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A-952-88
Le Procureur général du Canada, pour le compte du ministre de l'Industrie et du Commerce (appelant)
c.
Central Cartage Company, Detroit International Bridge Company et Canadian Transit Company (intimées)
RÉPERTORIÉ: CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL) c. CENTRAL CARTAGE CO. (CA.)
Cour d'appel, juge en chef Iacobucci et juges Urie et Marceau, J.C.A.—Ottawa, 27 février et 3 mai 1990.
Couronne Pratique Communications privilégiées Demande fondée sur la LEIÉ au sujet du transfert d'actions à une société qui administre un pont international Production de documents ordonnée Le greffier du Conseil privé s'est opposé à la divulgation de huit documents, attestant que ceux-ci sont des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada Le juge de première instance a ordonné que les documents soient produits, à moins qu'un certificat approprié conformément à l'art. 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada ne soit déposé Le juge a ordonné que le certificat renferme certains renseignements Le juge a mal interprété l'art. 36.3 L'art. 36.3 ne viole ni la Charte ni la Déclaration des droits.
Droit constitutionnel Charte des droits Droits à l'égalité Il s'agit de savoir si l'art. 36.3, qui permet à la Couronne, comme partie à un litige, de supprimer des éléments de preuve, viole l'art. 15 de la Charte, puisque personne d'autre ne jouit de ce droit Les intimées, comme sociétés, ne peuvent se fonder sur l'art. 15, qui protège les personnes L'art. 36.3, qui accorde un privilège à la Couronne, ne crée pas de distinction entre des catégories de personnes d'après des motifs énumérés ou des motifs analogues La Couronne n'est pas une personne avec laquelle une comparaison peut être établie.
Droit constitutionnel Charte des droits Vie, liberté et sécurité Il s'agit de savoir si l'art. 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada viole l'art. 7 de la Charte Les intimées, comme sociétés, ne peuvent se fonder sur l'art. 7 Elles ne sont pas visées par l'exception prévue dans l'arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, étant donné que la procédure principale (demande fondée sur l'art. 20 de la Loi sur l'examen de l'investissement étranger) n'est pas de nature pénale.
Déclaration des droits Il s'agit de savoir si le rejet par le gouvernement du transfert d'actions à une société qui adminis- tre un pont international et le refus de divulguer des docu ments en application de l'art. 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada constituent une dénégation du droit à la jouissance des biens sans l'application régulière de la loi, contrairement à l'art. 1 a) de la 'Déclaration des droits Les intimées, comme sociétés, ne peuvent se fonder sur l'art. 1 a), qui ne s'applique qu'aux personnes Il s'agit de savoir si l'art. 36.3 viole le
droit, prévu à l'art. 2e), à uneudience impartiale conformé- ment aux principes de justice fondamentale en empêchant une partie de présenter sa cause de façon appropriée Les «principes de justice fondamentale» se rapportent au «droit à une audience impartiale» L'art. 2e) de la Déclaration des droits a une portée plus restreinte que l'art. 7 de la Charte Le privilège de la Couronne à l'égard des renseignements confidentiels du Cabinet constitue une exception à la règle audi alteram partem Le droit à une audience impartiale n'est pas refusé, compte tenu de la portée et de l'objectif restreints de la procédure fondée sur l'art. 20 de la Loi sur l'examen de l'investissement étranger.
Examen de l'investissement étranger La procédure prin- cipale est une demande fondée sur l'art. 20 de la Loi sur l'examen de l'investissement étranger en vue d'obtenir une ordonnance donnant effet à une décision par laquelle le Cabi net a refusé le transfert d'actions à une société qui administre un pont international Appel de l'ordonnance exigeant la production de documents, à moins que le certificat du greffier du Conseil privé ne soit déposé à nouveau en la forme appro- priée conformément à l'art. 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada Le juge de première instance a fait une interpréta- tion erronée de l'art. 36.3 Examen de la portée et du but restreints de la procédure fondée sur l'art. 20 l'égard de la question de savoir si l'art. 36.3 viole l'art. 2e) de la Déclara- tion canadienne des droits.
Il s'agit d'un appel à l'encontre d'une ordonnance enjoignant à l'appelant de produire certains documents visés par une allégation de privilège, à moins que l'appelant ne dépose un certificat en la forme appropriée conformément aux exigences de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada. Le greffier du Conseil privé s'est opposé à la divulgation de certains documents dans la procédure principale, qui est une demande fondée sur l'article 20 de la Loi sur l'examen de l'investisse- ment étranger (LEIÉ), en déclarant dans un certificat que chacun des documents était un renseignement privilégié du Conseil privé de la Reine. A la suite d'une demande de radia tion du certificat, le juge de première instance a rendu l'ordon- nance faisant l'objet de l'appel. Il a décidé que le certificat doit renfermer suffisamment de renseignements pour permettre à un tribunal de déterminer si les renseignements décrits dans le certificat sont classifiés de la façon appropriée. Il a décidé que le document doit être nommé et que la date et l'objet dudit document doivent être indiqués dans le certificat, de même que le nom de la personne qui l'a envoyé et celle à laquelle il a été envoyé. L'appelant a soutenu qu'il n'est pas loisible à la Cour d'exiger cette divulgation. Les intimés ont fait valoir que l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada est invalide, étant donné qu'il viole les articles 7 et 15 de la Charte et les alinéas la) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits.
Arrêt: l'appel devrait être accueilli.
Le juge de première instance a mal interprété l'article 36.3. Cet article porte uniquement sur une objection à la divulgation d'un renseignement qui est un «renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada». Contrairement aux articles 36.1 et 36.2, qui traduisent l'équilibre entre l'intérêt public lié à la non-divulgation et l'intérêt public qui concerne l'administration de la justice, l'article 36.3 a un caractère absolu. La décision du greffier selon laquelle un renseignement constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la
Reine ne peut faire l'objet d'un examen par un tribunal, pourvu, et c'est la seule restriction, que les exigences explicites de l'article soient respectées. La cour ne peut aller au-delà du libellé du certificat et examiner les documents. Elle peut uni- quement déterminer si, à première vue, le certificat renferme une allégation de privilège selon les limites législatives. Le certificat doit reprendre le libellé de la disposition car les parties et les tribunaux ont droit à l'assurance que le greffier du Conseil privé a dûment tenu compte des exigences législatives.
Les intimées ont soutenu que l'article 36.3 violait l'article 7 de la Charte, parce qu'il les privait de la sécurité de la personne sans respecter les principes de justice fondamentale. Cependant, en tant que sociétés, elles ne peuvent invoquer l'article 7, parce que celui-ci s'applique uniquement aux êtres humains. L'excep- tion à ce principe, selon laquelle tout prévenu peut contester une accusation au pénal en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l'accusation est portée est inconstitutionnelle, ne s'ap- plique pas, parce que la procédure principale fondée sur l'arti- cle 20 de la LEIÉ n'est pas une procédure de nature pénale.
De la même façon, les intimées, comme sociétés, ne peuvent soutenir que l'article 15 de la Charte est violé parce que leur droit à l'égalité selon la loi est violé par l'article 36.3, qui accorde à la Couronne, comme partie à un litige, le droit de supprimer des éléments de preuve (renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine), droit dont les autres parties ne peuvent disposer. A tout événement, selon les critères établis dans Andrews c. Law Society of British Columbia, l'article 15 n'a pas été violé. En ce qui a trait à la question de savoir si les intimées ont reçu un traitement injuste, la Couronne ne peut être assimilée à une personne. Elle représente l'État et les intérêts de tous les membres de la société canadienne. La Couronne, à l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada, n'est pas une personne avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y a eu violation de l'article 15. En accordant à la Couronne un privilège à l'encontre de la divulga- tion de certains renseignements, l'article 36.3 n'établit aucune distinction entre les catégories de personnes d'après des motifs énumérés au paragraphe 15(1) ou des motifs analogues.
