a privé de la possibilité de contre-interroger les auteurs des dépositions qui n'avaient pas été faites sous ser- ment et qui, dans deux cas, n'étaient pas signées. Il n'y aura évidemment pas lieu d'approfondir les arguments fondés sur les violations alléguées de la Charte ou de la Déclaration canadienne des droits si je devais en fait conclure que la Commission a privé le requérant d'un droit de common law reconnu par les principes de justice naturelle.
Le Commissaire n'a pas lui-même présidé l'au- dition tenue devant la Commission. Comme ce fut le cas devant la Commission de révision, l'appel dont il a été saisi reposait sur le dossier produit par la commission de licenciement et de rétrograda- tion. Il n'a pas tenu une audition de novo. Il a cependant pu conclure que [TRADUCTION] «ces procédures ont été conduites de la manière appro- priée tout au long de l'enquête et à tous les niveaux de l'action administrative interne». Si, par consé- quent, la commission de licenciement et de rétro- gradation a commis une erreur de droit en privant le requérant de l'exercice d'un droit enchâssé dans la Charte, dans la Déclaration canadienne des droits ou prévu par la common law en ce qui concerne un des aspects de l'audition, il est évident que la décision du Commissaire est entachée par cette erreur et qu'elle est susceptible d'examen et d'annulation par cette Cour.
La Commission a-t-elle violé les principes de justice naturelle comme le prétend le requérant dans ses deuxième et troisième motifs de contesta- tion? La Commission n'est pas une cour de justice. Il n'est pas nécessaire que ses procédures soient les mêmes que celles régissant les actions civiles ou pénales intentées devant des cours de justice. Cependant, elle a été investie du pouvoir et char gée de se prononcer sur des questions de fait et de droit aux fins de savoir si le requérant a été impliqué dans la perpétration d'infractions, de déterminer la gravité de ces infractions et les circonstances de leur perpétration. Son rôle de juge des faits était capital. L'intimé soutient que, en fait, la commission de licenciement et de rétro- gradation s'est «conformée aux principes» en sui- vant fidèlement les procédures énoncées au Bulle tin. C'est pourquoi, affirme-t-il, le requérant ne peut se plaindre. Le Bulletin n'exige pas expressé- ment que les auteurs de dépositions soient présents à l'audition, pas plus qu'il n'accorde expressément au requérant la possibilité de les contre-interroger. Il existe des textes confirmant la position de l'in- timé. Ainsi, dans Halsbury, éd., vol. 1, par. 76, à la page 94, l'auteur affirme:
[TRADUCTION] ... la justice naturelle n'exige pas nécessaire- ment qu'une personne qui a présenté une preuve pertinente par écrit ou ex parte soit contre-interrogée, à condition que cette preuve soit divulguée et qu'une occasion raisonnable d'y répon- dre soit donnée.
Le juge Duff s'est prononcé dans le même sens alors qu'il siégeait comme membre du Comité
judiciaire du Conseil privé au sujet d'un appel d'une décision de la Cour d'appel de la Colombie- Britannique Wilson v. Esquimalt and Nanaimo Railway Company, [ 1922] 1 A.C. 202, aux pages 212 et 213. Dans cette affaire toutefois, le lieute- nant-gouverneur de la Colombie-Britannique était obligé de rendre sa décision en se fondant sur une «preuve raisonnable», mais la tenue d'une audience n'était pas nécessaire. Ce n'est pas le cas en l'espèce.
