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T-2345-86
Shalom Schachter (demandeur) c.
La Reine et Commission de l'emploi et de l'immi- gration du Canada (défenderesses)
et
Le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes (intervenant)
RÉPERTORIÉ: SCHACHTER C. CANADA
Division de première instance, juge Strayer— Toronto, 12, 13, 14, 15, 18, 19, 20; Ottawa, 7 juin 1988.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à
l'égalité Assurance-chômage Critère applicable sous le régime de l'art. 15(1) de la Charte Est-il suffisant d'établir que la conséquence d'une disposition législative est péjorative, négative et n'est pas insignifiante ou est-il nécessaire d'établir que la distinction imposée par la loi est abusive ou injuste? En l'espèce, ces deux critères sont remplis Discrimination à l'égard des parents naturels de nouveau-nés puisqu'ils n'ont pas droit à des prestations au même titre que les parents adoptifs sous le régime de l'art. 32 de la Loi sur l'assurance- chômage.
Assurance-chômage Il est discriminatoire et contraire à
l'art. 15 de la Charte de ne pas accorder aux parents naturels de nouveau-nés le droit à des prestations dont bénéficient les parents adoptifs sous le régime de l'art. 32 de la Loi sur
l'assurance-chômage L'art. 30 porte sur la maternité alors
que l'art. 32 de la Loi sur le soin des enfants On ne devrait
pas priver la mère naturelle du droit aux prestations pour le soin des enfants parce qu'elle a reçu des prestations de gros- sesse au cours de la même période de prestations.
L'épouse du demandeur a donné naissance à un bébé le 28 juillet 1985, et elle a reçu des prestations de maternité du 21 juillet au 1" novembre 1985. Le demandeur a pris trois semai- nes de congé sans rémunération à la suite de la naissance, et le 2 août 1985, il a demandé des prestations d'assurance-chômage en vertu de l'article 30 (prestations de maternité) et de l'article 32 (prestations d'adoption) de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage. Sa demande a été rejetée, et il a fait appel tout d'abord devant un conseil arbitral, puis devant un juge-arbitre, invoquant les droits à l'égalité garantis par l'arti- cle 15 de la Charte. Le Conseil a rejeté l'appel, et le juge-arbi- tre en chef a suggéré de porter l'action devant la Cour fédérale.
Il s'agit d'une action en jugement déclaratoire, sous diverses formes, portant que des prestations d'assurance-chômage devraient être payables aux pères naturels de nouveau-nés à l'égard du congé qu'ils ont pris pour s'occuper de ces enfants après leur arrivée à la maison, tout comme ces prestations sont maintenant payables aux parents adoptifs en vertu de l'article 32 de la Loi. Une forme subsidiaire du jugement sollicité prévoirait que ce droit n'affecte en rien les prestations de maternité existantes prévues à l'article 30, et une autre prévoi-
rait un partage entre les parents naturels de prestations équiva- lentes aux prestations visées à l'article 32 pour les parents adoptifs. Le demandeur conclut également à une ordonnance portant qu'il a droit à des prestations pour le temps qu'il a consacré à son nouveau-né en 1985.
Jugement: il devrait être rendu un jugement déclaratoire portant que le père naturel ou la mère naturelle d'un nou- veau-né devrait avoir droit à des prestations sous le régime de la Loi, tout comme les parents adoptifs y ont droit, et précisant qu'on ne devrait pas priver la mère naturelle du droit aux prestations pour le soin des enfants parce qu'elle a reçu des prestations de grossesse dans la même période de prestations. L'action du demandeur est renvoyée à la Commission pour qu'elle décide en tenant pour acquis que si le demandeur satisfait, à d'autres égards, aux exigences de la Loi, il a droit à des prestations.
La question de savoir si la validité de la distinction entre les parents adoptifs et les parents naturels devrait être examinée sous le régime de l'article 15 ou de l'article I de la Charte, une décision ayant des conséquences pratiques et conceptuelles importantes, ne se pose pas en l'espèce puisque les défendeurs n'ont pas invoqué l'article 1.
Le demandeur a la qualité nécessaire pour agir. Il a un intérêt personnel direct et il a suivi la procédure appropriée. La décision de ne pas continuer l'appel devant le juge-arbitre était bien justifiée. Lorsqu'il faut trancher des questions constitu- tionnelles importantes, une action devant cette Cour avec tous ses moyens procéduraux pour la détermination des faits et des questions juridiques est de beaucoup préférable à une procédure sommaire informelle devant un juge-arbitre.
Le premier critère à appliquer sous le régime de l'article 15 consiste à savoir si la législature a recouru à une catégorisation interdite dans son application inégale de la loi afin de traiter de façon différente des personnes qui se trouvent dans la même situation. Les facteurs applicables permettant une telle déter- mination sont ceux reconnus par la Cour d'appel fédéral dans l'arrêt Smith, Kline & French Laboratories Ltd. Une fois l'existence d'une «inégalité» établie, il faut examiner si cette inégalité équivaut à une discrimination. Certaines cours, telles la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Smith, Kline & French Laboratories Ltd., ont appliqué un critère minimaliste de dis crimination: elles sont disposées à conclure que la discrimina tion est établie si la conséquence est «péjorative», si elle est négative et si elle n'est pas insignifiante. D'autres cours, feuÎes la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans l'affaire Andrews v. Law Soc., ont statué que pour établir la discrimina tion, il faut prouver que la distinction imposée par la loi est «abusive ou injuste». En l'espèce, le demandeur a rempli les exigences plus rigoureuses énoncées dans l'arrêt Andrews.
Il existe des prestations nettement différentes pour les parents adoptifs d'une part et pour les parents naturels d'autre part. L'article 32 prévoit jusqu"aquinze semaines de prestations pour que l'un ou l'autre des parents adoptifs admissibles reste à la maison à la suite du placement d'un enfant dans leur foyer. L'article 30 n'accorde pas au père naturel le choix d'utiliser ou de partager ces prestations aux fins de lui permettre de rester à la maison pour s'occuper du nouveau-né, et l'article 32.1 ne le fait que dans des situations exceptionnelles. La mère peut utiliser une partie de ses prestations de maternité pour le soin des enfants après son accouchement, mais les critères et les
conditions applicables aux prestations sous le régime de l'article 30 diffèrent substantiellement de ceux de l'article 32. L'article 30 repose sur l'idée que, à la naissance d'un bébé, la mère naturelle est naturellement et inéluctablement celle qui s'oc- cupe de lui, et que le père naturel est le soutien naturel. L'article 30 ne donne donc pas aux parents naturels la possibi- lité et le choix qu'accorde aux parents adoptifs l'article 32 de laisser le père s'occuper principalement de l'enfant pour que la mère retourne au travail. Il s'agit d'une discrimination fondée sur le sexe au sens du paragraphe 15(1) de la Charte. Elle est fondée sur le stéréotype sexuel des rôles respectifs du père et de la mère en général, et particulièrement en ce qui concerne leur nouveau-né naturel.
Il ressort également de la preuve, prise en corrélation avec le texte de l'article 32, que le but et l'effet de cet article recher- chent leur justification dans l'importance que la société attache à la possibilité pour les parents de rester à la maison avec un enfant d'âge préscolaire, sans tenir compte du sexe du parent qui demande des prestations. Ce raisonnement s'appliquerait également au soin donné par les parents naturels à leur nou- veau-né. Puisqu'il n'existe aucune disposition à cet égard, il y a inégalité dans les prestations. De plus, des objectifs et des obligations à l'échelle internationale renforcent l'idée que la société canadienne s'engage à égaliser autant que possible le rôle des parents dans le soin des enfants.
Cette inégalité équivaut à une discrimination, que l'on appli- que le critère minimaliste adopté dans l'affaire Smith, Kline & French Laboratories Ltd. ou le critère plus exigeant dégagé dans la décision Andrews. Ces distinctions ne sauraient s'expli- quer par des différences naturelles qui touchent les catégories de gens en cause, et elles désavantagent substantiellement ceux à qui on refuse des prestations pour le soin des enfants. Les prestations qu'on refuse aux parents naturels sous le régime de l'article 32 ne peuvent pas non plus être compensées par les prestations de maternité dont bénéficie la mère naturelle sous le régime de l'article 30. Cette disposition est conçue de manière à avantager les femmes enceintes, et elles seules, pour la mater- nité et le rétablissement post-natal. Il est déraisonnable et injuste d'accorder des prestations à un groupe et non à l'autre.
Il ne serait pas «convenable et juste», eu égard aux circons- tances, de résoudre la question en radiant l'article 32, privant ainsi les bénéficiaires visés à l'article 32 de leurs prestations. Il est préférable de déclarer que les parents naturels devraient avoir les mêmes avantages que ceux dont bénéficient les parents adoptifs, sous réserve des mêmes conditions.
En vertu de la Règle 341A, le présent jugement est suspendu dans l'espoir que, entre-temps, une mesure législative appro- priée sera nécessairement envisagée si un appel était formé et rejeté. Les prestations prévues actuellement par la loi continue- ront d'être versées.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 15, 24(l).
Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L-1, art. 59.2 (ajouté par S.R.C. 1970 (2» Supp.), chap. 17, art. 16; 1984, chap. 39, art. 6).
Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, 18 décembre 1979, [1982] R.T. Can. 31, Préambule, Art. I 1(2)c).
Déclaration sur l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes, G.A. Res. 2263, 22 U.N. GAOR (1967), Art. 6(2)c).
Loi canadienne sur les droits de la personne, S.C. 1976-77, chap. 33, art. 5.
Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, S.C. 1970-71-72, chap. 48, art. 22(3) (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 150, art. 3; 1988, chap. 8, art. 2), 25, 30 (mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 150, art. 4), 32 (mod. idem, art. 5), 32.1 (ajouté par S.C. 1988, chap. 8, art. 3).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10, art. 28.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle 341A (ajouté par DORS/79-57, art. 8).
The Employment Standards Act, C.C.S.M., chap. El 10, art. 34.2, 34.3.
The Labour Standards Act, R.S.S. 1978, chap. L-1, art. 23, 29.1, 29.2 (mod. par S.S. 1979-80, chap. 84, art. 8).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (procureur général), [1987] 2 C.F. 359 (C.A.); Califano v. Westcott, 433 U. S. 76 (1979).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Andrews v. Law Soc. of B.C. (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 305 (C.A.); McKinney v. University of Guelph et al. (1988), 24 O.A.C. 241, autorisation d'appel accordée [1988] 1 R.C.S. xi.
