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T-2396-88
Ministre d'État (Multiculturalisme et Citoyen- neté) (appelant)
c.
Ali Reza Shahkar (intimé)
RÉPERTORIÉ: CANADA (MINISTRE D'ÉTAT, MULTICULTURA- LISME ET CITOYENNETÉ) c. SHAHKAR (I 1s INST.)
Section de première instance, juge Addy—Van- couver, 23 janvier; Ottawa, 6 juin 1990.
Compétence de la Cour fédérale Section de première
instance L'appel formé contre l'attribution de la citoyenneté en vertu de l'art. 14(5) de la Loi sur la citoyenneté est accueilli La Cour n'est pas compétente pour recommander au Minis- tre ou au gouverneur en conseil de soustraire l'intimé à l'application des conditions de résidence L'art. 14(5) de la Loi sur la citoyenneté limite la compétence de la Cour à l'appel formé contre une «décision. du juge de la citoyenneté, pas contre une «recommandation. Les courants contradic- toires de la jurisprudence au sujet du pouvoir de faire des recommandations de nature administrative devraient être tranchés soit par la loi, soit par la Cour d'appel.
Droit constitutionnel Principes constitutionnels fonda-
mentaux Séparation des pouvoirs L'appel formé contre l'attribution de la citoyenneté est accueilli Toute disposi tion législative obligeant un tribunal à faire une recommanda- tion de nature administrative serait inconstitutionnelle parce qu'elle contreviendrait au principe de la séparation des pou- voirs L'indépendance du pouvoir judiciaire est nécessaire pour protéger le public contre les applications injustes des pouvoirs à caractère administratif, politique et exécutif de l'État.
Juges et tribunaux Le juge de la Section de première
instance qui exerce la compétence d'appel que lui confère l'art. 14(5) de la Loi sur la citoyenneté n'agit pas à titre de persona
designata Analyse de la limitation de la notion de persona designata par la Cour suprême Il serait inopportun qu'une loi oblige un juge d'un tribunal de juridiction supérieure à prendre part à un processus administratif L'indépendance du pouvoir judiciaire est nécessaire pour protéger le public contre les applications injustes des pouvoirs à caractère admi- nistratif politique et exécutif de l'État.
Citoyenneté Conditions de résidence Le fait que
l'intimé, qui poursuivait des études aux États-Unis, ait rendu visite à ses parents pendant un mois durant un congé de Noël et qu'il ait laissé quelques vêtements et livres à leur résidence doit être opposé au fait qu'il avait laissé d'autres effets personnels aux États-Unis L'intimé n'a pas établi de rési- dence au Canada comme l'exige l'art. 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté.
Il s'agit d'un appel formé contre l'attribution de la citoyen- neté. Le ministre a prétendu que l'intimé n'a pas rempli les conditions de résidence énoncées à l'alinéa 5(I)c) de la Loi sur la citoyenneté. Natif de l'Iran, l'intimé, qui poursuivait des études en Californie, est venu au Canada et a séjourné chez ses parents pendant un mois durant les vacances de Noël 1983. Il a
laissé chez eux quelques vêtements et quelques livres, mais avait laissé d'autres effets personnels en Californie. Entre 1984 et 1987, il n'a pu quitter les États-Unis parce qu'il n'avait pas de passeport. En 1987, il est demeuré chez ses parents pendant deux mois et a présenté une demande de citoyenneté en novem- bre 1987.
Si l'appel était accueilli, l'intimé a demandé à la Cour, conformément à l'article 15 de la Loi, d'examiner s'il y aurait lieu de recommander au ministre ou au gouverneur en conseil de suspendre l'application des conditions de résidence.
Jugement: l'appel devrait être accueilli et le pouvoir d'exami- ner s'il y a lieu de faire une recommandation au ministre ne devrait pas être exercé, même s'il était attribué par la loi.
Pour remplir la première condition prévue à l'alinéa 5(1)c), le requérant devait convaincre la Cour qu'il avait établi une résidence permanente au Canada. Par conséquent, le fait qu'il avait laissé quelques effets personnels à la résidence de ses parents après le séjour qu'il y a effectué durant la période de Noël 1983-1984 a été opposé au fait qu'il avait aussi laissé des effets personnels en Californie. La preuve objective n'a pas permis d'établir que l'intimé avait établi une résidence perma- nente au Canada.
