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T-1423-88
Sedpex, Inc. (requérante) c.
Dennis M. Browne, un arbitre nommé sous le régime de l'article 61.5, Division V.7, Partie III du Code canadien du travail (intimé)
et
John Devereaux (intimé)
RÉPERTORIÉ: SEDPEX, INC. C. CANADA (UN ARBITRE NOMMÉ SOUS LE RÉGIME DU CODE CANADIEN DU TRAVAIL)
Division de première instance, juge Strayer—St. John's, Terre-Neuve, 8 novembre; Ottawa, 18 novembre 1988.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Prohibition
Possibilité d'avoir recours au contrôle judiciaire malgré l'existence d'une clause privative afin que soit examinée la décision préliminaire d'un arbitre visant sa propre compétence
Portée de l'examen judiciaire exercé dans les affaires mettant en jeu une «question juridictionnelle».
Compétence de la Cour fédérale Division de première instance La demande sollicite la délivrance d'un bref de prohibition qui empêcherait un arbitre nommé sous le régime du Code canadien du travail d'entendre une plainte alléguant un congédiement injustifié au motif que cet arbitre n'a pas la compétence voulue pour ce faire C'est à bon droit que la question se trouve portée devant la Division de première instance puisque une conclusion préliminaire visant la compé- tence ne constitue pas une «décision ou ... ordonnance. au sens de l'art. 28 de la Loi sur la Cour fédérale.
Relations du travail Une plainte a été déposée pour congédiement injustifié La demande sollicite la délivrance d'un bref de prohibition qui empêcherait l'arbitre d'entendre la plainte La conclusion de l'arbitre que l'employé n'a pas été congédié en raison d'un manque de travail mais pour incompé- tence est justifiée par la preuve.
L'intimé, Devereaux, travaillait comme aide-foreur sur une plate-forme marine de forage située au large des côtes de Terre-Neuve. En avril 1986, il a été mis fin à son emploi. Devereaux a déposé une plainte alléguant congédiement injusti- fié sous le régime de l'article 61.5 du Code canadien du travail. Sedpex a soulevé une objection préliminaire selon laquelle l'arbitre désigné pour entendre la plainte n'avait pas la compé- tence voulue pour ce faire parce que l'employé ayant porté plainte avait été mis à pied «par suite de manque de travail», une situation dans laquelle le Code interdisait l'examen d'une plainte. Après avoir entendu la preuve relative à cette question, l'arbitre a conclu que l'on n'avait pas mis fin à l'emploi de l'intimé par suite d'un manque de travail et que l'audition pouvait reprendre. Sedpex sollicite la délivrance d'un bref de prohibition qui empêcherait l'arbitre d'entendre la plainte concernée.
Jugement: la demande devrait 'être rejetée.
La décision de l'arbitre qu'il avait la compétence voulue ne constituait pas une «décision ou ... ordonnance» au sens de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. C'est donc à bon droit qu'une demande sollicitant la délivrance d'un bref de prohibition a été présentée à la Division de première instance. Le concept de l'erreur juridictionnelle a été étendu, et il est établi depuis longtemps que, malgré l'existence de clauses privatives comme celles figurant aux alinéas 61.5(10) et (11) du Code, lorsqu'un tribunal a excédé sa compétence, sa décision est susceptible de révision judiciaire au sujet de la question juridictionnelle.
Bien qu'une cour effectuant une révision doive s'assurer que la décision rendue par le tribunal au sujet de sa compétence est valable sous les deux aspects du droit et des faits, cette cour ne devrait s'engager qu'avec précaution dans l'appréciation de l'«exactitude» des faits attributifs de compétence sur lesquels a statué le tribunal. Une cour ne devrait pas substituer sa propre vision des faits à celle du tribunal à moins qu'il ne soit établi que l'appréciation faite par ce dernier est manifestement erro- née. En l'espèce, l'arbitre n'a commis aucune erreur de droit lorsqu'il s'est demandé si le motif réel, dominant et principal de la cessation de l'emploi était le «manque de travail», pour conclure que le motif du «manque de travail» allégué était une «mise en scène». L'arbitre n'a pas non plus commis d'erreur de fait susceptible de révision. L'arbitre avait la possibilité de conclure sur le fondement de la preuve que le congédiement avait pour motif réel l'appréciation de la société selon laquelle Devereaux n'avait pas la compétence voulue pour exercer son emploi ou n'était pas aussi compétent qu'un autre employé à cet égard.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code canadien du travail, S.R.C. 1970, chap. L-1, art. 61.5 (édicté par S.C. 1977-78, chap. 27, art. 21; 1980-81-82-83, chap. 47, art. 27; 1984, chap. 39, art. 11).
