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T-1326-90
Commission canadienne des droits de la personne (requérante)
c.
Robert W. Kerr, Elizabeth Leighton et Harish C. Jain, membres du Tribunal canadien des droits de la personne, et Sydney Lederman, président du Comité du tribunal des droits de la personne (intimés)
et
Sa Majesté la Reine, Peter Cranston, Dennis Bisson, Paul Carson, Robert Caskie, Robert Graham, Leonard Murray, Harvey Powell, Donald Williams, John Woodley, Donald J. Allia, Gary Brown, Joe Czaja, William Devine, Pierre Laliberté, Marcel Laroche, William L. Maclnnis, John Thrope, Lorne Vickers, Albert J. Chiasson, Charles L. Empey, Robert Bisson, Jacques H. Brulé, John G. Burke, Lyman H. Gilks, David Falardeau et John D. Squires (mis en cause)
RÉPERTORIÉ: CANADA (COMMISSION DES DROITS DE IA PER- SONNE) c. KERR (1" INST.)
Section de première instance, juge Dubé—Ottawa, 20 juin et 11 juillet 1990.
Contrôle judiciaire Brefs de prérogative Certiorari Transfert du Service de vols d'affaires du ministère des Trans ports au ministère de la Défense nationale Congédiement de pilotes dont l'âge moyen dépassait l'âge de la retraite obliga- toire prescrit dans les Ordonnances et Règlements royaux Dépôt auprès de la Commission canadienne des droits de la personne d'une plainte de discrimination dans l'emploi fondée sur l'âge Le président a décidé que la question de la validité constitutionnelle des O.R.R. n'avait pas été dûment soumise au tribunal, en raison de l'absence de préavis de contestation Le président a joué un rôle au sein d'une organisation qui a fourni des fonds aux fins d'un litige porté devant la C.S.C. et lié à la Charte et à la retraite obligatoire La crainte raisonnable de partialité n'a pas été reconnue, étant donné que cette question n'a pas été soumise au tribunal La Commis sion a soutenu que le président était allé trop loin dans les efforts qu'il a déployés pour contrebalancer son rôle dans le litige portant sur la retraite obligatoire La situation était telle que le président pouvait être soupçonné de «partialité à rebours» La décision du tribunal est viciée lorsqu'il est probable qu'un membre, et à plus forte raison le président, qui a pris part à la décision avait un préjugé.
Droits de la personne Des pilotes ont été congédiés lorsque leur poste a été muté du ministère des Transports au ministère de la Défense nationale La question de la validité des Ordonnances et Règlements royaux, qui prescrivent l'âge de retraite obligatoire, a été soulevée juste un peu avant le
début de l'audience du tribunal canadien des droits de la personne au sujet de la plainte de discrimination dans l'emploi fondée sur l'âge Le président, qui a admis avoir joué un rôle au sein d'une organisation qui a fourni des fonds aux fins d'un litige portant sur la Charte et la retraite obligatoire, a décidé que la question n'avait pas été dûment soumise au tribunal, en raison de l'absence de préavis La décision du tribunal a été infirmée, en raison de l'existence d'une crainte raisonnable de partialité Selon l'art. 53 de la Loi cana- dienne sur les droits de la personne, la compétence du tribunal se limite à statuer sur le bien-fondé d'un litige «à l'issue de son enquête» Le refus du droit de soutenir que les Règle- ments ne respectent pas les exigences de l'art. 15b) a eu pour effet de rejeter les plaintes de onze pilotes âgés de plus de 55 ans.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), chap. H-6, art. 3, 7a), 10, 15b), 40(4) (mod. par L.R.C. (1985) (1" suppl.), chap. 31, art. 62), 53.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Gariepy c. Canada (Administrateur de la Cour fédérale), [1989] 2 C.F. 353; (1988), 24 F.T.R. 216 (1'° inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Weimer v. Symons et al. (1987), 57 Sask. R. 155; 25 Admin. L.R. 111 (B.R.); International Union of Mine, Mill & Smelter Workers, Ex parte, R. v. British Colum- bia Labour Relations Board (1964), 45 D.L.R. (2d) 27; 48 W.W.R. 15 (C.A.C.-B.).
AVOCATS:
René Duval pour la requérante.