Les rédacteurs de Wigmore on Evidence, (Chad- bourne Rev. 1974) vol. 5 à la page 32, par. 1367, ont décrit le rôle du contre-interrogatoire comme un [TRADUCTION] «élément essentiel du droit» et comme «le meilleur mécanisme juridique qu'on ait jamais imaginé pour découvrir la vérité». On a fait remarquer que même s'il peut arriver, au cours de l'interrogatoire principal, qu'un témoin qui ment ne le laisse pas paraître, il n'en demeure pas moins que [TRADUCTION] «par un contre-interrogatoire habile, il est possible de montrer qu'il n'est pas digne de foi, qu'il a un motif quelconque ou un parti pris qui enlève toute valeur à son témoi- gnage» (le juge d'appel McPhillips dans l'arrêt Rex v. Simmons and Greenwood, [1923] 3 W.L.R. 749 (C.A.C.-B.), à la page 751); que le contre- interrogatoire est [TRADUCTION] «un moyen de défense efficace et souvent le seul qui existe>» (le juge d'appel Dennistoun dans l'arrêt Rex v. Anderson, [1938] 3 D.L.R. 317 (C.A. Man.), à la page 319); et que c'est [TRADUCTION] «un moyen efficace et valable pour vérifier la crédibilité d'un témoin et l'exactitude et l'intégralité de sa version des faits» (le maître des rôles lord Hanworth dans l'arrêt Mercantile and General Inventions v. Leh- wess, [1935] A.C. 346, la page 359 tel qu'il a été cité par le vicomte Sankey, L.C.).
Lorsque la Commission municipale de l'Ontario a refusé à une partie la possibilité de contre-inter- roger un représentant d'un ministre de la Cou- ronne au sujet d'une lettre écrite par le Ministre et invoquée par la Commission, la Cour suprême du Canada a annulé sa décision parce qu'elle violait un droit statutaire ainsi qu'un droit de common law enchâssé dans les principes de justice natu- relle. Dans cette affaire, Innisfil (Municipalité du canton) c. Municipalité du canton de Vespra et autres, [1981] 2 R.C.S. 145, le juge Estey a dit (aux pages 166 et 167):
C'est dans le cadre d'un processus de droit statutaire qu'il faut signaler que le contre-interrogatoire constitue un élément
essentiel du caractère contradictoire qui s'attache à notre sys- tème juridique, notamment, dans bien des cas, devant certains tribunaux administratifs depuis les origines. En réalité, le sys- tème contradictoire, fondé sur le contre-interrogatoire et le droit de réfuter la preuve apportée par la partie adverse, au civil et au criminel, est la structure procédurale autour de laquelle la common law elle-même s'est édifiée. Cela ne signifie pas que, parce que notre système judiciaire se fonde sur ces traditions et ces procédures, il faille que les tribunaux adminis- tratifs appliquent les mêmes techniques. En réalité, de nom- breux tribunaux dans la société contemporaine n'empruntent pas la voie traditionnelle du système contradictoire. D'autre part, quand les droits d'une personne sont en jeu et que la loi lui accorde le droit à une audition complète, dont celle de la démonstration de ses droits, on s'attendrait à trouver dans la loi la négation catégorique du droit de cette personne de réfuter, par contre-interrogatoire, la preuve apportée contre elle.
Dans l'arrêt Cheung c. Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1981] 2 C.F. 764; (1981), 36 N.R. 563 (C.A.), la Cour a annulé la décision par laquelle un arbitre nommé en vertu des disposi tions de la Loi sur l'immigration de 1976 [S.C. 1976-77, chap. 52] avait refusé de permettre au requérant de contre-interroger l'auteur d'une déclaration statutaire déposée en preuve contre lui. Le juge en chef Thurlow la page 768 C.F.; à la page 567 N.R.) a considéré que l'arbitre avait «commis une erreur de droit» alors que le juge Heald la page 770 C.F.; à la page 569 N.R.) a jugé qu'il était «essentiel de donner à l'avocat du requérant la possibilité de soumettre (les déposi- tions) à l'épreuve» du contre-interrogatoire. Le juge Urie a dit pour sa part la page 772 C.F.; à la page 570 N.R.):
Il est vrai que, dans les enquêtes, les règles de preuve applicables dans les procès judiciaires ne sont pas suivies avec la même rigueur, et que, conformément à la Loi, un arbitre a le droit de fonder sa décision sur des preuves qu'il estime dignes de foi, mais il doit exercer la plus grande circonspection dans l'appréciation des témoignages tel celui qui a été rendu au cours de cette enquête. Il en est ainsi parce que ce témoignage vise à établir les éléments sans lesquels on ne saurait prouver que la personne en cause a violé certaines dispositions de la Loi ou du Règlement. Il n'est pas souhaitable, et il n'est peut-être pas possible de formuler des règles applicables dans tous les cas. Cependant, l'arbitre doit se poser pour principe premier de s'assurer qu'il fonde sa décision sur la preuve la plus convain- cante eu égard aux faits de la cause, ce qui requiert normale- ment, et si possible, des dépositions faites de vive voix pour faire la preuve des éléments constitutifs de l'infraction. C'est seule- ment lorsqu'il n'est pas possible de produire la preuve qui s'impose comme la meilleure qu'on peut recourir à autre chose. Suivant les circonstances de chaque espèce, l'arbitre décidera quelle preuve il admet et quelle valeur probante il lui accorde.