Les intimées ont fait valoir que le rejet par le gouvernement du transfert des actions et l'application de l'article 36.3 consti tuent une dénégation du droit à la jouissance des biens sans l'application régulière de la loi, ce qui est contraire à l'alinéa la) de la Déclaration canadienne des droits. Encore là, cette disposition s'applique aux personnes et non aux sociétés.
Enfin, les intimées ont allégué que l'article 36.3 violait l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits dans le contexte de la procédure visée par l'article 20 de la LEIÉ. Selon les intimées, le droit à une audience impartiale conformément aux principes de justice fondamentale est enchâssé à l'alinéa 2e) et la justice fondamentale comprend le droit de présenter sa cause d'une façon appropriée. Comme l'article 36.3 les empê- che de présenter leur cause de façon appropriée, les intimées soutiennent que cette disposition viole l'alinéa 2e) de la Décla- ration canadienne des droits. Cependant, le droit à une audience impartiale qui est garanti à l'alinéa 2e) n'est pas un concept gelé qui demeure statique. Lorsqu'elle doit interpréter ce concept, la Cour doit lui donner un sens qui tient compte non seulement de l'interprétation et de l'évolution de l'expression au fil du temps, mais aussi du contexte précis dans lequel elle est soulevée. En outre, les mots «principes de justice fondamentale»
se rapportent au »droit à une audience impartiale» et s'appli- quent différemment de l'article 7 de la Charte, parce que, dans cette disposition-là, ils se rapportent à des droits beaucoup plus fondamentaux, soit le »droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». En conséquence, l'alinéa 2e) a une portée beaucoup plus restreinte que l'article 7 de la Charte, puisqu'il porte uniquement sur l'équité dans la procédure. L'équité dans la procédure sous-entend le droit de présenter sa cause de façon appropriée, lequel droit fait partie de la règle audi alteram partem (entendre l'autre partie). L'application de la règle audi alteram partem a été restreinte au fil des années par la common law et le droit d'origine législative. Le privilège de la Couronne à l'égard des renseignements confidentiels du Cabi net est bien reconnu comme étant l'une de ces exceptions. Enfin, l'utilisation d'un certificat fondé sur l'article 36.3 ne viole pas l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits, compte tenu de l'objectif et de la portée restreints de l'article 20 de la LEIÉ, c'est-à-dire la délivrance d'une ordonnance de la Cour donnant effet à une décision du Cabinet. L'application d'un certificat fondé sur l'article 36.3 ne viole pas le droit des intimées à une audience impartiale qui est prévu à l'alinéa 2e), compte tenu, notamment, du fait qu'à l'audience principale, les intimées pourront faire valoir tout argument qu'elles jugeront pertinent.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44], art. 1, 7, 15.
Déclaration canadienne des droits, L.R.C. (1985), Appendice III, art. la), 2e).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44], art. 52.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° Supp.), chap. 10, art. 41(1),(2).
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, art. 36.1 (édicté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4), 36.2 (édicté, idem), 36.3 (édicté, idem).
Loi sur l'examen de l'investissement étranger, S.C. 1973-74, chap. 46, art. 20 (abrogée par S.C. 1985, chap. 20, art. 46).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procu- reur général du Canada, [1983] 1 C.F. 917; (1983), 38 C.P.C. 182; 76 C.P.R. (2d) 192 (1'° inst.); Dywidag Systems International, Canada Ltd. v. Zutphen Brothers Construction Ltd., [1990] 1 R.C.S. 705; (1990), 106 N.R. 11; Organisation nationale anti -pauvreté c. Canada (Procureur général), [1989] 3 C.F. 684; (1989), 60 D.L.R. (4th) 712; 26 C.P.R. (3d) 440; 28 F.T.R. 160; 99 N.R. 181 (C.A.); permission d'en appeler refusée [1989] 2 R.C.S. ix; Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359; (1986), 34 D.L.R. (4th) 584; 11 C.I.P.R. 181; 12 C.P.R. (3d) 385; 27 C.R.R. 286; 78 N.R. 30 (C.A.); Andrews c. Law
Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143; (1989), 56 D.L.R. (4th) 1; [1989] 2 W.W.R. 289; 34 B.C.L.R. (2d) 273; 36 C.R.R. 193; 91 N.R. 255; Rudolph Wolff & Co. Ltd. c. Canada, [1990] 1 R.C.S. 695; (1990), 106 N.R. 1; New Brunswick Broadcasting Co., Limited c. Conseil de la radiodiffusion et des télé- communications canadiennes, [1984] 2 C.F. 410; (1984), 13 D.L.R. (4th) 77; 2 C.P.R. (3d) 433; 12 C.R.R. 249; 55 N.R. 143 (C.A.); Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; (1985), 24 D.L.R. (4th) 536; [1986] 1 W.W.R. 481; 69 B.C.L.R. 145; 23 C.C.C. (3d) 289; 48 C.R. (3d) 289; 18 C.R.R. 30; 36 M.V.R. 240; 63 N.R. 266; Canada (Procureur général) c. Central Car- tage Co., T-9047-82, C.F. 1'« inst., juge Strayer, ordon- nance en date du 15-6-89, encore inédite.
DISTINCTION FAITE AVEC:
R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295; (1985), 60 A.R. 161; 18 D.L.R. (4th) 321; [1985] 3 W.W.R. 481; 37 Alta L.R. (2d) 97; 18 C.C.C. (3d) 385; 13 C.R.R. 64; 85 C.L.L.C. 14,023; 58 N.R. 81.
DÉCISION INFIRMÉE:
Canada (Ministre de l'industrie et du Commerce) c. Central Cartage Co. et autres (1988), 23 F.T.R. 174 (C.F. 1'« inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Conway v. Rimmer, [1968] A.C. 910 (H.L.); Duncan v. Cammell, Laird & Co. Ltd., [1942] A.C. 624 (H.L.); Landreville c. La Reine, [1977] 1 C.F. 419; (1976), 70 D.L.R. (3d) 122 (P » inst.); Commission des droits de la personne c. Procureur général du Canada et autres, [1982] 1 R.C.S. 215; Canada (vérificateur général) c. Canada (ministre de l'Énergie, des Mines et des Res- sources), [1987] 1 C.F. 406; (1987), 35 D.L.R. (4th) 693; 27 Admin. L.R. 79; 73 N.R. 241 (C.A.); permission d'en appeler refusée [1987] 1 R.C.S. v; (1987), 83 N.R. 80; Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'immigra- tion, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917; (1972), 28 D.L.R. (3d) 129; 7 C.C.C. (2d) 474; 18 C.R.N.S. 302; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; (1988), 55 D.L.R. (4th) 481; [1989] 1 W.W.R. 97; 71 Sask. R. 1; 45 C.C.C. (3d) 57; 66 C.R. (3d) 97; 36 C.R.R. 90; 88 N.R. 205; Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637; (1986), 58 O.R. (2d) 352; 35 D.L.R. (4th) 161; 22 Admin. L.R. 236; 30 C.C.C. (3d) 498; 14 C.T.C. (2d) 10; 72 N.R. 81; 20 O.A.C. 81.
DOCTRINE
de Smith's Judicial Review of Administrative Action, 4e éd., par J. M. Evans, Londres: Stevens & Sons Limi ted, 1980.
Hogg, Peter W. «Comparaison entre la Charte cana- dienne des droits et libertés et la Déclaration cana- dienne des droits» dans Beaudoin, Gérald-A. et Ratushny, E. «La Charte canadienne des droits et libertés», Montréal: Wilson & Lafleur Ltée, 1989.
AVOCATS:
Eric A. Bowie, c.r. et Donald J. Rennie pour l'appelant.
Gordon F. Henderson, c.r. et Emilio S. Bina- vince pour les intimées.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelant.
Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE EN CHEF IACOBUCCI: Il s'agit d'un appel qu'a interjeté le procureur général du Canada, au nom du ministre de l'Industrie et du Commerce (d'appelant»), à l'égard de l'ordonnan- ce' par laquelle le juge Teitelbaum lui enjoignait de produire, dans les 30 jours de ladite ordon- nance, certains documents visés par une allégation de privilège, à moins qu'il ne dépose un certificat en la forme requise par l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada [S.R.C. 1970, chap. E-10; édicté par S.C. 1980-81-82-83, chap. 111, art. 4] (devenu maintenant l'article 39 du; chap. C-5 des L.R.C. (1985)).
Le présent appel s'inscrit dans le contexte de la procédure principale opposant les parties, soit une demande que l'appelant a formulée sous le régime de l'article 20 de la Loi sur l'examen de l'investis- sement étranger («LEIÉ») 2. Cette demande, qui n'a pas encore été entendue, vise à obtenir une ordonnance de la Cour en vue de donner effet à une décision du gouverneur en conseil qui a déclaré nul le transfert d'actions de la Canadian Transit Company à la Central Cartage Company et la Detroit International Bridge Company, les sociétés intimées aux présentes.
De nombreuses procédures interlocutoires ont eu lieu à l'égard de la demande principale et, effecti- vement, des jugements et des motifs dans deux
1 Voir l'ordonnance et les motifs de l'ordonnance du juge Teitelbaum, Canada (Ministre de l'Industrie et du Commerce) c. Central Cartage Co. et autres (1988), 23 F.T.R. 174 (C.F. 1'° inst.).
2 S.C. 1973-74, chap. 46, abrogé par S.C. 1985, chap. 20, art. 46.
autres appels interjetés devant notre Cour sont prononcés en même temps que les présents motifs 3 . Aux fins du présent appel, il suffit de dire que chaque partie a reçu l'ordre de produire des docu ments à l'autre. En avril 1985,. le juge Dubé a décidé que toute objection à la production qui est fondée sur les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada devrait être formulée avant le 14 mai 1985. Ce jour-là, M. G. F. Osbaldeston, alors greffier du Conseil privé, s'est opposé à la divulga- tion de huit documents précis et des renseigne- ments s'y trouvant, en attestant que chacun des documents est un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada 4 . Deux ans plus tard, les intimées ont présenté une demande visant à faire rayer le certificat de M. Osbaldeston et le juge Teitelbaum a rendu l'ordon- nance qui a donné lieu au présent appel.
Dans l'exposé des faits et du droit qu'elles ont déposé et fait signifier à l'appelant le 18 octobre 1989, les intimées ont soutenu que l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada est invalide, étant donné qu'il viole les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44]] et le paragraphe la) de la Déclaration canadienne des droits [L.R.C. (1985), Appendice III]. Ces questions n'ont pas été soulevées devant le juge Teitelbaum et la Cour a rendu une ordonnance en date du 30 novembre 1989 par laquelle elle accep- tait d'entendre les arguments concernant l'invali- dité de l'article 36.3, compte tenu des circons- tances spéciales du présent litiges.
En conséquence, nous devons nous prononcer maintenant sur deux grandes questions concernant l'article 36.3. Selon la première, nous devons nous demander si le juge de première instance a bien
1 Voir le dossier de la Cour A-257-87 et le dossier de la Cour A-307-89.
4 Voir le certificat de G. F. Osbaldeston en date du 14 mai 1985, dossier d'appel, vol. III, p. 446.
5 Dans son ordonnance, le juge Teitelbaum a également autorisé la présentation par l'appelant de l'affidavit de M. Ward Elcock en date du 24 novembre 1989 ainsi que le contre-interrogatoire s'y rapportant et l'affidavit de M. Alan D. Reid en réponse. Ces affidavits et la transcription du contre- interrogatoire se trouvent aux volumes 1, 2 et 3 du dossier supplémentaire en appel.
interprété l'article 36.3 lorsqu'il a rendu son ordonnance et, selon la deuxième, nous devons déterminer si l'article 36.3 est valide ou non 6 .
L'interprétation de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada
L'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada se lit comme suit:
36.3 (1) Le tribunal, l'organisme ou la personne qui ont le pouvoir de contraindre à la production de renseignements sont, dans les cas un ministre de la Couronne ou le greffier du Conseil privé s'opposent à la divulgation d'un renseignement, tenus d'en refuser la divulgation, sans l'examiner ni tenir d'audition à son sujet, si le ministre ou le greffier attestent par écrit que le renseignement constitue un renseignement confi- dentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
(2) Pour l'application du paragraphe (1), «un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada, s'entend notamment d'un renseignement contenu dans:
a) une note destinée à soumettre des propositions ou recom- mandations au Conseil;
b) un document de travail destiné à présenter des problèmes, des analyses ou des options politiques à l'examen du Conseil;
c) un ordre du jour du Conseil ou un procès-verbal de ses délibérations ou décisions;
d) un document employé en vue ou faisant état de communi cations ou de discussions entre ministres de la Couronne sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique;
e) un document d'information à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions portées ou qu'il est prévu de porter devant le Conseil, ou sur des questions qui font l'objet des communications ou discussions visées à l'alinéa d);
f) un avant-projet de loi.
(3) Pour l'application du paragraphe (2), «Conseil, s'entend du Conseil privé de la Reine pour le Canada, du Cabinet et de leurs comités respectifs.
6 II convient de souligner qu'il est plus approprié pour les intimées de soulever leurs arguments concernant l'invalidité de l'article 36.3 au moyen d'un appel incident qu'au moyen d'ar- guments en faveur du rejet de l'appel, puisque les intimées cherchent à faire infirmer l'ordonnance du juge Teitelbaum par une déclaration de l'invalidité de l'article 36.3 en vertu de l'article 52 de la Constitution [Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), Appendice II, 44]] ou de certaines disposi tions de la Déclaration canadienne des droits. Les intimées soutiennent effectivement, en premier lieu, que l'ordonnance du juge Teitelbaum confirmant la validité de l'article 36.3 est bien fondée; toutefois, en alléguant par la suite l'invalidité de la disposition, elles en appellent de la décision du juge de première instance dans la mesure ou celle-ci avait pour effet de confir- mer la validité de l'article. C'est pourquoi l'appel incident est plus approprié.
(4) Le paragraphe (1) ne s'applique pas:
a) à un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada dont l'existence remonte à plus de vingt ans;
b) à un document de travail visé à l'alinéa (2)b), dans les cas les décisions auxquelles il se rapporte ont été rendues publiques ou, à défaut de publicité, ont été rendues quatre ans auparavant.
Voici le texte du certificat de G. F. Osbaldeston en date du 14 mai 1985 ainsi que de l'annexe «A» qui y est jointe':
[TRADUCTION]
CERTIFICAT
Je, soussigné Gordon Francis Osbaldeston, résident [sic] de la ville de Nepean (Ontario), atteste ce qui suit:
1. Je suis le greffier du Conseil privé de la Reine pour le Canada et secrétaire du Cabinet.
2. Cette Cour a, le 23 avril 1985, ordonné au procureur général du Canada, qui représente le ministre de l'Industrie et du Commerce, de fournir divers documents aux intimées.
3. J'ai personnellement et soigneusement examiné les docu ments énumérés à l'annexe A ci-jointe.
4. En vertu du paragraphe 36.3(1) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, modifiée par S.C. 1980-81- 82-83, chap. 111, j'atteste à cette Cour que tous les documents mentionnés dans ladite annexe A sont des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada contenus dans:
des notes destinées à soumettre des propositions ou recom- mandations au Conseil au sens de l'alinéa 36.3(2)a) de ladite Loi;
des documents employés en vue ou faisant état de communi cations ou de discussions entre ministres de la Couronne sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique, au sens de l'alinéa 36.3(2)d) de ladite Loi; ou
des documents d'information à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions portées ou qui sont censées portées devant le Conseil, au sens de l'alinéa 36.3(2)e) de la Loi;
et je m'oppose à la divulgation de ces documents et des renseignements qui y figurent.
