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T-2354-85
Jean-Louis Lévesque (demandeur) c.
Procureur général du Canada, Solliciteur général du Canada et Directeur de l'Institut Leclerc (défendeurs)
et
Président directeur général des élections du Québec
et
Commission des droits de la personne du Québec
et
Société québécoise de droit international
et
Fédération internationale des droits de l'homme (mis-en-cause)
RÉPERTORIÉ: LÉVESQUE c. CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)
Division de première instance, juge Rouleau— Montréal, 26 novembre; Ottawa, 26 novembre 1985.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits démo- cratiques Droit de vote Droit du détenu incarcéré dans un pénitencier fédéral de voter à des élections générales pro- vinciales La restriction apportée au droit de vote garanti au détenu par la constitution ne constitue pas une limite raison- nable qui peut se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique Des raisons administratives ou de sécurité ne justifient pas la restriction Suivant les art. 24, 32 et 52 de la Charte, la Couronne ou un préposé de la Couronne peuvent faire l'objet d'un mandamus Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3, 24, 32, 52 Loi électorale, L.Q. 1979, chap. 56 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, CTS 1976/47.
Élections Droit d'un détenu incarcéré dans un pénitencier situé au Québec de voter à des élections générales au Québec Toutes les tentatives antérieures (accord administratif action en justice, présentation de l'affaire au Comité des droits de l'homme des Nations-Unies) pour permettre aux détenus des pénitenciers fédéraux d'exercer leur droit de vote ont échoué Le retrait du droit de vote à un détenu ne constitue pas une limite raisonnable dont la justification peut se démon- trer dans le cadre d'une société libre et démocratique Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3, 24, 32, 52 Loi électorale, L.Q. 1979, chap. 56 Pacte international relatif aux droits civils et politiques, CTS 1976/47.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Mandamus Les autorités doivent prendre les mesures nécessaires pour permettre au détenu incarcéré dans le pénitencier de voter aux élections provinciales Suivant la règle de common law applicable, ni la Couronne ni les fonctionnaires ne peuvent faire l'objet d'un mandamus Cette règle est maintenant renversée par la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 32 et 52.
Pénitenciers Détenu incarcéré dans un pénitencier fédéral situé au Québec Il cherche à obtenir une déclaration portant qu'il a le droit de voter aux élections générales provinciales et un mandamus enjoignant aux autorités concernées de lui faciliter l'exercice de ce droit Des raisons administratives ou de sécurité ne constituent pas une justification pour empê- cher le détenu de voter Les solliciteurs généraux n'ont pas donné suite aux initiatives du Directeur général des élections du Québec Mandamus accordé.
Pratique Parties Intervention Matière constitution- nelle Critères applicables Intervention refusée en raison de l'urgence de rendre une décision et du fait que les argu ments de la mise-en-cause sont amplement repris par le demandeur.
Le demandeur, qui est incarcéré dans un pénitencier fédéral situé au Québec, voulait voter lors des élections générales québécoises de 1985. À cette fin, il a demandé une déclaration portant qu'il avait le droit de voter à ces élections générales et à toute autre élection provinciale subséquente. Il a aussi cherché à obtenir un bref de mandamus enjoignant aux défendeurs de prendre les mesures nécessaires et appropriées afin de respecter ce droit.
Jugement: le demandeur a droit à un jugement déclaratoire reconnaissant son droit de voter et à un mandamus enjoignant aux défendeurs de prendre les mesures nécessaires pour en permettre l'exercice.
La Cour rejette la requête préliminaire lui demandant de permettre l'intervention de l'une des mises-en-cause car, même si en matière constitutionnelle, comme c'est le cas en l'espèce, la permission d'intervenir est normalement accordée plus facile- ment, il était urgent qu'une décision soit rendue dans les plus brefs délais; de plus, les arguments de la mise-en-cause sont amplement repris par le demandeur.
Il est évident que le droit de vote garanti au demandeur par l'article 3 de la Charte a été violé. Il a été statué dans Gould c. Procureur général du Canada que des motifs administratifs ou de sécurité ne peuvent servir de justification pour empêcher les détenus d'exercer leur droit de vote. L'incarcération n'entraîne pas nécessairement la perte de ce droit. Bref, l'incarcération dans un pénitencier fédéral ne constitue pas à l'égard du droit de vote une limite raisonnable qui peut se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Pour ce qui est du mandamus, l'article 3 de la Charte reconnaît implicitement, quant à l'exercice du droit de vote, que l'administration fédérale a un devoir public précis; de plus, l'article 24 habilite la Cour à émettre un bref de mandamus. Et même si suivant la common law ni la Couronne ni un préposé de la Couronne agissant exclusivement à ce titre ne peuvent
faire l'objet d'un mandamus, l'adoption des articles 32 et 52 de la Charte a bouleversé le droit existant sur cette question.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 1119 (1`e inst.); Minister of Finance of British Columbia v. The King, [1935] R.C.S. 278; Federal Republic of Germany v. Rauca (1982), 38 O.R. (2d) 705 (H.C.).