DÉCISIONS CITÉES:
R. v. Ertel (1987), 20 O.A.C. 257; La Reine c. Oakes, [ 1986] 1 R.C.S. 103; Headley c. Canada (Comité d'appel de la Commission de la Fonction publique), [1987] 2 C.F. 235 (C.A.); Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; Hoogbruin v. A.G.B.C. (1985), 70 B.C.L.R. 1 (C.A.); Attorney -General of Nova Scotia et al. v. Phillips (1986), 34 D.L.R. (4th) 633 (C.A.N.-E.); Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion, [1985] 1 R.C.S. 177; Taylor c. Canada, T-2861-86, juge Strayer, jugement en date du 7-6-88, C.F. I" inst., encore inédit.
DOCTRINE
Canada, Chambre des communes. Comité permanent de la justice et des questions juridiques. Sous-comité sur les droits à l'égalité. Procès-verbaux et témoignages, fascicule 29 (Rapport Boyer) (1" secs., 33° législ., 1984-85).
Canada. Rapport de la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada. Ottawa: Informa tion Canada, 1970.
Canada. Rapport de la Commission d'enquête sur l'as- surance-chômage (Rapport Forget). Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1986.
AVOCATS:
B. G. Morgan et D. Aleck Dadson pour le demandeur.
Roslyn J. Levine et Y. Côté pour les défenderesses.
Mary Eberts et Edward J. Babin pour l'intervenant.
PROCUREURS:
Osier, Hoskin & Harcourt, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les défenderesses.
Tory, Tory, Deslauriers & Binnington, Toronto, pour l'intervenant.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Introduction
LE JUGE STRAYER: Il s'agit d'une action en jugement déclaratoire, sous diverses formes subsi- diaires, portant que des prestations devraient être payables sous le régime de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage' aux pères naturels de nou- veau-nés à l'égard du congé qu'ils ont pris pour s'occuper de ces enfants après leur arrivée à la maison, tout comme ces prestations sont mainte- nant payables aux parents adoptifs en vertu de l'article 32 de la Loi [mod. par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 150, art. 5]. Certaines formes subsi- diaires proposées du jugement sollicité prévoiraient expressément que ce droit n'affecte en rien les prestations de maternité existantes prévues pour la mère naturelle à l'article 30 de la Loi [mod. idem,
1 S.C. 1970-7I-72, chap. 48.
art. 4], et l'une de ces formes prévoirait un partage entre les parents naturels de prestations équivalen- tes aux prestations visées à l'article 32 pour les parents adoptifs.
Le demandeur conclut également à une ordon- nance portant qu'il a droit à des prestations pour le temps qu'il a consacré à son nouveau-né en 1985.
Ces allégations reposent sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui cons- titue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Il est également demandé dans la déclaration un jugement portant que le refus par la Commission de verser au demandeur ces presta- tions constitue un acte discriminatoire contraire- ment à l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personnel. Cette requête a été aban- donnée au procès.
L'espèce a été jugée consécutivement à l'affaire Taylor c. Canada, numéro du greffe T-2861-86, et la preuve produite en l'espèce s'appliquait, par consentement, à l'affaire Taylor. Les questions de fond sont essentiellement les mêmes, et je vais statuer sur l'affaire Taylor en prononçant des motifs distincts mais brefs.
Par ordonnance en date du 30 juin 1987 du juge Joyal, le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes a été autorisé à intervenir dans ces actions et à exercer tous les droits d'une partie. Par l'entremise de son avocat, il a joué un rôle très utile au cours des présentes procédures.
Contexte législatif
Il est tout d'abord utile de reproduire les princi- pales dispositions législatives qui sont en vigueur et d'en exposer l'historique.
Voici la disposition de la Loi de 1971 sur l'assu- rance-chômage qui, prétend-on, crée une discrimi nation contrairement à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés:
32. (1) Nonobstant l'article 25 mais sous réserve des autres dispositions du présent article, des prestations initiales sont payables à un prestataire de la première catégorie qui fait la preuve qu'il est raisonnable pour lui de demeurer à la maison à cause du placement auprès de lui, en conformité avec les lois régissant l'adoption dans la province il réside, d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption.
2 S.C. 1976-77, chap. 33.
(2) Sous réserve du paragraphe 22(3), les prestations initia- les prévues au présent article sont payables pour chaque semaine de chômage comprise dans la période qui, en retenant la première en date des semaines en question,
a) commence avec la semaine au cours de laquelle le ou les enfants sont réellement placés auprès du prestataire de la première catégorie, et
b) se termine
(i) dix-sept semaines après la semaine au cours de laquelle le ou les enfants sont placés,
(ii) avec la semaine au cours de laquelle il n'est plus raisonnable pour ce prestataire de demeurer à la maison pour la raison visée au paragraphe (1), ou
(iii) avec la semaine qui précède immédiatement la semaine les prestations sont demandées et payables en vertu d'un autre article de la présente Partie.
(3) Lorsque des prestations doivent être versées à un presta- taire de la première catégorie en vertu du présent article et que celui-ci reçoit une rémunération pour une période tombant dans une semaine comprise dans la période visée au paragraphe (2), le paragraphe 26(2) ne s'applique pas et cette rémunération doit être déduite des prestations afférentes à cette semaine.
(4) Les prestations ne doivent pas être versées en vertu du présent article à plus d'un prestataire de la première catégorie relativement à un seul placement d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption.
(5) Lorsque, avant que des prestations n'aient été versées à un prestataire de la première catégorie relativement à un seul placement d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption, deux assurés auprès desquels le ou les enfants sont placés pour adoption, demandent des prestations en vertu du présent article, aucune prestation ne doit être versée en vertu du présent article avant l'abandon d'une de ces demandes.
Il faut souligner que bien que cette disposition permette des prestations à un prestataire de l'un ou de l'autre sexe à l'occasion du placement auprès de celui-ci d'un enfant (y compris,. bien entendu, les enfants du premier âge), ces prestations sont destinées uniquement au soin des enfants adoptés. De par leur nature, ces prestations se rapportent aux soins prodigués aux enfants par leurs parents et n'ont rien à voir avec les besoins d'une mère naturelle pour ce qui est de sa propre condition prénatale ou post-natale ou du soin unique qu'elle peut prodiguer à son enfant, comme l'allaitement maternel.
Aucune disposition semblable n'a été prise pour prévoir des prestations pour les soins que les parents naturels prodiguent aux enfants du pre mier âge lorsque ceux-ci arrivent à la maison. L'article 30 prévoit jusqu'à quinze semaines de prestations pour une «prestataire de première caté- gorie qui fait la preuve de sa grossesse», et ces
prestations peuvent être prises par la mère natu- relle, si tel est son choix, dans la période qui commence huit semaines avant la semaine présu- mée de l'accouchement et jusqu'à concurrence de dix-sept semaines après la semaine de l'accouche- ment. Il est donc clair que cette disposition ne prévoit pas de prestations pour le père naturel de l'enfant et, pour les raisons que je vais aborder plus tard, elle ne vise pas principalement, ni dans son objectif ni dans ses effets, les soins prodigués aux enfants du premier âge par leurs parents. En vertu de l'article 32.1 que le Parlement a tout récem- ment adopté 3 , le père d'un nouveau-né peut main- tenant avoir droit à des prestations comparables à celles des parents adoptifs, mais uniquement dans les circonstances très limitées que précise l'article: savoir lorsqu'il est raisonnable pour lui de demeu- rer à la maison en raison du décès de la mère ou de son incapacité «telle qu'elle ne peut prendre soin de l'enfant». Autrement, les parents naturels n'ont pas droit à des prestations pour les congés qu'ils ont pris pour s'occuper de leur nouveau-né.
Au début, la Loi de 1971 sur l'assurance-chô- mage ne prévoyait pas de prestations pour les parents à l'égard du temps de travail perdu en raison de la maternité ou du soin des enfants, ce qui correspondait à la fin générale de cette Loi, celle d'indemniser les gens qui perdent involontai- rement leur emploi mais qui sont disponibles pour travailler et cherchent du travail. Dans le Rapport de la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada'', on a recommandé non seulement de donner un congé de maternités aux femmes enceintes, mais aussi de les indemniser de la perte de salaire au cours du congé de maternité. Après avoir examiné divers moyens de fournir cette compensation, la Commission royale a recommandé de recourir à la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage pour prévoir des prestations payables pour une période d'au plus dix-huit semaines 6 . L'année suivante, on a donné suite à cette recommandation en adoptant un nouvel arti cle 30 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage
3 S.C. 1988, chap. 8 [art. 3], qui a reçu la sanction royale le 29 mars 1988, et est censé entrer en vigueur un an avant cette date.
4 Information Canada, Ottawa, 1970.
5 Ibid., par. 284.
6 Ibid., par. 286-288.
révisée. Seulement quinze semaines de prestations étaient prévues. Dans sa forme originale, l'article 30 obligeait pratiquement une femme enceinte à prendre davantage de ses prestations de maternité avant la naissance de l'enfant: elle pouvait tout au plus recevoir six semaines de prestations après la semaine de l'accouchement. Ainsi donc, les presta- tions de maternité visaient plus clairement à aider une femme enceinte, que les troubles éventuels de la grossesse pouvaient rendre inapte au travail. Moins de temps pouvait donc être consacré au rétablissement de la mère et au soin des enfants après la naissance. Cette disposition a été modifiée en 1977 7 pour permettre à la mère de prendre, selon son choix, une plus grande partie ou la totalité des semaines de prestations après la nais- sance de son enfant.
En 1982, l'actuel article 32 de la Loi a été ajoute pour prévoir des prestations pour les parents adoptifs à l'égard du placement d'un enfant adoptif dans leur foyer. En vertu du para- graphe 32(1), le prestataire doit faire la preuve qu'il est raisonnable pour lui de demeurer à la maison pour cette fin. Il faut souligner que, en vertu du paragraphe 32(4), seulement l'un des parents adoptifs peut recevoir des prestations d'as- surance-chômage relativement au placement d'un enfant; cependant, selon le paragraphe 32(1), même si un parent est déjà à la maison pour s'occuper d'un enfant sans toutefois toucher des prestations, il est possible pour son conjoint de rester également à la maison et de recevoir des prestations s'il est «raisonnable» pour lui de le faire.
