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T-167-80
Baxter Travenol Laboratories of Canada, Limited; Travenol Laboratories, Inc. et Baxter Travenol Laboratories, Inc. (demanderesses)
C.
Cutter (Canada), Ltd. (défenderesse)
Division de première instance, juge Dubé— Ottawa, 15, 16, 17 et 26 octobre 1984.
Pratique Outrage au tribunal Dans un jugement en date du 11 décembre 1980, la Cour a statué que le brevet des demanderesses avait été contrefait, a interdit à la défenderesse de fabriquer ou de vendre des poches pour le sang et lui a ordonné de détruire ou de remettre les biens contrefaits Le jugement formel a été inscrit le 18 décembre 1980 Dans l'intervalle, la défenderesse a vendu ses stocks La Division de première instance et la Cour d'appel ont statué que la défenderesse n'avait pas violé le jugement rendu La Cour suprême du Canada a statué que même si les actes reprochés ne constituaient pas une violation de l'injonction, ils pouvaient constituer un outrage au tribunal L'affaire a été renvoyée devant cette Cour afin qu'elle détermine si la partie était au courant de l'interdiction contenue dans le jugement du 11 décembre et si elle a désobéi à ce jugement La mens rea n'est pas requise pour prouver l'outrage au tribunal Le mandat donné à la Cour par la Cour suprême du Canada n'exige pas qu'elle tienne compte de la bonne foi Les personnes morales sont responsables des actes de leurs prépo- sés lorsqu'ils enfreignent, dans l'exécution de leurs fonctions, une ordonnance judiciaire La défenderesse est coupable d'outrage au tribunal Imposition d'une amende et dépens Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règles 337(2), 355(2).
Pratique Frais et dépens Outrage au tribunal Aucun avantage matériel pour les demanderesses Procédu- res intentées pour assurer la bonne administration de la justice Dépens accordés comme entre avocat et client.
Une ordonnance a enjoint à la défenderesse d'exposer les motifs pour lesquels elle ne devrait pas être condamnée pour outrage au tribunal. Les motifs écrits du jugement statuant que le brevet des demanderesses avait été contrefait ont été rendus le 11 décembre 1980. Ce jugement interdisait à la défenderesse de fabriquer, de vendre ou de distribuer des poches multiples pour le sang et lui ordonnait de détruire ou de remettre tous les biens contrefaits. La minute du jugement a été arrêtée et inscrite le 18 décembre 1980. Entre le 11 et le 18 décembre, la défenderesse s'est départie des biens en les vendant ou par d'autres moyens. Lors de l'audition d'une première ordonnance de justification, la Division de première instance a statué, sur une exception préliminaire, que la défenderesse n'avait pas violé le jugement qui n'avait été prononcé que le 18 décembre; cette décision a été par la suite confirmée par la Cour d'appel. En appel de cette décision, la Cour suprême du Canada s'est dite d'avis que même si les actes reprochés ne constituaient pas une violation de l'injonction, ils pouvaient quand même constituer un outrage au tribunal. La Cour a accueilli le pourvoi et a
renvoyé l'affaire devant la présente Cour pour qu'elle rende une décision sur le fond. Sur présentation d'une requête afin d'obte- nir des directives, il a été décidé que les faits à établir étaient 1) que la défenderesse connaissait les interdictions contenues dans le jugement du 11 décembre et 2) qu'elle a désobéi à l'une de ces interdictions.
Jugement: la défenderesse est coupable d'outrage au tribunal et condamnée à une amende de 100 000 $, aux dépens entre parties et aux dépens des demanderesses calculés comme entre avocat et client.
La preuve a établi hors de tout doute raisonnable que la défenderesse était au courant de l'existence des interdictions contenues dans les motifs de jugement du 11 décembre et qu'elle a violé ces interdictions en omettant de détruire ou de remettre les biens.
La défenderesse a fait valoir qu'étant donné que son avocat n'avait pas une «intention coupable», il ne devrait pas être déclaré coupable d'outrage au tribunal. La défenderesse s'est appuyée sur la décision Koffler Stores Ltd. c. Turner, [1971] C.F. 145; 2 C.P.R. (2d) 221 (1'» inst.), dans laquelle le juge a refusé de «punir les défendeurs pour avoir, de bonne foi, donné à une ordonnance de cette Cour une interprétation peut-être fausse mais non déraisonnable». Dans leur ouvrage intitulé Law of Contempt, Borrie et Lowe affirment toutefois «[qu']il n'est pas nécessaire de démontrer que le défendeur ... a l'intention de gêner l'administration de la justice.»