5. J'atteste en outre à cette Cour que le paragraphe 36.3(4) de la Loi sur la preuve au Canada ne s'applique pas à l'égard de l'un quelconque de ces documents, puisqu'aucun n'existe [sic] plus de vingt' ans et qu'aucun n'est un document de travail décrit à l'alinéa 36.3(2)b) de la Loi sur la preuve au Canada.
7 Voir, plus haut, la note 4.
OTTAWA (Ontario), le 14 mai 1985,
«Gordon Francis Osbaldeston»
Gordon Francis Osbaldeston Greffier du Conseil privé de la Reine pour le Canada et secrétaire du Cabinet
L'ANNEXE «A» DU CERTIFICAT
DE GORDON FRANCIS OSBALDESTON EN DATE DU 14 MAI 1985
1. Le document 1 constitue des renseignements contenus dans une note qui était destinée à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
2. Le document 2 constitue des renseignements contenus dans un projet de note qui était destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
3. Le document 3 constitue des renseignements contenus dans un projet de note qui était destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
4. Le document 4 constitue des renseignements contenus dans un projet de note qui était destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
5. Le document 5 constitue des renseignements contenus dans un projet de note qui était destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
6. Le document 6 constitue des renseignements contenus dans un projet de note qui était destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.
7. Le document 7 constitue des renseignements dans un document employé en vue ou faisant état de communications ou de discussions entre ministres de la Couronne sur des questions liées à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique et est, par conséquent, visé par l'article 36.3(2)d) de la Loi sur la preuve au Canada.
8. Le document 8 constitue , des renseignements contenus dans un document d'information à l'usage des ministres de la Couronne sur des questions qui étaient portées devant le Conseil, et est, par conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)e) de la Loi sur la preuve au Canada.
Les intimées ont demandé au juge Teitelbaum de rayer le certificat et ce dernier a refusé de le faire, en se fondant sur la décision qu'a rendue le juge Strayer dans Smith, Kline & French Labora-
tories Limited c. Procureur général du Canadas. Dans cette cause-là, le juge Strayer a précisé ce qu'un certificat fondé sur l'article 36.3 devrait contenir' et le juge Teitelbaum semble, à première vue, avoir accepté ce raisonnement.
Toutefois, devant ce même juge et devant nous, les intimées ont soutenu que le privilège n'était pas revendiqué en bonne et due forme dans le certifi- cat, puisque, dans celui-ci, on a simplement répété le libellé du paragraphe 36.3(2); par conséquent, le certificat ne constitue pas un fondement à partir duquel la Cour peut déterminer, à première vue, si le document appartient à l'une ou l'autre des caté- gories de documents décrites dans cette disposi tion. Reconnaissant le bien-fondé de cet argument, le juge de première instance a dit ce qui suit:
Un certificat déposé en vertu de cet article de la Loi sur la preuve au Canada par le greffier du Conseil privé ne doit pas dire simplement que le «document 1 constitue des renseigne- ments ...b, que le «document 2 constitue des renseigne- ments ...b et ainsi de suite pour tous les documents énumérés à l'annexe «A» jointe au certificat.
Le certificat doit fournir suffisamment de renseignements pour permettre à un tribunal de déterminer si les renseigne- ments qui y sont décrits sont correctement classés par catégorie. On doit et devrait nommer le document afin que la Cour connaisse le type de document dont il est fait état. Décrire un document en lui attribuant un numéro comme dans l'espèce présente ne suffit à déterminer si le document est un document confidentiel. On devrait y mentionner la date du document, la personne qui l'a envoyé, la personne à laquelle il était destiné et son objet. [C'est moi qui souligne.]
L'appelant soutient que les paragraphes précités sont erronés, puisqu'il n'est pas loisible à la Cour d'exiger la divulgation ordonnée par le juge de première instance. Je suis d'accord.
8 [1983] 1 C.F. 917 (1' inst.). En ce qui a trait à la question de l'annulation du certificat, le juge Strayer a dit ce qui suit la p. 922]:
Il faut d'abord noter qu'il s'agit d'une demande de «radia- tion» du certificat. Je ne crois pas que la Cour soit compé- tente pour «radier» un tel certificat. Même si le greffier avait correctement été mis en cause, je ne crois pas que la déli- vrance du certificat soit une action susceptible d'examen au moyen de l'un des brefs de prérogative. Un jugement déclara- toire peut constituer un moyen approprié de faire l'examen judiciaire du certificat, mais la présente action ne revêt pas les formes requises pour obtenir un jugement déclaratoire. L'avocat des demandeurs a été incapable de me citer un texte particulier qui permettait à la Cour de radier le certificat.
9 Voir, idem, aux p. 931 à 933.
Motifs de l'ordonnance, dossier d'appel, vol. III, aux p. 179
et 180.
L'article 36.3 porte uniquement sur une objec tion concernant la divulgation d'un renseignement qui est un «renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine pour le Canada». Contrairement aux articles 36.1 et 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada, qui traduisent l'équilibre entre l'intérêt public lié à la non-divulgation et l'intérêt public qui concerne l'administration de la justice et au nom duquel la divulgation est demandée (comme on peut le voir dans l'arrêt Conway v. Rimmer", l'on a permis à un tribunal d'examiner un document visé par une allégation de privilège de la Couronne afin de déterminer si ledit document devrait ou non être divulgué), l'article 36.3 a pour effet d'interdire à la Cour d'examiner un docu ment qui constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé de la Reine' 2 . Notre Cour et la Cour suprême du Canada 13 ont reconnu le carac- tère absolu du libellé de l'article 36.3 et de son prédécesseur, le paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale.
Il semble évident que, lorsqu'il a adopté l'article 36.3, le Parlement désirait confier à un ministre de la Couronne ou au greffier du Conseil privé le soin de déterminer si un renseignement . constitue un renseignement confidentiel du Conseil privé pour la Reine. La décision du ministre ou du greffier, que celui-ci atteste par écrit, ne peut faire l'objet
" [1968] A.C. 910 (H.L.).
12 Le paragraphe 41(1) de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2° supp.), chap. 10, semblait être fondé sur ce raisonnement d'équilibre de l'arrêt Conway v. Rimmer, tandis que le paragraphe 41(2) de cette même Loi semblait plutôt traduire le raisonnement restrictif favorisant un privilège plus large de la Couronne, lequel raisonnement a été suivi dans Duncan v. Cammell, Laird & Co. Ld., [1942] A.C. 624 (H.L.), en refusant l'examen par la Cour d'un document visé par une allégation de privilège de la Couronne. En 1982, l'article 41 de la Loi sur la Cour fédérale a été abrogé et remplacé par les articles 36.1, 36.2 et 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada. Comme l'a dit le juge Strayer dans Smith, Kline & French, précité, note 8, à la p. 927, l'article 36.3 est conforme au raisonnement adopté dans l'affaire Cammel, Laird et, contrai- rement au paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, il donne une définition partielle de ce qu'est un renseignement confidentiel.
" Landreville c. La Reine, [1977] 1 C.F. 419 (1' inst.), aux p. 422 et 423; Commission des droits de la personne c. Procureur général du Canada et autres, [1982] 1 R.C.S. 215; Smith, Kline & French Laboratories Limited c. Procureur général du canada, précité, note 8; Canada (vérificateur géné- ral) c. Canada (ministre de l'Énergie,, des Mines et des Res- sources), [1987] 1 C.F. 406 (C.A.) aux p. 425 et 426; appel devant la Cour suprême du Canada rejeté [1987] 1 R.C.S. v.
d'un examen par un tribunal, pourvu, et c'est la seule restriction, que les exigences explicites de cette disposition soient respectées. La cour ne peut aller au-delà du libellé du certificat et examiner les documents comme elle peut le faire sous le régime des articles 36.1 et 36.2 de la Loi sur la preuve au Canada. Toutefois, il est loisible à un tribunal de déterminer si, à première vue, le certificat ren- ferme une allégation de privilège selon les limites législatives concernant les revendications de privi- lège par l'exécutif.
