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T-1787-88
Conseil canadien des droits des personnes handi- capées, Marie-Michèle Bédard, Clifford Stacey, Tom Last, Eldon Hardy et curateur public du Québec au nom de Mme Lucienne Robillard, agis- sant en qualité de curateur d'office à la personne et aux biens de Gilles Hawey, incapable, et Denis Duval, incapable (demandeurs)
c.
La Reine du chef du Canada (défenderesse)
RÉPERTORIÉ: CONSEIL CANADIEN DES DROITS DES PERSON- NES HANDICAPÉES C. CANADA
Division de première instance, juge Reed— Ottawa, 17 octobre 1988.
Élections L'art. 14(4)f) de la Loi électorale du Canada, qui rend inhabiles à voter les personnes restreintes dans leur liberté de mouvement ou privées de la gestion de leurs biens en raison d'une maladie mentale, est déclaré invalide au motif qu'il est incompatible avec le droit de vote que l'art. 3 de la Charte accorde à tout citoyen La restriction prescrite par l'art. 14(4)f) est arbitraire car elle ne vise pas la capacité mentale dans la mesure elle se rapporte à la capacité de voter Le critère est à la fois trop étroit et trop large Il est erroné de présumer que l'incapacité mentale entraîne nécessai- rement l'incapacité de voter L'art. 14(4)f) ne peut être coupé.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits démo- cratiques Il est porté atteinte au droit de vote garanti à l'art. 3 de la Charte par l'art. 14(4)]) de la Loi électorale du Canada qui rend certaines personnes inhabiles à voter en raison d'une maladie mentale L'art. 14(4)f) est déclaré invalide Son libellé est trop large pour que sa justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique Les malades mentaux ne sont pas nécessairement incapables de voter.
Il s'agit d'une demande de jugement déclaratoire portant que l'alinéa 14(4)f) de la Loi électorale du Canada est invalide parce qu'il est contraire à l'article 3 de la Charte. L'article 3 accorde à tout citoyen canadien le droit de vote. L'article 1 de la Charte permet les restrictions qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. L'alinéa 14(4)f) rend inhabiles à voter les personnes restreintes dans leur liberté de mouvement ou privées de la gestion de leurs biens pour cause de maladie mentale.
Jugement: la demande devrait être accueillie.
La restriction prescrite à l'alinéa 14(4)]) est arbitraire, en ce sens qu'elle retient dans son champ d'application des personnes qui ne devraient pas s'y trouver (les individus qui souffrent d'un trouble de la personnalité qui affecterait leur jugement dans un certain aspect de leur vie seulement) tout en laissant de côté, pourrait-on soutenir, des personnes qui devraient peut-être y être. La restriction est à la fois trop étroite et trop large. L'inhabilité à voter ne se fonde sur la capacité mentale en elle-même, dans la mesure cet attribut est requis à l'exercice
du droit de vote. Les patients psychiatriques ne sont pas nécessairement incapables à tous points de vue, et notamment incapables de voter. L'alinéa 14(4)J) ne peut être coupé.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.), art. 1, 3.
Election Act, 1984, S.O. 1984, chap. 54, art. 14.
Loi électorale, L.R.M. 1987, chap. E-30, art. 31b).
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1" Supp.), chap. 14, art. 14(4).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS CITÉES:
Re Canadian Mental Health Association (Manitoba Division) v. Richard Willis, as the Chief Electoral Offi cer of the Province of Manitoba, and the Attorney -Gen eral of Manitoba, action CI, 88-01-27535, juge Glo- wacki, 17 mars 1988, B.R. Man., encore inédit.
DOCTRINE
Canada. Chambre des communes. Rapport du comité parlementaire sur les droits à l'égalité: Égalité pour tous. Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1985 (Président: Patrick Boyer).
Canada. Chambre des communes. Rapport du comité spécial concernant les invalides et les handicapés: Obstacles. Ottawa, Imprimeur de la Reine, février 1981 (Président: David Smith).
Canada. Ministère de la Justice du Canada. Cap sur l'égalité: Réponse au Rapport du comité parlementaire sur les droits à l'égalité. Ottawa: ministre des Approvi- sionnements et Services Canada, 1986.
