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T-1311-84
Dyckerhoff & Widmann Aktiengesellschaft et Dywidag Systems International, Canada Ltd. (demanderesses)
c.
Advanced Construction Enterprises, Inc., ACE - Stronghold et Horst K. Aschenbroich (défendeurs)
Division de première instance, juge Walsh— Toronto, 15 novembre; Ottawa, 28 novembre 1985.
Brevets Contrefaçon Requête en injonction interlocu- toire interdisant la contrefaçon de brevet Complicité de contrefaçon Les défendeurs vendent des pièces devant être utilisées dans la méthode indiquée dans les brevets Ils conseillent leurs acheteurs sur l'emploi des méthodes Si les défendeurs ont encouragé une contrefaçon, il n'est pas néces- saire que le fournisseur ait été en rapport direct avec le consommateur en état de contrefaçon Requête accueillie Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, chap. P-4, art. 36, 47.
Brevets Contrefaçon Requête en injonction interlocu- toire interdisant la contrefaçon de brevet Balance des inconvénients Les deux parties font face à des pertes considérables La demanderesse s'est engagée à déposer une caution de 1 000 000 $ si une injonction interlocutoire est accordée Il est douteux que toute somme à laquelle les défendeurs seraient tenus par jugement puisse être perçue La balance des inconvénients et le préjudice irréparable ne sont pas la même chose Lorsque la Cour est convaincue que la demanderesse ne pourrait recouvrer les dommages intérêts auxquels elle a droit, même si en principe des dommages-inté- rêts pourraient constituer une indemnisation adéquate, le pré- judice se révélera irréparable.
Jugement: Il y a lieu de décerner une injonction interlocutoire.
Les défendeurs soutiennent que le simple fait de vendre des pièces à utiliser dans la méthode indiquée par le brevet ne constitue pas une contrefaçon, puisqu'ils n'appliquent pas eux- mêmes la méthode. Selon eux, ce serait les utilisateurs qui sont les contrefacteurs. Les défendeurs ont conseillé des acheteurs éventuels sur l'emploi des méthodes en cause, ce qui constitue, selon les demanderesses, une contrefaçon de leurs brevets rela- tifs à des méthodes. Les demanderesses font valoir qu'il s'agit d'une complicité de contrefaçon. Dans l'affaire Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1r inst.), il a été statué que si la défenderesse a encouragé une contrefaçon, il n'est pas nécessaire que le four- nisseur ait été en rapport direct avec le consommateur en état de contrefaçon.
Pour ce qui est de la balance des inconvénients, les deux parties font face à des pertes considérables. La défenderesse ACE prétend qu'elle pourrait subir des pertes dépassant 900 000 $ par an. Les demanderesses se sont engagées à dépo- ser une caution de 1 000 000 $ si une injonction interlocutoire est accordée. Les défendeurs n'ont fait aucune offre semblable, et il semble peu probable que toute somme à laquelle ils
seraient tenus par jugement puisse être perçue. La balance des inconvénients et le préjudice irréparable ne sont pas la même chose. Dans l'affaire Bulman (The) Group Ltd. c. Alpha One - Write Systems B.C. Ltd. et al. (1980), 54 C.P.R. (2d) 171 (C.F. 1"° inst.), le juge Addy a statué que lorsque, en principe, des dommages-intérêts pourraient constituer une indemnisation adéquate mais que, à cause des faits de l'espèce, la Cour est convaincue que la demanderesse ne pourrait recouvrer les dommages-intérêts auxquels elle a droit, le préjudice se révélera irréparable. Dans Apple Corps Ltd. v. Lingasong Ltd., [1977] F.S.R. 345 (Ch.D.), Sir Robert Megarry a néanmoins rejeté la conclusion selon laquelle chaque fois que des demandeurs riches réclament une injonction interlocutoire contre des défendeurs disposant de maigres ressources, la balance des inconvénients favorise l'octroi de l'injonction. Il a effectivement admis qu'il existe des cas les moyens du défendeur constituent un facteur pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonction.