Personne n'a comparu pour les intimés. Brian Evernden pour les mis en cause.
PROCUREURS:
Conseiller juridique principal, Commission canadienne des droits de la personne, Ottawa, pour la requérante.
Aucun procureur au dossier pour les intimés. Le sous-procureur général du Canada pour les mis en cause.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE DUBÉ: Il s'agit de savoir si la décision que le tribunal canadien des droits de la personne (de tribunal>) a rendue le 11 octobre 1989 consti- tue une erreur révisable justifiant la délivrance d'un bref de certiorari ou de prohibition, pour le motif qu'elle a soulevé une crainte raisonnable de partialité de la part du président du tribunal et, en raison de l'influence de celui-ci, de la part des autres membres du tribunal.
Peter Cranston, un des plaignants touchés par la décision du tribunal, était pilote pour le Service de vols d'affaires («le Service») que le ministère des Transports a exploité de 1966 jusqu'au 30 juin 1986, date à laquelle tous les membres du Service ont été congédiés à la suite du transfert dudit Service au ministère de la Défense nationale («le ministère»). Les plaignants ont été avisés qu'ils ne pouvaient être mutés au ministère, parce que l'âge moyen des pilotes dépassait l'âge acceptable pour celui-ci.
À la date des congédiements, l'âge moyen des pilotes était de 51 ans. Cranston était âgé de 58 ans et dix des autres plaignants étaient âgés de plus de 55 ans. L'âge de retraite obligatoire des militaires est de 55 ans, conformément aux para- graphes 15.17 et 15.31 des Ordonnances et Règle- ments royaux'.
En novembre et décembre 1985, les pilotes ont déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne («la Commission») des plain- tes de discrimination dans l'emploi fondée sur l'âge, laquelle discrimination est contraire au para- graphe 3(1) et à l'alinéa 7a) et à l'article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personnel («la Loi»), qui se lisent comme suit:
3. (1) Pour l'application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la situation de famille, l'état de personne graciée ou la déficience.
7. Constitue un acte discriminatoire, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects:
Révision de 1968, publiée sous l'autorité de la Loi sur la
défense nationale.
2 L.R.C. (1985), chap. H-6.
a) de refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;
10. Constitue un acte de discrimination, s'il est fondé sur un motif de distinction illicite et s'il est susceptible d'annihiler les chances d'emploi ou d'avancement d'un individu ou d'une catégorie d'individus, le fait, pour l'employeur, l'association patronale ou l'organisation syndicale:
a) de fixer ou d'appliquer des lignes de conduite;
b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l'engagement, les promotions, la formation, l'apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d'un emploi présent ou éventuel.
Les audiences qui ont été tenues devant le tribu nal et qui ont abouti à la décision visée par la présente requête ont eu lieu en mai et octobre 1989. Une lecture de la transcription et des actes de procédure indique que les arguments et les objections qui ont mené à la décision du président étaient parfois confus et chaotiques. Même si l'avocat de la Commission était bien au courant, dès le départ, de l'intention du ministère d'invo- quer comme moyen de défense l'âge de retraite obligatoire de 55 ans des militaires, ce n'est que peu avant le début des audiences proprement dites qu'il a soulevé l'invalidité constitutionnelle des Ordonnances et Règlements royaux susmention- nés. Après un long débat, le président, en l'occur- rence, Robert W. Kerr (un des intimés), a décidé que la validité de l'âge de retraite obligatoire dans les Forces canadiennes n'avait pas été soulevée en bonne et due forme devant le Tribunal, puisque cette question n'avait pas fait l'objet d'un avis préalable et qu'il n'était pas évident, à la lumière des plaintes, que le tribunal serait appelé à inter- préter l'alinéa 15b) de la Loi, dont le libellé est le suivant:
15. Ne constituent pas des actes discriminatoires:
b) le fait de refuser ou de cesser d'employer un individu qui n'a pas atteint l'âge minimal ou qui a atteint l'âge maximal prévu, dans l'un ou l'autre cas, pour l'emploi en question par la loi ou les règlements que peut prendre le gouverneur en conseil pour l'application du présent alinéa;
Plus tôt, au début des audiences, au cours d'une réunion en chambre, le président Kerr avait avisé les avocats de son rôle au sein d'une organisation
qui fournit un financement important aux fins d'un litige lié à la Charte et à la retraite obligatoire et porté devant la Cour suprême du Canada.