Comme je l'ai déjà souligné, le juge Teitelbaum a décidé qu'un certificat qui ne renferme qu'une simple répétition du libellé du paragraphe 36.3(2) ne constitue pas un fondement permettant à la Cour de déterminer si les documents appartiennent aux catégories décrites dans cette même disposi tion. Le certificat devrait contenir des renseigne- ments plus détaillés; il devrait renfermer une men tion de la date et de l'objet du document, de la personne qui l'a envoyé et de celle à laquelle il a été envoyé.
L'avocat de l'appelant a soutenu que, si les renseignements que le savant juge a demandés étaient fournis, le document renfermerait nécessai- rement alors, du moins en partie, les renseigne- ments mêmes dont la divulgation n'est pas néces- saire, selon ce que le Parlement a dit. Je reconnais que tel pourrait être le cas dans certaines circons- tances, mais il n'est pas nécessaire d'aller plus loin à ce sujet car, à mon avis, la divulgation que le juge de première instance a ordonnée n'est tout simplement pas justifiée par le libellé de l'article 36.3.
Le juge Strayer a eu raison de dire, dans l'arrêt Smith, Kline, qu'un certificat devrait comporter une allégation claire selon laquelle le document respecte les exigences énoncées aux alinéas du paragraphe 36.3(2). Voici comment il s'est exprimé:
Par exemple, lorsqu'on y invoque l'alinéa a) [du paragraphe 36.3(2)], il faudrait indiquer que la note adressée au Conseil était destinée à lui soumettre des propositions ou des recom- mandations. On n'y a pas recours à l'alinéa b) et il semble qu'on ait invoqué correctement l'alinéa c). En revanche, le recours à l'alinéa d) ne remplit pas cette condition. Un exemple typique de cet emploi est le document 22 du certificat qui dit:
[TRADUCTION] 22. Le document 22 est la copie d'une
lettre échangée entre des ministres de la Couronne et est, par
conséquent, visé par l'alinéa 36.3(2)d) de la Loi sur la preuve
au Canada.
Dans le texte de la loi, l'alinéa d) est soigneusement limité aux «communications ou ... discussions entre ministres de la Cou- ronne sur des questions liées à la prise des décisions du gouver- nement ou à la formulation de sa politique». Il ne vise pas les communications concernant des événements sociaux, des affai- res personnelles, etc. Le certificat se borne à affirmer que le document en question est une lettre échangée entre des minis- tres et une telle affirmation ne suffit pas pour déterminer si le document peut légalement être protégé par le privilège. Par conséquent, pour invoquer correctement l'alinéa d), il faudrait affirmer que l'objet de ce document est lié à la prise des décisions du gouvernement ou à la formulation de sa politique 14 .
Il a poursuivi en ces termes:
Les exigences que je viens d'exposer quant à la formulation d'un certificat peuvent sembler trop formalistes pour certains. Comme l'a allégué la Couronne en l'espèce, on ne m'a soumis aucune preuve démontrant que les documents énumérés dans le
certificat ne respectent les critères de la loi, bien qu'ils ne soient pas correctement décrits comme respectant toutes ces exigences. Néanmoins, compte tenu des changements que le Parlement du Canada a apportés au droit de façon à imposer à l'exécutif certains critères et restrictions dans sa revendication du privilège au moyen d'un certificat non susceptible d'examen, les parties et les tribunaux ont droit au moins à l'assurance que le greffier du Conseil privé a dûment pris en considération ces critères et ces restrictions. Dans sa forme actuelle, le certificat est défectueux car il n'indique pas à tous égards que le greffier les a effectivement pris en compte 15.
Le juge Strayer a décidé que le certificat dans l'arrêt Smith, Kline n'était pas approprié, parce que, en réalité, il ne reprenait pas le libellé du paragraphe 36.3(2). C'est peut-être une exi- gence formaliste, mais, comme il le souligne, les parties et les tribunaux ont droit «au moins à l'assurance que le greffier du Conseil privé a dûment pris en considération ces critères et ces restrictions». En conséquence, le fait de reprendre le libellé du paragraphe ne constitue pas un exer- cice dénué de tout sens. C'est ce qui est requis et je ne vois pas pourquoi les mots ne devraient pas être interprétés de cette façon 16 . Il n'y a tout simple- ment aucun élément de la disposition qui permet d'exiger les renseignements supplémentaires que le
10. Voir, plus haut, la note 8, à la p. 931.
15 Idem, à la p. 933.
16 Comme l'a dit à bon droit le juge Strayer dans l'arrêt Smith, Kline, à la p. 931.
Lorsqu'on prétend dans le certificat, en se fondant sur les définitions contenues dans les divers alinéas du paragraphe 36.3(2), qu'un document est un renseignement confidentiel, il faudrait clairement affirmer que le document est conforme aux exigences exposées dans ces alinéas. [C'est moi qui souligne.]
juge de première instance a demandés dans l'or- donnance qu'il a rendue.
Par conséquent, je suis d'avis que la décision du juge de première instance était erronée et, sur ce point, j'accueillerais l'appel, sous réserve des points d'invalidité que j'aborde maintenant.
L'invalidité de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada
À ce sujet, les intimées soutiennent que l'article 36.3 est nul et non avenu, parce qu'il viole les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que les alinéas la) et 2e) de la Déclaration canadienne des droits. Elles ajoutent que le paragraphe 1 de la Charte ne s'applique pas de façon à remédier aux violations de la Charte. En raison de la conclusion à laquelle j'en arrive, il n'est pas nécessaire que j'examine cette disposi tion.
(1) L'article 7 de la Charte
Les intimées allèguent que l'article 36.3 viole l'article 7 de la Charte, parce qu'il prive les inti- mées de la sécurité de la personne sans respecter les principes de justice fondamentale. L'article 7 de la Charte se lit comme suit:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en• confor- mité avec les principes de justice fondamentale.
À mon avis, les intimées, à titre de sociétés, ne peuvent invoquer l'article 7 de la Charte, puisque celui-ci s'applique uniquement aux êtres humains. À cet égard, je n'ai qu'à me reporter à une décision récente de la Cour suprême du Canada dans laquelle le juge Cory, qui a rédigé les motifs du jugement, s'est exprimé en ces termes:
On ne peut plus douter maintenant qu'une société ne peut se prévaloir de la protection de l'art. 7 de la Charte. Dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [ 1989] 1 R.C.S. 927, notre Cour à la majorité a conclu qu'une société ne peut être privée de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne et par conséquent ne peut se prévaloir de la protection de l'art. 7 de la Charte. À la page 1004, il est déclaré:
... il nous semble que [l'art. 7] avait pour but d'accorder une protection à un niveau individuel seulement. Une lecture ordinaire, conforme au bon sens, de la phrase «Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne» fait ressortir l'élément humain visé; seul un être humain peut avoir ces droits. Le terme «chacun» doit donc être lu en fonction du reste de l'article et défini de façon à exclure les sociétés et autres entités qui ne peuvent jouir de la vie, de la liberté et de la sécurité de la personne, et de façon à ne comprendre que les être humains.
Il est vrai qu'il existe une exception à ce principe général qui a été établie dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart, précité, la Cour a conclu que s[t]out accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusa tion criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l'accusation est portée est inconstitutionnelle» (pp. 313 et 314). En l'espèce, il n'y pas de poursuite pénale et de toute évidence l'exception ne s'applique pas ' 7 .
Les intimées ont également fait valoir que l'ex- ception mentionnée dans R. c. Big M Drug Mart Ltd. et autres" s'appliquait en l'espèce, parce que la LEIÉ vise les personnes qui contrôlent les inti- mées et que la demande fondée sur l'article 20 de cette Loi concerne ces personnes. En outre, les intimées allèguent que les articles 24 et 27 de la LEIÉ prévoient la possibilité d'intenter des pour- suites au pénal contre les sociétés et leurs diri- geants, administrateurs et mandataires. Toutefois, ces arguments ne m'apparaissent pas suffisamment convaincants pour m'amener à conclure que les intimées sont visées par l'exception de l'arrêt Big M Drug Mart, parce que la procédure principale fondée sur l'article 20 de la LEIÉ n'est pas une procédure au pénal, mais plutôt une demande visant à donner effet à une décision par laquelle le gouverneur en conseil a annulé le transfert d'ac- tions, laquelle décision, dans le contexte de la LEIÉ, semblerait être une décision, traduisant la politique économique nationale. En conséquence, l'argument fondé sur l'article 7 de la Charte n'est pas justifié et ne peut être retenu.