DÉCISION EXAMINÉE:
Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.).
AVOCATS:
Renée Millette, Daniel Turp, Irwin Cotler pour le demandeur.
Annie Côté, Stephen Barry pour les défen- deurs.
Lucie Nadeau pour la Commission des droits de la personne du Québec.
PROCUREURS:
Renée Millette, Montréal, pour le demandeur. Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
LE JUGE ROULEAU: Avant d'entrer dans le vif du sujet, j'aimerais disposer d'une requête prélimi- naire du demandeur pour permettre l'intervention de l'une des mises-en-cause, soit la Commission des droits de la personne du Québec.
La jurisprudence a dégagé un certain nombre de critères dont il faut tenir compte dans l'apprécia- tion d'une telle requête. J'en retiens quatre:
1) La mise-en-cause est-elle directement tou- chée par l'issue du procès?
2) La position de la mise-en-cause est-elle adé- quatement défendue par l'une ou l'autre des parties au litige?
3) L'intérêt de la justice sera-t-il mieux servi par l'intervention de la mise-en-cause?
4) La Cour peut-elle, sans l'intervention de la mise-en-cause, instruire et juger au mérite l'affaire?
Bien sûr, il n'y a pas de cloison étanche entre ces différents critères; c'est l'ensemble des réponses à ces questions qui déterminera l'opportunité d'une telle intervention. Dans l'ensemble, les réponses à ces questions ne paraissent pas ici favoriser l'inter- vention de la mise-en-cause, ce pourquoi j'ai rejeté la requête en intervention. Je ne suis pas sans savoir cependant qu'on ne peut pas comparer une intervention en matière constitutionnelle avec, par exemple, une intervention en matière d'impôt, ou de brevet d'invention. Dans le contexte de la pre- mière, on pourrait peut-être plus facilement con- tourner les conditions imposées par la jurispru dence. Sauf que l'urgence de rendre ici une décision dans les plus brefs délais et le fait que les arguments de la mise-en-cause sont amplement repris par le demandeur dans sa déclaration me forcent à rejeter la requête.
Le demandeur demande ce qui suit:
A) une déclaration à l'effet qu'il a droit de voter aux élections générales provinciales devant avoir lieu le 2 décembre 1985 et à toute autre élection provinciale subséquente;
B) une déclaration à l'effet que les défendeurs ont le devoir et l'obligation, en leur capacité respective, de respecter et de faire respecter la Loi électorale du Québec et plus particulièrement les dispositions prévues aux articles 203 et 217 inclusivement, concernant le DROIT et L'EXERCICE DU DROIT DE VOTE DES DÉTENUS, et, conséquemment, de prendre les mesures nécessai- res et appropriées afin d'honorer le droit et l'exercice du droit de vote des détenus;
C) afin de rendre exécutoires les conclusions A et B, ÉMETTRE UN BREF DE MANDAMUS avec les ordres suivants:
1) Ordonner au directeur de l'Institut Leclerc:
a) de dresser la liste des détenus de cet établissement qui sont électeurs, tel que le prévoit l'article 204 de la Loi électorale du Québec;
b) de demander à chaque détenu s'il désire être inscrit sur la liste électorale et vérifier auprès de lui l'exactitude des renseignements qui le concernent, tel que prévu par l'arti- cle 204 de la Loi électorale du Québec;
c) de transmettre cette liste électorale au directeur général des élections du Québec au plus tard le seizième jour précédant celui du scrutin, tel que prévu par l'article 204 de la Loi électorale du Québec;
d) de s'entendre, dans les plus brefs délais, avec le direc- teur général des élections du Québec sur une procédure et un processus utiles, afin d'établir une mécanique précise et sécuritaire concernant le vote des détenus, de la nature du protocole élaboré par le directeur général des élections du Québec et que ce dernier tente depuis 6 ans de soumettre aux défendeurs, produit comme étant la pièce G de l'affi- davit de JEAN-LOUIS LEVESQUE, tel que le prévoit l'article 217 de la Loi électorale du Québec;
2) Ordonnant au Solliciteur général du Canada de donner, dans les plus brefs délais, les directives appropriées aux
directeurs des établissements concernés ainsi qu'à toutes autres personnes employées, et travaillant au Service cana- dien des pénitenciers, afin de permettre au Mis-en-cause, le Directeur général des élections du Québec et/ou à ses repré- sentants autorisés, de faire ce qui est requis par la Loi électorale du Québec pour que les personnes détenues dans les institutions pénitentiaires fédérales puissent voter, de la nature de celles prévues dans le protocole d'entente préparé par le Directeur général des élections du Québec, produit au soutien des présentes procédures comme étant la pièce G de l'affidavit de JEAN-LOUIS LEVESQUE, tel que le prévoit l'arti- cle 217 de la Loi électorale du Québec;
3) tout autre ordre qui s'avérera nécessaire à l'exécution d'un éventuel jugement favorable sur les conclusions A et B;
D) tout autre remède que cette honorable Cour jugera juste. FAITS:
Le demandeur qui est présentement incarcéré dans un pénitencier fédéral situé sur le territoire de la province de Québec voudrait voter lors des prochaines élections générales québécoises qui auront lieu le 2 décembre 1985. J'ouvre ici une parenthèse pour rappeler l'historique derrière la présente action en jugement déclaratoire.