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2» Supp.), chap. 10, art. 18, 28.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Paul L'Anglais Inc. c. Conseil canadien des relations du travail, [1979] 2 C.F. 444 (C.A.); Commission cana- dienne des droits de la personne c. British American Bank Note Co., [1981] 1 C.F. 578 (C.A.); Procureur général du Canada c. Gauthier, [1980] 2 C.F. 393 (C.A.); Eskasoni School Board et Eskasoni Band Coun cil c. Maclsaac et autres (1986), 69 N.R. 315 (C.A.F.); Jarvis v. Associated Medical Services Inc. et al., [1964] R.C.S. 497; Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Conseil canadien des relations du travail et autres, [1984] 2 R.C.S. 412; Stein et autres c. Le navire .Kathy et autres, [1976] 2 R.C.S. 802; Koehring Canada Ltd. c. Owens-Illinois Inc. et autre (1980), 52 C.P.R. (2d) 1 (C.A.F.); Capitol Life Insu rance Co. c. R., [1986] 2 C.F. 171 (C.A.); Jacmain c. Procureur général (Can.) et autre, [1978] 2 R.C.S. 15.
DÉCISIONS MENTIONNÉES:
Anisminic, Ltd. v. The Foreign Compensation Commis sion, [1969] 1 All E.R. 208 (H.L.); Union internationale des employés des services, local no. 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et autres, [1975] 1 R.C.S. 382; Segal v. City of Montreal, [1931] R.C.S. 460.
AVOCATS:
Evan J. Kipnis pour la requérante.
Nicholas P. A. Westera pour l'intimé John
Devereaux.
PROCUREURS:
Chalker, Green and Rowe, St. John's, Terre- Neuve, pour la requérante.
Stack, Westera, St. John's, Terre-Neuve, pour l'intimé John Devereaux.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE STRAYER: Introduction
Il s'agit d'une demande sollicitant la délivrance d'un bref de prohibition qui empêcherait Dennis M. Browne, un arbitre nommé sous le régime de l'article 61.5 [édicté par S.C. 1977-78, chap. 27, art 21; 1980-81-82-83, chap. 47, art. 27; 1984, chap. 39, art 11] du Code canadien du travail', de poursuivre l'audition de la plainte de John Deve- reaux alléguant qu'il a été congédié injustement par la requérante Sedpex, Inc.
Les faits
M. Devereaux a été engagé en mars 1983 comme accrocheur sur la plate-forme marine de forage Sedco 710, qui est située au large des côtes de Terre-Neuve. Il avait initialement été engagé par Sedco Inc., une société soeur de Sedpex, et son contrat avait été transféré à Sedpex en mai 1983. Il a été promu au poste d'aide-foreur sur cette plate-forme le 5 avril 1984. Il était un des quatre aides-foreurs employés sur cette plate-forme. Au cours de chaque période de travail, un foreur et un aide-foreur étaient en fonction tandis qu'une équipe semblable se trouvait à bord de la plate- forme pour les relayer. Cette situation se poursui- vrait pendant trois semaines, après quoi ces deux
1 S.R.C. 1970, chap. L-1.
équipes seraient remplacées par deux autres équi- pes qui, entre temps, seraient revenues à terre pour profiter d'un congé de trois semaines.