Canada. Ministre de la Justice et procureur général du Canada. Les droits à l'égalité et la législation fédéra- le—Un document de travail. Ottawa: ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1985.
Notes: «Mental Disability and the Right to Vote« (1979), 88 Yale L.J. 1644.
Robertson, Gerald B. Mental Disability and the Law in Canada. Toronto: Carswell, 1987.
AVOCATS:
Gail Czukar pour les demandeurs.
Jean-Pierre Ménard pour Marie-Michèle Bédard, Gilles Hawey et Denis Duval. Eric A. Bowie, c.r. pour la défenderesse.
PROCUREURS:
Gail Czukar, Toronto, pour les demandeurs. Ménard, Martin, Montréal, pour Marie- Michèle Bédard, Gilles Hawey et Denis Duval.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement prononcés à l'audience par
LE JUGE REED: J'ai décidé d'accueillir l'ordon- nance recherchée par les demandeurs. Ma décision se fonde sur la conclusion que l'alinéa 14(4)f) de la Loi électorale du Canada' est libellé de façon trop générale pour résister à une contestation fondée sur l'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)] 2 .
L'article 3 accorde à tout citoyen canadien le droit de vote aux élections législatives fédérales et provinciales. Ce droit n'est évidemment pas absolu. Il peut être restreint lorsque les circonstances le justifient.
L'article 1 de la Charte permet des restrictions qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Je suis convaincue qu'une de ces restrictions pourrait viser ce que j'appellerai la capacité mentale ou la capacité de jugement. Mais, dans son libellé actuel, l'alinéa 14(4)f) ne vise pas uniquement la compétence ou la capacité mentale dans la mesure cet attribut est requis à l'exercice du droit de vote.
L'alinéa en question est rédigé de façon plus générale que cela; il rend inhabile à voter pour cause de «maladie mentale». Cela comprend claire- ment les individus qui pourraient souffrir d'un trouble de la personnalité qui affecterait leur juge- ment dans un certain aspect de leur vie seulement. Il peut n'y avoir aucune raison simplement pour cela de priver ces individus du droit de vote. Qui
' S.R.C. 1970 (1' Supp.), chap. 14:
14....
(4) Les individus suivants sont inhabiles à voter à une élec- tion et ne doivent pas voter à une élection:
f) toute personne restreinte dans sa liberté de mouvement ou privée de la gestion de ses biens pour cause de maladie mentale; ...
2 3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
plus est, l'alinéa 14(4)f) ne refuse pas le droit de vote à tous ceux qui sont atteints de maladie mentale, mais seulement aux personnes restreintes dans leur liberté de mouvement ou dont la gestion de leurs biens a été confiée à un curateur aux biens. Comme l'a soutenu l'avocat des deman- deurs, il est possible qu'une personne souffrant d'un handicap mental ou d'un trouble de la person- nalité vive chez elle ou que ses soins soient assurés par sa propre famille. Or, cette personne, qui ne serait visée par aucune des deux catégories men- tionnées à l'alinéa 14(4)f), serait admissible à voter.
La restriction prescrite par l'alinéa 14(4)f) est en ce sens arbitraire. Si elle se veut un critère applicable à la capacité mentale, elle est à la fois trop étroite et trop large. Elle retient dans son champ d'application des personnes qui ne devraient pas s'y trouver tout en laissant de côté, pourrait-on soutenir, des personnes qui devraient peut-être y être.
J'estime utile de renvoyer à l'ouvrage de Gerald B. Robertson, intitulé Mental Disability and the Law in Canada, que l'on m'a cité'. Je fais miens les propos de l'auteur au sujet de l'alinéa 14(4)f). Il dit: [TRADUCTION] «Il est important de souli- gner que l'inhabilité à voter ne se fonde pas sur la capacité ou l'incapacité mentale en elle-même. Elle vise plutôt deux catégories de personnes: celles qui sont restreintes dans leur liberté de mouvement pour cause de maladie mentale et celles dont la gestion de leurs biens à été confiée à un curateur aux biens ... Il ne s'ensuit pas que les personnes déclarées incapables de gérer leurs finances sont nécessairement incapables de comprendre la nature du droit de vote et de l'exercer de façon rationnelle. Il est aussi tout simplement erroné de présumer que les patients psychiatriques sont nécessairement incapables de voter. En effet, des recherches empiriques indiquent que le vote chez les patients psychiatriques se compare à celui du public en général».