De plus en plus, de petites sociétés véreuses cherchent à violer impunément les droits de propriété intellectuelle d'autrui pour se retirer tout simplement des affaires lorsque leurs activi- tés font l'objet d'une injonction. La possibilité de recouvrer les dommages-intérêts accordés par un jugement est une sérieuse considération, et la Cour ne devrait pas se montrer trop compa- tissante envers le défendeur impécunieux qui porte atteinte, allègue-t-on, aux droits de propriété intellectuelle d'un titulaire disposant d'amples moyens.
Chaque cas est un cas d'espèce. Il convient de considérer que les dommages-intérêts accordés par un jugement sur le fond ne seraient pas susceptibles d'être recouvrés par les demanderes- ses, et que celles-ci se sont engagées à déposer une caution afin d'assurer aux défendeurs le recouvrement de tous les domma- ges-intérêts qui pourraient leur être adjugés.
Les défendeurs s'appuient sur l'arrêt Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada, Ltd. et autres (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel), pour faire valoir que les tribu- naux sont peu disposés à accorder des injonctions interlocutoi- res dans les affaires de contrefaçon de brevet. Cette pratique repose sur la condition que le défendeur soit en mesure de payer les dommages-intérêts alloués.
JURISPRUDENCE
DECISIONS APPLIQUÉES:
Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2d) 145 (C.F. 1" inst.); Bulman (The) Group Ltd. c. Alpha One -Write Systems B.C. Ltd. et autre (1980), 54 C.P.R. (2d) 171 (C.F. 1"° inst.); ici Americas Inc. c. Ireco Canada Inc., jugement en date du 23 octobre 1985, Cour fédérale, Division de première instance, T-2560-84, encore inédit.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada et autres (1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel).
DECISIONS EXAMINÉES:
Apple Corps Ltd. v. Lingasong Ltd., [1977] F.S.R. 345 (Ch.D.); The Boot Tree Limited v. Robinson, [1984]
F.S.R. 545 (Ch.D.); Procter & Gamble Company c. Nabisco Brands Ltd., [1984] 2 C.F. 475; 82 C.P.R. (2d) 224 (1te inst.); American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (H.L.).
DÉCISIONS CITÉES:
Saunders et autre c. Airglide Deflectors Ltd. et autres (1980), 50 C.P.R. (2d) 6 (C.F. 1r inst.); Slater Steel Industries Ltd. et al. v. R. Payer Co. Ltd. (1968), 55 C.P.R. 61 (C. de I'E).
AVOCATS:
Donald F. Sim, c.r. et John N. Allport pour les demanderesses.
Serge Anissimoff et Peter F. Kappel pour les défendeurs.
PROCUREURS:
Sim, Hughes, Toronto, pour les demanderes- ses.
MacBeth & Johnson, Toronto, pour les défendeurs.
NOTE DE L ARRÉTISTE
L'arrêtiste a choisi ce jugement parce qu'on y examine la question de «complicité de contrefa- con» et le fait que la balance des inconvénients et le préjudice irréparable ne sont pas exactement la même chose. Sont particulièrement intéressantes les remarques du juge sur le problème actuel et général créé par des sociétés véreuses qui por tent atteinte à des droits de propriété intellectuel- le—souvent avec des marchandises importées— et qui se retirent des affaires lorsqu'une injonction est obtenue contre elles. Les faits de l'affaire sont retranchés dans la publication de ce jugement.
ll s'agit d'une requête en injonction interdisant de contrefaire un brevet portant sur une barre de tension utilisée dans des projets de construction en béton armé. Il est également sollicité une injonction interdisant de faire le commerce de composantes ou de renseignements techniques et de savoir-faire concernant des méthodes de fabrication des ancrages précontraints pour assu- rer la traction dans le sol. Une action en violation du droit d'auteur sur des dessins s'est terminée par un engagement.