Devereaux a continué à travailler comme aide- foreur sur cette plate-forme jusqu'en février 1986. Alors qu'il se trouvait en congé à terre le 14 février 1986, il a été victime d'un accident d'automobile qui l'a rendu incapable d'accomplir ses fonctions au moment prévu pour son retour, soit le 28 février 1986. Au cours de l'absence de Devereaux, Sedpex a pris des arrangements permettant qu'Alan Lan- gevin, un foreur sur une plate-forme exploitée par Sedco Forex (la société mère de Sedpex) dans la mer du Nord, soit transféré temporairement à la plate-forme Sedco 710 pour remplacer Devereaux comme aide-foreur. Le 7 avril 1986, le médecin de Devereaux a avisé Sedpex que Devereaux serait apte à revenir au travail le 11 avril 1986. Le 9 avril 1986, la plate-forme Sedco 710 a reçu des directi ves des quartiers généraux de Sedpex aux États- Unis l'avisant que la plate-forme de forage Sedco 703 de la mer du Nord de laquelle était venu Langevin était inutilisée [TRADUCTION] «sans que le travail n'apparaisse y devoir reprendre prochai- nement» de sorte que «cette installation ne peut plus fournir d'emploi à Allen [sic]». Ce message télex ordonnait ensuite à Sedco 710 d'offrir un emploi permanent à Langevin sur la plate-forme Sedco 710 s'il était prêt à abandonner son rang de foreur pour accepter celui d'aide-foreur. Ce télex disait encore:
[TRADUCTION] Pour maintenir le personnel de 710 au niveau qui vous est attribué, vous devriez mettre à pied un des employés travaillant présentement à cette plate-forme, qui serait probablement le moins efficace de vos aides-foreurs.
À la suite de cette directive, Devereaux était avisé verbalement le 11 avril, et par lettre le 14 avril, que, dorénavant, ses services ne seraient plus requis par Sedpex, Inc. Peu de temps après, Deve- reaux a déposé une plainte conformément à l'arti- cle 61.5 du Code canadien du travail en alléguant que son congédiement était injustifié. En octobre 1986, le ministre du Travail a désigné Dennis M. Browne comme arbitre à l'égard de cette plainte. L'audition relative à cet arbitrage a commencé à St. John's, Terre-Neuve, le 13 août 1987 et s'est poursuivie le 15 septembre 1987. Sedpex a soulevé une objection préliminaire selon laquelle cet arbi- tre n'avait pas la compétence voulue pour entendre la question parce que Devereaux avait été mis à
pied «par suite de manque de travail» aux termes de l'alinéa 61.5(3)a) du Code, une situation ne permettant pas l'examen d'une plainte. L'arbitre a entendu le témoignage de Joe Bryant, directeur de district de Sedpex, Inc. pour l'est du Canada en avril 1986; celui-ci a été interrogé et contre-inter- rogé devant lui. Il a également reçu un certain nombre de pièces déposées par l'intermédiaire de M. Bryant. Le 20 janvier 1988, il a prononcé une décision par écrit traitant uniquement de cette question préliminaire. Il a conclu que Devereaux n'avait pas été congédié par suite d'un manque de travail et qu'en conséquence, l'audition de sa plainte ne lui était pas interdite. Il a voulu poursui- vre cette audition mais Sedpex, Inc. a engagé les présentes procédures sollicitant la délivrance d'une ordonnance de prohibition afin de l'en empêcher.
Le régime législatif
L'insertion de l'article 61.5 dans le Code a effectivement eu pour objet l'établissement d'une procédure de grief destinée aux employés régle- mentés par le gouvernement fédéral qui ne sont pas protégés par des conventions collectives; cet article devait leur permettre de déposer des plain- tes en matière de congédiement injustifié. Lors- qu'une telle plainte est déposée et qu'aucun règle- ment n'intervient dans le litige, le ministre peut nommer un arbitre. Si cet arbitre conclut au terme d'une audition que la personne visée a été congé- diée injustement, il peut ordonner que celle-ci soit indemnisée ou réintégrée dans ses fonctions, ou il peut ordonner un autre redressement approprié. Le paragraphe 61.5(14) déclare expressément que cet article ne suspend ni ne modifie aucun recours civil que l'employé peut avoir contre son employeur. Les paragraphes de cet article qui sont les plus pertinents à la présente instance sont les suivants:
61.5 .. .
(3) Aucune plainte ne peut être examinée par un arbitre dans le cadre du paragraphe (8) lorsqu'une des situations suivantes se présente:
a) le plaignant a été mis à pied par suite de manque de travail ou de la cessation d'une fonction;
b) une procédure de redressement est prévue ailleurs dans la présente loi ou dans une autre loi du Parlement.