(2) L'article 15 de la Charte
Selon l'argument des intimées fondé sur l'article 15 de la Charte 19 , l'article 36.3 est discri- minatoire [TRADUCTION] «tant sur le plan du
l' Dywidag Systems International, Canada Ltd. c. Zutphen Brothers Contruction Ltd., [1990] 1 R.C.S. 705, la p. 709.
18 [1985] 1 R.C.S. 295.
19 L'article 15 de la Charte se lit comme suit:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimi nation, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
fardeau de la preuve que celui du résultat, entre des parties privées ou entre une partie privée et la Couronne (dans les cas elle est partie), et cette discrimination n'est pas justifiée. Dans cette mesure, la discrimination qui en résulte viole le droit de l'autre partie à l'égalité devant la loi et selon la loi et le droit à la protection égale et au bénéfice égal de la loi ...>, 20 .
Si j'ai bien compris, les intimées semblent dire que l'article 15 est violé parce que le droit à l'égalité devant la loi et selon la loi qu'elles possè- dent sous le régime de cet article est violé par l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada, qui accorde à la Couronne, comme partie à un litige, le droit de supprimer des éléments de preu- ve—renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine—dont les autres parties, y compris les intimées, ne pourraient disposer autrement.
Une fois de plus, je suis d'avis que les intimées, comme sociétés, ne peuvent se prévaloir de la protection prévue à l'article 15. Comme l'a dit le juge Stone, J.C.A., dans L'Organisation nationale anti -pauvreté c. Canada (Procureur général) 21 :
A mon sens, le fait (comme on l'affirme) que l'ONAP soit une société sans but lucratif n'en fait pas une «personne» au sens du paragraphe 15(1), et je ne crois pas davantage que l'ONAP soit servie du fait que la Cour suprême, dans l'arrêt R c. Big M Drug Mart Ltd. et autres, [1985] 1 R.C.S. 295 (motifs du juge Dickson, à la page 313) a interprété les mots «toute personne» au paragraphe 24(1) de la Charte comme comprenant des «personnes, aussi bien physiques que morales» alors que le mot employé au paragraphe 15(1) de la version anglaise est «indivi- dual» plutôt que «anyone» («toute personne») comme c'est le cas au paragraphe 24(1) de la version anglaise.
Toutefois, même si une société a le statut voulu pour revendiquer la protection prévue à l'article 15, je ne puis conclure que celui-ci a été violé, selon les critères que la Cour suprême du Canada
20 Mémoire des intimées, aux p. 23 et 24.
21 [1989] 3 C.F. 684, aux p. 703 et 704, permission d'en appeler refusée le 23 novembre 1989 [[1989] 2 R.C.S. ix]. Voir également Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procureur général), [1987] 2 C.F. 359 (C.A.) le juge Hugessen, J.C.A., a souligné que l'on a évité le problème pouvant découler de la revendication par des sociétés demande- resses de droits qui sont prévus à l'article 15 et dont seules les personnes peuvent jouir, étant donné que ce sont les deman- deurs qui sont des particuliers qui ont invoqué cette protection. Idem, à la p. 364.
a établis dans Andrews c. Law Society of British Columbia 22 . Dans cette cause-là, le juge McIntyre a dit que le but de l'article 15 est d'assurer l'égalité dans la formulation et l'application de la loi. Pour prouver qu'il y a eu contravention à l'article 15, il faut démontrer, non seulement qu'il y a un traite- ment inégal devant la loi ou en vertu de la loi ou établir que la loi a des répercussions différentes sur le plan de la protection ou des avantages qu'elle accorde, mais aussi que les répercussions législati- ves de la loi sont discriminatoires.
En ce qui a trait au traitement inégal, les remar- ques que le juge Cory a formulées dans Rudolph Wolff & Co. c. Canada 23 me semblent particuliè- rement pertinentes. Dans cette cause ; 1à, on a sou- tenu que les paragraphes 17(1) et (2) de la Loi sur la Cour fédérale et le paragraphe 7(1) de la Loi sur la responsabilité de l'Etat, qui accordent une compétence exclusive à la Cour fédérale du Canada, violaient le paragraphe 15(1) de la Charte. Après avoir cité le raisonnement qu'a adopté le juge McIntyre dans l'arrêt Andrews, le juge Cory a dit ce qui suit:
En ce qui concerne la question de savoir si les appelantes ont subi un traitement inégal, il doit être clair que la Couronne ne peut être comparée à une personne. La Couronne représente l'Etat. Elle est le moyen par lequel se manifeste la dimension fédéral de notre société canadienne. Elle doit représenter les intérêts de tous les membres de la société canadienne dans les recours en justice exercés contre la Couronne du Chef du Canada. Les droits et obligations de la Couronne sont très différents de ceux des particuliers qui intentent des actions contre le gouvernement fédéral.
À mon avis, le juge Henry a correctement appliqué l'arrêt R. v. Stoddart, précité. Je souscris à ce que dit le juge Tarnopolsky au nom de la Cour d'appel dans cet arrêt, aux pp. 362 et 363:
[TRADUCTION] La Couronne n'est pas une «personne physi que» avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y violation du par. 15(1).
... le procureur de la Couronne n'agit pas dans un procès criminel à titre de «personne physique». Il s'agit comme mandataire de la Couronne, laquelle présente à son tour l'État, c: à-d. une société organisée. Il convient de rappeler que l'Oxford English Dictionary définit le terme «individual» comme «a single human being» (un être humain] par opposi tion à la «société». Par conséquent, l'accusé en tant que «personne physique» ou «individual» ne peut être comparé avec le procureur de la Couronne en tant que mandataire de notre société organisée, aux fins d'un examen fondé sur le par. 15(1).
22 [ 1989] 1 R.C.S. 143. 23 [1990] 1 R.C.S. 695.
Ce principe s'applique tout autant aux faits de l'espèce et permet de disposer du pourvoi. Compte tenu des circonstances de l'espèce, la Couronne n'est tout simplement pas une per- sonne physique avec laquelle une comparaison peut être faite pour déterminer s'il y a eu violation du par. 15(1) 24 .
En l'espèce, de la même façon, la Couronne à l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada n'est pas une personne avec laquelle une comparai- son peut être faite pour déterminer s'il y a eu violation de l'article 15.
En outre, je ne constate aucune discrimination, au sens de l'arrêt Andrews, qui découlerait des répercussions de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada sur les intimées. Je me reporte à nouveau aux propos du juge Cory dans l'arrêt Rudolph Wolff
Les appelantes n'ont pas démontré non plus que l'inégalité, le cas échéant, était discriminatoire. Les dispositions législatives contestées qui confèrent à la Cour fédérale compétence exclu sive pour entendre les demandes portées contre la Couronne du chef du Canada n'établissent pas de distinction entre les catégo- ries de personnes d'après les motifs énumérés au par. 15(1) ou d'après des motifs analogues. On ne peut certainement pas affirmer que les personnes qui intentent une action contre la Couronne fédérale sont, selon les propos du juge Wilson dans l'arrêt R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296, à la p. 1333, une «minorité discrète et isolée» ou «un groupe défavorisé dans la société canadienne au sens de l'art. 15». Au contraire, elles forment un groupe disparate dont le seul point commun est d'exercer une réclamation contre la Couronne devant un tribunal 25 .
L'article 36.3 accorde à la Couronne un privi- lège à l'encontre de la divulgation de certains renseignements et, ce faisant, il n'établit aucune distinction entre les catégories de personnes d'après des motifs énumérés au paragraphe 15 (1) ou des motifs analogues. Bref, l'argument fondé sur l'article 15 n'est pas retenu non plus.