Comme je l'ai déjà souligné, la responsabilité de la Commission était particulièrement lourde. Elle devait déterminer si le requérant était coupable des accusations portées par son commandant divi- sionnaire et s'il y avait lieu de recommander son renvoi de la G.R.C. Cependant, avant de faire toute recommandation, elle devait d'abord décou- vrir, dans la mesure du possible, ce qui s'était passé les 10 et 11 juin 1982 et déterminer en même temps quelle preuve elle devait admettre ou reje- ter. Cette tâche n'est pas facile même dans les circonstances les plus favorables lorsque tous les éléments de preuve font tendre à la même conclu sion et que la question de la crédibilité n'est pas soulevée, et il s'agit d'une tâche extrêmement diffi- cile, à mon avis, lorsque plusieurs des éléments de preuve, comme c'était le cas en l'espèce, sont incompatibles et contradictoires. C'est pourquoi le juge des faits doit faire preuve d'une prudence particulière de peur qu'une décision erronée soit rendue. Il devrait, si son mandat l'autorise à le faire et dans la mesure du possible, prendre tous les moyens qui sont à sa disposition pour dissiper la confusion sur les points essentiels de la preuve. Cela devrait, à mon avis, inclure l'assignation des témoins dont les dépositions sont incompatibles ou contradictoires.
La Commission s'est dite d'avis que les procédu- res prévues au Bulletin s'appliquaient, que la plainte du requérant portait essentiellement sur ces procédures et, en fait, que la Commission ne pou- vait rien faire à leur sujet. La Commission a statué que [TRADUCTION] «En fin de compte, .. . le AM-53 constitue la source de droit dans ces procé- dures, et ... la Commission se sent obligée de s'y conformer». Sauf erreur, compte tenu des problè- mes relatifs à la preuve documentaire auxquels elle devait faire face, la Commission était aussi obligée d'examiner minutieusement ses règles de procé- dure afin de déterminer si, en fait, elle n'était pas habilitée à prendre des dispositions pour assurer la présence des témoins absents et les soumettre au contre-interrogatoire. La lecture du Bulletin m'a convaincu qu'elle détenait un tel pouvoir. Les avo- cats se sont dits d'accord avec cette opinion. Le paragraphe 12.a.3. autorise la Commission à com- bler les lacunes de ses règles de procédure et le paragraphe 11.e. lui donne le pouvoir de demander que «d'autres précisions soient apportées» aux élé- ments de preuve contenus dans un document.
Étant donné que toutes les dépositions n'avaient pas été faites sous serment et que dans deux cas, elles n'étaient pas signées, quelle meilleure manière pour y apporter des précisions que de demander que leurs auteurs témoignent et soient contre-interrogés. L'existence de ce pouvoir semble confirmée par le commentaire qu'on trouve au paragraphe 13.b.5. des Règles de procédure (Explication) et dont voici un extrait:
13.b....
5. En outre, si la Commission a demandé certains témoins, ces derniers seront également exclus. La Commission informera le membre et le représentant de la Gendarmerie de la raison pour laquelle elle requiert la présence de certains témoins et du moment elle entendra son (ses) témoin(s) au cours des procédures.