Les défendeurs reconnaissent avoir offert de vendre des barres à haute adhérence, mais ils contestent la validité du brevet des demanderes-
ses en invoquant l'état antérieur de la technique et l'inobservation de l'article 36 de la Loi sur les brevets [S.R.C. 1970, chap. P-4]. En demande reconventionnelle, les défendeurs sollicitent des dommages-intérêts, notamment des dommages- intérêts punitifs, invoquant les déclarations faus- ses et trompeuses des demanderesses tendant à discréditer leurs marchandises ou services.
La Cour a été saisie d'un affidavit portant que les défendeurs, en faisant une soumission pour les travaux de la passe Rogers des Chemins de fer CP, avaient offert de fournir des matériaux, des renseignements techniques et du savoir-faire qui nécessiteraient l'emploi des méthodes décri- tes dans la revendication 1, et qui entraîneraient la production d'un pieu décrit dans la revendica- tion 4 du brevet des demanderesses. On a témoi- gné en outre que les offres de prix des défen- deurs sont déraisonnablement basses, que leurs barres fabriquées en Allemagne sont de qualité inférieure, que le défendeur Aschenbroich manque de ressources financières importantes, occupe de petits locaux dans un centre industriel et n'a presque aucun personnel. On a laissé entendre qu'aucun des défendeurs n'aurait les moyens de payer les dommages-intérêts alloués par un jugement. Les activités des défendeurs vont, dit-on; causer aux demanderesses un préju- dice grave et irréparable, non seulement en raison de la perte de contrats, mais aussi en raison des travaux pour lesquels une soumission à bas prix a été faite pour faire face à cette concurrence.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE WALSH: L'un des arguments invoqués par les défendeurs est que, pour ce qui est du brevet 1073688 en matière d'ancrage, qui porte sur une méthode seulement et ne se rapporte pas aux constituants du massif d'ancrage ni sur le massif d'ancrage lui-même, le simple fait de vendre des pièces à utiliser dans la méthode indiquée par le brevet ne constitue pas une contrefaçon puisqu'ils n'appliquent pas eux-mêmes la méthode. Ils ne font que fournir la barre Allthread (dans l'éven- tualité il y aurait contrefaçon, celle-ci viserait le brevet 886847) et des pièces connexes, et ils ne sont pas des entrepreneurs s'occupant d'installer des barres d'armature ou des produits connexes, et
n'appliquent pas les méthodes revendiquées dans le brevet sur l'ancrage. Ce serait donc les utilisateurs qui sont les contrefacteurs (voir Saunders et autre c. Airglide Deflectors Ltd. et autres (1980), 50 C.P.R. (2d) 6 (C.F. l re inst.), à la page 28). Voir également Procter & Gamble Co. c. Bristol-Myers Canada Ltd. (1978), 39 C.P.R. (2d) 145 (C.F. I re inst.), le juge Addy s'est exprimé en ces termes à la page 165:
Il n'y a aucune preuve à l'effet que la défenderesse aurait elle-même utilisé son produit conformément aux méthodes décrites aux revendications. Par contre, il est évident que la demanderesse n'a accordé aucune licence d'utilisation du pro- duit de la défenderesse, soit expressément, soit tacitement, aux membres du grand public qui l'ont utilisé.
Toutefois, il semblerait que les défendeurs aient,
ainsi qu'il ressort des paragraphes 26 33 du premier affidavit d'Aschenbroich, fait des proposi tions à des acheteurs éventuels et les aient conseil- lés sur l'emploi des méthodes en cause, ce qui constitue, selon les demanderesses, une contrefa- çon de leurs brevets relatifs à des méthodes. Les demanderesses font valoir qu'il s'agit d'une [TRADUCTION] «complicité de contrefaçon» dont le président Jackett (tel était alors son titre) a lon- guement discuté dans l'affaire Slater Steel Indus tries Ltd. et al. v. R. Payer Co. Ltd. (1968), 55 C.P.R. 61 (C. de l'É.).