(7) Un arbitre à qui une plainte a été soumise conformément au paragraphe (6)
a) doit l'examiner dans le délai que le gouverneur en conseil peut déterminer par règlement;
b) doit établir sa propre procédure, permettre à chaque partie d'exposer pleinement son point de vue et de lui présen- ter des preuves, et prendre connaissance des renseignements reçus conformément au paragraphe (6); et
c) détient à cet effet les pouvoirs que les alinéas 118a),b) et c) attribuent au Conseil canadien des relations du travail relativement à toute procédure engagée devant le Conseil.
(8) L'arbitre doit examiner le caractère injuste du congédie- ment de la personne dont la plainte a été l'objet d'un renvoi en vertu du paragraphe (6) et doit rendre une décision et expédier une copie de sa décision et de ses motifs à chaque partie ainsi qu'au Ministre.
(10) Toute ordonnance de l'arbitre désigné en vertu du paragraphe (6) est définitive et ne peut être mise en question devant un tribunal ni révisée par un tribunal.
(11) Aucune ordonnance ne peut 'être rendue, aucun bref ne peut être décerné ni aucune procédure ne peut être engagée, par ou devant un tribunal, soit sous forme d'injonction, certiorari, prohibition ou quo warranto, soit autrement, pour mettre en question, réviser, interdire ou restreindre une activité exercée par un arbitre en vertu du présent article.
La portée et les critères de l'examen judiciaire en l'espèce
Il devrait tout d'abord être noté que la présente demande est une demande de délivrance d'un bref de prohibition présentée devant la Division de première instance sous le régime de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2 e Supp.), chap. 10] et ne constitue pas une demande d'examen judiciaire présentée à la Cour fédérale sous le régime de l'article 28 de la Loi. Je suis d'avis que c'est à bon droit que cette demande a été présentée devant notre Division. La conclusion de l'arbitre qu'il avait la compétence voulue n'était pas une «décision ou ... ordonnance» aux termes du paragraphe 28 (1) de la Loi sur la Cour fédé- rale. Il ne s'agissait pas d'une décision définitive mais seulement d'une appréciation préliminaire sur le fondement de laquelle l'arbitre trancherait la plainte qui lui était présentée. De telles conclu sions préliminaires visant la compétence ont été
considérées comme ne constituant aucunement des «décisions» 2 . Lorsqu'une décision définitive a été prononcée par un arbitre au sujet d'une plainte, cette décision devient assujettie à l'examen prévu à l'article 28 3 .
Il est également important de noter l'existence de clauses privatives, les paragraphes 61.5(10) et (11) cités plus haut. Si le paragraphe 61.5 (10) pourrait être inapplicable en tout état de cause par le fait qu'aucune «ordonnance» n'a été prononcée par l'arbitre, le paragraphe 61.5(11), qui a pour objet de défendre qu'un tribunal décerne un bref pour «interdire ou restreindre une activité exercée par un arbitre» pourrait être considéré comme applicable. Toutefois, il a été établi depuis long- temps que l'existence de telles clauses privatives n'empêchait pas que la décision d'un tribunal ayant excédé sa compétence soit susceptible de révision judiciaire au sujet de la question juridic- tionnelle 4 . De plus, les tribunaux ont considérable- ment étendu le concept de l'erreur juridictionnelle pour lui faire viser les décisions rendues de mau- vaise foi, les décisions prononcées sur le fondement de preuves non pertinentes, les décisions pronon- cées sans prendre en considération des preuves pertinentes, les interprétations erronées de lois et les violations de la justice naturelle s .
Ainsi a-t-il été décidé qu'une cour appelée à déterminer si un tribunal a agi dans le cadre de sa compétence doit faire plus que simplement statuer que la décision de ce tribunal n'était pas manifes- tement déraisonnable. Comme l'a déclaré le juge Beetz dans l'arrêt Syndicat des employés de pro duction du Québec et de l'Acadie c. Conseil cana- dien des relations du travail et autres 6 :
2 Voir par exemple: Paul L'Anglais Inc. c. Conseil canadien des relations du travail, [1979] 2 F.C. 444 (C.A.); Commission canadienne des droits de la personne c. British American Bank Note Co., [1981] 1 C.F. 578 (C.A.).
3 Voir par exemple: Procureur général du Canada c. Gau- thier, [1980] 2 C.F. 393 (C.A.); Eskasoni School Board et Eskasoni Band Council c. Mac/saac et autres (1986), 69 N.R. 315 (C.A.F.).