Une autre disposition importante qui porte sur toutes ces prestations est le paragraphe 22(3) [mod. par S.C. 1980-81-82-83, chap. 150, art. 3; 1988, chap. 8, art. 2] qui est ainsi rédigé:
22....
(3) Nonobstant le paragraphe (2), le nombre maximum de semaines pour lesquelles des prestations initiales peuvent être servies à un prestataire
a) au cours de toute période de prestations pour une ou plusieurs des raisons suivantes, à savoir maladie, blessure ou mise en quarantaine prévue par les règlements, grossesse, placement de un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption, décès ou incapacité de la mère d'un enfant, décès ou incapa- cité d'une personne auprès de laquelle un ou plusieurs enfants ont été placés en vue de leur adoption;
' S.C. 1976-77, chap. 54, art. 38(1).
8 S.C. 1980-81-82-83, chap. 150, art. 5(1).
b) relativement à une seule grossesse ou à un seul placement d'un ou plusieurs enfants en vue de leur adoption,
est de quinze.
On verra qu'aucun prestataire ne peut, dans sa période de prestations (qui dure normalement cin- quante-deux semaines) recevoir cumulativement plus de quinze semaines de prestations de gros- sesse, d'adoption, de soin des enfants (lorsque la mère est morte ou est victime d'une incapacité) ou de maladie. C'est ainsi que par exemple, la mère naturelle d'un bébé, un parent adoptif, ou le père naturel d'un nouveau-né dont la mère est morte ou est victime d'une incapacité, n'aura pas droit à la totalité des quinze semaines de prestations si cette personne a déjà, au cours de sa période de presta- tions, reçu des prestations de maladie. Ces derniè- res devront être déduites des autres prestations, qu'elles réduiront à néant si elles se chiffrent déjà à quinze semaines ou plus. On trouve au paragra- phe 32.1(2) d'autres restrictions apportées à ces prestations que je n'ai pas à examiner.
Les faits de base
Le demandeur est l'époux de Marcia Gilbert, qui attendait leur second enfant à l'été 1985. Elle a demandé des prestations de maternité le 9 juillet 1985, et sa période de prestations a débuté le 7 juillet 1985 (si je comprends bien, Mme Gilbert a reçu des prestations au cours de la période allant du 21 juillet au ler novembre 1985). Je veux bien croire, comme le prétendent le demandeur et son épouse, qu'ils avaient espéré partager le soin de leur enfant au cours de ses quelques premières semaines, et qu'ils espéraient plus particulièrement que, après la naissance, Mme Gilbert pourrait, dès que possible, retourner au travail, et que le deman- deur pourrait rester à la maison pour s'occuper de l'enfant. Ils préféraient cet arrangement afin de permettre au demandeur d'établir lui-aussi des rapports solides et positifs avec l'enfant dès le début. De plus, en raison de l'emploi de Mme Gilbert, il lui était plus difficile qu'à son mari de s'absenter pendant une longue période durant l'été. Il faut souligner également qu'il y avait à la maison un enfant en bas âge qui avait, bien entendu, besoin d'une attention particulière pen dant et après l'accouchement de la mère.
Le bébé est le 28 juillet 1985. Le demandeur a pris pour les trois semaines suivantes un congé sans rémunération. Le 2 août 1985, il a demandé
des prestations pour «congé de maternité». Dans la demande 9 , il a expliqué qu'il voulait partager avec sa femme les quinze semaines de prestations paya- bles en vertu de l'article 30, invoquant à cet égard l'article 15 de la Charte pour étayer son droit au partage de ces prestations. En même temps que cette demande, il a déposé une «Demande de pres- tations supplémentaires de paternité», modifiant pour cette fin une formule de demande conçue pour les prestations d'adoption. Le 17 septembre 1985, on l'a avisé qu'il n'avait pas droit à des prestations parce qu'il n'était pas disponible pour travailler. Cet avis fait état du fait que:
[TRADUCTION] Vous avez pris un congé pour assumer la plus grande part des soins à votre enfant.
Il a interjeté appel de cette décision devant un conseil arbitral et, à l'audition, il a principalement prétendu qu'on aurait lui accorder les presta- tions prévues à l'article 30, et que le refus de les accorder constituait une violation de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne et de la Charte. Il a également invoqué l'article 32 de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage pour préten- dre qu'il avait reçu un traitement injuste. Le con- seil a rejeté l'appel le 29 novembre 1985, et le demandeur a alors interjeté appel devant un juge- arbitre en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance- chômage. Il a invoqué une erreur de droit parce que le fait de lui refuser des prestations sous le régime des articles 30 et 32 allait à l'encontre de l'article 15 de la Charte. Par lettre en date du 22 octobre 1986" provenant du bureau du juge-arbi- tre en chef, il a été avisé que ce dernier avait des doutes quant à la question de savoir si une question constitutionnelle de ce genre devrait être tranchée dans une audition ordinaire tenue devant le juge- arbitre. À la place, le juge-arbitre en chef a évoqué la possibilité d'une action devant la Cour fédérale. Le même jour la présente action a été intentée.
Selon le demandeur, il aurait par ailleurs droit à des prestations sous le régime de la Loi s'il avait été disponible pour travailler. Son manque de dis- ponibilité constituait un obstacle parce qu'il ne relevait pas des catégories visées par les articles 30 et 32; ceux-ci permettent tous deux aux parents non disponibles de recevoir des prestations. Il est
9 Pièce P2-9.
10 Pièce P2-13. " Pièce P2-31.
constant que s'il avait été admissible aux presta- tions, celles-ci s'élèveraient à la somme hebdoma- daire de 276 $.
Il est également intéressant de souligner que, après avoir été débouté de son appel par le conseil arbitral, le demandeur a, le 18 décembre 1985, saisi la Commission canadienne des droits de la personne d'une plainte formée contre la Commis sion de l'emploi et de l'immigration du Canada. Il a fait valoir que la C.E.I.C. avait violé l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui interdit notamment la discrimination fondée sur «l'état familial». Le 24 septembre 1987, le président de la Commission canadienne des droits de la personne '2 l'a informé de ce qui suit:
[TRADUCTION] La Commission ... a décidé de rejeter cette partie de la plainte fondée sur le motif d'état familial parce que, bien que la politique faisant l'objet de la plainte soit discriminatoire, le recours au tribunal n'est pas justifié, aucun redressement efficace ne pouvant être obtenu au moyen de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
La qualité pour agir
Les défenderesses ne se sont pas opposées à la qualité qu'a le demandeur pour soulever cette question constitutionnelle, bien qu'elles aient con testé la qualité du demandeur dans l'affaire Taylor sur laquelle je vais statuer séparément. Je suis convaincu que le demandeur a la qualité néces- saire. Il ressort, à mon avis, des faits ci-dessus qu'il avait un intérêt personnel direct puisqu'il avait par ailleurs la qualité d'un bénéficiaire sous le régime de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage, mais qu'on lui a refusé des prestations pour un motif qui, selon lui, est inconstitutionnel. Il a subi un arrêt de rémunération, il a demandé des presta- tions et on les lui a refusées, et il a interjeté appel de cette décision par voie de recours ordinaires. Sa décision de ne pas continuer l'appel devant le juge-arbitre, mais de saisir tout d'abord cette Cour d'une action en jugement déclaratoire était, à mon avis, bien justifiée. Lorsqu'il faut trancher des questions constitutionnelles importantes de ce genre, une action devant la Cour avec tous ses moyens procéduraux pour la détermination des faits et des questions juridiques est de beaucoup préférable à une procédure sommaire informelle devant un juge-arbitre.
12 Pièce P2-34.
L'interprétation du paragraphe 15(1) de la Charte
Le demandeur invoque ce paragraphe dont voici le libellé:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimina tion, notamment des discriminations fondées sur la race, l'ori- gine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
En fait, il se plaint du refus du droit «au même bénéfice de la loi».
Cet article n'étant entré en vigueur que le 17 avril 1985, il fait l'objet d'une jurisprudence peu développée. Les tribunaux de première instance et les cours d'appel intermédiaires, dont les cours d'appel provinciales et la Cour d'appel fédérale, ont appliqué une variété de critères pour statuer sur les contestations des lois fondées sur un conflit avec le paragraphe 15(1). Le débat de la première décision de ce genre portée en pourvoi devant la Cour suprême du Canada, Andrews v. Law Soc. of B.C. ", a eu lieu en 1987, et au moment de la rédaction du présent jugement, aucune décision n'avait été rendue.
La question de base dans toutes ces affaires porte sur le rapport correct entre le paragraphe 15(1) et l'article 1 de la Charte. Bien entendu, l'article 1 prévoit que la restriction, dans une loi, des droits garantis par la Charte peut être valable si ceux qui l'invoquent peuvent prouver qu'il s'agit d'une limite «raisonnable et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Ainsi donc, voici la ques tion à laquelle donne lieu une distinction donnée créée par la loi entre différents individus et diffé- rentes catégories d'individus: dans quelle mesure la validité de cette distinction devrait-elle être exami née sous le régime du paragraphe 15(1) et dans quelle mesure devrait-elle être examinée sous l'em- pire de l'article 1? Il existe une différence concep- tuelle importante: si l'examen s'impose sous le régime du paragraphe 15(1), la Cour procède réel- lement de la sorte à la détermination de la portée des droits garantis par ce paragraphe; si l'examen se fait sous l'empire de l'article 1, c'est qu'un droit a été violé, et l'on tente alors de déterminer la validité de la violation ou de la restriction selon les normes de l'article 1. Il existe également une
13 (1986), 2 B.C.L.R. (2d) 305 (C.A.).
différence importante sur le plan de la procédure: il incombe à celui qui allègue la violation d'un droit prévu au paragraphe 15(1) de prouver, par la prépondérance des probabilités, l'existence et la violation de ce droit, alors qu'une fois que cette violation est établie, il appartient à la partie qui invoque la validité de la loi qui porte atteinte au droit en question de la justifier sous le régime de l'article 1. Parmi les cours d'appel qui ont eu à examiner cette question, il semble qu'il y ait un consensus assez général selon lequel il existe d'im- portants critères qu'un demandeur doit respecter pour prouver que la distinction dont il se plaint est de prime abord une violation du droit qu'il tient du paragraphe 15(1), par exemple le droit «au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discri mination». Les distinctions faites par la loi n'équi- valent pas toutes à une violation prima facie des droits à l'égalité. C'est seulement lorsque certains critères d'«égalité» et de «discrimination» ont été appliqués et que la violation est établie que le fardeau de la preuve incombe cette fois au défen- deur si cette partie cherche à invoquer l'article 1 pour justifier la violation.