Dans l'affaire Procter & Gamble (précitée), le juge Addy se livre à cette analyse à la page 166:
En l'espèce, la défenderesse, non seulement par le mode d'emploi qui figure sur les emballages de Fleecy, mais encore par sa publicité télévisée, invite et encourage le public à violer les revendications de méthode contenues dans le brevet. En parlant des tactiques de commercialisation des industries de savon et d'adoucisseur pour la lessive, les témoins ont qualifié [TRADUCTION] «d'éducation» du grand public, la publicité télé- visée intensive ainsi que toute autre publicité par la voie des média.
Il tire cette conclusion à la page 167:
Il est difficile de nier que la présente défenderesse a, pour son propre profit et de façon systématique, aidé et incité le public à violer les revendications de méthode détenues par la demande- resse et, en conséquence, qu'elle est une partie à chacune des violations commises par les usagers. Si la défenderesse a encou- ragé ou provoqué une contrefaçon, je pense qu'il n'est pas nécessaire dans ce cas que le fournisseur ait été en rapport direct avec le consommateur en état de contrefaçon ...
À ce stade des procédures, les brevets des demanderesses doivent être considérés, en vertu de l'article 47 de la Loi sur les brevets, comme étant
prima facie valides. De plus, il ne saurait être rendu une décision définitive à l'égard des alléga- tions de contrefaçon de ces brevets par les activités des défendeurs ni à l'égard de la question de savoir si celles-ci constituent effectivement une contrefa- çon. Une telle décision pourrait bien exiger une preuve d'expert à l'audience. Je conclus toutefois que les demanderesses ont établi une apparence de droit suffisante et que les défendeurs ont au moins un moyen de défense soutenable. On a fait savoir qu'un litige semblable entre les sociétés mères a actuellement lieu aux États-Unis relativement à des brevets américains. Par conséquent, il est maintenant nécessaire d'examiner la question de la balance des inconvénients.
Pour ce qui est de la question de la balance des inconvénients, il ne fait pas de doute que les deux parties vont subir des pertes considérables si, d'une part, la défenderesse est autorisée à continuer de rivaliser avec les demanderesses en contrefaisant leurs brevets, ou, d'autre part, s'il lui est interdit de le faire au moyen d'une injonction interlocu- toire, mais que, plus tard, elle a gain de cause pour ses moyens de défense au fond. Cela pourra pren- dre quelque temps avant que l'affaire puisse être jugée. Entretemps, le défendeur Aschenbroich sera pratiquement exclu des activités commerciales si une injonction est accordée. C'est fréquemment le sort réservé à un contrefacteur. Les montants en cause dans ces contrats de construction sont très considérables. L'engagement de verser à la partie qui a gain de cause des dommages-intérêts qui peuvent en fin de compte être adjugés est dénué de sens si la partie qui donne cet engagement est incapable, financièrement, de le respecter en ver- sant la somme allouée. Il semblerait que la défen- deresse ACE ne possède aucun actif au Canada, à l'exception, probablement, d'un petit stock de barres d'armature dans un entrepôt de Vancouver, et que les moyens dont dispose M. Aschenbroich, ainsi qu'il l'admet dans son affidavit, soient relati- vement modestes. Il dit avoir dépensé plus de 150 000 $ pour l'expansion du marché au nom d'ACE depuis qu'il a commencé à la représenter en novembre 1983, et qu'ACE a dépensé la même somme aux États-Unis pour l'aider à promouvoir le marché canadien. D'après lui, s'ils sont exclus du marché à ce moment critique en raison de l'octroi d'une injonction interlocutoire, un troi- sième concurrent dont le nom est Williams, et qui
