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T-806-83
Harry Richer Furs Inc. (demanderesse) c.
Swissair et Swiss Air Transport Co. Ltd. (défenderesses)
RÉPERTORIÉ: HARRY RICHER FURS INC. C. SWISSAIR
Division de première instance, juge Dubé—Mont- réal, 3 et 4 novembre, 3 décembre; Ottawa, 22 décembre 1987.
Droit aérien Action en recouvrement de la valeur d'un carton de fourrures qui a disparu en cours de voyage Les défenderesses invoquent la limitation de responsabilité prévue à l'Art. 22(2)a) de la Convention de Varsovie La demande- resse s'appuie sur l'Art. 25 de la Convention La demande- resse ne s'est pas acquittée de l'obligation de prouver que les défenderesses avaient agi soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement avec conscience qu'un dommage en résulterait probablement Il n'y a pas de preuves permet- tant de conclure au vol La jurisprudence américaine ne s'applique pas puisque les États-Unis n'ont pas adopté la version modifiée de l'Art. 25 introduite par le Protocole de la Haye.
L'action de la demanderesse visait à recouvrer la somme de 13 994,64 $, soit la valeur d'un carton d'articles vestimentaires en fourrure qui a disparu en cours de voyage. Les défenderesses ont invoqué l'alinéa 22(2)a) de la Convention de Varsovie, qui limiterait leur responsabilité à 531,12 $. La demanderesse s'est appuyée sur l'Article 25 de la Convention, qui prévoit une responsabilité intégrale lorsque le dommage résulte d'un acte ou d'une omission du transporteur ou de ses préposés fait, soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu'un dommage en résultera.
Jugement: l'action devrait être rejetée.
Il incombait à la demanderesse d'établir que les défenderes- ses avaient agi soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement avec conscience qu'un dommage résulterait de leur acte ou de leur omission.
Il n'y avait pas de preuves permettant de conclure au vol. Diverses possibilités ont été évoquées quant à la façon dont le carton avait été perdu, mais aucune n'a été étayée de preuves concrètes. L'omission alléguée de l'agent des réservations, qui a attendu jusqu'à l'achèvement du déchargement pour émettre des avis de recherche concernant le carton perdu n'a pas été faite soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement avec conscience qu'un dommage en résulterait probablement.
Pour rejeter la limitation prévue à l'alinéa 22(2)a) et appli- quer l'exception prévue à l'Article 25, il faut qu'il y ait plus qu'une négligence ordinaire de la part du transporteur. L'af- faire Swiss Bank Corp. c. Air Canada, il a été conclu que les préposés du transporteur aérien avaient volé le colis, se distin- gue de l'espèce. En cas de vol, la conscience qu'un dommage en résultera est évidente. Lorsqu'une cargaison est perdue, statuer
que la négligence téméraire est nécessairement implicite revien- drait à anéantir les dispositions portant limitation de responsa- bilité de la Convention.
Lorsqu'il s'agit de l'Article 25, la jurisprudence américaine n'est d'aucun secours puisque les États-Unis n'ont pas adopté l'article nouveau introduit par le Protocole de la Haye.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur le transport aérien, S.R.C. 1970, chap. C-14, annexe I, Art. 22(2)a) (mod. par annexe III, Art. XI), 25 (mod., idem, Art. XIII).
JURISPRUDENCE
DISTINCTION FAITE AVEC:
Swiss Bank Corp. c. Air Canada, [1982] I C.F. 756 (1'° inst.); confirmé par [1988] 1 C.F. 71 (C.A.).
DÉCISIONS CITÉES:
Reiner v. Alitalia Airlines, 9 Avi. 18,228 (N.Y. Sup. Ct. 1966); Perera Co. Inc. v. Varig Brazilian Airlines, Inc., 19 Avi. 17,810 (2d Cir. 1985); Lerakoli, Inc. v. Pan American World Airways, Inc., 19 Avi 18,131 (2d Cir. 1986); O'Rourke v. Eastern Air Lines, Inc., 18 Avi. 17,763 (2d Cir. 1984); Shawinigan, Ltd. v. Vokins & Co., Ltd., [1961] 3 All E.R. 396 (Q.B.D.); Lacroix Baart- mans et autres c. Swiss Air, [1973] R.F.D.A. 75 (Tribu- nal Fédéral Suisse); Syndicat d'assurances des Lloyd's et autres c. Sté Aérofret, Cie Alitalia et Cie U.T.A., [1969] R.F.D.A. 397 (Cour de Cassation (Ch. corn)); Horabin v. British Overseas Airways Corpn., [1952] 2 All E.R. 1016 (Q.B.D.).