De plus, il semble qu'il y ait un degré de consen sus selon lequel le premier critère à appliquer sous le régime de l'article 15 consiste à savoir s'il y a inégalité, c'est-à-dire si la législature a recouru à une catégorisation interdite dans son application inégale de la loi afin de traiter de façon différente les personnes qui se trouvent dans la même situation 14 . Il est peut-être facile de répondre à cette question si la catégorisation se situe parmi les motifs interdits de discrimination figurant au para- graphe 15(1). Si la catégorisation semble reposer sur un autre motif, la Cour doit alors examiner si ce motif devrait être considéré comme étant égale- ment interdit par le paragraphe 15(1). Certes, il n'existe pas encore, à cet égard, de critères exhaus- tifs, mais il semble acceptable d'examiner certains facteurs et de chercher à savoir, par exemple, si le motif de distinction en question est semblable à ceux expressément mentionnés au paragraphe 15(1), s'il est enraciné dans un stéréotype histori- que, s'il implique des caractéristiques personnelles
14 Voir p. ex., Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (procureur général), [1987] 2 C.F. 359 (C.A.); R. v. Ertel (1987), 20 O.A.C. 257; Andrews v. Law Soc. of B.C., susmentionné, renvoi 13.
qui sont bien au-delà du contrôle de l'individu, semblables à ces caractéristiques expressément susmentionnées au paragraphe 15(1), si ceux que touche la distinction sont des personnes tradition- nellement défavorisées ou qui font l'objet d'un préjudice, et si cette distinction est incompatible avec la fin de la loi elle-même ou les valeurs généralement reconnues dans la société cana- dienne. Aucun de ces critères n'est nécessairement déterminant pour décider si la distinction en ques tion crée une inégalité au sens du paragraphe 15(1). Ce sont les types de facteurs que la Cour d'appel fédérale a reconnus dans son arrêt Smith, Kline & French 15 qui me lie et qui est apparem- ment la seule décision unanime d'une formation de cette Cour sur l'interprétation du paragraphe 15(1) 16 . Il convient également de souligner que les avocats de toutes les parties dans l'espèce présente se sont, à divers degrés, appuyés sur l'arrêt Smith, Kline & French.
Lorsqu'il est initialement établi que la distinc tion en question crée une «inégalité» au sens de ce paragraphe, les cours d'appel ont alors générale- ment examiné la question de savoir si cette inéga- lité de traitement par la loi équivaut à une «discri- mination». Puisque le paragraphe 15(1) garantit seulement le «même bénéfice ... indépendamment de toute discrimination», ce droit ne se trouve réduit que si la discrimination est établie. Le cri- tère de la «discrimination» a, semble-t-il, divisé le plus les cours d'appel. Certaines ont appliqué un critère minimaliste de discrimination et sont dispo sées à conclure que la discrimination est établie si la distinction a une conséquence «péjorative», c'est-à-dire négative, et si elle n'est pas insigni- fiante. Telle était essentiellement l'approche de la Cour d'appel fédérale dans son arrêt Smith, Kline & French. Une telle approche fait que la violation du paragraphe 15(1) peut être plus facilement établie et la justification, s'il en est, de la loi doit être démontrée sous le régime de l'article 1 par ceux qui invoquent celle-ci. Selon le juge Huges- sen, qui rédigeait les motifs de la Cour dans l'arrêt Smith, Kline & French, une telle approche s'im-
15 Ibid.
16 C f. Headley c. Canada (Comité d'appel de la Commission de la Fonction publique), [1987] 2 C.F. 235 (C.A.), dans laquelle une autre formation de trois juges a prononcé des motifs concourant au résultat mais n'a pas été d'accord sur le raisonnement.
pose si l'on veut se conformer à l'arrêt de la Cour suprême du Canada La Reine c. Oakes ", la Cour a élaboré le critère applicable sous l'empire de l'article 1 pour déterminer la validité d'une restriction de droits lorsqu'une violation est déjà établie. Ce critère nécessite l'examen des fins et des moyens de la restriction en question. Le juge Hugessen a considéré qu'il importait que ces critè- res qualitatifs ne s'appliquent pas pour déterminer initialement s'il y avait eu violation du paragraphe 15(1); autrement le rôle de l'article 1 serait usurpé.
Néanmoins, la Cour suprême du Canada n'a pas hésité à appliquer des critères qualitatifs plutôt semblables pour déterminer s'il y a initialement eu violation d'un droit prévu à la Charte' 8 . À cette fin, la Cour a examiné la définition de chaque droit pour voir si elle contient des mots qualifica- tifs dont il faut tenir compte avant de conclure à la violation. Cette démarche précède logiquement l'application de l'article 1, qui n'est pas un critère applicable à des droits mais plutôt un critère applicable à la restriction de droits. C'est ainsi que d'autres cours d'appel ont dégagé du paragra- phe 15(1) davantage de critères et ont, pour con- clure à la discrimination, exigé plus que le carac- tère péjoratif et essentiel de la distinction. Diverses formations de la Cour d'appel de l'Ontario ont différemment formulé ces critères. L'arrêt de cette Cour dans l'affaire McKinney v. University of Guelph et al. 19 , elle semble avoir adopté un type d'approche intermédiaire, illustre peut-être mieux une étude de sa jurisprudence à cet égard. Dans son critère de discrimination, elle semble être allée plus loin, ne se contentant pas de ce que l'inégalité de la loi doit avoir une conséquence importante et péjorative; elle a également recouru à des adjectifs tels que «inéquitable», «injuste» et «irrationnel» pour caractériser les lois qui créent une discrimination interdite. Mais la Cour a con firmé dans l'affaire McKinney qu'elle n'avait pas
" [1986] 1 R.C.S. 103.
s Voir, p. ex. Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 la Cour a examiné les intérêts de l'État et les intérêts privés pour déterminer s'il y avait eu des «fouilles, perquisitions ou saisies abusives« interdites par l'article 8 de la Charte.
19 (1988), 24 O.A.C. 241, demande d'autorisation de pourvoi accordée par la Cour suprême du Canada le 21 avril 1988, [ 1988] 1 R.S.C. xi.
exigé et n'exigerait pas dans ce cas qu'un deman- deur rapporte la preuve que la loi est «abusive» avant qu'elle ne conclue à une violation du para- graphe 15(1). Elle a confirmé, comme l'a fait la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Smith, Kline & French, qu'on doit recourir aux critères du «carac- tère raisonnable» seulement dans l'application de l'article 1 une fois qu'un cas prima facie de viola tion a été établi.
Tant la Cour d'appel fédérale dans son arrêt Smith, Kline & French que la Cour d'appel de l'Ontario dans son arrêt McKinney se distinguent par leurs positions qui diffèrent de celles de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans son arrêt Andrews v. Law Soc. of B.C. 20 . La Cour y a statué que pour établir une discrimination sous le régime du paragraphe 15(1), une partie doit rap- porter la preuve que la distinction imposée par la loi est «abusive ou injuste». Cette décision a été suivie dans plusieurs affaires par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique et d'autres tribunaux de cette province.
En l'espèce, les défenderesses n'ont pas invoqué l'article 1, et elles ont expressément nié tout recours à cette disposition. En conséquence, tout critère qu'il me faudra appliquer pour déterminer s'il y a violation de la Charte, doit se trouver à l'article 15. À cet égard, j'ai trouvé utile la position adoptée par l'avocat des défenderesses qui n'a pas prétendu que le demandeur devait s'acquitter du fardeau de preuve plus lourd qui lui serait imposé par le critère appliqué dans l'affaire Andrews v. Law Soc. of B.C. Je vais donc examiner la preuve en tenant compte particulièrement du critère moins exigeant de l'arrêt Smith, Kline & French qui, en tout état de cause, me lie. Étant donné l'incertitude actuelle de la jurisprudence, je dois toutefois examiner également la question de savoir si le demandeur a rempli les exigences plus rigou- reuses énoncées dans l'arrêt Andrews.
Y a-t-il eu déni du «même bénéfice de la loi»?
Les motifs interdits précisés au paragraphe 15(1) de la Charte ne comprennent pas de critères de distinction interdits tels que «paternité ou maternité naturelle», «capacité de reproduction», «état familial» ou toute expression qui couvre bien ce type de distinction. Il me reste à examiner si
20 Voir supra, renvoi 13.
une distinction de cette nature devrait néanmoins être considérée comme étant de prime abord inter- dite par le paragraphe 15(1). Pour ce faire, je dois examiner certains des facteurs énumérés ci-dessus.
La distinction dans la Loi de 1971 sur l'assu- rance-chômage dont se plaint le demandeur est celle faite entre les parents adoptifs et les parents naturels à l'égard de l'arrivée dans leurs foyers respectifs d'enfants du premier âge. L'article 32 précité prévoit jusqu'à quinze semaines de presta- tions pour l'un ou l'autre des parents adoptifs supposer qu'ils soient tous les deux par ailleurs admissibles à l'assurance-chômage), selon leur choix, pour que l'un d'entre eux reste à la maison à la suite du placement d'un enfant dans leur foyer. Il n'existe pas de disposition semblable pour les pères naturels à l'égard de l'arrivée chez eux d'un nouveau-né, sauf les situations exceptionnelles visées par le nouvel article 32.1. 11 est vrai que, en vertu de l'article 30, la mère naturelle d'un enfant peut recevoir quinze semaines de prestations com- mençant avant ou à la naissance de l'enfant. Il est également vrai qu'elle peut ainsi recevoir des pres- tations pendant une certaine période elle demeure à la maison pour s'occuper de l'enfant après son accouchement. Mais les critères et les conditions applicables aux prestations sous le régime de l'article 30 diffèrent substantiellement de ceux de l'article 32. Pour les fins de l'espèce, il suffit de souligner que l'article 30 n'accorde pas au père naturel le choix d'utiliser ou de partager ces prestations aux fins de lui permettre de rester à la maison pour s'occuper du nouveau-né. Nous avons donc des prestations nettement différentes pour les parents adoptifs et les parents naturels.