a actuellement un seul contrat, deviendrait le con current principal des demanderesses au Canada. Dans ce qui semble une prévision exagérée, il laisse entendre que, à supposer que la valeur annuelle du marché éventuel canadien s'élève à 8 000 000 $, ACE pourrait s'approprier 50 % de ce marché, soit des ventes totalisant 4 000 000 $, et que si une marge bénéficiaire de 23 % est considérée comme un chiffre raisonnable, elle pourrait subir des pertes dépassant 900 000 $ par an, une somme dont les demanderesses ne pourraient pas l'indem- niser. Les demanderesses ont réfuté cet argument en s'engageant à déposer une caution de 1 000 000 $ dans un délai de 20 jours après le prononcé du jugement si une injonction interlocu- toire est accordée, pour indemniser les défendeurs de tout préjudice qui pourrait découler de l'octroi d'une injonction au cas les défendeurs auraient en fin de compte gain de cause dans leur action sur le fond. Les défendeurs n'ont fait aucune offre semblable et, comme il a été indiqué, il semble peu probable que toute somme à laquelle ils seraient tenus par jugement puisse être perçue. La défende- resse Advanced Construction Enterprises Inc. est peut-être une société américaine importante, mais il est douteux qu'elle soit disposée à financer large- ment le défendeur Aschenbroich pour l'aider à soutenir la vente de ses produits au Canada. En fait, il existe clairement des indices contraires. Pour ce qui est des procureurs inscrits au dossier, le cabinet représentant les défendeurs dans les présentes procédures a demandé et obtenu l'autori- sation de la Cour de se retirer du dossier parce que ses honoraires n'avaient pas été payés et qu'il n'avait pas reçu d'instructions en ce qui concerne la présente requête en injonction interlocutoire. Le défendeur Aschenbroich, bien qu'on lui ait payé ses frais de déplacement, n'a pas comparu, semble- t-il sur avis de l'avocat américain de la défende- resse ACE, à un interrogatoire préalable prévu concernant le bien-fondé des procédures, ce qui a donné lieu à la radiation de la défense des défen- deurs. Les conséquences de ce fait ont été discutées dans une autre requête accueillie sur consente- ment.
Les défendeurs indiquent à bon droit que la balance des inconvénients et le préjudice irrépara- ble ne sont pas exactement la même chose. Toute- fois, dans l'arrêt Bulman (The) Group Ltd. c. Alpha One -Write Systems B.C. Ltd. et autre
(1980), 54 C.P.R. (2d) 171 (C.F. i re inst.), le juge Addy se livre à cette analyse à la page 173:
De toute façon, mise à part la balance des inconvénients, je pense que la situation financière de la défenderesse peut fort bien être examinée en un état antérieur, alors que l'on décide de la question du dommage irréparable. Un dommage est habi- tuellement considéré comme irréparable lorsque, en raison de sa nature propre, accorder des dommages-intérêts ne pourrait réellement ni efficacement indemniser la victime. Mais comme c'est le dommage causé à la demanderesse de l'espèce qui est examiné, même si en principe des dommages-intérêts pour- raient normalement constituer une indemnisation adéquate, lorsque, à cause des faits particuliers de l'espèce, la Cour est convaincue que la demanderesse n'obtiendra jamais réellement les dommages-intérêts auxquels elle a droit, dans la mesure cet individu est concerné, on peut dire que le dommage se révélera en fait irréparable quoique en principe, en théorie, il puisse l'être.