La Cour ne pouvait pas recommander au ministre de sous- traire l'intimé à l'application des conditions de résidence vu qu'on ne lui a pas accordé le pouvoir de le faire. Comme un droit d'appel n'existe que s'il est prévu par une loi, la compé- tence en appel est strictement limitée par le texte de la disposi tion qui l'accorde. L'appel a été formé en vertu du paragraphe 14(5), qui dispose que la décision du juge de la citoyenneté est susceptible d'appel, mais pas ses recommandations. C'est la décision d'approuver ou de ne pas approuver la demande de citoyenneté qui est portée en appel et rien d'autre. La seule disposition qui impose un devoir de recommandation au minis- tre figure à l'article 15; elle fait état de l'obligation du juge de la citoyenneté d'examiner s'il y a lieu de faire une recomman- dation. On ne suggère nulle part que la Cour fédérale devrait faire une telle recommandation.
Il aurait été inopportun d'avoir expressément autorisé la Section de première instance à faire une recommandation au ministre. Toute disposition censée obliger un tribunal de juri- diction supérieure à faire une recommandation purement admi nistrative serait inconstitutionnelle parce qu'elle contreviendrait au principe de la séparation des pouvoirs, qui est à la base de notre régime constitutionnel. Toute loi tentant d'imposer à un juge, autrement qu'à titre de persona designata, un rôle pure- ment administratif fausserait complètement le caractère judi- ciaire de la Cour. Vu la prolifération rapide des tribunaux administratifs et le rôle que les tribunaux judiciaires sont nécessairement appelés à jouer pour contrôler leurs décisions, il est très dangereux d'oublier le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Il faut préserver le rôle judiciaire indépendant des tribunaux pour protéger le public contre les applications non autorisées, inopportunes et injustes des pou- voirs à caractère administratif, politique et exécutif de l'État.
Lorsqu'il exerce la compétence en appel que lui confère le paragraphe 14(5), le juge de la Section de première instance de la Cour fédérale ne peut être considéré comme une persona designata exerçant une fonction administrative, car cette com- pétence est attribuée «à la Cour». Même si l'article avait parlé d'«un juge de la Cour» au lieu de «la Cour», la Cour suprême du
Canada a, dans les arrêts Herman et Ranville, grandement limité les circonstances dans lesquelles un juge peut être consi- déré comme agissant à titre de persona designata.
Un requérant peut demander directement au ministre ou au gouverneur en conseil d'exercer le pouvoir discrétionnaire prévu à l'article 5. Il n'est pas nécessaire d'avoir une recommandation d'un juge de la citoyenneté.
Les courants contradictoires de la jurisprudence sur le pou- voir de la Section de première instance de la Cour fédérale de faire des recommandations de nature administrative devraient être tranchés soit par la loi, soit par la Cour d'appel. Malgré le paragraphe 14(6), qui dispose que la Section de première instance a le dernier mot dans les appels en matière de citoyen- neté, il est quand même possible d'interjeter appel du refus d'un juge d'exercer sa compétence en se fondant soit sur l'article 27 de la Loi sur la Cour fédérale, soit sur le pouvoir de surveil lance qu'a la Section d'appel sur la Section de première ins tance. Le refus d'exercer un pouvoir n'est pas une «décision» au sens du paragraphe 14(6), car la décision dont on parle dans ce paragraphe porte sur le fond de la demande.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29, art. 5(1)c),(3),(4), l4(5),(6), 15.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art. 27.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Herman et autres c. Sous-procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 729; (1978), 91 D.L.R. (3d) 3; 5 C.R. (3d) 242; [1978] CTC 744; 78 DTC 6456; 23 N.R. 235; Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518; (1982), 139 D.L.R. (3d) 1; [1983] 1 C.N.L.R. 12; 44 N.R. 616; [1983] R.D.J. 16; Air Canada c. Wardair Canada (1975) Ltd., [1980] 1 C.F. 120; (1979), 106 D.L.R. (3d) 412; 36 N.R. 296 (C.A.); Trust & Loan Co. of Can. v. Lindquist and Lindquist, [1933] 2 W.W.R. 410 (B.R. Sask.).