J'estime que pour bien comprendre cette distinc tion créée par la Loi, il faut examiner les hypothè- ses sur lesquelles elle repose. Celles-ci se rappor- tent non seulement au père naturel comme le demandeur, que la distinction touche immédiate- ment, mais aussi à la mère naturelle. Même si on accepte (et je ne le fais pas, comme on verra plus tard) que les prestations prévues à l'article 30 sont principalement destinées au soin des enfants et, en conséquence, équivalent à peu près aux prestations prévues à l'article 32, cette approche repose sur l'idée que, à la naissance d'un bébé, sa mère naturelle est naturellement et inéluctablement celle qui s'occupe de lui, et que le père est le
soutien naturel. Cela suppose non seulement qu'il n'est pas nécessaire que le père naturel ait la possibilité de recevoir une indemnité partielle au lieu d'un revenu d'emploi pour rester à la maison et s'occuper principalement de l'enfant, mais aussi que la mère naturelle ne devrait pas avoir au moins le choix, grâce à la présence du père à la maison au cours de cette période, de reprendre elle-même son emploi payé en qualité de soutien si elle est par ailleurs en mesure de le faire. Ce sont cette possi- bilité et ce choix refusés aux parents naturels que l'article 32 offre aux parents adoptifs.
Je peux donc en partie considérer cette mesure comme une discrimination fondée sur le «sexe» qui est l'un des motifs précisés au paragraphe 15(1). La raison en est que cette discrimination prend racine dans le stéréotype sexuel des rôles respectifs du père et de la mère en général, et particulière- ment en ce qui concerne leur nouveau-né. Ainsi que l'a statué la Cour suprême des États-Unis dans Califano v. Westcott 2 ' l'égard d'une loi du Con- grès qui prévoyait une aide financière aux familles ayant des enfants à charge privées de soutien parce que le père (et non la mère) était sans travail, cette classification fondée sur le sexe
[TRADUCTION] fait ... partie du «vieux fonds de stéréotypes sexuels» ... qui suppose qu'il «appartient principalement au père de fournir un foyer et le nécessaire» ... alors que la mère est le «centre du foyer et de la vie familiale».
De même, un comité parlementaire a tenu les propos suivants sur la nécessité des prestations égales pour le soin des enfants en vertu de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage 22 :
Il n'y a aucun doute dans nos esprits que la perpétuation du rôle traditionnel de la mère considérée comme principale res- ponsable des soins à donner aux enfants a contribué à empêcher les femmes de participer plus activement à la vie de la société.
En partie, cette distinction peut être également considérée comme un stéréotype des rôles des parents naturels par comparaison avec ceux des parents adoptifs, une distinction fondée sur des faits biologiques fondamentaux. Ceux-ci impli- quent habituellement des caractéristiques person- nelles qui sont inhérentes à l'individu et qui res- semblent aux facteurs génétiques créant des distinctions telles que la race, la couleur, le sexe ou
21 433 U. S. 76 (1979), à la p. 89.
22 Rapport du Sous-comité sur les droits à l'égalité du Comité permanent de la justice et des questions juridiques (le Rapport «Boyer») (Ottawa, 1985), fascicule 29,à la p. 11.
parfois l'incapacité physique ou mentale, qui sont toutes mentionnées au paragraphe 15(1). En géné- ral, ce sont ces caractéristiques qui distinguent les parents adoptifs des parents naturels et que l'indi- vidu ne saurait changer.
L'article 32 semble également créer une inéga- lité entre des personnes qui se trouvent dans la même situation si on tient compte des fins appa- rentes de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage en général et de l'article 32 en particulier. La Loi vise généralement à fournir un revenu de rempla- cement à ceux qui sont normalement sur le marché du travail mais qui sont temporairement incapa- bles de travailler. Bien entendu, ainsi qu'il a été souligné ci-dessus, le but premier de la Loi était de fournir des prestations à ceux qui étaient non seulement sans travail mais qui étaient aussi dispo- nibles pour travailler. Les prestations de maternité prévues à l'article 30 et créées en 1971 constituent une exception à ce principe général parce que, normalement, les personnes y ayant droit ne sont pas disponibles pour travailler. Néanmoins, on a pensé qu'il importait, sur le plan social, de fournir aux mères naturelles un revenu de remplacement pendant la période elles donnent naissance à un enfant et le nourrissent. L'article 32 a étendu le bénéfice du revenu de remplacement aux parents adoptifs, apparemment parce qu'on a également pensé que cette mesure s'imposait socialement. Depuis l'entrée en vigueur de l'article 32, la Com mission a, à cet égard, émis une circulaire compre- nant des directives permettant à ses agents de l'admissibilité de déterminer s'il est «raisonnable» sous le régime de l'article 32 pour un parent adoptif de rester à la maison pendant les dix-sept premières semaines après le placement de l'enfant chez lui. La circulaire dit, et cela a été confirmé en preuve par un fonctionnaire de la Commission comme représentant la pratique de la Commission, que (toutes autres choses étant égales) il est géné- ralement considéré comme raisonnable pour un parent adoptif de rester à la maison pour s'occuper d'un enfant d'âge préscolaire. À mon avis, ce témoignage, rapproché du texte de l'article 32 lui-même, indique que le but et l'effet de cet article recherchent leur justification dans l'impor- tance que la société attache à la possibilité pour un ou des parents de rester à la maison au moment de l'arrivée d'un enfant d'âge préscolaire, sans tenir compte du sexe du parent qui demande des presta-
tions. Ce raisonnement s'appliquerait également au soin donné par les parents naturels à leur nouveau-né. Il est également évident que la politi- que sur laquelle se fonde l'article 32 n'a rien à voir avec les besoins et le rôle prénatals et post-natals de la mère naturelle elle-même: en fait, il est tout à fait possible que des prestations de maternité soient versées à une mère naturelle en vertu de l'article 30 et que, subséquemment, des prestations soient versées sous le régime de l'article 32 aux parents adoptifs de ce même enfant relativement à son placement chez eux.
En conséquence, la distinction faite entre les parents adoptifs et les parents naturels à l'égard de la période de soins qu'ils accordent à l'enfant qui arrive dans leur foyer semble créer une inégalité dans les prestations selon la fin même de la Loi et de l'article lui-même.
L'égalité entre les parents quant à la responsabi- lité du soin d'un nouveau-né et à la possibilité de l'assumer semble correspondre aux valeurs de la société canadienne contemporaine. On en trouve la preuve dans diverses expressions de la politique gouvernementale. Dans l'article 59.2 du Code canadien du travail 23 , le législateur lui-même exige des employeurs qu'ils accordent un congé d'au plus vingt-quatre semaines à «l'employé qui est ou sera effectivement chargé des soins et de la garde d'un nouveau-né». Bien entendu, cela n'exige pas que ce congé soit donné avec rémunération, mais garantit effectivement qu'un employé de l'un ou de l'autre sexe peut prendre congé et reprendre son ancien poste à son retour au travail. La loi manitobaine, tout en accordant aux employées enceintes dix-sept semaines de congé, prévoit éga- lement un congé d'au plus six semaines de pater- nité pour le père nature1 24 . Elle prévoit un congé d'adoption d'au plus dix-sept semaines pour tout employé, quel que soit le sexe de l'employé 25 . La loi de la Saskatchewan prévoit un congé de mater- nité d'au plus dix-huit semaines et un congé de
23 S.R.C. 1970, chap. L-I, (ajouté par S.R.C. 1970 (2` Supp.), chap. 17, art. 16; 1984, chap. 39, art. 6).
24 The Employment Standards Act, C.C.S.M., chap. E110, art. 34.2.
25 Ibid., art. 34.3.
paternité d'au plus six semaines pour le père natu- rel, ainsi qu'un congé d'adoption d'au plus six semaines pour tout parent adoptif 26.
Dans un contexte plus grand, le Canada fait partie d'une communauté internationale qui a affirmé certains principes concernant l'égalité des parents. La Déclaration sur l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes proclamée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 7 novembre 1967 27 prévoit à l'alinéa 6(2)c):
Article 6
2....
c) Les parents auront des droits et devoirs égaux en ce qui concerne leurs enfants. L'intérêt des enfants sera la considéra- tion primordiale dans tous les cas.
Plus récemment, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes 28 a été ratifiée par le Canada en 1981. Dans son préambule, elle déclare que toutes les parties à la Convention sont:
Conscient(e)s que le rôle traditionnel de l'homme dans la famille et dans la société doit évoluer autant que celui de la femme si on veut parvenir à une réelle égalité de l'homme et de la femme ...
Dans son alinéa 11(2)c), elle exige des parties à la Convention qu'elles prennent les mesures appro- priées afin:
(c) D'encourager la fourniture des services sociaux d'appui nécessaires pour permettre aux parents de combiner les obliga tions familiales avec les responsabilités professionnelles et la participation à la vie publique, en particulier en favorisant l'établissement et le développement d'un réseau de garderies d'enfants;
Ces objectifs, et si l'on se reporte à la dernière de ces dispositions, ces obligations adoptés à l'échelle internationale renforcent l'idée que la société cana- dienne s'engage à égaliser autant que possible le rôle des parents dans le soin des enfants, dans l'intérêt de la famille en général, et en particulier pour permettre aux femmes de parvenir à une plus grande égalité dans le monde du travail.
Ce qui précède me convainc que le genre de distinction fait à l'article 32 de la Loi de 1971 sur
26 The Labour Standards Act, R.S.S. 1978, chap. L- I, art. 23, 29.1, 29.2 (mod. par S.S. 1979-80, chap. 84, art. 8).
27 G.A. Res. 2263, 22 U.N. GAOR (1967).
28 G.A. Res. 3 4 / 1 80 (1979) (en vigueur le 3 septembre 1981); ratifié par le Canada (le 10 décembre 1981) [[ 1982] R.T. Can. 31].
l'assurance-chômage entre les parents adoptifs et les parents naturels, qui a pour effet de décourager les pères naturels d'assumer un rôle et une respon- sabilité égaux dans le soin de leur nouveau-né, crée effectivement une inégalité de prestations aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte.