Suivant le mandat donné par la Cour suprême du Canada, ni la bonne foi de la défenderesse ni sa mauvaise interprétation du droit ne doivent être pris en compte. La Cour suprême était au courant de l'interprétation juridique donnée par la défenderesse à la désobéissance au jugement du 11 décembre, mais elle n'a pas tenu compte de cet élément dans ses directives à la présente Cour.
La défenderesse soutient qu'elle ne devrait pas être déclarée coupable à cause des erreurs de ses mandataires légaux étant donné que le mandat est un concept civil et que les présentes procédures sont du moins de nature quasi criminelle. Dans les affaires civiles d'outrage au tribunal, la responsabilité des personnes morales repose sur le principe de la responsabilité du fait d'autrui. Les personnes morales sont responsables des actes de leurs préposés lorsque ceux-ci enfreignent, dans l'exécution de leurs fonctions, une ordonnance judiciaire. Une compagnie ne peut opposer comme moyen de défense que ses représentants ignoraient les modalités d'une ordonnance ou qu'ils ne se sont pas rendus compte qu'ils violaient l'ordonnance.
La Règle 355(2) prévoit que la peine pour outrage au tribunal est une amende ou l'emprisonnement. Il y a eu entrave à la bonne administration de la justice. L'intérêt public com- mande de sauvegarder l'autorité de la justice, de sorte que le châtiment doit être suffisamment sévère pour correspondre à la gravité de l'infraction. Une amende s'élevant à 10 pour cent de la valeur des biens non remis serait assez élevée pour rendre compte de la sévérité de la loi et suffisamment modérée pour démontrer la clémence de la justice.
Les demanderesses ont droit à leur dépens calculés comme entre avocat et client. Il est normal qu'elles n'aient pas à supporter les dépens de ces procédures qu'elles ont intenter pour assurer la bonne administration de la justice et dont elles ne pourront tirer aucun avantage personnel.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Knight v. Clifton, [1971] Ch. 700; [1971] 2 All ER 378 (C.A.); Stancomb v. Trowbridge Urban Council, [1910] 2 Ch. 190; Re Mileage Conference Group of the Tyre Manufacturers' Conference, Ltd.'s, Agreement, [1966] 2 All E.R. 849 (R.P.C.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Koffler Stores Ltd. c. Turner, [1971] C.F. 145; 2 C.P.R. (2d) 221 (1" inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Giles (C H) & Co Ltd v Morris, [1972] 1 All ER 960 (Ch. D.); In Re Rossminster Ltd and Tucker (1980) Times, 23 mai; Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No 2) (1974), 48 D.L.R. (3d) 641 (H.C. Ont.); (1975), 65 D.L.R. (3d) 231 (C.A. Ont.); Re Gaglardi (1960), 27 D.L.R. (2d) 281 (C.A.C.-B.); Heaton Transport (St. Helens) Ltd. v. Transport and General Workers' Union, [1973] A.C. 15; [1972] 2 All ER 1214 (H.L.); Z Ltd. v. A-Z and AA -LL, [1982] Q.B. 558; [1982] 1 All ER 556 (C.A.); In Re Garage Equipment Association's Agreement (1964), 4 R.P. 491 (R.P.C.); Re Galvanized Tank Manufacturers' Association's Agreement, [1965] 2 All E.R. 1003 (R.P.C.).
AVOCATS:
Alan J. Lenczner, c.r. et Colleen E. R. Spring pour les demanderesses.
Gordon F. Henderson, c.r. et George Fisk pour la défenderesse.
PROCUREURS:
McCarthy & McCarthy, Toronto, pour les demanderesses.
Gowling & Henderson, Ottawa, pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE Dust: La défenderesse a comparu devant la Cour, à Ottawa, les 15, 16 et 17 octobre 1984, conformément à deux ordonnances lui enjoi- gnant d'exposer les motifs pour lesquels elle ne devrait pas être condamnée pour outrage au tribu nal pour avoir agi de façon à gêner la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l'autorité ou à la dignité de la Cour relativement aux motifs du jugement prononcés par le juge
Gibson le 11 décembre 1980 [(1980), 52 C.P.R. (2d) 163 (C.F. 1 inst.)] (lesquels ont été suivis par une injonction prononcée le 18 décembre 1980).