° Voir par exemple: Jarvis v. Associated Medical Services Inc. et al., [ 1964] RC.S. 497.
5 Voir par exemple: Anisminic, Ltd. v. The Foreign Compen sation Commission, [1969] 1 All E.R. 208 (H.L.); Union internationale des employés des services, local no. 333 c. Nipawin District Staff Nurses Association et autres, [1975] 1 R.C.S. 382, la page 389.
6 [ 1984] 2 R.C.S. 412, aux p. 441 et 442.
Or une fois qu'une question est qualifiée de question de compétence et a fait l'objet d'une décision par un tribunal administratif, la cour supérieure chargée d'exercer le pouvoir de contrôle et de surveillance sur ce tribunal ne peut, sans refuser elle-même d'exercer sa propre compétence, s'abstenir de statuer sur l'exactitude de cette décision ou statuer sur elle au moyen d'un critère approximatif.
C'est pourquoi les cours supérieures qui exercent le pouvoir de révision judiciaire n'utilisent pas et ne peuvent utiliser le critère de l'erreur manifestement déraisonnable une fois qu'el- les ont qualifié une erreur d'erreur juridictionnelle.
En théorie, la Cour effectuant la révision doit donc s'assurer que la décision rendue par le tribunal au sujet de sa compétence était valable sous les deux aspects du droit et des faits. L'on doit évidemment reconnaître que la notion d'«exactitude» a un caractère relatif et non un caractère absolu. Les questions de droit sont toujours sujettes à être débattues, mais nous acceptons que l'appréciation «exacte» du droit est celle à laquelle, dans notre système juridique, est attachée le plus d'autorité. Ainsi les tribunaux, pour des motifs à la fois fonctionnels et théoriques, sont-ils considérés comme l'autorité la plus élevée aux fins de la détermination du droit. Il s'ensuit qu'une opinion judiciaire, peut-être clarifiée et consacrée par le processus de l'appel, est censée constituer un énoncé «exact» du droit lorsqu'il s'agit de détermi- ner la compétence du tribunal.
En ce qui a trait à l'«exactitude» des faits, toutefois, l'on doit reconnaître que ni un tribunal ni une cour ne peuvent jamais être considérés comme ayant donné une version incontestablement exacte d'événements passés. Jamais ces événe- ments peuvent-ils être reproduits. Au lieu de cela, les organismes chargés de statuer sur les faits prononcent des conclusions de faits destinées à remplacer les faits eux-mêmes. De telles conclu sions sont tributaires des processus utilisés pour y parvenir et sont susceptibles de correspondre plus ou moins à la réalité des événements. Nous suréva- luerions outrageusement les capacités des tribu- naux en présumant qu'ils seront toujours mieux placés que ces organismes pour prendre de telles conclusions. Notre régime juridique reconnaît que certaines procédures et institutions ont de meilleu- res chances que d'autres de prendre des conclu sions de fait exactes. Ainsi, par exemple, les con clusions de fait tirées par les tribunaux de première instance, à moins d'être «manifestement
erronées»', seront-elles ordinairement respectées par les cours d'appel, en particulier lorsque sont en jeu des questions de crédibilité, considérées comme pouvant être mieux appréciées par le juge qui a entendu et vu les témoins. Il a également été dit au sujet des situations aucune question de crédibi- lité n'était soulevée:
Toutefois, même dans cette circonstance, une Cour d'appel n'est pas habilitée à substituer ses vues à celles du juge de première instance simplement parce qu'elle serait arrivée à une conclusion différente; il lui faut conclure que celui-ci a commis une erreur'.
L'on notera que les cours d'appel maintiennent cette approche prudente même si elles bénéficient normalement d'une transcription complète des dépositions faites devant le tribunal de première instance.