NOTA: Si la Commission a appelé un témoin, c'est à elle de l'interroger, puis elle doit ensuite permettre aux deux représentants de le contre-interroger. Le représentant de la Gendarmerie sera le premier à contre-interroger et le représentant du membre sera le deuxième.
Si les témoins absents avaient témoigné de vive voix et avaient été contre-interrogés, cela aurait permis à la Commission, pour reprendre les termes du commentaire contenu au paragraphe 8.d. des Règles de procédure (Explication), de connaître «toutes les circontances qui entourent l'incident et de prendre une décision judicieuse». La Commis sion elle-même semble reconnaître au contre-inter- rogatoire sa juste valeur et sa véritable importance car on trouve le commentaire suivant au paragra- phe 11.f. desdites Règles:
Celui qui interroge jouit d'une grande latitude lors du contre- interrogatoire et peu de restrictions lui sont imposées quant aux questions et quant à la façon d'interroger. Toute question qui porte sur des points fondamentaux ou qui contribue à la crédibilité d'un témoin doit être admise ... La Commission peut ... limiter le contre-interrogatoire aux questions raisonna- blement requises pour la révélation complète et juste des faits sur lesquels des éléments de preuve ont été fournis ...
L'intimé soutient que si le requérant l'avait voulu, il aurait pu protéger ses droits en citant ces témoins de son propre chef avec l'autorisation de la Commission. À mon avis, cet argument n'améliore pas la position de l'intimé. Je ne considère certai- nement pas cette manière d'agir comme un substi- tut adéquat au contre-interrogatoire. Elle aurait plutôt fait pencher l'équilibre des avantages et des inconvénients encore plus en faveur du comman dant divisionnaire qui aurait ainsi obtenu, sans l'avoir demandé, l'occasion, refusée au requérant,
de contre-interroger des témoins qui, pour l'essen- tiel, étaient les siens. À mon avis, compte tenu des circonstances de l'espèce la preuve invoquée par la Commission était, selon ses propres termes, [TRADUCTION] «incompatible et contradictoire sous plusieurs aspects», la Commission a commis une erreur en omettant de faire ce qu'elle était clairement habilitée à faire, c'est-à-dire citer les auteurs des dépositions à l'audience pour qu'ils y témoignent en personne et soient contre-interrogés. Plusieurs de ces témoins étaient membres de la G.R.C. et on aurait pu leur ordonner de se présen- ter à l'audience. Bien que la Commission ne pou- vait exercer aucun pouvoir sur les témoins civils, elle aurait prendre toutes les mesures raisonna- bles pour assurer leur présence. Dans ces circons- tances, le fait pour la Commission d'avoir fondé ses conclusions quant aux faits et à la crédibilité sur des preuves incompatibles et contradictoires et d'avoir recommandé le renvoi à partir desdites conclusions, contrevenait aux principes de justice naturelle. Le requérant aurait avoir la possibi- lité de présenter une défense complète s'il en avait une. Sous cet aspect, l'audience dérogeait à l'équité la plus élémentaire. On aurait lui donner l'occasion de vérifier la preuve. Si la Com mission l'avait fait, elle aurait été plus en mesure de se prononcer sur l'affaire à partir de la meil- leure preuve disponible.
Ayant conclu que les principes de justice natu- relle ont été violés, il devient inutile d'examiner les autres arguments du requérant, notamment ceux fondés sur la Charte et sur la Déclaration cana- dienne des droits.
Par ces motifs, j'annulerais la décision du Com- missaire datée du 5 décembre 1983 et je lui renver- rais l'affaire étant d'abord entendu qu'un nouvel examen de l'affaire sera effectué par une commis sion de licenciement et de rétrogradation dont la composition sera différente et, en outre, que le nouvel examen sera effectué en conformité avec les principes de justice naturelle et d'une manière non incompatible avec les motifs de jugement.
LE JUGE URIE: Je souscris à ces motifs. LE JUGE HEALD: J'y souscris également.
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