C'est moi qui ai accordé la première ordonnance de justification le 12 janvier 1981. La deuxième ordonnance est beaucoup plus récente et a été prononcée par le juge Strayer le 16 juillet 1984. Ces ordonnances ont, chacune de leur côté, suivi un chemin procédural tortueux qui a abouti au présent procès pour outrage. Il est nécessaire, pour bien comprendre les motifs du présent jugement, de donner un bref aperçu général des faits et des procédures antérieures.
1. Historique du litige.
En novembre 1980, le juge Gibson a entendu l'action en contrefaçon de brevet mettant en cause les demanderesses («Baxter») et la défenderesse («Cutter»). Il a rendu les motifs écrits de sa déci- sion le 11 décembre 1980 et a déclaré que le brevet était valide et qu'il avait été contrefait. En conclu sion des motifs de son jugement la page 172], le juge Gibson a déclaré que «Baxter obtient gain de cause contre Cutter et le présent jugement déclare et ordonne ce qui suit». Suivent sept paragraphes dans lesquels, notamment, il est interdit à Cutter «de fabriquer, d'offrir en vente, de vendre ou de distribuer des poches multiples pour le sang» et il est ordonné à Cutter «de détruire ou de remettre» aux demanderesses tous les biens contrefaits qui sont en sa «possession, sous sa garde ou son con- trôle». Au dernier paragraphe, le juge Gibson demande aux avocats de «préparer, dans les deux langues officielles, un jugement approprié pour donner effet aux conclusions qui précèdent» et déclare que les parties «peuvent demander que jugement soit prononcé en conformité avec la règle 337(2)b)». La minute du jugement a été arrêtée et inscrite le 18 décembre 1980.
Les actes qui auraient été posés au cours de la période allant du 11 au 18 décembre 1980 font l'objet des deux ordonnances de justification et de la présente audition.
Le 12 janvier 1981, j'ai rendu à la demande de Baxter une ordonnance ex parte enjoignant à Cutter d'expliquer pourquoi elle ne devait pas être condamnée pour outrage au tribunal pour avoir défié l'injonction prononcée le 11 décembre 1980
en vendant des sacs de sang et en négligeant de les détruire sur-le-champ ou de les remettre aux demanderesses. Le 3 février 1981, le juge Catta- nach a statué, sur une exception préliminaire sou- levée par Cutter, que les actes reprochés ne pou- vaient constituer une violation du jugement du juge Gibson, car ce jugement n'avait pas été pro- noncé le 11, mais bien le 18 décembre 1980. La Cour d'appel fédérale a confirmé ce jugement.
Cette décision a été portée en appel devant la Cour suprême du Canada. Dans son jugement du 3 novembre 1983 [[1983] 2 R.C.S. 388], la Cour suprême s'est dite d'avis que même si les actes reprochés ne constituaient pas une violation de l'injonction prononcée par le juge Gibson, ils pou- vaient quand même constituer un outrage au tribu nal. La Cour a accueilli le pourvoi et a renvoyé l'affaire devant la présente Cour pour qu'elle rende une décision sur le fond.
Entre-temps, Baxter a obtenu du juge Strayer le 16 juillet 1984 une ordonnance de justification ex parte. Le but de cette deuxième ordonnance de justification était de clarifier le fondement sur lequel les preuves devaient être produites à l'au- dience relative à la première ordonnance de justifi cation. Cutter a formé un appel contre cette ordon- nance. La Cour d'appel fédérale a rejeté l'appel le 12 octobre 1984 et l'instruction de la deuxième ordonnance de justification a été fixée à la même date que celle de la première ordonnance, savoir, le 15 octobre 1984.