DOCTRINE
Chauveau, Paul «La faute inexcusable» (1979), 4 Ann. Air & Sp. L. 3.
Cheng, Bin «Wilful Misconduct: From Warsaw to The Hague and from Brussels to Paris» (1977) II Ann. Air & Sp. L. 55.
AVOCATS:
Howard C. Ginsberg pour la demanderesse.
Jean Saint- Onge pour les défenderesses.
PROCUREURS:
Robinson, Sheppard, Borenstein, Shapiro, Montréal, pour la demanderesse.
Lavery, O'Brien, Montréal, pour les défende- resses.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE DusÉ: Cinq cartons d'articles vesti- mentaires en fourrure ont été expédiés par la demanderesse par Swissair, de Zurich, en Suisse, à elle-même à Montréal (Québec). À la livraison à la demanderesse à Mirabel le 11 septembre 1982, il manquait un carton évalué à 13 994,64 dollars canadiens. Cette action de la demanderesse vise à recouvrer ce montant ainsi que les dépens.
Les défenderesses invoquent la limitation de res- ponsabilité prévue à l'alinéa 22(2)a) de la Conven tion de Varsovie (Convention pour l'unification de certaines règles relatives au transport aérien inter national, signée à Varsovie le 12 octobre 1929, modifiée par le Protocole de la Haye de 1955 et incorporée dans la Loi sur le transport aérien, S.R.C. 1970, chap. C-14, aux annexes I, II et III). Cette limite se fixe à 250 francs par kilogramme, ce qui donne 531,12 $ pour le carton en cause. Il est constant que la somme consignée en justice par les défenderesses suffit à couvrir ce montant ainsi que les dépens.
Voici le passage applicable de l'alinéa 22(2)a) de la Convention de Varsovie, qu'invoquent les défenderesses:
Article 22
(2)a) Dans le transport de bagages enregistrés et de mar- chandises, la responsabilité du transporteur est limitée à la somme de deux cent cinquante francs par kilogramme, sauf déclaration spéciale d'intérêt à la livraison faite par l'expéditeur au moment de la remise du colis au transporteur et moyennant le paiement d'une taxe supplémentaire éventuelle ...
De son côté, la demanderesse invoque l'Article 25 de la Convention tel qu'il a été modifié par le protocole de la Haye, qui prévoit la responsabilité intégrale dans certains cas. Le voici:
Article 25
Les limites de responsabilité prévues à l'article 22 ne s'appli- quent pas s'il est prouvé que le dommage résulte d'un acte ou d'une omission du transporteur ou de ses préposés fait, soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu'un dommage en résultera probablement, pour autant que, dans le cas d'un acte ou d'une omission de préposés, la preuve soit également apportée que ceux-ci ont agi dans l'exercice de leurs fonctions.
Cet Article 25 a considérablement modifié l'an- cien Article 25 de la Convention de Varsovie:
Article 25
(1) Le transporteur n'aura pas le droit de se prévaloir des dispositions de la présente Convention qui excluent ou limitent sa responsabilité, si le dommage provient de son dol ou d'une faute qui, d'après la loi du tribunal saisi, est considérée comme équivalente au dol.
(2) Ce droit lui sera également refusé si le dommage a été causé dans les mêmes conditions par un de ses préposés agissant dans l'exercice de ses fonctions.
La distinction entre ces deux textes est particu- lièrement importante puisque certains pays, dont les États-Unis, n'ont pas adopté l'article nouveau, introduit par le Protocole de la Haye. Aussi la jurisprudence américaine' n'est-elle d'aucun secours en l'espèce.
Il échet par conséquent d'examiner si la perte du carton résulte d'un acte ou d'une omission du transporteur (les défenderesses) ou de ses préposés (agissant dans l'exercice de leurs fonctions), soit avec l'intention de provoquer un dommage, soit témérairement et avec conscience qu'un dommage en résulterait probablement. Il incombe donc à la demanderesse d'établir non seulement que les défenderesses ont fait preuve de négligence, mais qu'elles ont agi soit avec l'intention de provoquer un dommage soit témérairement avec conscience qu'un dommage résultera probablement de leur acte ou de leur omission. Voilà un fardeau dont il est manifestement difficile de se décharger.
Il est constant que par lettre de transport aérien sans réserves 085-92895924 daté du 10 septem- bre 1982 à Zurich, en Suisse, les défenderesses ont accusé réception de 5 cartons contenant divers articles vestimentaires en fourrure en bon état pour le transport et la livraison à Montréal (Québec). Il est également constant que pendant tout le temps en cause, la demanderesse était le propriétaire de la cargaison.