Les défendeurs indiquent néanmoins que le vice- chancelier Sir Robert Megarry a exprimé l'avis contraire dans l'arrêt Apple Corps Ltd. v. Linga- song Ltd., [ 1977] F.S.R. 345 (Ch.D.), il fait cette remarque, à la page 351:
[TRADUCTION] À l'audition, on a parlé, bien que peu, de la balance des inconvénients. A cet égard, je ne dispose pas de beaucoup de documents. M. Scott insiste principalement sur le fait que la société défenderesse est une société de 100 £ dont le capital versé est de 2 E. En conséquence, il y a lieu, dit-il, d'accorder l'injonction, puisqu'il est peu probable que la société défenderesse puisse verser des dommages-intérêts, alors que les demandeurs seraient à même d'honorer leur engagement quant aux dommages-intérêts. A mon avis, cet argument semble conduire à la conclusion que chaque fois que des demandeurs riches réclament une injonction interlocutoire contre des défen- deurs disposant de maigres ressources, la balance des inconvé- nients favorise l'octroi de l'injonction. Je rejetterais une telle conclusion. J'admets qu'il existe des cas les moyens du défendeur constituent un facteur pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer s'il y a lieu d'accorder une injonction; je ne pense cependant pas que l'expression «balance des inconvénients» puisse jamais permettre aux nantis d'obtenir des injonctions interlocutoires contre des défendeurs ayant des moyens modes- tes simplement en faisant état de la disparité financière entre eux.
Dans une autre décision, The Boot Tree Limited v. Robinson, [ 1984] F.S.R. 545 (Ch.D.), à la page 552, le juge Nourse dit ceci:
[TRADUCTION] M. Nathan a alors fait valoir qu'il n'y avait pas de preuve que le défendeur aurait les moyens de payer les dommages-intérêts qui pourraient être obtenus à l'audience. Cela est vrai, mais la preuve contraire fait défaut. Il n'est peut-être pas clair à qui incombe le fardeau de la preuve à cet égard lorsqu'il s'agit d'un particulier, par opposition à une société, mais même si j'étais fondé à présumer que le défendeur n'aurait pas les moyens de payer les dommages-intérêts, je ne pense pas qu'il s'agisse d'un facteur décisif en l'espèce.
La multiplicité des actions, devant cette Cour ou devant d'autres tribunaux, en contrefaçon de brevet, de marque de commerce et en violation de droit d'auteur, porte à croire que de petites socié- tés véreuses ou des particuliers cherchent de plus en plus à violer impunément les droits de propriété intellectuelle d'autrui, très souvent avec des mar- chandises importées, pour se retirer tout simple- ment des affaires lorsque leurs activités font l'objet d'une injonction, après avoir causé aux titulaires des droits protégés un préjudice grave dont le montant est totalement irrécouvrable. Je ne veux pas dire par que les défendeurs se livrent à de telles opérations ou ne sont pas de bonne réputa- tion; je ne fais qu'insister sur le fait que la possibi- lité de recouvrer des dommages-intérêts est une sérieuse considération, et qu'on ne devrait pas se laisser emporter par la sympathie pour un défen- deur impécunieux qui porte atteinte, allègue-t-on, aux droits de propriété intellectuelle d'un titulaire disposant d'amples moyens.
Chaque cas est un cas d'espèce et, en l'espèce, j'ai déjà dit que tout porte à croire que les domma- ges-intérêts accordés par un jugement sur le fond ne seraient pas susceptibles d'être recouvrés par les demanderesses; ainsi donc, bien que la perte que leur infligerait la poursuite des activités de contre- façon des défendeurs, si tel est le cas, puisse proba- blement être réparée au moyen de dommages-inté- rêts, qu'il serait certainement difficile de calculer, je juge approprié de tenir compte de ce facteur comme l'a fait le juge Addy dans l'affaire Procter & Gamble. Il en est d'autant plus ainsi étant donné la garantie que les demanderesses se sont engagées à fournir pour assurer aux défendeurs le recouvrement de tous les dommages-intérêts qui pourraient leur être adjugés s'ils gagnent en fin de compte leur procès au fond après avoir inter- rompre leurs activités commerciales, pour ne pas dire après avoir été forcés de s'en retirer au Canada de façon permanente, comme conséquence de l'injonction interlocutoire.