J'accueille l'argument de l'avocate des deman- deurs selon lequel il est tout simplement erroné de présumer qu'une personne souffrant d'une incapa- cité mentale quelconque est incapable à tous points de vue, et notamment incapable de voter.
3 Toronto: Carswell, 1987, aux p. 240à 242.
Je souligne la mention que cette notion d'inca- pacité générale a été largement rejetée'. Une per- sonne incapable de prendre certaines décisions par- ticulières peut être parfaitement capable d'en prendre d'autres.
J'ai recherché si l'alinéa 14(4)f) pouvait être coupé de façon à réduire son application trop générale et à le rendre applicable seulement à ceux qui pourraient légitimement être privés du droit de
vote pour cause d'incapacité mentale. Je n'ai pas trouvé de moyen d'y parvenir, et j'accueille l'argu- ment de l'avocat de la défenderesse selon lequel, dans son libellé actuel, l'alinéa 14(4)f) ne se prête pas à cette entreprise.
Puisqu'une décision rapide s'impose, je n'ai pas fait mention de toutes les autorités et de tous les commentaires que l'on m'a cités. Je soulignerai toutefois que j'ai trouvé aussi utiles que convain- cantes les références que l'on a faites aux rapports de divers comités parlementaires' aussi bien qu'aux modifications apportées aux lois de l'Onta- rio 6 et du Manitoba'.
° Notes: «Mental Disability and the Right to Vote» (1979), 88 Yale L.J. 1644, la p. 1657.
' Canada. Chambre des communes. Rapport du comité spé- cial concernant les invalides et les handicapés: Obstacles. Ottawa: Imprimeur de la Reine, février 1981 (Prés.: David Smith), Recommandation 9, à la p. 25.
Canada. Chambre des communes. Rapport du comité parle- mentaire sur les droits à l'égalité: Égalité pour tous. Ottawa: Imprimeur de la Reine, 1985 (Prés.: Patrick Boyer), Recom- mandation 52, la p. 99.
Voir aussi: Canada. Ministre de la Justice et procureur général
du Canada. Les droits à l'égalité et la législation fédérale—Un document de travail. Ottawa: minis- tre des Approvisionnements et Services Canada, 1985.
Canada. Ministère de la Justice du Canada. Cap sur l'égalité: Réponse au Rapport du Comité par- lementaire sur les droits à l'égalité. Ottawa: minis- tre des Approvisionnements et Services Canada, 1986, p. 47.
6 Election Act, 1984, S.O. 1984, chap. 54, art. 14.
Les malades mentaux internés ont voté aux deux dernières élections provinciales en Ontario, aux élections municipales de 1985 et on est à les recenser en vue de leur permettre de voter aux élections municipales de novembre 1988.
7 La partie de l'alinéa 31.b) de la Loi électorale du Manitoba, L.R.M. 1987, chap. E-30, qui privait du droit de vote les patients des hôpitaux psychiatriques a été abrogée comme étant contraire à l'art. 3 de la Charte dans l'arrêt Re Canadian Mental Health Association (Manitoba Division) v. Richard Willis, as the Chief Électoral Officer of the Province of
(Suite à la page suivante)
Pour les motifs donnés, les demandeurs obtien- dront le jugement déclaratoire qu'ils recherchent. Il est donc déclaré par les présentes que l'alinéa 14(4)f) de la Loi électorale du Canada est invalide au motif qu'il est incompatible avec l'article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Les demandeurs ont droit à leurs frais de l'action.
(Suite de la page précédente)
Manitoba, and the Attorney -General of Manitoba, action CI 88-01-27535, non publié, rendu le 17 mars 1988 par le juge Glowacki de la Cotir du Banc de la Reine du Manitoba.
La loi prévoyait que »les personnes hospitalisées dans un hôpital ou un établissement pour déficients mentaux» ne sont pas admissibles à voter.
Les malades mentaux internés ont voté à l'occasion de l'élection provinciale du Manitoba tenue le 26 avril 1988.
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