' Les avocats des deux parties ont cité la jurisprudence américaine: Reiner v. Alitalia Airlines, 9 Avi. 18,228 (N.Y. Sup. Ct. 1966); Perera Co. Inc. v. Varig Brazilian Airlines, Inc., 19 Avi. 17,810 (2d Cir. 1985); Lerakoli, Inc. v. Pan American World Airways, Inc., 19 Avi. 18,131 (2d Cir. 1986); O'Rourke v. Eastern Air Lines, Inc., 18 Avi. 17,763 (2d Cir. 1984).
De même, il est établi que les défenderesses ont omis de livrer à la demanderesse un carton d'arti- cles vestimentaires en fourrure. Cependant, les preuves et témoignages produits au procès n'ont pu donner aucune explication définitive de la perte de ce carton. Diverses possibilités ont été évoquées, dont celle du vol et du manque de protection, mais aucune théorie avancée ne peut être retenue comme la solution concluante du problème.
En fait, aucun des témoins n'avait jamais vu le carton manquant, que ce fût à l'aéroport de Zurich, ou à bord de l'avion, ou encore à l'aéroport de Mirabel. A. I. Mascle, ancien directeur du fret de KLM Royal Dutch Airlines, cité à titre d'ex- pert par la demanderesse, énumère quatre possibi- lités au sujet du colis manquant (paragraphe 33 de son affidavit):
[TRADUCTION] a) la boîte en question manquait à la
cargaison;
b) la boîte en question manquait au chargement à bord;
c) la boîte en question était chargée à bord, mais,
i) parmi d'autres marchandises à destination de Mont-
réal; ou
ii) parmi les marchandises à destination de Toronto.
Peter Bernhard, ancien directeur de Swissair à Zurich et actuellement posté à New York, énu- mère les nombreuses irrégularités qui pourraient se traduire par la perte d'un colis à l'aéroport de Zurich (résumé de son témoignage):
1. chargement sur la mauvaise palette à l'entrepôt de l'aéroport, ce qui signifie une mauvaise destination;
2. manque à l'expédition: colis laissés derrière;
3. mauvais étiquetage à l'entrepôt;
4. disparition subséquente de colis endommagés, mis de côté pour réfection;
5. manque à l'expédition ou non-délivrance d'un colis par l'ex- péditeur lui-même;
6. marchandises placées dans le mauvais secteur;
7. étiquetage erroné des colis par l'expéditeur ou son agent.
D'autres témoins ont avancé diverses hypothèses relatives au carton manquant, mais aucune de ces hypothèses n'a été étayée de preuves concrètes.
Cependant l'allégation d'omission de la part d'un préposé du transporteur mérite une certaine attention. La cargaison dont il s'agit a été chargée dans des igloos, c'est-à-dire des conteneurs destinés au transport aérien. L'avion de Swissair a atterri à Mirabel le samedi 11 septembre 1982à 15 h 30.
Les igloos ont été dirigés par chariot sur l'entrepôt de Swissair vers 16 h 30. Raouf Dimitri, l'agent des réservations de Swissair, a procédé au déchar- gement de l'igloo dans lequel la cargaison de la demanderesse avait être chargée selon le mani- feste, et s'est aperçu qu'il manquait un colis. Selon son témoignage, il a pensé que le colis manquant devait se trouver dans l'un des autres igloos. Il est rentré chez lui à la fin de son quart à 18 heures. L'entrepôt étant fermé le dimanche, ce n'est que lundi qu'il s'est finalement aperçu que le colis manquant ne se trouvait dans aucun des autres igloos. Des avis de recherche ont été émis ce lundi à midi.
L'avocat de la demanderesse a demandé à brûle- pourpoint à M. Dimitri s'il avait lui-même volé la boîte. Celui-ci a répondu par la négative. Il me paraissait digne de foi et personne ne m'a donné aucune raison de mettre en doute son honnêteté. Il n'a jamais fait l'objet d'aucune poursuite à cet égard, et son état de service est sans taches.
De l'avis de M. Mascle, l'expert susmentionné, [TRADUCTION] «plus vite on retrouve les traces de la cargaison, meilleures sont les chances de ne pas la perdre pour de bon». Il estime que c'était [TRA- DUCTION] «faire preuve d'irresponsabilité que d'attendre jusqu'à lundi pour signaler le manque». D'autres experts ne sont pas de cet avis et estiment que l'entrepôt étant fermé le dimanche, il conve- nait d'attendre à lundi pour poursuivre le déchar- gement et qu'il n'y avait lieu d'émettre aucun avis de recherche avant que les igloos ne fussent tous déchargés. M. Arthur Robert Fehlmann, directeur du fret ventes et service chez Lufthansa, déclare en témoignage qu'en l'occurrence, il aurait attendu jusqu'à lundi pour finir les recherches et établir la perte.