Après la décision susmentionnée, l'avocat de la Commission a demandé un ajournement afin de
consulter la Commission, étant donné que, à son avis, en lui refusant le droit de contester la validité des Règlements susmentionnés, le président a anni- hilé à toutes fins pratiques les causes des onze plaignants qui étaient âgés de plus de 55 ans au moment des congédiements.
En janvier 1990, avant le dépôt de la présente requête, le tribunal a tenu une autre réunion pour déterminer s'il était souhaitable de proposer à M. Kerr de démissionner, suivant l'offre de la Commission. On a présenté au tribunal l'affidavit de Cranston dans lequel ce dernier a déclaré être convaincu (paragraphes 52 à 56) que la décision du tribunal découlait de la [TRADUCTION] «gêne du président face aux questions concernant les limites d'âge», en raison de son rôle dans le litige lié à la Charte et porté devant la Cour suprême du
Canada.
De l'avis de la Commission, le président Kerr avait fait de son mieux pour contrebalancer son rôle dans le litige concernant la retraite obliga- toire: il était allé trop loin dans la direction
opposée.
Le président a admis la page 221 du dossier de la requête) que [TRADUCTION] «si la question de la retraite obligatoire était soulevée devant notre tribunal, il pourrait bien s'agir d'un cas une crainte raisonnable de partialité existerait, compte tenu du rôle du président dans un litige porté devant une autre tribune et lié à cette ques tion». Cependant, le président a poursuivi en ces termes (aux pages 221 et 222):
[TRADUCTION] ... comme il n'était nullement indiqué dans les plaintes ... que la question de la retraite obligatoire était soulevée, je n'ai jamais pensé, comme président, qu'une ques tion de partialité pouvait être soulevée, avant l'échange de correspondance entre les avocats au printemps de 1989, lorsque Me Duval a fait allusion à cette question pour la première fois ... J'ai souligné cette question aux avocats au début de l'au- dience tenue en mai ... L'avocat [de la Commission] n'a alors soulevé aucun argument concernant la partialité possible ... Si le tribunal décide que la question est dûment soulevée devant lui, il lui faudra évidemment déterminer s'il doit se déclarer inhabile à statuer sur le litige ... Nous reconnaissons que la question de la retraite obligatoire découlait naturellement de la
cause ... Le problème, c'est que cette question a été soulevée très tard dans le déroulement du litige, trop tard, à notre avis, pour que l'équité nous permette de l'examiner; c'est ce qui constitue le fondement de notre décision préliminaire.
Apparemment, dans un cas de 1989 concernant la politique de VIA Rail sur la retraite obligatoire, on a soutenu que le président Kerr avait lui-même examiné la question de la retraite obligatoire et qu'une crainte raisonnable de partialité découlait de cette situation antérieure. À cette époque, Kerr s'était retiré.
Le critère classique à appliquer à l'égard de la crainte de partialité est celui qu'a énoncé le juge de Grandpré dans le jugement dissident qu'il a rendu dans Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres' la page 394):
La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et prati- que. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?»
Plus récemment, dans Gariepy c. Canada (Administrateur de la Cour fédérale) 4 , j'ai appliquer ce critère à l'égard de la présence, au sein d'un comité de sélection, d'un président qui avait examiné le fond d'une action judiciaire en cours entre les deux parties. J'ai jugé que l'on pouvait craindre raisonnablement que le président se montre partial à l'endroit du demandeur. Voici ce que j'ai dit la page 361):
Le demandeur a effectivement des motifs valables de nourrir une crainte raisonnable de partialité. Toute personne raisonna- ble regardant la situation de façon réaliste se rendrait compte qu'il est plus que probable que, consciemment ou non, le président du comité de sélection est prévenu contre la candida- ture du demandeur.
Dans la présente affaire, je suis également d'avis que les plaignants ont des motifs valables de nour- rir une crainte de partialité. Il est évident qu'on a créé une situation dans laquelle le président pour- rait être soupçonné de ce que j'appellerais la «par- tialité à rebours». Comme je l'ai déjà mentionné,
3 [1978] 1 R.C.S. 369.