2. Les faits à établir.
J'en reviens au jugement' de la Cour suprême du Canada pour me guider dans ma décision de la présente affaire. Le juge Dickson (alors juge puîné), qui s'exprimait au nom de la Cour, s'est dit d'accord avec Cutter qu'il ne pouvait y avoir déso- béissance à l'injonction avant le 18 décembre 1980, date à laquelle le jugement du juge Gibson est devenu exécutoire conformément à la Règle 337 de la Cour fédérale [Règles de la Cour fédé- rale, C.R.C., chap. 663]. II a d'autre part affirmé la page 396 R.C.S.; à la page 7 C.P.R.) que «L'outrage relatif à des injonctions a toujours été de portée plus générale que la violation réelle
' Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. et autres c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388; 75 C.P.R. (2d) 1.
d'une injonction». En l'espèce, le juge a conclu que la conduite de Cutter pouvait constituer un outrage au tribunal parce qu'elle «tend à entraver le cours de la justice», et ce, même s'il ne s'agissait pas formellement de la violation d'une injonction. Il en est venu à la conclusion suivante, à la page 398 R.C.S.; aux pages 8 et 9 C.P.R.:
Je conclus donc qu'il peut y avoir eu, en droit, entre le 11 décembre et le 18 décembre 1980, outrage au tribunal parce qu'on a agi de façon à gêner la bonne administration de la justice ou à porter atteinte à l'autorité ou à la dignité de la Cour (règle 355). Cela serait visé par l'alinéa b) de l'ordon- nance de justification. Puisque la question a été soulevée à titre d'exception préliminaire, il n'y a jamais eu de constatation de fait que Cutter ou Maxwell, ou les deux, ont, en toute connais- sance de leur existence, désobéi aux interdictions contenues dans les motifs de jugement rendus par le juge Gibson le 11 décembre. Il n'appartient pas à cette Cour de se prononcer sur ce point; il faudrait reprendre l'audience de la Division de première instance de la Cour fédérale.
L'alinéa b) de l'ordonnance de justification que j'ai rendue et que cite le juge Dickson la page 392 R.C.S.; à la page 4 C.P.R.] porte:
b) Agi de façon à gêner la bonne administration de la justice, ou à porter atteinte à l'autorité ou à la dignité de la Cour en concluant, après le début du présent procès, une entente hors du cours ordinaire du commerce, en vertu de laquelle des poches multiples pour le sang et ses dérivés, munies de clapets, comme ceux que l'on trouve dans les modèles produits sous les cotes P-8 et P-8A au cours du présent procès, ont été transférées à la Croix-Rouge canadienne, contrairement aux observations faites, au début du présent procès, à l'avocat des demanderesses à titre d'officier de la Cour et en vue d'entraver le processus judiciaire et à rendre futile toute injonction ou ordonnance devant être rendue par la Cour.
Une fois que la décision de la Cour suprême du Canada a été rendue, Cutter a demandé une ordonnance pour casser l'ordonnance de justifica tion et subsidiairement pour obtenir des précisions sur l'accusation pour laquelle elle était tenue de se justifier. Le juge Cattanach, qui a entendu la requête, a rejeté la première partie de la demande mais a accepté de donner des précisions. Le savant juge a déclaré à la page 6 que «les faits qui doivent être établis» sont:
1) que Cutter et Maxwell connaissaient les interdictions énon- cées dans les motifs de jugement prononcés par le juge Gibson le 11 décembre 1980;
2) qu'il y eu violation des interdictions qui y étaient énoncées.
Les deux ordonnances de justification s'adres- sent notamment à Thomas Maxwell, tant à titre personnel qu'en sa qualité de président-directeur
général de la défenderesse. Les parties sont conve- nues, peu de temps après le commencement de l'audition, d'abandonner l'accusation portée contre M. Maxwell afin de lui permettre de témoigner sans s'incriminer. La Cour a accédé à cette demande et Thomas Maxwell a été appelé à témoi- gner comme premier témoin de Baxter.
3. Connaissance des interdictions.
La preuve administrée à l'audience indique clai- rement que Cutter connaissait, par l'entremise de ses avocats et de ses cadres supérieurs, l'existence des motifs du jugement du juge Gibson. L'avocat James D. Kokonis du cabinet Smart & Biggar d'Ottawa, qui a représenté Cutter dans toutes les procédures dans la présente affaire, a été appelé à témoigner pour le compte de Cutter. Il a déclaré qu'il avait lu les motifs du juge Gibson dès leur prononcé et qu'il avait téléphoné aux bureaux de Cutter Lab. Inc. de Berkeley, en Californie, la société-mère américaine (qui avait retenu les servi ces de son cabinet en premier lieu) et qu'il avait mis l'avocat du contentieux de cette société, lui- même un avocat de brevets, au courant de tous les points importants du jugement. M. Kokonis a con- seillé à la société américaine de se départir de tous les biens contrefaits qui étaient en la possession de Cutter au Canada, vu qu'une injonction devait être prononcée le 18 décembre 1980.