À mon avis, bien qu'une omission eût été repro- chée à un préposé du transporteur, on ne peut conclure qu'elle a eu lieu avec l'intention de provo- quer un dommage, ou témérairement et avec cons cience qu'un dommage en résulterait probable- ment.
La controverse existe encore quant à la question de savoir si l'intention de provoquer un dommage
doit être objective ou subjective 2 . Je n'estime cependant pas nécessaire en l'espèce de trancher cette question car, quand bien même j'appliquerais l'interprétation la plus avantageuse pour la deman- deresse, à savoir la norme objective, je ne saurais conclure à l'intention de provoquer un dommage ou à la témérité de la part des défenderesses.
Il ressort de la jurisprudence internationale que, pour qu'on puisse rejeter la limitation prévue à l'alinéa 22(2)a) de la Convention et appliquer l'exception prévue à l'Article 25, il faut qu'il y ait plus qu'une négligence ordinaire de la part du transporteur. Selon le pays dans lequel la cause est entendue, l'acte ou l'omission a été qualifié de «grossly careless» 3 , « faute lourde»', «faute inexcu sable» 5 ou «wilful misconduct» 6 .
Dans l'affaire Swiss Bank Corp. c. Air Canada', un colis contenant des billets de banque d'un mon- tant de 60 400 $ a été remis au transporteur aérien à Zurich en vue du transport en main sûre jusqu'à Montréal. Le pilote a personnellement remis le colis à un employé d'Air Canada à son arrivée à Montréal. Le colis disparut subséquemment, mais sa disparition ne fut remarquée qu'environ un mois plus tard, ce qui rendait difficile la tâche de retrouver le colis ou d'établir les causes de sa disparition.
Le juge Walsh, qui siégeait à l'époque à la Cour fédérale, conclut, à la lumière de preuves indirec- tes, à une présomption de vol, bien qu'on ne pût établir, sans l'ombre d'un doute raisonnable, la culpabilité des supposés voleurs. L'une des preuves administrées établissait que l'un des employés
2 Swiss Bank Corp. c. Air Canada, [1982] 1 C.F. 756 (1 1 e inst.), aux p. 775-776; jugement confirmé par la Cour d'appel fédérale, [1988] 1 C.F. 71; Swiss Bank Corp. c. Air Canada, le juge Marceau, à la p. 82; Cheng, Bin «Wilful Misconduct: From Warsaw to The Hague and from Brussels to Paris» (1977) II Ann. Air & Sp. L. 55.
3 Shawinigan, Ltd. v. Vokins & Co., Ltd., [1961] 3 All E.R. 396 (Q.B.D.), à la p. 403.
° Lacroix Baartmans et autres c. Swiss Air, [1973] R.F.D.A. 75 (Tribunal Fédéral Suisse).
5 Syndicat d'assurances des Lloyd's et autres c. Sté Aérofret, Cie Alitalia et Cie U.T.A., [1969] R.F.D.A. 397 (Cour de Cassation (Ch. com.)); Chauveau, Paul «La faute inexcusable» (1979) 4 Ann. Air & Sp. L. 3.
6 Horabin v. British Overseas Airways Corpn., [1952] 2 All E.R. 1016 (Q.B.D.).
7 Voir note 2.
avait laissé le paquet sans surveillance dans une voiture non verrouillée pendant qu'il faisait des courses dans l'aéroport. Il y avait aussi la dispari- tion mystérieuse des documents de transport et le défaut d'inscrire la réception du colis dans le regis- tre des marchandises de grande valeur. Il ressortait d'un rapport d'enquête que deux employés impli- qués n'étaient pas dignes de confiance. Qui plus est, l'un d'entre eux fut identifié par la police de Dorval comme étant présent dans d'autres cas de disparition de marchandises.
Cette décision a été récemment confirmée par la Cour d'appel fédérale, qui est allée plus loin en concluant que les préposés du transporteur aérien avaient effectivement volé le colis. En cas de vol, la conscience qu'un dommage en résulterait est évidente.
En conclusion, il n'y a pas en l'espèce de preuves permettant de conclure au vol. La seule constata- tion possible, c'est qu'un carton de fourrures a été perdu et n'a jamais été retrouvé. Statuer que cette perte tient nécessairement à la négligence témé- raire reviendrait à anéantir les dispositions portant limitation de responsabilité de la Convention.
Par tous ces motifs, la demanderesse est débou- tée avec dépens de son action visant à recouvrer davantage que la somme consignée en justice par les défenderesses.
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