Y a-t-il «discrimination»?
À cette question est intimement liée celle de savoir si l'inégalité équivaut à une «discrimina- tion». Compte tenu de mon analyse précédente de la jurisprudence dominante sur cette question, je dois pour le moins examiner si le traitement inégal revêt un caractère péjoratif, c'est-à-dire négatif ou désavantageux, et s'il est important. On peut sta- tuer sur ces questions ensemble. Dans l'état actuel de la Loi, l'article 32 permet à l'un ou à l'autre des parents adoptifs qui est par ailleurs admissible au service des prestations d'assurance-chômage, de recevoir jusqu'à quinze semaines de prestations après le placement de l'enfant s'il est raisonnable pour lui ou pour elle de rester à la maison avec l'enfant. Cela signifie qu'au moins en principe le père a la possibilité égale et implicitement l'obliga- tion égale de prendre un congé lorsque les deux parents travaillent. Si l'un des parents n'occupe pas un emploi assurable alors que l'autre en a un, il est à tout le moins possible que tous deux restent à la maison et que le second reçoive des prestations s'il peut rapporter la preuve que sa présence chez lui était «raisonnable» dans les circonstances. De l'aveu de tous, selon le témoignage de Joseph Verbruggen, directeur général de la politique d'as- surance de la Commission, la Commission considé- rerait rarement raisonnable qu'un parent occupant un emploi assurable reste à la maison si son con joint y était déjà pour s'occuper de l'enfant adopté. Cela pourrait cependant arriver, par exemple, s'il y avait également à la maison un enfant plus âgé qui présentait des difficultés de comportement, suscep- tibles d'être aggravées par le placement d'un nouvel enfant. Les parents naturels n'ont dans aucune de ces situations un tel choix quant à leur admissibilité au service des prestations d'assu- rance-chômage; en fait, le parent naturel n'a nulle- ment le droit, dans ces situations, de recevoir des prestations par suite de l'arrivée de son nouveau-né dans son foyer. Ainsi donc, d'après sa formulation, la Loi semble refuser une possibilité aux pères
naturels et un choix à ceux-ci et à la mère de leur enfant, dont bénéficient les parents adoptifs.
Il ressort de la preuve que ces distinctions ne sauraient s'expliquer par des différences naturelles qui touchent les catégories de gens en cause, et elles désavantagent substantiellement ceux à qui on refuse des prestations pour le soin des enfants. À cet égard, nous avons la déposition du Dr George Awad, professeur adjoint de psychiatrie à l'Univer- sity of Toronto et directeur de la Family Court Clinic (Clinique du Tribunal de la famille), au Clarke Institute of Psychiatry à Toronto. C'est en cette dernière qualité qu'il s'occupe des enfants que lui envoie le Tribunal de la famille, pour conseiller ce dernier notamment sur des questions de garde. À cette fin il doit examiner et évaluer les rapports passés et futurs entre enfants et parents, et il s'est occupé de plus de 1 000 enfants qui lui ont été envoyés de la sorte. Selon son témoignage, des rapports étroits et positifs entre les parents et leur enfant contribuent énormément au développe- ment de ce dernier en général, et l'intérêt que portent les parents à l'enfant dès le début aura probablement une influence durable sur leurs rela tions. À son avis, il n'existe aucune différence entre mères et pères à cet égard, et les pères sont également capables de s'occuper d'enfants du pre mier âge. Les pères seront heureux d'apprendre qu'il ne trouve aucun fondement dans la théorie selon laquelle les nouveau-nés sont «matricentri- ques» en matière d'orientation (c'est-à-dire qu'ils ont une affinité seulement avec leur mère). Il conclut de son expérience que [TRADUCTION] «plus le père participe à la vie d'un enfant, mieux s'en trouvent les rapports entre le père et l'enfant ainsi que l'épanouissement de ce dernier». D'après lui, les liens plus étroits entre le père et l'enfant profitent à l'un et à l'autre, tout en renforçant les rapports entre les parents. Il ne voit, à l'égard d'aucune de ces questions, la raison pour laquelle il faudrait faire une distinction entre les parents adoptifs et les parents naturels. Sur le plan psycho- logique, rien ne justifie, selon lui, de faire une distinction entre les pères naturels et les pères adoptifs à cet égard.
Sur ce dernier point, les défenderesses ont cité comme témoin le professeur Joyce Cohen de la faculté de travail social (Social Work) du Univer sity of Toronto, qui est expert dans le domaine de
l'adoption. Elle a démontré que, en Ontario, seule- ment quelque 20 % des enfants adoptés sont âgés de moins d'un an au moment de l'adoption (bien que cette proportion semble augmenter). Elle a insisté sur les [TRADUCTION] «besoins particu- liers», imputables essentiellement aux problèmes psychologiques, qu'éprouvent la plupart des enfants adoptés au-dessus d'un an ainsi que, peut- être, la moitié des enfants adoptés au-dessous de cet âge, et qui exigent évidemment de la part des parents plus d'attention qu'ils ne doivent prodiguer à un enfant typique grandissant au sein de son foyer naturel. A mon avis, ce témoignage n'étaye pas forcément les distinctions faites dans la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage en vigueur. En pre mier lieu, la preuve statistique et le témoignage du professeur Cohen se rapportent uniquement à la province d'Ontario, alors que cette Loi, il faut le souligner, touche nombre de personnes qui se trou- vent en dehors de cette province. En deuxième lieu, bien qu'il existe peut-être beaucoup de parents adoptifs qui se trouvent dans des situations qui ne sont en rien comparables à celles que connaissent les parents naturels dans leurs rapports avec leur enfant du premier âge, il reste néanmoins un nombre substantiel de placements d'enfants du premier âge qui s'apparente à l'arrivée d'un nou- veau-né dans son foyer naturel. Les diverses variantes de cette situation type comparable, indu- bitablement vécues par des parents adoptifs, selon l'âge, la situation culturelle, psychologique etc. de l'enfant adopté, et les situations actuelles du parent ou des parents adoptifs peuvent entrer en ligne de compte dans l'application de l'article 32 qui prévoit des prestations pour un parent adoptif lorsqu'il est «raisonnable» pour lui de rester à la maison après le placement de l'enfant. Si les parents naturels avaient droit à des prestations pour le soin des enfants lorsqu'il est «raisonnable» pour le père, ou pour la mère, ou pour l'un et l'autre de rester à la maison, l'application pratique de cet article à l'égard des deux types différents de parents pourrait bien être différente dans beau- coup de cas. Mais cela ne justifie pas un refus général de prestations pour le soin des enfants pour les parents naturels, ni le refus de permettre aux parents de décider lequel des deux va rester à la maison.
Je ne pense pas non plus que les prestations qu'on refuse aux parents naturels en vertu de
l'article 32 puissent être compensées par les presta- tions de maternité dont bénéficie la mère naturelle sous le régime de l'article 30. La fin de l'article 30 et ses effets sont tout à fait différents. L'article 30 est conçu de manière à avantager les femmes enceintes, et elles seules. Pour y avoir droit, une prestataire doit prouver qu'elle attend un enfant. Une fois ce fait établi, des prestations lui sont payables même si son enfant est mort-né. Par contre si elle a un bébé, les prestations l'aident incidemment dans le soin qu'elle est en mesure de donner à l'enfant après sa naissance et ce, jusqu'à l'expiration de la période de quinze semaines de prestations. Le témoignage d'expert présenté devant moi a souligné le fardeau physique imposé aux femmes enceintes et aux nouvelles mères, lequel à lui seul justifie une période d'au moins quinze semaines libres de tout emploi extérieur rémunéré. Le Dr Karyn Kaufman, professeur adjoint du School of Nursing (L'école des sciences infirmières), Faculté des sciences de la santé, McMaster University, et le D r Murray Enkin, professeur d'obstétrique et de gynécologie, Faculté des sciences de la santé, MacMaster University, ont témoigné à cet égard. Ils insistent sur le far- deau et les besoins particuliers de la femme enceinte et de la mère d'un nouveau-né, notam- ment les possibilités d'un accouchement difficile (environ 20 % des accouchements au Canada s'ef- fectuent par césarienne), les changements physi ques et hormonaux, la perte du sommeil, et le rôle spécial que constitue l'allaitement maternel. À cet égard, c'est un objectif national d'augmenter, pour des raisons de santé, le pourcentage de bébés qui sont allaités pendant les six à neuf premiers mois. Ces témoins ont souligné que ce congé de mater- nité dont bénéficient les femmes établit habituelle- ment l'ultime limite de la période d'allaitement maternel parce que cette fonction devient beau- coup plus difficile dès le retour à l'emploi exté- rieur. Selon eux, bien qu'il soit impossible de fixer la durée du congé de maternité qui correspondrait universellement aux besoins physiologiques des femmes enceintes, ils ont estimé que quinze semai- nes étaient essentielles, et devaient être réservées à cette fin seule, de manière à satisfaire aux diffé- rents besoins de ces femmes. Le témoignage de Julie Davis, vice-présidente administrative de la Fédération du travail de l'Ontario, étayait généra- lement cette conclusion.