DÉCISIONS CITÉES:
Canadian National Ry. Co. v. Lewis et al., [1930] R.C.É. 145; (1930), 4 D.L.R. 537; Re Naber-Sykes, [1986] 3 C.F. 434; (1986), 4 F.T.R. 204 (1" inst.); Re Salon (1978), 88 D.L.R. (3d) 238 (C.F. 1" inst.); In re Kleifges et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734; (1978), 84 D.L.R. (3d) 183 (Ife inst.); Re Maefs (i1 980), 110 D.L.R. (3d) 697 (C.F. 1" inst.); In re Chute et in re Loi sur citoyenneté, [1982] 1 C.F. 98 (1" inst.); Re Kerho (1988), 21 F.T.R. 180 (C.F. lie inst.); Re Ngo (1986), 6 F.T.R. 81 (C.F. inst.); Re Ballhorn (1981), 131 D.L.R. (3d) 505 (C.F. 1" inst.); Re Aboumalhab (1987), 17 F.T.R. 180 (C.F. 1" inst.); Re Brown, T-2724-80, juge Dubé, jugement en date du 3-1 l-80, C.F. l' inst., non publié; Re Steiner, T-503-78, juge Dubé, jugement en date du 2-6-78, C.F. 1" inst., non publié; Re Anderson, T-1066-78, juge Décary, jugement en date du 1l-7-78,
C.F. tre inst., non publié; Re Johnston, T-4908-77, juge Walsh, jugement en date du 8-5-78, C.F. lre inst., non publié; Re Turcan, T-3202-78, juge Walsh, jugement en date du 6-10-78, C.F. 1`e inst., non publié; Re Hoang, T-727-89, juge Denault, jugement en date du 4-7-89, C.F. l fe inst., encore inédit; Re Hung -Cho, T-2676-85, juge Joyal, jugement en date du 28-8-86, C.F. I re inst., non publié; Re Ying, T-2677-85, juge Joyal, jugement en date du 28-8-86, C.F. lie inst., non publié; Re Mitha, T-4832-78, juge Cattanach, jugement en date du l-6-79, C.F. Ire inst., non publié; Re Zakrzewski, T-599-78, juge Dubé, jugement en date du 2-6-78, C.F. i re inst., non publié; Re Karroum, T-1622-89, juge Pinard, jugement en date du 2-3-90, C.F. l' inst., encore inédit; In re Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 757; (1978), 87 D.L.R. (3d) 93 (I fe inst.); Re Conroy (1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. lie inst.); In re Boutros et in re la Loi sur la citoyenneté, [1980] 1 C.F. 624; (1980), 109 D.L.R. (3d) 680 (lie inst.); In re Aaron et in re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 2 C.F. 348 (I re inst.); Re Anguist, [1985] 1 W.W.R. 562; (1984), 34 Alta. L.R. (2d) 241 (C.F. lre inst.); Lakha (In re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1981] 1 C.F. 746 (I fe inst.) (juge Cattanach) In re Albers, T-75-78, juge Addy, jugement en date du 11-5-78, C.F. I re inst., non publié; Re Zakowski, T-2054-85, juge Addy, ordonnance en date du 28-2-86, C.F. 1 fe inst., non publiée; Re Amendola, T-177-82, juge Cattanach, jugement en date du 7-4-82, C.F. ire inst., non publié.
AVOCATS:
Mitchell Taylor pour l'appelant.
Jeffrey Ray pour l'intimé.
C. C. Godwin en qualité d'amicus curiae.
PROCUREURS:
Le sous-procureur général du Canada pour l'appelant.
Smith, Milburn & Co., New Westminster, Colombie-Britannique, pour l'intimé.
Bull, Housser & Tupper, Vancouver, amicus curiae.
Voici les motifs de l'ordonnance rendus en fran- çais par
LE JUGE ADDY: Le ministre interjette appel de l'attribution de la citoyenneté à l'intimé au motif que ce dernier ne remplit pas les conditions de résidence prévues à l'alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), chap. C-29.
L'intimé, qui est âgé de 26 ans, est et a vécu à Téhéran pendant quatorze ans. Il a ensuite fré- quenté l'école en France. En 1981, il est allé
poursuivre ses études en Californie. Entre-temps, ses parents se sont installés au Canada.