4 [1989] 2 C.F. 353 (1"e inst.).
dans une situation assez semblable concernant des plaintes portées contre VIA Rail, le président Kerr s'est retiré sans hésiter. En l'espèce, il a admis lui-même que [TRADUCTION] «si la question de la retraite obligatoire était soulevée devant notre tri bunal, il pourrait bien s'agir d'un cas une crainte raisonnable de partialité existerait».
Le président semblait croire qu'il ne pouvait être soupçonné de partialité en l'espèce simplement parce que la question de la retraite obligatoire n'a pas été soulevée au moment approprié. De toute évidence, ce n'est pas le critère applicable. Encore une fois, le critère est celui de savoir si les plaignants, qui sont des personnes informées (ils sont au courant de la retraite obligatoire, ils sou- tiennent être victimes de cette exigence et ils savent que le président a joué un rôle, bien que favorable à leur position, dans un litige semblable porté devant la Cour suprême du Canada), pour- raient conclure de façon réaliste que M. Kerr, consciemment ou non, faisait de son mieux, à leur détriment, pour démontrer son impartialité dans la cause.
Une lecture de la transcription indique que, au cours de l'audience, le président a adopté un rai- sonnement très formaliste pour se tirer de la situa tion difficile dans laquelle il s'était placé. Il est fort probable que, si la Commission avait soulevé la question de la retraite obligatoire dès le début, le président aurait agi en l'espèce exactement comme il l'a fait dans l'affaire VIA Rail. Le simple fait que la question a été soulevée plus tard au cours de l'audience n'est pas un moyen de défense valable opposable à une demande de contrôle judiciaire fondée sur une crainte raisonnable de partialité.
Aucune crainte raisonnable de partialité n'a été soulevée directement contre les autres membres du tribunal, mais la jurisprudence indique clairement que la décision d'un tribunal composé de plusieurs membres sera viciée si les circonstances indiquent qu'il est probable qu'un membre, et à plus forte raison le président, ayant pris part à la décision a un préjugé en faveur ou à l'encontre d'une des parties'.
5 Voir Weimer v. Symons et al. (1987), 57 Sask. R. 155 (B.R.), à la p. 160 et International Union of Mine, Mill & Smelter Workers, Ex parte, R. v. British Columbia Labour Relations Board (1964), 45 D.L.R. (2d) 27 (C.A.C.-B.).
En outre, conformément à l'article 53 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la com- pétence du tribunal se limite à déterminer le bien- fondé de la plainte «à l'issue de son enquête». La décision qu'a rendue le tribunal le 11 octobre 1989 et qui a eu pour effet de refuser à l'avocat de la Commission le droit de soutenir que les règlements du ministère ne respectent pas les exigences de l'alinéa 15b) de la Loi a effectivement réglé le sort des onze plaignants âgés de plus de 55 ans. Encore une fois, si la Commission avait soulevé cet argu ment lors du dépôt de la plainte au lieu d'attendre comme elle l'a fait, la situation actuelle aurait pu être évitée. Une nouvelle audience permettra à toutes les parties concernées de recommencer à neuf.
L'avocat des intimés, qui a nié énergiquement toute partialité de la part du président, a indiqué que, si je rendais une décision en faveur de la requérante et des plaignants, je pourrais séparer les procédures conformément au paragraphe 40(4) [mod. par L.R.C. (1985) (1e" suppl.), chap. 31, art. 62] de la Loi et permettre la poursuite du débat dans le cas des plaignants âgés de moins de 55 ans. J'ai examiné cette proposition avec soin, mais je suis d'avis qu'elle n'est pas pratique et qu'elle est peut-être injuste pour certains des plaignants qui ne sont pas encore âgés de 55 ans, mais qui le seront sous peu; il est difficile de tirer une ligne sans créer d'injustice.
En conséquence, j'accorde la requête et j'annule la décision que le tribunal canadien des droits dela personne a rendue le 11 octobre 1989. J'ordonne également à l'intimé Sydney Lederman nommer un nouveau tribunal pour statuer sur les plaintes. Comme il n'y a pas de demande de dépens dans l'avis de requête, aucuns dépens ne seront adjugés.
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