Les défendeurs soutiennent également que les tribunaux sont peu disposés à accorder des injonc- tions interlocutoires dans les affaires de contrefa- çon de brevet, par opposition aux affaires de viola tion de droit d'auteur ou de marque de commerce. À cette fin, ils ont cité l'arrêt Cutter Ltd. c. Baxter Travenol Laboratories of Canada et autres
(1980), 47 C.P.R. (2d) 53 (C.F. Appel), le juge en chef Thurlow dit ceci aux pages 55 et 56:
Il est rare que dans une action en contrefaçon de brevet, la Cour de céans décerne une injonction interlocutoire. Dans la plupart des cas, une requête en injonction interlocutoire intro- duite dans le cours d'une action en contrefaçon de brevet ou en contestation de validité, a pour effet d'amener le défendeur à s'engager à tenir une comptabilité à la satisfaction du deman- deur, ce qui entraîne le rejet de la requête avec dépens réservés. C'est ce qui a été observé dans les actions en contrefaçon de dessin industriel et qui a été la suite donnée à la requête introduite dans l'affaire Lido Industrial Products Ltd. c. Melnor Mfg. Ltd. et al. (1968), 55 C.P.R. 171, 69 D.L.R. (2d) 256, [1968] R.C.S. 769. A mon avis, cet usage tient surtout à ce que dans la plupart des cas, la nature de la propriété industrielle en cause est telle que des dommages-intérêts condition que ceux-ci soient évalués de manière raisonnable- ment exacte) constituent une réparation adéquate de la viola tion de cette propriété, qui pourrait se produire pendant le procès. Il s'explique par le fait que si l'on considère la balance des inconvénients, et si le défendeur s'engage à tenir une comptabilité et qu'il n'y ait aucune raison de penser qu'il ne sera pas en mesure de payer les dommages-intérêts alloués, l'on doit pencher pour le rejet de la requête en injonction. Il ne faut jamais oublier que l'interdiction faite au défendeur, durant une période susceptible de se prolonger pendant des années, de faire ce que, n'eût été l'injonction, il aurait le droit de faire s'il avait gain de cause, pourrait avoir pour lui des effets tout aussi graves que le préjudice causé au breveté par suite de la contrefaçon, si le défendeur devait succomber.
Toutefois, il semblerait que cette conclusion dépende du membre de phrase «qu'il n'y ait aucune raison de penser qu'il ne sera pas en mesure de payer les dommages-intérêts alloués». J'en ai déjà discuté et, bien entendu, dans l'affaire en question, la solvabilité du défendeur n'était pas en litige.
Dans l'affaire Procter & Gamble Company c. Nabisco Brands Ltd., [1984] 2 C.F. 475; 82 C.P.R. (2d) 224 (l ie inst.), le juge Collier a exa- miné à fond la jurisprudence relative à cette ques tion. À la page 483 C.F.; à la page 230 C.P.R., il cite notamment les propos tenus par lord Diplock à la page 408 de l'affaire importante American Cya- namid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (Hi.):
[TRADUCTION] À ce propos, le principe applicable est que le tribunal doit d'abord considérer si, au cas le demandeur aurait gain de cause au procès et établirait son droit à une injonction permanente, des dommages-intérêts adéquats lui seraient alloués pour la perte subie par lui du fait de la continuation par le défendeur, entre la date de la demande et celle du procès, de l'activité qu'on cherchait à interdire. Si des dommages-intérêts, dans la mesure ils sont recouvrables en common law, constituaient un redressement approprié, et si le défendeur avait les moyens de les verser, on devrait normale- ment refuser l'injonction interlocutoire, quelque forte que
puisse paraître la réclamation du demandeur à ce stade. Si, d'autre part, des dommages-intérêts ne constituaient pas un redressement approprié pour le demandeur qui aurait eu gain de cause au procès, le tribunal doit alors considérer si, dans cette hypothèse contraire le défendeur aurait réussi à faire reconnaître son droit de continuer à faire ce qu'on veut lui interdire, son indemnisation serait suffisante, en vertu de l'en- gagement du demandeur relativement aux dommages, pour la perte subie pendant qu'on l'empêchait de poursuivre ses activi- tés entre la date de la demande et celle du procès. Si des dommages-intérêts, dans la mesure ils sont recouvrables en vertu de l'engagement précité, constituaient un redressement adéquat et si le demandeur avait les moyens de les verser, le tribunal ne devrait pas sur ce fondement refuser une injonction interlocutoire. [C'est moi qui souligne.]