M. Kokonis a également communiqué avec Thomas Maxwell, l'a informé de l'issue du procès et lui a dit qu'il disposait de quelques jours seule- ment pour se défaire des poches contrefaites. M. Kokonis a également discuté de la chose avec son associé, Nicholas H. Fyfe, et lui a demandé d'insis- ter auprès de Maxwell pour que celui-ci obtienne l'avis d'un avocat albertain et se procure les docu ments nécessaires pour réaliser la transmission juridique des poches de sang. Le siège social de Cutter est situé à Calgary (Alberta).
M. Kokonis n'estime pas avoir porté atteinte à la dignité de la Cour. Il est d'avis que le juge Gibson avait délibérément laissé «une porte ouverte», pour que la défenderesse puisse disposer des biens con- trefaits avant le prononcé formel de l'ordonnance. M. Kokonis est un avocat de brevets expérimenté; il a été président de l'Institut des brevets du Canda et a plaidé en matière de brevets au cours des vingt
dernières années devant la Cour de l'Échiquier et la Cour fédérale du Canada.
Au cours du contre-interrogatoire serré auquel l'avocat de Baxter l'a soumis, M. Kokonis a conti- nué à soutenir qu'en vertu de la Règle 337 de la Cour fédérale, les motifs de jugement ne consti tuent pas un jugement formel et qu'ils ne prennent effet qu'à la date du prononcé du jugement formel. C'est la raison pour laquelle il s'est cru justifié de conseiller à son client de vider ses entrepôts de tous les biens contrefaits avant le 18 décembre 1980.
À l'appui de son argument, il se réfère à la décision du juge Cattanach et à celles des trois juges de la Cour d'appel fédérale qui ont tous statué que le prononcé des motifs de jugement ne constituent pas une injonction formelle.
Thomas Maxwell n'a jamais effectivement lu les motifs du jugement mais reconnaît que M. Koko- nis lui a téléphoné vers le 11 décembre 1980 pour l'informer qu'il n'avait pas obtenu gain de cause à son procès et pour lui conseiller de liquider ses stocks aussi vite que possible. M. Fyfe lui a dit, quatre ou cinq jours avant le 18 décembre 1980, de faire sortir les stocks en infraction avant le 18 décembre 1980. Il est évident que Thomas Max- well était au courant des litiges en cours et qu'il savait que Baxter cherchait à obtenir une injonction.
4. La désobéissance aux interdictions.
Il ressort de la preuve, tant documentaire qu'o- rale, que Cutter n'a pas détruit les poches pour le sang et ne les a pas remises aux demanderesses mais qu'elle a pris des mesures pour s'en départir très rapidement et très efficacement entre le 11 et le 18 décembre 1980.
Les pièces P-lA, P-3, P-6A, P-7A, P-8A et P-9 sont des factures de Cutter et des documents versés à l'appui qui démontrent que Cutter a reçu des commandes de la Croix-Rouge canadienne à l'égard des poches pour le sang contrefaites, que Cutter les a exécutées et qu'elle a facturé la Croix- Rouge au cours de la période en cause. Les mon- tants en jeu s'élèvent à environ 150 000 $. Ainsi qu'en font foi les factures, le prix de vente doit normalement être payé dans les trente jours. Ces
factures portent toutefois la mention suivante ajoutée à la machine à écrire: [TRADUCTION] «Le règlement peut être reporté jusqu'au ler avril 1981».
Les pièces P-4A et P-5A sont des factures sur lesquelles figurent respectivement des totaux de 8 121,60 $ et de 27 764,64 $. Ces factures font suite à des commandes placées par la Croix-Rouge en octobre qui n'ont été exécutées que le 12 décembre et pour lesquelles des factures ont été envoyées le 16 décembre 1980. Sur chaque facture, une note indique que [TRADUCTION] «le titre sur la marchandise indiquée aux présentes passe à l'acheteur au moment de la livraison à destina tion». Certaines des livraisons précitées devaient être faites aux centres de l'Ouest canadien alors que d'autres devaient être acheminées à l'entrepôt central de la Croix-Rouge à Toronto.