En 1982, il a rendu visite à ses parents au Canada pendant deux semaines. Le 17 décembre 1983, il est revenu au Canada pour une autre visite d'une durée d'un mois à l'occasion de la période de Noël. Il a alors apporté avec lui quelques vête- ments et quelques livres qu'il a laissés à la rési- dence de ses parents. Il a cependant laissé d'autres effets en Californie pendant qu'il effectuait ce séjour chez ses parents.
Pendant qu'il était en Californie, il a vécu dans des résidences pour étudiants de 1981 1984, puis a emménagé dans un appartement avec un ami. En 1986, il a ouvert un compte de banque au Canada par correspondance et y a déposé environ 200 $. En 1984, trois mois avant la date à laquelle devait expirer son passeport iranien, il a fait parvenir son passeport à des fins de renouvellement à l'ambas- sade d'Algérie aux États-Unis, qui agissait alors pour le compte de l'Iran en raison du conflit qui opposait ce pays aux États-Unis. Pour une raison quelconque, l'ambassade d'Algérie a conservé son passeport, et pendant plus de trois ans l'intimé a été incapable d'obtenir un renouvellement. Il a récupéré son passeport en mai 1987. Pendant cette période, il n'a pu quitter les États-Unis parce qu'il craignait de ne pas pouvoir y retourner sans passeport.
En septembre 1987, l'intimé s'est rendu à la résidence de ses parents au Canada, il a habité pendant deux mois. Il a déclaré qu'en raison de l'insuccès de ses recherches pour trouver du tra vail, il est retourné vivre en Californie où, pendant deux ans, il a occupé des emplois temporaires. Il est revenu au Canada au début de l'année. Il était cependant venu au Canada en octobre 1988 pour une brève visite.
La période qui doit être prise en considération pour établir la résidence de l'intimé au Canada comprend les quatre années qui ont précédé la date de sa demande de citoyenneté, soit le 10 novembre 1987.
Il ressort clairement de l'alinéa 5(1)c) de la Loi que deux conditions distinctes régissent la rési- dence. La personne qui demande la citoyenneté doit d'abord convaincre la Cour qu'elle a effective- ment établi une résidence permanente au Canada,
puis démontrer que pendant les quatre années qui ont précédé la date de sa demande, elle a résidé pendant au moins trois ans au Canada, la durée de sa résidence étant calculée de la manière prévue à cet alinéa. Dans toutes les décisions rapportées qui traitent de cette question, les tribunaux ont conclu que les trois années de résidence ne signifiaient pas nécessairement trois années de présence physique réelle au Canada.
La période durant laquelle les autorités algérien- nes ont conservé le passeport iranien du requérant [intimé], l'empêchant ainsi d'obtenir le renouvelle- ment de son passeport ainsi qu'un visa qui lui auraient permis de retourner aux États-Unis pour y terminer ses études, ne peut être retenue contre lui puisqu'il n'avait pas d'autre choix. Il aurait apparemment pu obtenir un visa de visiteur pour venir au Canada, mais une grande incertitude planait quant à savoir s'il aurait pu retourner aux Etats-Unis. La véritable question à trancher, tou- tefois, est de savoir s'il a rempli la première condi tion et, plus particulièrement, s'il est devenu, en ce qui le concerne, un résident canadien durant les trente jours pendant lesquels il a séjourné chez ses parents entre le 17 décembre 1983 et le 17 janvier 1984, vraisemblablement pendant un congé sco- laire. Ses départs subséquents des États-Unis, ses séjours au Canada et les autres éléments de preuve que sont ses effets personnels, le compte de banque qu'il a ouvert, etc. doivent seulement être pris en considération si l'on conclut qu'il avait déjà établi une résidence permanente au Canada.
À l'époque les parents du requérant sont venus s'établir en permanence au Canada, celui-ci ne les a pas accompagnés; il a plutôt choisi de quitter l'Europe quelque temps avant eux pour se rendre directement en Californie. Après un pre mier séjour d'une durée de deux semaines qu'il a fait chez ses parents à Toronto en 1982, il est revenu au Canada pendant la période de Noël 1983-1984 pour le deuxième séjour d'une durée de trente jours susmentionné. Il avait alors l'intention de rentrer chez lui en Californie, et c'est d'ailleurs ce qu'il a fait. Il a toutefois déclaré qu'à ce moment, il songeait bel et bien à s'établir un jour en permanence au Canada et à devenir un citoyen canadien. J'accepte cette preuve. Toutefois, il s'agit ici de savoir si, à l'occasion de ce séjour au Canada, il a effectivement établi une résidence permanente ici.