Il faut dire d'abord que dès le printemps 1980, le Directeur général des élections du Québec avait contacté à maintes reprises le solliciteur général de l'époque ainsi que ses différents successeurs (cf. l'affidavit de Paul-René Lavoie déposé avec la présente action) dans le but d'en arriver à un accord administratif qui permettrait aux détenus des institutions fédérales de voter lors des élections générales provinciales de 1981. Les trois sollici- teurs qui se sont succédés à ce poste durant cette période ont refusé de donner suite aux initiatives du Directeur général des élections du Québec ou les ont carrément ignorées. D'ailleurs, je remarque que cinq années se sont écoulées depuis la demande du Directeur général des élections du Québec et qu'à ce jour rien n'a été fait.
En mars 1981 soit quelque temps avant la tenue du scrutin, le présent demandeur et deux autres détenus avaient tenté d'obtenir une injonction interlocutoire ordonnant au solliciteur général de ne pas les empêcher d'exercer leur droit de vote et de donner aux autorités pénitentiaires des ordres en ce sens. Cette requête a été rejetée par le juge Marceau de la Cour fédérale du Canada parce qu'entre autres les demandeurs n'avaient pas exercé le bon recours. Le 10 décembre 1981, les demandeurs d'alors adressaient une communica-
tion au Comité des droits de l'homme des Nations- Unies et y ont porté plainte en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, CTS 1976/47. Le Comité des droits de l'homme des Nations-Unies a renversé sa première décision sur la recevabilité de la communication et décidait que la communication était irrecevable pour le motif que les demandeurs n'avaient pas épuisé les recours internes disponibles et que les demandeurs pouvaient s'adresser à la Cour fédérale pour tenter d'obtenir un jugement déclaratoire. Cette décision du Comité leur a été communiquée au mois d'avril 1985. C'est le 13 novembre 1985 que le présent demandeur a institué la présente action en juge- ment déclaratoire. Voilà pour le rappel du film des événements.
Je remarque que la présente déclaration amen- dée reprend les mêmes allégués que celle qui a été présentée au juge Marceau en 1981, sauf pour les redressements demandés et l'inclusion d'un allégué relatif à l'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés' qui garantit à tout citoyen du Canada le droit de vote à toute élection législative fédérale et provinciale. Je traiterai donc de la question de savoir si l'article 3 de ladite Charte a été violé par les défendeurs et, si nécessaire, de la portée juridique des obligations internationales du Canada sur le droit interne et particulièrement sur la Charte.
LE DROIT:
L'article 3 de la Charte dispose que: ,
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
Il incombe au demandeur de prouver la violation de ce droit. Ce dernier soumet que son incarcéra- tion dans une institution fédérale l'empêche préci- sément d'exercer le droit qui lui est reconnu par la Charte et la Loi électorale du Québec (L.Q. 1979, chap. 56). Il ajoute qu'il a par ailleurs toutes les qualités requises pour voter selon la loi québécoise. Bref, il est d'avis que le refus opposé par le défen- deur est en contradiction avec l'esprit et la lettre de la Charte canadienne des droits et libertés. De prime abord, il est manifeste que sa demande est
' qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.).
bien fondée et doit être accordée. Il reste à voir si une restriction peut être imposée à l'exercice de ce droit.