La formule 7512 des douanes américaines inti- tulée «Transportation Entry and Manifest of Goods Subject to Customs Inspection and Permit» montre que les biens expédiés en douane ont été transportés par la Canadian Freightways Ltd. par l'entremise de la Consolidated Freightways Corpo ration et qu'ils ont passé la frontière à Sweetgrass (Montana) le 17 décembre 1980 à destination de Ogden (Utah).
Suivant la déposition de Donald James Chap- man, exploitant de terminal à la Canadian Freightways, il faut compter trois jours pour expé- dier des marchandises de Sweetgrass à Ogden. Ces factures portent également une note que le titre passe à l'acheteur au moment de la livraison. Le témoin a reconnu que les pièces versées au dossier sont des documents utilisés en relation avec les cargaisons en question, qu'elles avaient été prépa- rées dans la pratique normale des affaires de la compagnie et provenaient des dossiers de sa compagnie.
Les pièces P-12A, P-13A et P-14A sont des factures établies par Cutter à la même époque à l'égard de poches pour le sang vendues à [TRADUC- TION] «Cutter Labs, Guilford (Surrey), Angle- terre», mais qui ont été envoyées à 'TRADUCTION] «Cutter Labs Inc., Ogden (Utah), Etats-Unis». La pièce P-15, en date du 15 décembre 1980, indique que la marchandise qui y figure a été vendue à
Cutter Labs Inc., à Emeryville (Californie) et qu'elle devait être envoyée à Cutter Labs à Ogden (Utah). Cette facture P-15 mentionne que les fac- tures susvisées ont été [TRADUCTION] «facturées en premier lieu à Cutter - Angleterre».
Les pièces P-40, P-41, P-42 et P-43 sont des factures qui indiquent que Cutter a expédié le 15 décembre 1980 quatre livraisons à l'entrepôt de la société-mère à Ogden (Utah). La valeur de ces livraisons s'élève à 774 000 $. L'avis suivant figure sur les factures:
[TRADUCTION] RÉSERVÉ À L'ENTREPOSAGE ENTRE SOCIÉTÉS
AUX ÉTATS-UNIS
ARTICLES HORS COMMERCE
AUCUN FRAIS AU CLIENT
À RETOURNER AU CANADA
Baxter a assigné comme témoin M. Ian James Winslow, directeur des Services centraux de la Croix-Rouge à Toronto. M. Winslow a déclaré que, jusqu'en décembre 1980, Cutter n'avait approvisionné la Croix-Rouge que dans l'Ouest du Canada. Les livraisons reçues à Toronto en décem- bre 1980 devaient être réexpédiées aux bureaux de la Croix-Rouge dans l'Ouest canadien. En temps normal, le siège social de Toronto tient un nombre de poches pour le sang suffisant pour soixante à quatre vingt-dix jours. En décembre 1980, la Croix-Rouge a louer des locaux dans un autre entrepôt exploité par Central Warehousing (1968), en raison de l'arrivée inopinée de ce surplus de poches pour le sang.
5. Conclusions de fait.
Les preuves sont accablantes. Je suis convaincu hors de tout doute raisonnable, d'une part que la défenderesse était au courant de l'existence des interdictions contenues dans les motifs du juge- ment du juge Gibson et, d'autre part, que la défenderesse a violé ces interdictions en omettant de détruire les biens ou de les remettre à la demanderesse, notamment en se débarrassant des biens par vente ou autre mode d'aliénation pen dant la période considérée. Voilà qui tranche les questions que la Cour suprême du Canada a sou- mises à la présente Cour. Certaines questions de droit importantes ont toutefois été soulevées et elles méritent un examen attentif.
6. La mens rea est-elle requise?
M. Kokonis se croyait manifestement fondé en droit à agir comme il l'a fait. Il ne possédait pas par conséquent l'élément d'«intention coupable» nécessaire à la perprétation d'un crime. La défen- deresse (son mandant) fait valoir qu'on ne saurait, par conséquent, la déclarer coupable d'outrage au tribunal.
La défenderesse s'appuie particulièrement sur la décision Koffler Stores Ltd. c. Turner', dans laquelle le juge Pratte (qui siégeait alors à la Division de première instance) a refusé de «punir les défendeurs pour avoir, de bonne foi, donné à une ordonnance de cette Cour une interprétation peut-être fausse mais non déraisonnable». L'ordon- nance en question était une injonction interdisant au défendeur de contrefaire la marque de com merce de la demanderesse.