Malgré le point de vue d'un groupe de travail de 1981 de la Commission 29 selon lequel le congé de maternité est considéré maintenant davantage comme congé pour le soin des enfants, il ressort d'une étude réalisée par Statistique Canada en février 1985 sur les femmes qui ont cessé de travailler pour des raisons de maternité, que la plupart des femmes prennent de nombreux jours de congé avant l'accouchement. 49,6 % de ces femmes ont demandé des prestations d'assurance- chômage avant l'accouchement et ont pris en moyenne sept semaines de congé avant l'accouche- ment pour lesquelles elles ont reçu en moyenne 4,4 semaines de prestations. 15,7 % des femmes, bien qu'elles n'aient pas réclamé de prestations durant leur congé de maternité, ont pris en moyenne 8,8 semaines de congé avant l'accouchement. 34,6 % des femmes qui n'ont réclamé des prestations qu'a- près l'accouchement ont néanmoins pris en moyenne 2,7 semaines avant l'accouchement. Les trois catégories de femmes ont pris considérable- ment plus de quinze semaines de congé relative- ment à l'accouchement (en moyenne, de 21,8 à 25,1 semaines) 30 , ce qui laisse entendre que quinze semaines ne suffisent pas pour la maternité et le soin des enfants. Le congé pris avant l'accouche- ment se rapporte manifestement à la maternité et non au soin des enfants. Il ressort d'autres élé- ments de preuve que de nombreuses femmes ont différé leur congé de maternité jusqu'au dernier moment possible parce que la période de presta- tions est si restreinte qu'elles désirent la réserver autant que possible pour le rétablissement post natal, et dans une certaine mesure pour le soin des enfants. S'il existait d'autres options pour le soin des enfants, comme par exemple la faculté pour le père de prendre quelques semaines de congé de paternité avec prestations, cela permettrait à la mère de prendre davantage de congé avant l'ac- couchement, ce qui, d'après le témoignage, répon- drait davantage à leurs besoins physiologiques.
Même si l'article 30 était considéré comme l'équivalent suffisant pour la mère naturelle des prestations pour le soin des enfants données aux parents adoptifs en vertu de l'article 32, il serait tout de même impossible de trouver dans ce sys- tème une équivalence de prestations pour le père naturel: il n'est pas acceptable de «faire la
29 Pièce 49, aux p. 67-68. Pièce P2-52, à la p. 20.
moyenne des prestations» entre les unités familia- les respectives.
En dernier lieu, il convient de souligner que les divers organismes qui ont examiné la question ont également conclu que le système actuel crée une discrimination entre les parents adoptifs et les parents naturels. Ainsi qu'il a été souligné ci-des- sus, la Commission canadienne des droits de la personne a informé le demandeur le 24 septembre 1987 qu'elle jugeait cette loi discriminatoire. En 1985, le rapport du Comité parlementaire sur les droits à l'égalité, un sous-comité du Comité de la justice et des questions juridiques de la Chambre des communes établi pour examiner quels change- ments pourraient être apportés aux lois fédérales pour les rendre conformes à l'article 15 de la Charte, a recommandé que les parents naturels aient droit à des prestations équivalant à celles prévues pour les parents adoptifs. Plutôt que de permettre au père naturel de partager les presta- tions prévues à l'article 30, le Comité 3' a adopté cette approche
... parce que c'est, à notre avis, le meilleur moyen de résoudre les questions d'égalité qui ont été soulevées.
Dans son rapport de 1986, la Commission d'en- quête sur l'assurance-chômage (Commission Forget) s'est montrée d'accord avec les conclusions du Comité parlementaire à ce sujet, et elle a recommandé la création d'un système à «deux paliers» de prestations, avec une disposition dis- tincte pour les prestations de maternité, et en plus une disposition pour les prestations pour le soin des enfants dont pourraient bénéficier tant les parents naturels que les parents adoptifs 32.
Ces éléments de preuve me convainquent que la distinction qui prive les parents naturels de la possibilité de recevoir des prestations d'assurance- chômage à l'égard de la période qu'ils consacrent au soin d'un nouveau-né est péjorative ou est d'un effet négatif. De plus, cette distinction cause aux parents naturels un désavantage considérable. Se trouve donc rempli le critère de la violation du paragraphe 15(1) de la Charte, critère établi par la jurisprudence tel l'arrêt Smith, Kline & French 33 , par lequel je me trouve lié. Étant donné
3' Supra, renvoi 22, la p. 13.
32 Pièce P2-53, aux p. 123 et 124.
3' Supra, renvoi 14.
le caractère ténu de la jurisprudence à ce sujet, et la décision imminente de la Cour suprême dans l'affaire Andrews 34 , un critère plus strict a été appliqué pour établir la violation du paragraphe 15(1), je statuerai également que les distinctions contestées en l'espèce constituent une discrimina tion même lorsqu'on les mesure à l'aune des critè- res plus rigoureux. Selon les décisions du même type que l'arrêt Andrews, pour qu'il y ait violation du paragraphe 15(1), la distinction en question doit être «déraisonnable ou injuste». Ainsi que je l'ai indiqué, cette distinction entre les parents adoptifs et les parents naturels, si on s'en tient à celle-ci, n'a rien qui milite en sa faveur. Même si la preuve laisse entendre que l'article 32 vise sans doute des situations qui ne sont pas comparables à celles que vivent les parents naturels, je suis con- vaincu qu'il vise néanmoins nombre de situations comparables à celles que connaissent les parents naturels et qui ouvrent tout de même droit à des prestations considérablement différentes de celles qui sont versées à ces derniers. Le critère selon lequel des prestations sont payables lorsqu'il est «raisonnable» pour un parent de rester à la maison avec l'enfant est susceptible de réconcilier les dis tinctions qui peuvent exister entre les parents natu- rels et les parents adoptifs. Cela étant, j'estime déraisonnable et injuste d'accorder des prestations aux seconds et non aux premiers.
Redressements
Ayant conclu que l'article 32 déroge au principe du même bénéfice de la loi par voie de discrimina tion, je peux me prononcer sur la question de deux façons. Ou bien je pourrais déclarer que l'article 32 est invalide dans sa forme actuelle, refusant ainsi des prestations à ceux qui y ont déjà droit, ou bien je pourrais déclarer que les parents naturels ont droit à des prestations égales à celles dont les parents adoptifs bénéficient sous le régime de l'ar- ticle 32. Les avocats du demandeur et de l'interve- nant ont penché pour la dernière solution, alors que celui des défenderesses a fait valoir que si je concluais qu'il n'y avait pas même bénéfice de la loi, je devrais déclarer invalides les prestations actuelles prévues à l'article 32.
34 Supra, renvoi 13.
Dans la détermination d'un redressement sous l'empire de la Charte, il importe de se rappeler que le paragraphe 24(1) m'autorise dans les circons- tances à accorder
24. (1) ... la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
L'article 32 est entaché de vice, non pas parce que les prestations qu'il prévoit sont interdites par la Charte, mais parce que ni cet article ni aucune autre partie de la Loi ne veulent aller suffisam- ment loin lorsqu'il s'agit de prévoir de façon égale des prestations pour ceux qui se trouvent dans la même situation: dans ce sens, «il ne couvre pas toutes les situations». À mon avis, il n'est pas «convenable et juste eu égard aux circonstances» de priver les bénéficiaires visés à l'article 32 de leurs prestations. Je doute qu'une telle approche soit jamais «convenable et juste» lorsqu'il s'agit de dispositions portant sur les services sociaux ou sur l'assurance en matière de revenu et qui ne couvrent pas toutes les situations 35 . J'estime plutôt convena- ble et juste de me prononcer sur le droit des autres aux mêmes prestations et de laisser au législateur le soin de remédier à la situation conformément à la Charte, soit en étendant de semblables presta- tions aux parents naturels, soit en éliminant les prestations accordées aux parents adoptifs, soit en prévoyant des prestations plus restreintes dont bénéficieraient également les parents tant adoptifs que naturels à l'égard du soin des enfants. Je n'entends pas imposer au législateur une solution ou une autre: je dis simplement que s'il veut prévoir des prestations, il doit les prévoir de façon non discriminatoire. Je suis disposé à présumer, à ce stade, que le législateur va prendre la mesure nécessaire pour égaliser un système de prestations que cette Cour juge injuste 36 .
Je vais donc rendre un jugement déclaratoire portant que, tant que l'article 32 revêt sa forme actuelle, le prestataire de la première catégorie qui est le père naturel ou la mère naturelle d'un nou- veau-né devrait avoir droit à des prestations sous le régime de la Loi de 1971 sur l'assurance-chômage à l'égard du congé pris pour s'occuper de cet enfant, tout comme les parents adoptifs y ont
35 Affaire Califano, supra, renvoi 21. Mais cf. Attorney - General of Nova Scotia et al. v. Phillips (1986), 34 D.L.R. (4th) 633 (C.A.N.-É).
36 Voir Hoogbruin v. A.G.B.C. (1985), 70 B.C.L.R. 1 (C.A.).
droit. Selon mon interprétation, les critères et les conditions de prestations sous le régime de l'article 32 sont les suivantes:
(1) Quinze semaines de prestations sont pré- vues pour que l'un ou l'autre parent demeure à la maison durant la période de dix-sept semaines après l'arrivée de l'enfant à la maison du prestataire sous réserve de la limite prévue à l'alinéa 22(3)a), c'est-à-dire jusqu'à un total de quinze semaines des prestations spéciales y mentionnées (celles versées en raison d'une grossesse, d'un pla cement pour adoption ou d'une maladie) au cours d'une période de prestations. Ces prestations sont payables même si le presta- taire n'est pas disponible pour travailler.
(2) L'un ou l'autre parent, s'il est par ailleurs un prestataire qualifié, peut recevoir ces prestations s'il est «raisonnable» pour ce prestataire de demeurer à la maison à la suite de l'arrivée de l'enfant, mais seule- ment tant qu'il est «raisonnable» de le faire.
(3) Un seul parent peut recevoir des prestations relativement à l'arrivée à la maison d'un enfant.
(4) Ces prestations sont versées à l'égard du soin des enfants et non de la maternité.
Étendre le même bénéfice de la loi aux parents naturels reviendrait à leur fournir des prestations selon les conditions susmentionnées. Ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus, les prestations prévues à l'article 30 ne sauraient être considérées comme au moins un équivalent partiel des prestations de l'ar- ticle 32 parce que, selon les propres critères de l'article 30, celui-ci se rapporte à l'accouchement et ses effets portent principalement sur la mater- nité plutôt que sur le soin des enfants.