Cette restriction découlerait de l'article 1 de la Charte qui prévoit que:
1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être res- treints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.
Contrairement à la Constitution américaine, les droits et libertés garantis par la Charte ne sont pas absolus. C'est-à-dire qu'ils peuvent être restreints dans un contexte bien précis. C'est l'effet de l'arti- cle 1 de la Charte. Il ne fait aucun doute qu'il incombe à celui ou celle qui désire faire valoir une règle de droite qui limite les droits et libertés garantis par la Charte de prouver non seulement son caractère raisonnable, mais aussi sa justifica tion dans le cadre d'une société libre et démocratique.
La Couronne doit à cet égard prouver que le législateur par sa «règle de droit» poursuit un but légitime ou agit dans l'intérêt du bien commun en retirant le droit de vote aux détenus.
L'argument suivant lequel on ne peut accorder le droit de vote aux détenus pour des raisons administratives ou de sécurité ne peut en l'espèce empêcher selon moi l'exercice d'un droit constitu- tionnellement reconnu. J'endosse à ce propos l'opi- nion de madame la juge Reed qui, dans Gould c. Procureur général du Canada', [1984] 1 C.F. 1119 (l'e inst.), à la page 1125, a déclaré:
On peut difficilement accepter que des motifs de sécurité puissent servir de justification pour empêcher les détenus d'exercer leur droit de vote. Le fait que d'autres gouverne-
2 Pour la signification du terme «règle de droit», je renvoie les parties à la décision Federal Republic of Germany v. Rauca (1982), 38 O.R. (2d) 705 (H.C.) le juge en chef Evans dit à la page 716:
[TRADUCTION] L'expression «règle de droit» (prescribed by law) exige que la limite soit énoncée dans une règle de droit sous forme positive et non par simple implication. Normalement, la règle de droit comportant une telle limite figurera dans un texte législatif bien qu'il soit possible qu'elle figure dans un règlement ou qu'elle revête la forme d'une règle de common law.
3 Par ailleurs infirmée par la Cour d'appel fédérale, mais pour d'autres motifs; cf. [1984] 1 C.F. 1133.
ments, celui du Québec par exemple, soient à même d'assurer l'exercice de ce droit démontre que ce n'est pas impraticable, que ce soit du point de vue de l'administration ou de la sécurité.
Si l'argument de sécurité ne peut être retenu, peut-on cependant soutenir avec succès que l'incar- cération entraîne nécessairement par voie de con- séquence la perte de certains droits dont celui de voter. Encore une fois, je ne peux faire mieux que de partager l'avis de madame la juge Reed qui, toujours dans Gould (supra), a disposé de cet argument de la façon suivante la page 1126):
... je ne crois pas que le fait que certains des droits d'un détenu doivent nécessairement être restreints (par exemple, la liberté d'association, d'expression, le droit d'être candidat à une élec- tion) justifie qu'on lui interdise tous les droits. (C'est moi qui souligne.)
J'ajouterais que le droit de vote est la pierre angulaire de toute démocratie qui se respecte. Alors de toute évidence, c'est un droit qui à mon avis peut difficilement être limité ou restreint si ce n'est dans le contexte bien précis de l'article 1 de la Charte.
Les défendeurs n'ont pas réussi à prouver que l'incarcération du demandeur dans une prison fédérale constitue à l'égard du droit de vote, con- féré par l'article 3 de la Charte, une limite raison- nable qui puisse se justifier dans le contexte d'une société libre et démocratique. Les défendeurs se sont bornés à plaider l'inapplicabilité des traités et conventions internationaux en droit interne cana- dien et l'inopposabilité de la loi électorale du Québec à l'administration fédérale. Malheureuse- ment pour les défendeurs, ce ne sont pas les traités internationaux ni la loi électorale du Québec qui sont la source du droit de vote ici, mais la Charte canadienne des droits et libertés.
Vu cette conclusion, je n'ai plus à traiter des autres questions soulevées lors des débats pour mettre fin au litige. C'est dommage pour le procu- reur du demandeur qui a éloquemment plaidé le volet des obligations internationales du Canada en relation avec le droit interne canadien. Je ne peux que lui dire que ce n'est que partie remise.
Je serais donc d'avis d'accorder en l'espèce au demandeur un jugement déclaratoire dans les termes suivants:
Le demandeur a droit à une déclaration portant qu'il a le droit de voter aux élections générales
provinciales devant avoir lieu le 2 décembre 1985 et à toute autre élection provinciale subsé- quente et ce, tant qu'il sera détenu.