En ce qui concerne la conduite de la défende- resse en l'espèce, le juge Cattanach a déclaré ce qui suit dans son jugement du 3 février 1981 la page 9):
À l'audience, j'ai exprimé le point de vue selon lequel la conduite de la défenderesse par le biais de son président-direc- teur général, constitue une pratique peu honnête et peut-être même trompeuse et que ceux-ci ont fait fi de toute éthique mais que selon toute vraisemblance, cette éthique ne fait pas partie de la jungle du monde des affaires et que les personnes qui font preuve de ruse obtiennent probablement le plus.
Dans leur ouvrage intitulé Law of Contempt, éd., Borrie et Lowe examinent les éléments consti- tutifs de la mens rea au chapitre 13, intitulé Civil Contempt. La réponse est on ne peut plus claire: [TRADUCTION] «il n'est pas nécessaire de démon- trer que le défendeur est sciemment récalcitrant ou qu'il a l'intention de gêner l'administration de la justice». Les auteurs citent, à la page 400, le lord juge Sachs qui déclarait dans l'arrêt Knight v. Clifton: 3
[TRADUCTION] ... lorsqu'une injonction interdit de faire
quelque chose, l'interdiction est absolue et ne doit pas être rattachée à l'intention sauf si l'ordonnance déclare expressé- ment le contraire.
Les auteurs citent le juge Warrington qui a
2 [1971] C.F. 145, à la p. 148; 2 C.P.R. (2d) 221 (1"e inst.), à la p. 223.
3 [1971] Ch. 700, à la p. 721; [1971] 2 All ER 378 (C.A.), à la p. 393.
déclaré dans Stancomb v. Trowbridge Urban Council 4 que si une personne [TRADUCTION] «a effectivement commis l'acte, il est inutile de dire qu'elle l'a fait sans intention de désobéir aux ordres de la Cour ...» Dans la décision Re Agree ment of Mileage 5 , la Cour a conclu qu'on avait démontré l'existence de l'outrage et ce, même si les actes avaient été posés [TRADUCTION] «de manière raisonnable et malgré tous les soins et l'attention nécessaires, sur la conviction, fondée sur une con sultation juridique, qu'ils ne constituaient pas une contravention.»
Finalement, le mandat donné par la Cour suprême du Canada à la présente Cour est tout à fait clair. Deux faits seulement doivent être établis: premièrement, la défenderesse connaissait-elle les motifs du jugement du juge Gibson et deuxième- ment, il y a-t-il eu désobéissance à ce jugement? Ni la bonne foi de la défenderesse ni sa mauvaise interprétation du droit ne doivent être pris en compte. La Cour suprême était manifestement bien au courant de l'interprétation juridique donnée par la défenderesse à la désobéissance aux motifs du jugement du juge Gibson. Malgré cela, elle n'a pas tenu compte de ces éléments dans ses directives à la présente Cour.
7. Le mandat et l'outrage au tribunal.
La défenderesse prétend que le mandat est un concept civil qui ne trouve pas application dans les procédures criminelles. La défenderesse ne devrait pas être déclarée coupable à cause des erreurs (hypothèse qui est écartée) de ses mandataires légaux, étant donné que les procédures pour outrage sont de nature criminelle ou du moins quasi criminelle. Étant donné que M. Maxwell est l'âme dirigeante de la défenderesse, c'est l'autre partie qui doit supporter le fardeau de démontrer qu'il connaissait le jugement et qu'il était de mau- vaise foi.
4 [1910] 2 Ch. 190, à la p. 194, citée et approuvée par lord Wilberforce dans l'arrêt Heatons Transport, ibid., à la p. 109.
5 Re Mileage Conference Group of the Tyre Manufacturers' Conference, Ltd.'s Agreement, [1966] 2 All E.R. 849 (R.P.C.), à la p. 862, citée et approuvée par le juge Megarry dans la décision Giles (C H) & Co Ltd y Morris, [1972] 1 All ER 960 (Ch. D.), à la p. 970 et dans l'arrêt In Re Rossminster Ltd and Tucker, The London Times, 23 mai 1980, p. 10. Au Canada, voir Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No 2) (1974), 48 D.L.R. (3d) 641 (H.C. Ont.), à la p. 661, infirmée sur un autre point par (1975), 65 D.L.R. (3d) 231 (C.A. Ont.). Voir également la décision Re Gaglardi (1960), 27 D.L.R. (2d) 281 (C.A.C.-B.).