Le fait qu'il a laissé chez ses parents au moment de son départ quelques effets personnels comme des livres et peut-être aussi des vêtements doit être opposé au fait qu'il a laissé en Californie des effets personnels, des livres et des vêtements, qui l'atten- daient chez lui à son retour. Je ne vois pas com ment on peut affirmer que le fait d'avoir séjourné dans ces circonstances pendant trente jours au Canada durant la période de Noël en 1983 lui a permis d'établir une résidence permanente ici. La preuve objective est loin de démontrer que l'intimé a établi une résidence permanente au Canada à cette époque.
Comme l'appel est accueilli et que, par consé- quent, l'approbation de la demande de citoyenneté de l'intimé par la Cour de la citoyenneté est annu- lée, l'avocat de l'intimé m'a demandé d'examiner, conformément à l'article 15 de la Loi, s'il y aurait lieu de recommander, soit au ministre conformé- ment au paragraphe 5(3), soit au gouverneur en conseil conformément au paragraphe 5(4), de soustraire l'intimé à l'application des conditions de résidence dans le cas présent.
C'est une demande qui est souvent formulée lorsqu'un appel est interjeté devant cette Cour et, malheureusement, des décisions contradictoires ont été rendues à ce sujet par la Section de première instance qui a, aux termes du paragraphe 14(6), le dernier mot dans les appels en matière de citoyen- neté. Le paragraphe 14(6) est ainsi libellé:
14. ...
(6) La décision de la Cour rendue sur l'appel prévu au paragraphe (5) est, sous réserve de l'article 20, définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d'appel.
[Note: L'article 20 n'est pas applicable en l'espèce.]
La seule disposition qui impose un devoir de recommandation au ministre figure à l'article 15:
15. (1) Avant de rendre une décision de rejet, le juge de la citoyenneté examine s'il y a lieu de recommander l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu aux paragraphes 5(3) ou (4) ou 9(2), selon le cas.
(2) S'il recommande l'exercice du pouvoir discrétionnaire, le juge de la citoyenneté:
b) transmet sa recommandation motivée au ministre;
L'appel interjeté devant cette Cour est fondé sur les dispositions du paragraphe 14(5), qui est en partie libellé comme suit:
14. ...
(5) Le ministre et le demandeur peuvent interjeter appel de la décision du juge de la citoyenneté en déposant un avis d'appel au greffe de la Cour ..
C'est un lieu commun de dire qu'un droit d'ap- pel n'existe que s'il est prévu par une loi. C'est aussi un lieu commun de dire qu'étant donné le fondement législatif du droit d'appel, la compé- tence en appel est strictement limitée par le texte de la disposition qui l'accorde. De plus, toute disposition attribuant à un tribunal une compé- tence ainsi limitée doit être interprétée restrictive- ment (Canadian National Ry. Co. v. Lewis et al. [1930] R.C.É. 145).
Le paragraphe 14(5) prévoit que la décision du juge de la citoyenneté est susceptible d'appel, mais pas les recommandations qu'il peut faire. L'article 15 dispose que les juges de la citoyenneté se doi- vent d'examiner s'il y a lieu de faire une recom- mandation. On ne suggère nulle part que la Cour fédérale devrait faire une telle recommandation. C'est la décision d'approuver ou de ne pas approu- ver la demande de citoyenneté qui est portée en appel et rien d'autre.