Il ressort des propos qui précèdent qu'une cour ne devrait s'engager qu'avec précaution dans l'ap- préciation de l'«exactitude» des faits attributifs de compétence sur lesquels a statué un tribunal. À plus forte raison lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, je ne bénéficie pas d'une transcription de la preuve orale recueillie devant l'arbitre et, pour autant que je sache, je ne suis saisi d'aucun nouvel élément de preuve non soumis à l'arbitre. En effet, la seule preuve qui me soit présentée consiste en deux affidavits signés par des employés de la requérante qui décrivent brièvement les éléments de preuve qu'ils ont présentés de façon beaucoup plus complète et de vive voix devant l'arbitre. Le juge Dickson a énoncé ce principe de la manière suivante dans l'arrêt Jacmain c. Procureur général (Can.) et autre 9 :
La grande difficulté est la suivante: il est difficile de conce- voir que le législateur puisse créer un tribunal à compétence limitée et qu'en même temps, il lui accorde un pouvoir illimité pour fixer l'étendue de sa compétence. Par contre, si l'exacti- tude de chaque détail dont dépend la compétence du tribunal est susceptible d'examen par une juridiction supérieure et si
7 Voir par exemple: Stein et autres c. Le navire .Kathy K. et autres, [ 1976] 2 R.C.S. 802, la p. 806; Koehring Canada Ltd. c. Owens-Illinois Inc. et autre (1980), 52 C.P.R. (2d) 1, à la p. 21 (C.A.F.).
8 Capitol Life Insurance Co. c. R., [1986] 2 C.F. 171, la p. 177 (C.A.).
9 [1978] 2 R.C.S. 15, la p. 29. Bien que cette déclaration ait été faite dans le contexte d'une opinion dissidente à laquelle ont souscrit le juge en chef Laskin et le juge Spence, le principe qu'elle énonce a été adopté de façon effective par le juge Pigeon parlant en son propre nom et en celui du juge Beetz dans ce même arrêt à la p. 42. Voir également l'arrêt Segal v. City of Montreal, [1931] R.C.S. 460, la p. 473.
l'opinion d'un seul juge est alors substituée à celle du tribunal, on peut perdre le bénéfice de l'expérience et des connaissances spéciales des membres de ce tribunal et l'avantage qu'ils ont d'entendre et de voir les témoins. Le pouvoir de contrôle sur les questions de juridiction fournit aux cours de justice un bon outil pour s'assurer que les tribunaux connaissent du genre de litiges que le législateur leur a confié. Il leur permet de contrôler les tentatives d'usurpation de pouvoir. Mais, à mon avis, les cours de justice devraient hésiter à déclarer un tribunal incompétent quand sa décision est honnête et équitable et qu'il a correcte- ment pris en considération la documentation qui lui a été soumise. Dans l'exercice de son contrôle sur les conclusions en matière de compétence, la Cour doit laisser place à une certaine latitude. Elle doit se demander si la preuve est suffisante pour étayer les conclusions de fait et si les conclusions de droit ou les conclusions mixtes de fait et de droit sont logiques. L'erreur doit être manifeste. La Cour a un rôle de révision; elle ne doit pas faire un nouveau procès.
Mon point de vue est en harmonie avec cette façon d'aborder la question. Je crois que l'objet de l'article 61.5 serait trahi si la Division de première instance de cette Cour s'adonnait de façon systé- matique à une appréciation nouvelle des faits aux fins de l'alinéa 61.5(3)a) sur la question de savoir si une personne a été mise à pied par suite de manque de travail avant que l'arbitre n'ait eu la chance d'entendre toute la preuve et de prononcer une décision définitive susceptible de la révision par la Cour d'appel fédérale prévue à l'article 28.
Je conclus donc à partir des propos qui précè- dent que l'alinéa 61.5(3)a) concerne effectivement une question de compétence et que je puis exami ner les conclusions de l'arbitre afin de déterminer s'il possède la compétence voulue pour instruire la plainte. Ce faisant, j'ai la possibilité de former mes propres opinions sur les questions de droit perti- nentes mais, en ce qui a trait à ses conclusions de fait, je ne devrais substituer mon propre point de vue au sien que s'il est démontré que son opinion est manifestement erronée 10 .