L'affaire Cutter n'autorise certes pas à établir la règle générale selon laquelle il n'y a jamais lieu d'accorder des injonctions interlocutoires dans les affaires de contrefaçon de brevet le défendeur a un moyen de défense soutenable. De telles injonc- tions ont été décernées dans plusieurs affaires sub- séquentes. Comme toujours, chaque cas doit être tranché d'après ses propres faits. Certes, il con- vient que la Cour soit peu disposée à décerner de telles injonctions dans les affaires de brevet, mais le juge qui est saisi de la demande peut faire usage de son pouvoir discrétionnaire. Compte tenu des faits de l'espèce et des motifs invoqués ci-dessus, j'estime qu'il y a lieu d'accorder l'injonction.
Une autre question, celle du retard, devrait être abordée. Les demanderesses se sont rendues compte pour la première fois des activités des défendeurs au printemps de 1984, Aschenbroich ayant quitté son emploi chez elles en novembre 1983. L'action a été intentée en juin 1984 et modifiée en août 1984 de manière à invoquer la contrefaçon du troisième brevet. Il fallait obtenir d'importants affidavits avant de solliciter une injonction interlocutoire. La présente requête a été produite pour la première fois en novembre 1984. Les défendeurs ont demandé à la Cour de radier l'affidavit de Kast, ce qui a conduit à une audition et à un jugement en date du 17 décembre 1984 portant admission de la majeure partie de cet affidavit. Il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails de tout ce qui est arrivé depuis. Il y a eu une longue période au cours de laquelle des discus sions de règlement ont eu lieu. Par la suite, M. Aschenbroich n'a pas comparu à l'interrogatoire préalable prévu, ce qui a entraîné la radiation de la défense et une requête en jugement par défaut. Les défendeurs ont changé de procureurs. Par la suite,
l'audition de la requête prévue pour le 30 octobre 1985 a de nouveau été ajournée et fixée péremptoi- rement au 8 novembre. Tout retard qui a eu lieu semble avoir été causé principalement par les défendeurs. Dans la décision non encore publiée ici Americas Inc. c. Ireco Canada Inc., T-2560-84, jugement en date du 23 octobre 1985, Division de première instance de la Cour fédérale, Madame le juge Reed s'est penchée sur la question du retard à la page 14, citant la jurisprudence importante sur la question. Elle dit ceci:
En général, c'est l'incidence du retard et non le fait du retard qui fait obstacle à l'injonction interlocutoire. Voici, à titre d'exemple, les incidences qui font du retard un motif de rejet de la demande d'injonction interlocutoire: 1) le défendeur a porté atteinte à sa position au cours de la période du retard en dépensant, par exemple, de l'argent pour exploiter une entre- prise; ou 2) le retard prouve que le demandeur ne considère pas l'interdiction de la contrefaçon comme une question urgente.
En l'espèce, les défendeurs ne semblent pas avoir subi un grave préjudice en raison du retard. Au contraire, ils ont continué de faire des offres de contrats en concurrence avec les demanderesses, et ils ont réussi à augmenter leurs contacts commer- ciaux au détriment des demanderesses. Je conclus que l'argument des défendeurs à cet égard n'est nullement fondé.
Il sera donc rendu un jugement décernant une injonction interlocutoire aux demanderesses, bien que ce ne soit pas précisément selon les termes recherchés.
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