(3) L'alinéa la) de la Déclaration canadienne des droits
Les intimées soutiennent que l'article 36.3 est incompatible avec l'alinéa 1 a) de la Déclaration canadienne des droits, dont le libellé est le suivant:
1. 11 est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister pour tout individu au Canada quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe:
u Idem, à la p. 701. 25 Idem, à la p. 702.
a) le droit de l'individu à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ainsi qu'à la jouissance de ses biens, et le droit de ne s'en voir privé que par l'application régulière de la loi;
Selon les intimées, en annulant le transfert d'ac- tions et en appliquant l'article 36.3, le gouverne- ment du Canada a fait des gestes équivalant à une dénégation du droit à la jouissance des biens sans l'application régulière de la loi.
Cependant, encore une fois, cet argument ne peut être retenu, parce que les critères préliminai- res s'y rapportant n'ont pas été établis. Notre Cour a déjà décidé que l'alinéa la) de la Déclaration canadienne des droits s'applique uniquement aux particuliers, ce qui ne comprend pas les personnes morales 26 . En conséquence, les intimées ne peuvent se fonder sur cette disposition.
(4) L'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits
L'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits se lit comme suit:
2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonob- stant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme
e) privant une personne du droit à une audition impartiale de sa cause, selon les principes de justice fondamentale, pour la définition de ses droits et obligations;
Selon les intimées, comme cette disposition fait mention de «personnes», les intimées sont visées par ce paragraphe et je présume qu'elles le sont.
Toutefois, avant d'examiner de façon plus géné- rale l'argument fondé sur l'alinéa 2e), j'aimerais traiter d'une question préliminaire qui touche l'en- semble des prétentions des intimées au sujet de cet argument. Les intimées soutiennent qu'elles se sont vu refuser le droit à une audience impartiale con- formément aux principes de justice fondamentale aux fins de la détermination de leurs droits et obligations prévus à la LEIÉ, et ce, en raison de la
26 New Brunswick Broadcasting Co., Limited c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, [1984] 2 C.F. 410 (C.A.), aux p. 427 et 428 (le juge en chef Thurlow); et Smith, Kline & French Laboratories Ltd. c. Canada (Procu- reur général), précité, note 21.
décision par laquelle le Cabinet a refusé le trans- fert d'actions de l'intimée Canadian Transit Com pany aux intimées Central Cartage Company et Detroit International Bridge Company, de la façon dont la décision a été rendue, du recours à l'article 20 de la LEIE pour appliquer la décision du Cabinet et, finalement, en raison de la responsabi- lité possible au pénal sous le régime des articles 24 et 27 de la LEIE. L'application par l'appelant de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada dans ce contexte a entraîné un déni du droit des intimées à une audience impartiale au sens de l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits.
Par cet argument, les intimées soulèvent un grand nombre de questions en même temps et, à mon avis, cette démarche n'est pas appropriée. La question précise sur laquelle nous devons nous prononcer est l'argument selon lequel l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada viole l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits dans le contexte des procédures en question. Ces,procé- dures sont décrites à l'article 20 de la LEIE, dont les extraits pertinents se lisent comme suit:
20. (I) Lorsqu'une personne non admissible ou un groupe de personnes dont l'une est une personne non admissible a réalisé un investissement effectif
b) alors que le gouverneur en conseil a, par décret, refusé d'autoriser l'investissement,
une cour supérieure peut, sur demande présentée au nom du Ministre, rendre l'ordonnance qui, à son avis, s'impose dans ces circonstances afin de frapper de nullité l'investissement et ce, au plus tard le dernier jour du délai que la Cour estime nécessaire pour éviter ou réduire, dans la mesure qui soit la plus compatible avec l'objectif visé, toutes difficultés injustifiées pour quiconque, excepté les personnes ayant participé à l'inves- tissement tout en sachant que celui-ci était susceptible d'être frappé de nullité en vertu de la présente loi.
Je souscris aux remarques suivantes que le juge Strayer a formulées au sujet d'une procédure fondée sur l'article 20:
Il faut remarquer que le Parlement a précisé que la procédure à suivre consistait dans la présentation d'une demande et que, selon la règle 319 des Règles de la Cour fédérale, «toute demande à la Cour est faite par voie de requête et débute par un avis de requête ...b Deux autres juges de la Section de première instance (le juge Cattanach, le 12 juillet 1983; le juge Walsh, le 15 avril 1985) ont refusé d'ordonner que la question soit instruite ou que soient prises les mesures ordinairement liées au déroulement d'une action. J'ai rendu plusieurs ordon-
nances en vue d'aider les parties à bien définir les questions et de leur fournir, en particulier aux intimées, la possibilité raison- nable d'obtenir et de produire des éléments de preuve pertinents.
Les termes mêmes du paragraphe 20(1) précités prouvent d'une manière raisonnablement évidente que le Parlement a décidé expressément que la procédure destinée à obtenir une ordonnance du tribunal frappant de nullité l'investissement déjà refusé par le gouverneur en conseil devrait être sommaire. C'est ce qu'implique nettement le mot «demande». Dans une procé- dure sommaire, il n'y a pas de plaidoirie et la preuve est faite au moyen d'affidavits. C'est ce qui semble à propos de faire dans un cas la décision de refuser l'investissement a déjà été prise par le gouverneur en conseil et la demande adressée à la Cour vise simplement à mettre cette décision à exécution.
. il importe de ne pas oublier que le r8le de la Cour en vertu du paragraphe 20(1) de la Loi sur l'examen de l'investissement étranger se résume à donner effet sur le plan juridique à une décision du gouverneur en conseil refusant l'acquisition. Le tribunal doit
rendre l'ordonnance qui, à son avis, s'impose dans ces cir- constances afin de frapper de nullité l'investissement ...
La principale fonction de la Cour consiste donc à faire en sorte que soit revêtue de la forme appropriée la mesure d'exécution qui aura l'effet voulu pour frapper de nullité l'investissement sans plus, tout en tenant compte des intérêts des tiers de bonne foi. Il n'appartient pas à la Cour, lorsque le procureur général présente une telle demande, d'entendre au fond l'appel formé contre la décision du gouverneur en conseil de refuser l'investis- sement. C'est une finesse dont les intimés ne se rendent pas toujours compte 27 .
Comme le juge Strayer l'a reconnu, les intimées contestent la validité de la décision du Cabinet, parce qu'elles veulent démontrer que le Cabinet n'avait pas la compétence voulue pour la rendre. Toutefois, la procédure fondée sur l'article 20 est une procédure de nature sommaire; elle vise à mettre à exécution une décision du Cabinet au moyen d'une preuve par affidavit seulement et ne nécessite pas l'instruction d'une action. Les inti- mées ont tort de tenter d'élargir la portée de leurs arguments relatifs à l'invalidité en les liant au bien-fondé de la décision du Cabinet et à la res- ponsabilité possible au pénal. En outre, elles ont tort d'alléguer, dans le présent appel, que l'article 20 lui-même est invalide, parce que je ne crois pas qu'en leur permettant de contester la validité de l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada, la Cour les a autorisées à contester la validité de l'article 20.
27 Motifs de l'ordonnance du juge Strayer, dossier de la Cour A-307-89, vol. V du dossier en appel, p. 3, 5 et 6. Notre Cour a confirmé la décision du juge Strayer dans les motifs de juge- ment prononcés en même temps que les présents motifs.