Conclusions
La partie la plus pertinente des conclusions de l'arbitre sur la question de savoir si M. Devereaux avait été congédié par suite d'un manque de tra vail, et donc sur la question de savoir si l'arbitre avait la compétence voulue pour entendre la plainte, était la suivante:
[TRADUCTION] En l'espèce, l'employé ayant porté plainte a été congédié de son emploi permanent d'aide-foreur parce que l'intimée a préféré engager sur une base permanente l'employé
10 Ibid.
qui l'avait remplacé pendant son congé de maladie. Le témoin employeur a effectivement mentionné un ralentissement dans l'exploitation de la mer du Nord qui a pu avoir pour effet d'entraîner un manque de travail, mais aucune preuve que ce soit n'a été faite d'un ralentissement ou d'un manque de travail dans la zone située au large des côtes dans laquelle la plate- forme Sedco 710 était exploitée au moment la présente plainte a été déposée. Il n'existe aucune preuve établissant que d'autres employés de la plate-forme Sedco 710 aient été tou- chés de quelque manière par le ralentissement survenu dans l'exploitation de la mer du Nord. Il semble que le seul employé mis à pied soit le plaigant. Le scénario présenté par l'employeur selon lequel il y avait cinq aides-foreurs pour quatre postes était essentiellement une invention de l'employeur. Ainsi, en se fon dant sur des considérations légitimes, il n'y avait pas manque de travail comme tel sur la plate-forme Sedco 710. A cet égard, je conclus que le congédiement du plaignant fondé sur un manque de travail était, en fait, une mise en scène. Si l'intimée devait avoir gain de cause dans ces circonstances, le recours offert aux employés par l'intermédiaire de la Division V.7, Partie III du Code canadien du travail pourrait être anéanti.
Je conclus sur le fondement de la preuve présentée que l'em- ployé ayant porté plainte n'a pas été congédié par suite de manque de travail mais parce que l'intimée a préféré garder l'employé qui avait remplacé le plaignant lorsque ce dernier a voulu retourner au travail après son congé de maladie. L'inti- mée ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de convaincre le présent arbitre qu'il y avait manque de travail ...
La requérante prétend que ces conclusions com- portaient des erreurs de fait et de droit. Je ne suis pas d'accord avec cette assertion.
En ce qui a trait à la possibilité d'une erreur de droit, je considère que l'arbitre a correctement interprété l'alinéa 61.5(3)a). Il ressort implicite- ment de ses conclusions qu'une personne ne devrait pas être considérée comme ayant été «mise à pied par suite de manque de travail» à moins que ce facteur n'ait été le motif réel, essentiel et effectif de la cessation de son emploi. Il est évident que l'on met souvent fin à des emplois pour une combi- naison de motifs. Le fait qu'un des facteurs en jeu dans le congédiement soit la disponibilité d'une autre personne pouvant faire l'ouvrage en question ne permet pas de conclure automatiquement qu'il a été mis fin à l'emploi par suite d'un «manque de travail». Ce n'est pas non plus parce que l'em- ployeur dit qu'il n'a plus besoin de l'employé con cerné que l'on doit considérer automatiquement qu'il a été mis fin à son emploi en raison d'un «manque de travail». Aussi difficile qu'elle puisse être dans certains cas, la question que la Loi veut voir tranchée est, à mon avis, celle de savoir si le motif réel, effectif et principal de la cessation de
l'emploi était le «manque de travail». Je suis con- vaincu que telle est la question que l'arbitre s'est posée en l'espèce avant de conclure que le motif du «manque de travail» allégué était une [TRADUC- TION] «mise en scène».
Je ne puis non plus conclure que l'arbitre a commis une erreur de fait susceptible de révision. Ainsi que je l'ai déjà noté, la mesure dans laquelle je puis substituer ma propre vision des faits à celle de l'arbitre est limitée. Il a entendu le seul témoin qui ait été appelé à ce jour, M. Bryant, qui était directeur de district de Sedpex, Inc. au cours de la période visée. L'arbitre a assisté à l'interrogatoire et au contre-interrogatoire de M. Bryant, et il a entendu les explications que ce dernier a données à l'égard des pièces déposées. Je n'ai rien entendu de tout cela et je ne possède aucune transcription de sa déposition. Je suis incapable de dire que l'arbi- tre n'était saisi d'aucune preuve ou d'aucune preuve substantielle le fondant de conclure que le motif pour lequel Sedpex, Inc. avait mis fin à l'emploi de Devereaux était qu'elle préférait employer Langevin à sa place. L'arbitre a conclu avec raison—ce que la requérante ne conteste pas—qu'il incombait à Sedpex, Inc. d'établir que le motif de la mise à pied était le manque de travail. Il entrait certainement dans les possibilités de l'arbitre de conclure que l'intimé ne s'était pas acquitté de ce fardeau de preuve. Les prétentions présentées à cet égard par l'employeur se trou- vaient sérieusement mises en doute par plusieurs documents mis en preuve par l'employeur lui- même qui démontraient que celui-ci était sceptique concernant la compétence de Devereaux à agir comme aide-foreur. Les évaluations défavorables de son travail d'aide-foreur remontent à aussi loin que mai 1985; une note de service adressée à cette époque par le contremaître du forage à M. Bryant disait entre autres au sujet de M. Devereaux:
[TRADUCTION] ... Je crois que nous devrions bientôt commen- cer à chercher à le remplacer comme aide-foreur.