Il faut souligner que si l'alinéa 22(3)a) de la Loi devait être modifié pour englober toutes les presta- tions pour le soin des enfants d'une manière sem- blable au régime actuel de prestations de place ment de l'article 32, la mère naturelle ne pourrait toujours pas avoir droit à des semaines addition- nelles de prestations au-delà de quinze. Un parent adoptif n'a pas droit à une partie ou à la totalité des prestations prévues à l'article 32 s'il a déjà eu, dans la même période de prestations, d'autres pres-
tations spéciales telles que des prestations de mala- die, aux termes de l'alinéa 22(3)a). Ces restric tions pourraient, dans un sens, s'appliquer également aux parents naturels. Dans le cas normal, la conséquence pratique en serait que la mère naturelle, ayant pris quinze semaines de pres- tations de grossesse, ne pourrait se prévaloir des prestations pour le soin des enfants. Bien qu'équi- valant en pratique à une égalité formelle, un tel régime ne pourrait donner lieu à une égalité de conséquence puisque la mère naturelle n'aurait pratiquement jamais le choix des prestations pour le soin des enfants en plus des prestations de grossesse. Autrement dit, les parents naturels n'au- raient pas la même liberté de choix que les parents adoptifs à l'égard des mesures visant le soin de leurs enfants. En conséquence, dans un régime modifié destiné à accorder l'égalité aux parents naturels, on ne devrait pas priver la mère naturelle du droit aux prestations pour le soin des enfants, en tout ou en partie, parce qu'elle a reçu des prestations de grossesse dans la même période de prestations. Cette conclusion repose sur ma conclu sion que les prestations de l'article 30 sont essen- tiellement pour la grossesse et ne sauraient être considérées comme étant d'un usage plus qu'acces- soire pour le soin des enfants. Toutefois, il se posera toujours la question de savoir s'il est raison- nable pour la mère naturelle de prendre la totalité ou une partie d'une autre période de quinze semai- nes de prestations pour le soin des enfants.
Une telle déclaration ne correspond précisément à aucune des solutions de rechange demandées par le demandeur. Elle se rapproche le plus de la demande de redressement figurant à l'alinéa 20a) de la déclaration, qui tend à un jugement déclara- toire de ce genre mais seulement en faveur des pères naturels et non des deux parents naturels. Toutefois, à l'alinéa 20(a.1) de la déclaration telle qu'elle a été modifiée au procès, on a proposé de donner des prestations pour le soin des enfants à l'un ou à l'autre des parents naturels, selon leur choix, et cette question a été examinée à fond au débat. Je vais rendre le jugement déclaratoire sous la forme décrite ci-dessus parce que je crois qu'il est le plus conforme au paragraphe 15(1) de la Charte et qu'il ne crée pas de nouvelles inégalités entre les parents naturels et les parents adoptifs.
J'ai rejeté les formes subsidiaires de déclaration demandées par le demandeur. Celle qui est propo sée à l'alinéa 20(a.1) de la déclaration aurait fait de l'article 32 un article général prévoyant des prestations pour le soin des enfants en supprimant toute mention d'adoption aussi bien dans cette disposition qu'au paragraphe 22(3). Même s'il m'est possible de rendre valide une disposition législative en radiant le passage qui la rend invalide 37 , cela n'aurait pas suffi pour étendre les prestations prévues à l'article 32 aux parents natu- rels. À ce redressement demandé s'est greffée une demande de jugement déclaratoire portant que le terme «placement» employé à l'article 32 et au paragraphe 22(3) s'entend à la fois du placement d'un enfant adopté et de l'arrivée à la maison de ses parents naturels d'un nouveau-né. À mon avis, il est rare qu'un tribunal tente de donner la défini- tion d'un terme que le législateur n'a pas défini 38 ,
car il s'agit en réalité d'une forme d e législation 39 . De plus, je ne suis pas disposé à déclarer que le mot «placement> a un sens qu'il ne saurait avoir. Le terme «placement» s'entend de l'acte de placer. Je ne pense pas qu'on puisse dire, sauf dans un sens très figuré ou métaphorique, qu'un nouveau-né est «placé» chez ses parents naturels.
À titre subsidiaire encore, à l'alinéa 20(a.2), on a demandé la radiation de certains mots du nouvel article 32.1 de manière à éliminer les conditions applicables au service des prestations à un parent naturel, savoir le décès de la mère de l'enfant ou son incapacité qui l'empêche de s'occuper de son enfant. Il en résulterait que le père naturel pour- rait demander des prestations dans tous les cas il était raisonnable pour lui de demeurer à la maison pour s'occuper de son enfant. Les mères naturelles n'obtiendraient éventuellement pas de prestations quelles qu'elles soient. Pour les motifs déjà invoqués, j'estime que, en principe, tant la mère naturelle que le père naturel devraient béné- ficier de prestations, selon leur choix, et selon les mêmes conditions qui sont faites aux parents adoptifs.
37 Voir p. ex. Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177.
38 Voir p. ex. l'affaire Califano, supra, renvoi 21, la p. 92.
39 Voir Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la p. 169.
J'ai rejeté le redressement subsidiaire demandé à l'alinéa 20b) de la déclaration. Ce redressement consistait dans un jugement déclarant que le père naturel a le droit de partager les prestations de quinze semaines avec la mère, à la naissance de leur enfant, le temps que l'un et l'autre passent à la maison devant être partagé selon leur désir commun. D'après cette proposition, le temps que le père obtiendrait de consacrer au soin de son enfant serait au détriment des prestations prévues.pour la mère à l'article 30. Comme je l'ai dit ci-dessus, les prestations de l'article 30 diffèrent essentiellement, quant à leur but et à leur effet, des prestations pour le soin des enfants, et la situation du père ne saurait être «égalisée» en privant la mère naturelle de prestations dont la justification ne peut que s'appliquer à celle-ci.
Le professeur S.A. Rae, fils, de l'Institute for Policy Analysis, University of Toronto, a déposé sur les coûts additionnels estimatifs de divers régi- mes de prestations aux parents naturels pour le soin de leurs enfants. Le calcul a été effectué en plaçant le coût estimé du système actuel de presta- tions de grossesse de quinze semaines à 502 $ millions en 1986. Je n'ai pas tenu compte des estimations de M. Rae en décidant de rendre le jugement déclaratoire approprié. Bien que les coûts additionnels auraient pu être pertinents si l'article 1 avait été invoqué par les défenderesses, je ne pense pas qu'ils se rapportaient à la question de savoir si un droit prévu à l'article 15 a été violé. De plus, bien que le témoignage du professeur Rae soit hautement crédible, je ne crois pas qu'il ait calculé les coûts possibles d'un régime doté des caractéristiques que j'ai trouvées nécessaires pour qu'il y ait bénéfice de la loi égal à celui qu'on trouve à l'article 32.
De même j'ai conclu que le témoignage rendu par le Dr Marsden Wagner de Copenhague, fonc- tionnaire régional chargé de la santé maternelle et infantile de l'Organisation mondiale de la santé, ne se rapportait pas directement à l'espèce. Son témoignage portait surtout sur les régimes de pres- tations de maternité et de prestations pour le soin des enfants dans les pays de l'Europe orientale et occidentale. Encore une fois, bien qu'il soit intéres- sant de comparer les prestations disponibles au Canada avec celles des autres pays, ce témoignage, de par sa nature, n'aide pas à trancher la question
de savoir s'il y a violation d'un droit prévu à l'article 15.
À l'alinéa 20c), le demandeur a conclu à une ordonnance exigeant des défenderesses qu'elles lui versent les prestations auxquelles il a droit en vertu du jugement déclaratoire que je pourrais rendre. Il découle de ce que j'ai dit que la Commission avait commis une erreur de droit en statuant que le demandeur n'était pas disponible pour travailler au cours de la période de trois semaines il est resté à la maison pour prendre soin de nouveau-né. En vertu de la Charte, il était en droit de recevoir le même traitement que celui réservé à un parent adoptif dans des circonstances semblables, et ce dernier serait, en vertu de l'article 32, exempté de l'exigence posée par l'article 25 de la Loi selon laquelle un prestataire, pour être admissible, doit être disponible pour travailler. La Charte veut que le demandeur échappe également à l'exigence de disponibilité. Conformément aux dispositions rela tives aux prestations pour les parents adoptifs, le demandeur aurait eu à attendre que se soit écoulé le délai de carence de deux semaines à déduire des trois semaines il est resté à la maison, et il aurait eu droit à des prestations pour la dernière semaine s'il avait été raisonnable pour lui de rester à la maison durant cette période. Il est convenu que s'il avait reçu des prestations, celles-ci se seraient élevées à la somme de 276 $ par semaine. Je ne pense pas que je doive ordonner le versement de cette somme. Le législateur a prévu une procé- dure de détermination du droit à des revendica- tions particulières, c'est-à-dire une décision de la Commission, avec droit d'appel à un conseil arbi- tral, puis à un juge-arbitre et en dernier lieu, un contrôle judiciaire sous le régime de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), chap. 10] devant la Cour d'appel fédérale. Bien que la Commission soit tenue de se conformer à la décision que je vais rendre en l'espèce, la meilleure procédure à suivre par la Commission consiste à examiner la demande du demandeur et à la trancher en tenant pour acquis que, s'il remplit par ailleurs les exigences de la Loi, il a droit à des prestations. Elle devra déterminer notamment s'il était raisonnable pour lui de rester à la maison lorsque sa femme y était déjà, ainsi que l'exige l'article 32.
Le demandeur a également demandé à l'alinéa 20d) que je déclare invalide l'article 32, et que je déclare également que cet article devrait continuer d'avoir le même effet jusqu'à un moment précisé par la Cour et jugé suffisant pour permettre la modification de la loi conformément à la Charte. Au lieu d'adopter cette solution, j'ai discuté avec les avocats de la possibilité de faire usage du pouvoir que je tiens de la Règle 341A [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663; DORS/79-57, art. 8] pour suspendre mon juge- ment jusqu'à l'issue de l'appel, au cas je ren- drais un jugement déclaratoire qui impliquerait la nécessité de modifications législatives. Les avocats ont convenu que ce serait une mesure appropriée. Je vais donc suspendre mon jugement dans la pensée qu'entretemps, une mesure législative appropriée sera nécessairement envisagée si un appel était formé et rejeté. Cela permettra égale- ment de continuer le versement des prestations prévues actuellement par la Loi.
Bien que le demandeur ait réclamé des intérêts sur toute somme dont je pouvais juger qu'elle lui est due, comme je ne me suis pas prononcé sur cette question, je n'ai pas à examiner celles des intérêts.
Les dépens
Il a été convenu que les avocats auraient encore la possibilité d'aborder la question des dépens une fois les motifs prononcés. Je vais donc ajourner la détermination des dépens et l'inscription du juge- ment formel jusqu'à ce que les avocats aient abordé cette question.
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