Comme la loi n'attribue pas à la Cour le pouvoir de faire des recommandations au ministre, je dois m'abstenir de le faire; cependant, il me paraît encore plus important de noter que même si la loi autorisait expressément la Section de première instance à intervenir, il serait à mon sens inoppor- tun que je participe à un tel processus administra- tif. Toute disposition censée obliger la Cour, en tant que tribunal de juridiction supérieure, à faire une recommandation purement administrative serait inconstitutionnelle. Notre constitution, et même tout le système politique dont nous avons hérité de l'Angleterre, repose sur le principe strict de la séparation des pouvoirs. Toute loi tentant de contraindre un tribunal de juridiction supérieure ou, du reste, n'importe quel tribunal à prendre part au processus administratif en l'obligeant à faire des recommandations de nature administrative à un ministre battrait en brèche ce principe et relé- guerait par le fait même la Cour au rang d'un simple conseiller du ministre. Toute disposition d'une loi du Parlement tentant d'imposer à un
juge, autrement qu'à titre de persona designata, un rôle purement administratif qui, dans le cas présent, ne comporterait même pas la prise d'une décision administrative, mais simplement un devoir de recommandation, fausserait complètement le caractère judiciaire de notre Cour. En libellant les articles 14 et 15 comme il l'a fait, le législateur semble même avoir pris soin d'éviter cet écueil particulier. De plus, il m'apparaît évident qu'on ne peut, même en faisant un gros effort d'imagina- tion, considérer le juge de la Section de première instance de la Cour fédérale, lorsqu'il exerce la compétence en appel conférée par le paragraphe 14(5), comme une persona designata exerçant une fonction administrative, car cette compétence en appel est attribuée «à la Cour», que l'on définit à l'article 2 comme «la Section de première instance de la Cour fédérale».
Même si cet article avait parlé d'«un juge de la Cour» au lieu de «la Cour», cela n'aurait pas suffi. En effet, la Cour suprême du Canada a mainte- nant grandement limité les circonstances dans les- quelles un juge peut être considéré comme agissant à titre de persona designata en statuant que cela doit être dit clairement dans la loi, laquelle doit être interprétée restrictivement.
L'arrêt Herman et autres c. Sous-procureur général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 729, traitait de l'examen par la Cour fédérale du Canada d'une décision rendue par un juge nommé en vertu de l'article 96 au motif que ce dernier aurait agi à titre de persona designata aux termes du paragra- phe 231(4) de la Loi de l'impôt sur le revenu. Cet article permet à un juge de la Cour fédérale ou à un juge nommé en vertu de l'article 96 de décider s'il y a un privilège de communication entre client et avocat. La Cour suprême a conclu que le juge agissait à titre de représentant du tribunal et que sa décision n'était donc pas susceptible d'examen en vertu de l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale. La Cour suprême a ajouté que chaque fois qu'un pouvoir est attribué par une loi à un juge, on doit considérer qu'il est exercé au nom du tribunal, à moins que l'intention contraire ne soit clairement indiquée. La notion de persona desi- gnata vise un juge qui exerce, en vertu d'une loi, une fonction particulière qui n'a aucun rapport avec ses tâches quotidiennes de juge.
La Cour suprême a de nouveau examiné cette notion dans l'arrêt Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville et autre, [1982] 2 R.C.S. 518, et a statué qu'elle semait la confusion et qu'elle devrait être «abandonnée». La Cour a confirmé l'arrêt Herman et a conclu que lorsqu'un pouvoir est conféré à un juge nommé en vertu de l'article 96 ou à un fonctionnaire du tribunal, on doit le considérer comme un pouvoir exercé par ce juge ou ce fonctionnaire en sa qualité officielle de représentant du tribunal, à moins que la loi n'éta- blisse clairement une intention contraire.
Dans l'arrêt Air Canada c. Wardair Canada (1975) Ltd., [1980] 1 C.F. 120, la Cour d'appel fédérale a déclaré propos d'une question qui était devenue théorique) qu'il n'était pas dans les attributions des cours d'appel de rendre des juge- ments qui ne sont en fait que des opinions ou des avis. Dans l'arrêt plus ancien Trust & Loan Co. of Can. c. Lindquist and Lindquist, [1933] 2 W.W.R. 410 (B.R. Sask.), on a statué que les tribunaux ne possédaient pas les pouvoirs, conférés au Debt Adjustment Board par sa loi constitutive [The Debt Adjustment Act] (S.S. 1933, chap. 82), d'agir pour des motifs de commisération. Si les tribunaux avaient agi pour de tels motifs, ils auraient exercé un pouvoir et une compétence qu'ils ne possédaient pas.