Une note adressée à M. Devereaux le 10 novembre 1985 par un autre contremaître du forage donnait à M. Devereaux l'avertissement suivant:
[TRADUCTION] Un autre incident et vous êtes congédié!
Ces notes ont été suivies d'autres observations négatives consignées à son dossier par son supervi- seur ainsi que par une évaluation de plus de cin-
quante employés de la plate-forme de forage Sedco 710 en date du 3 mars 1986 qui a accordé à Devereaux la cote la plus basse. De plus, la preuve a établi que M. Langevin a été transféré à la plate-forme Sedco 710 sur une base temporaire après l'accident d'automobile de Devereaux et que ce n'est qu'après que la société ait été avisée par le médecin de Devereaux que celui-ci pouvait retour- ner au travail qu'un poste permanent a été offert à M. Langevin sur cette plate-forme. C'est alors que Langevin s'est vu offrir un poste permanent. Lan- gevin ayant accepté ce poste, il y aurait eu, au retour de Devereaux cinq aides-foreurs pour occu- per quatre postes. Devereaux a alors été congédié. L'arbitre avait certainement la possibilité de con- clure sur le fondement d'une telle preuve que le congédiement de Devereaux avait pour motif réel et effectif l'appréciation de la société selon laquelle Devereaux n'avait pas la compétence voulue pour exercer son emploi ou n'était pas aussi compétent que Langevin à cet égard.
Cette appréciation est précisément celle que l'ar- bitre pourra examiner s'il poursuit l'audition. En refusant de rejeter la conclusion de l'arbitre que le congédiement de Devereaux n'était pas fondé sur un manque de travail et en concluant que l'arbitre était habilité à entendre la plainte, je ne préjuge évidemment pas du tout du résultat de l'audition de l'arbitre sur le fond. L'avocat du requérant, dans son argumentation complète et lucide, m'a renvoyé à différentes décisions d'arbitres qui avaient donné raison aux employeurs. Il a insisté sur les [TRADUCTION] «prérogatives de l'em- ployeur», permettant à ce dernier de déterminer quelles personnes travailleront et quelles personnes ne travailleront pas. Je ne conteste pas le droit de l'employeur de congédier une personne pour un motif justifié, et le requérant en l'espèce a toujours la possibilité de contester la plainte de Devereaux alléguant que son congédiement était injuste. Je ne suis cependant pas prêt à interdire à l'arbitre d'examiner cette question puisque je ne crois pas que la requérante a établi que l'arbitre a commis une erreur de droit ou de fait susceptible de révi- sion en se considérant compétent à entendre la présente affaire.
La demande sera donc rejetée. L'intimé a demandé que, dans l'hypothèse je rejetterais cette demande, j'adjuge les dépens contre la requé-
rante sur la base procureur-client. À l'appui de cette demande, son avocat a allégué la faiblesse de la cause de la requérante. Les dépens ne devraient normalement pas être accordés sur la base procu- reur-client pour la seule raison que les prétentions de la partie perdante ne sont pas fondées: la manière dont l'instance a été menée devrait être le facteur déterminant à cet égard. La conduite de la présente affaire par la requérante ne m'apparaît aucunement répréhensible. Il est regrettable pour la bonne application de l'article 61.5 que les pré- sentes procédures aient retardé d'environ un an la décision de l'arbitre sur le fond de la présente affaire. Le recours de la requérante pouvait cepen- dant être exercé légalement en vertu du rôle de supervision que se sont garanti les cours en matière de compétence. J'adjuge donc les dépens contre la requérante, mais seulement entre parties.
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