Je suis conscient que ce jugement déclaratoire pourrait rester sans effet s'il n'est pas assorti de certaines modalités pour le rendre exécutoire.
À cet effet se pose la question de savoir si un bref de mandamus peut, tel que demandé, être émis contre les défendeurs les enjoignant de mettre en oeuvre un mécanisme administratif qui permet- trait au demandeur de voter lors des élections provinciales. Si je ne peux pas émettre de manda- mus, puis-je alors accorder tout autre «réparation que [ce] tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances» tel que le prévoit l'article 24 de la Charte:
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
C'est bien connu, le bref de mandamus ne peut être émis que pour assurer l'exécution d'un devoir public dans l'exercice duquel le demandeur a un intérêt légal suffisant. Or, peut-on prétendre comme l'ont fait les défendeurs que l'article 3 de la Charte n'imposerait, dans le présent contexte d'une élection provinciale, aucune obligation d'agir ou aucun devoir public précis à l'administration fédérale. Je suis plutôt d'opinion qu'un tel devoir est implicitement reconnu dans le texte déclaratif de droit qu'est l'article 3 de la Charte. En effet, il serait illusoire de garantir l'existence d'un droit si on ne pouvait pas en garantir également l'exercice. C'est bien beau d'avoir le droit de vote, mais on doit pouvoir l'exercer sinon la Charte resterait lettre morte. Reste maintenant à prescrire en l'es- pèce l'exercice de ce droit de vote.
Comme l'a fait remarquer le juge en chef Thur - low, dissident dans Procureur général du Canada c. Gould, [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.), à la page 1138:
Il me semble que lorsque c'est nécessaire, la Cour doit être prête à innover afin d'imaginer des procédures et des moyens, non encore employés jusqu'à maintenant, pour faire respecter les droits garantis par la Charte.
Bien que ces remarques ouvrent la porte à toute une panoplie de redressements «non encore employés», j'estime de toute manière que l'article
24 est libellé de façon à ce que je puisse émettre un bref de mandamus. Puis-je cependant l'émettre contre la Couronne ou contre un ministre de la Couronne agissant en sa qualité de représentant de la Couronne?
La position traditionnelle de la common law est ainsi exprimée par de Smith°:
[TRADUCTION] ... ni la Couronne ni les préposés de la Cou- ronne agissant exclusivement à ce titre ne peuvent faire l'objet d'un mandamus.
D'ailleurs la Cour suprême du Canada a claire- ment établi l'application de ce principe dans notre tradition juridique. Je renvoie les parties à l'arrêt Minister of Finance of British Columbia v. The King, [1935] R.C.S. 278 et plus particulièrement aux propos du juge Davis à la page 285:
[TRADUCTION] ... il ne fait aucun doute qu'un mandamus ne peut être accordé contre la Couronne ou l'un de ses préposés agissant en sa simple qualité de préposé.
Est-ce que la Charte canadienne des droits et libertés modifie cette position traditionnelle? Je réponds oui; la Charte a non seulement modifié le droit existant mais l'a également bouleversé. Ainsi, depuis l'adoption de la Charte et plus particulière- ment à cause des articles 32 et 52 de la Charte, il ne fait plus de doute maintenant que la Couronne est assujettie aux dispositions de la Charte au même titre que tout autre administré. Les articles 32 et 52 se lisent comme suit:
32. (1) La présente charte s'applique:
a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement ...
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
Si la Charte canadienne des droits et libertés, qui fait partie de la Constitution du Canada, est la loi suprême du pays, nul ne peut y échapper, pas même la Couronne ni un ministre agissant en sa qualité de représentant de la Couronne. Par voie de conséquence, la Couronne ou un de ses repré- sentants ne peut a fortiori se réfugier derrière toute sorte d'exceptions déclinatoires ou règles d'immunité issues de la common law pour ne pas mettre la Charte en pratique. Un bref de manda-
4 Judicial Review of Administrative Action, éd., Stevens, Londres, 1980, à la page 541.
mus doit donc être émis pour enjoindre aux défen- deurs en l'espèce de permettre aux autorités pro- vinciales, c'est-à-dire au Directeur général des élections du Québec, de dresser au sein du péniten- cier la liste des détenus ayant les qualités requises pour voter selon la loi québécoise et d'établir sur place un bureau de vote avec un scrutateur nommé par le Directeur général et un représentant de chacun des partis politiques siégeant à l'Assemblée nationale du Québec, afin de donner la chance aux détenus d'exercer leur droit de vote au scrutin provincial du 2 décembre 1985.
J'accorderais les frais et les dépens au deman- deur s'il les exige.
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