Je ne peux souscrire à cet argument. Dans les affaires civiles d'outrage au tribunal, la responsa- bilité des personnes morales repose sur le principe de la responsabilité du fait d'autrui 6 . Les person- nes morales sont responsables des actes de leurs préposés lorsque ceux-ci enfreignent, dans l'exécu- tion de leurs fonctions, une ordonnance judiciaire. Il a été jugé qu'une compagnie ne peut opposer comme moyen de défense que ses représentants ignoraient les modalités d'une ordonnance judi- ciaire ou qu'ils ne se sont pas rendus compte qu'ils violaient l'ordonnance'.
8. Recevabilité des éléments de preuve.
L'avocat de la défenderesse a soulevé plusieurs objections quant à la recevabilité des éléments de preuve fournis aux autres étapes de la présente affaire, tels que les affidavits, les transcriptions des contre-interrogatoires, les interrogatoires préala- bles, etc. Les règles interdisant le ouï-dire et l'auto-incrimination ont été soigneusement étu- diées. La Charte des droits [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] a été invoquée. Il a été convenu que, si c'était nécessaire, je statuerais ultérieurement sur ces objections. Il n'est plus nécessaire de me prononcer sur ces questions, étant donné que mes conclusions repo- sent exclusivement sur les témoignages à l'au- dience et les pièces qui ont alors été produites.
9. La peine.
Suivant la Règle 355(2), quiconque est coupable d'outrage au tribunal est passible d'une amende (qui, dans le cas d'un particulier, ne doit pas dépasser 5 000 $) ou d'un emprisonnement d'un an au plus.
Vu les circonstances de l'espèce, je ne crois pas qu'il convienne d'appliquer la loi dans toute sa rigueur et de condamner à l'emprisonnement. Il
6 Voir Heatons Transport (St. Helens) Ltd. v. Transport and General Workers' Union, [1973] A.C. 15; [1972] 2 All ER 1214 (H.L.); Z Ltd. v. A-Z and AA -LL, [1982] Q.B. 558, la p. 581; [1982] 1 All ER 556 (C.A.), à la p. 569, le lord juge Eveleigh et Miller Contempt of Court, p. 251, cité dans Law of Contempt (précité).
7 In Re Garage Equipment Association's Agreement (1964), 4 R.P. 491 (R.P.C.), à la p. 505 et Re Galvanized Tank Manufacturers' Association's Agreement, [1965] 2 All E.R. 1003 (R.P.C.), à la p. 1009, le président Megaw.
n'en reste pas moins qu'il y a eu à mon avis entrave à la bonne administration de la justice et atteinte à l'autorité et à la dignité de la Cour. L'intérêt public commande manifestement de sauvegarder l'autorité de la justice, de sorte que le châtiment doit être suffisamment sévère pour correspondre à la gravité de l'infraction.
La défenderesse a omis de remettre aux deman- deresses ou de détruire les biens contrefaits qui sont évalués à environ 1 million de dollars. Une amende s'élevant à 10 pour cent de cette somme m'apparaît assez élevée pour rendre compte de la sévérité de la loi et suffisamment modérée pour démontrer la clémence de la justice.
10. Dépens.
Les demanderesses ont demandé qu'on leur accorde leurs dépens comme entre avocat et client en faisant valoir qu'elles ne pouvaient tirer aucun avantage matériel des présentes procédures pour outrage. Elles avaient formulé la même demande en Cour suprême et le juge Dickson a statué qu'il n'y avait pas lieu de rendre pareille ordonnance à cette étape de la procédure. Je suis d'avis qu'il convient, à cette étape-ci, d'adjuger ces dépens aux demanderesses. Après tout, il est normal qu'elles n'aient pas à supporter les dépens de ces procédu- res qu'elles ont intenter pour assurer la bonne administration de la justice et dont elle ne pour- ront tirer aucun avantage personnel.
Par ces motifs, la défenderesse est condamnée à une amende de 100 000 $, aux dépens entre parties et aux dépens des demanderesses calculées comme entre avocat et client.
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