Toutefois, l'argument qu'elles ont soulevé de façon pertinente au cours de leur plaidoirie est l'argument selon lequel l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada viole l'alinéa 2e) de la Décla- ration des droits dans le contexte de la procédure envisagée par l'article 20 de la LEIE. En termes simples, les intimées soutiennent que le droit à une audience impartiale conformément aux principes de justice fondamentale est enchâssé à l'alinéa 2e) et que la justice fondamentale comprend le droit de présenter sa cause d'une façon appropriée 28 . Comme l'article 36.3 de la Loi sur la preuve au Canada les empêche de présenter leur cause de façon appropriée, cette disposition violerait l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits et ne devrait pas s'appliquer. Je ne suis pas d'accord.-
Le droit à une audience impartiale qui est garanti à l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits n'est pas un concept gelé qui demeure statique. Lorsqu'elle doit interpréter ce concept, la cour doit tenir compte de l'origine et de l'évolution de celui-ci et du contexte précis dans lequel il est soulevé. En d'autres termes, la garantie d'une audience impartiale qui est prévue à l'alinéa 2e) devrait se voir attribuer un sens qui tient compte, non seulement de l'interprétation et de l'évolution de l'expression au fil des ans, mais aussi des cir- constances particulières en jeu 29 .
28 Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion, [1985] 1 R.C.S. 177, la p. 213, l'on cite, l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, à la p. 923.
29 Sur ce point, je suis d'accord avec le professeur Peter Hogg, lorsqu'il conclut dans son analyse que, bien que la Déclaration canadienne des droits ne contienne pas de clause restrictive comparable à l'article 1 de la Charte, les tribunaux n'ont pas interprété les garanties de la Déclaration canadienne des droits comme des garanties absolues. Voir Hogg, «Compa- raison entre la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits» dans Beaudoin et Ratushny, Charte canadienne des droits et libertés, 1, à la p. 11 (2 » éd., 1989).
Le professeur Hogg s'exprime comme suit:
C'est ainsi que la garantie de «l'égalité de la loi» ou de «la protection de la loi» doit s'interpréter de façon à permettre l'application de lois qui, pour des motifs légitimes, accordent un traitement de faveur à certains groupes; la garantie de «la liberté de parole» doit s'interpréter de façon à laisser subsis- ter des règles de droit en matière de sédition, d'obscénité, de fraude, de secrets officiels, de diffamation, de fausse publi- cité et ainsi de suite. Une clause limitative ne modifie donc pas la situation de façon dramatique. Cependant, une clause limitative explicite renseigne les tribunaux, bien que d'une
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En outre, il faut souligner que l'alinéa 2e) de la Déclaration canadienne des droits garantit une audience impartiale conformément aux principes de justice fondamentale. Comme l'a dit le juge Lamer dans l'arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B. 3 °, l'expression «principes de justice fonda- mentale» est rattachée au «droit à une audience impartiale», qu'elle modifie, et s'applique différem- ment de l'article 7 de la Charte parce que, dans cette disposition-là, elle se rapporte à des droits beaucoup plus fondamentaux, en l'occurrence, le «droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne». En conséquence, l'alinéa 2e) a une portée beaucoup plus restreinte que l'article 7 de la Charte, puisqu'il porte uniquement sur l'équité dans la procédure.
Il est indubitable que l'équité dans la procédure sous-entend généralement le droit de présenter sa cause de façon appropriée 31 . Ce droit fait partie de la règle plus large habituellement exprimée par les mots latins audi alteram partem (entendre l'autre partie).
Cependant, il est bien reconnu qu'il y a des cas la règle audi alteram partem peut être res- treinte et ces restrictions ont été créées au fil des années par la common law et par le droit d'origine législative. Bon nombre de privilèges, comme le privilège des communications entre l'avocat et son client ou entre le prêtre et le pénitent, ou de règles sur la preuve par ouï-dire peuvent restreindre la possibilité pour une personne de présenter sa cause en niant l'admissibilité de certains éléments de preuve, bien que la pertinence puisse en être éta-
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façon très générale, quant aux normes à appliquer pour décider si une loi viole une des libertés reconnues ou si, au contraire, elle constitue une restriction légitime à cette liberté. En l'absence d'une clause limitative, les tribunaux doivent inventer eux-mêmes ces normes. Jusqu'à présent, les tribunaux canadiens qui ont eu à interpréter la Déclaration canadienne des droits n'ont pas bien réussi dans cette tâche.» [Notes en bas de page omises]. Idem, p. 11 et I2.
[1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 511.
31 Voir le juge en chef Fauteux, dans Duke c. La Reine, précité, note 28.
32 Comme l'a dit le juge La Forest, qui se fondait sur l'arrêt Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, note 30, il convient de se fonder sur la common law et la pratique législa- tive pour interpréter les droits reconnus par la Charte; voir R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 406.
blie. Le privilège de la Couronne à l'égard des renseignements confidentiels du Cabinet est bien reconnu comme étant l'une de ces exceptions" et, à mon avis, cette exception n'a pas été annulée par le libellé de l'alinéa 2e) de la Déclaration cana- dienne des droits.
L'exclusion des renseignements confidentiels du Cabinet, qui est prévue à l'article 36.3, vise princi- palement à protéger la solidarité du Cabinet et la liberté pour lui de s'exprimer spontanément et constitue l'une des exceptions au droit de présenter sa cause qui ont été reconnues. Comme l'a dit de Smith dans Judicial Review of Administrative Action, la règle audi alteram partem peut être modifiée au moyen d'une loi visant à protéger certains aspects de l'intérêt public, comme des renseignements confidentiels du gouvernement ou des renseignements fournis dans le cadre de .l'exer- cice de fonctions publiques 34 .
En conséquence, il ne faut pas mettre de côté inconsidérément l'évolution, tant en common law que dans les textes législatifs, de la protection dont bénéficient les renseignements confidentiels du Cabinet. À cet égard, on ne peut ignorer le statut spécial dont la Couronne jouit et qui, selon le juge Cory, est différent, puisque la Couronne représente les intérêts de tous les membres de la 'société canadienne".
Ma conclusion selon laquelle le recours à un certificat fondé sur l'article 36.3 ne viole pas l'ali- néa 2e) de la Déclaration canadienne des droits me semble encore plus justifiée, lorsque je me rappelle l'objectif et la portée restreints de l'article 20 de la LEIE. Comme je l'ai déjà souligné, cet article vise simplement l'adoption en la manière prescrite d'une ordonnance de la Cour qui donne
33 Voir les autorités citées plus haut à la note 13. Voir également l'examen approfondi du privilège de la Couronne à l'égard des documents du Cabinet selon la common law dans Carey c. Ontario, [1986] 2 R.C.S. 637, le juge La Forest.
34 (4° éd., J. M. Evans, éditeur, p. 189-190).
35 Rudolph Wolff & Co. c. Canada, précité, notes 23 et 24. Cependant, le juge Cory a souligné qu'il ne voyait pas la nécessité d'examiner l'argument selon lequel la Couronne ne peut en aucun cas être comparée aux personnes visées au paragraphe 15(1) de la Charte dans le contexte d'une loi qui régit les liens entre la Couronne et le particulier dans des procédures au civil. Il a dit qu'il peut y avoir des cas les activités de la Couronne sont indissociables de celles de toute autre partie qui poursuit une activité commerciale, mais que cette question serait examinée plus tard. Aux p. 701 et 702.
suite à une décision du Cabinet. Compte tenu de la portée et de l'objectif restreints de la procédure visée à l'article 20, je ne vois pas en quoi l'utilisa- tion d'un certificat fondé sur l'article 36.3 viole le droit des intimées à une audience impartiale au sens de l'alinéa 2e). Cela est encore plus vrai lorsque je tiens compte du fait que, lors de l'au- dience principale concernant l'article 20, les inti- mées pourront faire valoir tout argument qu'elles jugeront pertinent et pourront même demander à la Cour de tirer toute conclusion découlant de l'absence de documents demandés par les intimées et protégés par le certificat fondé sur l'article 36.3.
Conclusion
Pour les motifs exprimés ci-dessus, l'appel est accueilli, les dépens suivant l'issue de la cause, et l'ordonnance rendue le 1 °r septembre 1988 par le juge Teitelbaum est infirmée; la demande des inti- mées en vue de faire rayer le certificat est rejetée.
LE JUGE URIE, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
LE JUGE MARCEAU, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
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