Vu l'essor extrêmement rapide qu'a connu le droit administratif au cours des dernières années, la prolifération des offices et des tribunaux admi- nistratifs et le rôle que les tribunaux judiciaires sont nécessairement appelés à jouer pour contrôler leurs actions et leurs décisions, il est très dange- reux que le public en général et même le milieu juridique oublient le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Ces derniers temps, les avocats nous ont fréquemment invités à rendre des décisions purement administratives dans toute l'ac- ception du terme. Des demandes de cette nature auraient été impensables il y a quelques années seulement. Il faut absolument préserver le rôle judiciaire indépendant des tribunaux pour garantir l'indépendance judiciaire et la libre protection du public contre toutes les applications non autorisées, inopportunes et injustes des pouvoirs à caractère administratif, politique et exécutif de l'État. Pour arriver à le faire, les tribunaux judiciaires doivent s'abstenir d'exercer l'une de ces fonctions ou l'un de ces pouvoirs non judiciaires.
Selon moi, il est très important de noter à ce stade-ci que le ministre peut exercer un pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 5(3) et que le gouverneur en conseil peut exercer ce même pouvoir en vertu du paragraphe 5(4), sans qu'un juge de la citoyenneté ou un autre fonctionnaire en fasse la recommandation. Rien n'empêche la per- sonne qui demande la citoyenneté de s'adresser, soit directement, soit par l'entremise d'une autre personne ou d'un autre représentant, au ministre ou au gouverneur général en conseil. Le paragra- phe 15(1) oblige le juge de la citoyenneté à exami ner s'il y a lieu de faire une recommandation, mais il ne limite aucunement les pouvoirs discrétionnai- res de nature générale que l'article 5 accorde au ministre et au gouverneur en conseil.
Malgré les fermes opinions que j'exprime en l'espèce et que j'ai exprimées dans d'autres appels en matière de citoyenneté au sujet du pouvoir de la Cour de faire des recommandations de nature administrative, plusieurs de mes confrères ont adopté un point de vue différent. J'ai annexé aux présents motifs une première liste d'arrêts dans lesquels on a apparemment conclu qu'un juge pou- vait exercer un pouvoir dans ce domaine et une deuxième liste d'arrêts dans lesquels l'exercice de ce pouvoir a été refusé. Ces listes ne sont pas nécessairement exhaustives, mais elles illustrent l'étendue des divergences de vues sur l'incidence du paragraphe 14(5).
Il ressort toutefois de la lecture des arrêts énu- mérés en annexe que, dans la majorité des cas, la question de la compétence n'a été ni soulevée, ni examinée. Dans plus de la moitié des affaires que j'ai moi-même entendues, et dans lesquelles la demande de citoyenneté du requérant a été rejetée, l'amicus curiae n'a pas fait de commentaires au sujet de la demande qui m'a été adressée par l'avocat du requérant d'examiner s'il y aurait lieu de faire une recommandation si ce dernier n'obte- nait pas gain de cause. Le fait que la question n'ait pas été prise en considération est assez compréhen- sible étant donné que les appels ne sont pas vérita- blement de nature contradictoire; en effet, le ministre n'a pas d'avocat ou de représentant pour plaider l'appel et les amici curiae n'interviennent habituellement que lorsque des questions sont sou- levées par la Cour.
Quoi qu'il en soit, ces courants contradictoires de la jurisprudence devraient être tranchés soit par la loi, soit par la Cour d'appel. Dans ce dernier cas, il semble qu'on puisse encore interjeter appel du refus d'un juge d'exercer un pouvoir dans un appel en matière de citoyenneté, malgré les dispo sitions précitées du paragraphe 14(6).
L'article 27 de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), chap. F-7] précise qu'il peut être interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale d'un jugement définitif, d'un jugement sur une question de droit ou d'un jugement interlocutoire de la Section de première instance. Aux termes du paragraphe 14(6) de la Loi sur la citoyenneté, aucune décision de la Section de première instance n'est susceptible d'appel. Dans le cas présent, j'ai refusé d'exercer un pouvoir et de me prononcer sur la question d'une éventuelle recommandation au ministre, ou même d'envisager la possibilité de le faire. Ce refus d'exercer un pouvoir que me con- fère la Loi sur la citoyenneté, si ce pouvoir m'est effectivement conféré, ne constitue pas une «déci- sion» au sens du paragraphe 14(6). La décision dont on parle dans ce paragraphe porte sur le fond de la demande. Si, après avoir entendu la preuve, je m'étais déclaré incompétent et que j'avais caté- goriquement refusé de trancher la question relative à l'établissement de la résidence dont j'étais saisi, il est certain que l'une des parties en cause aurait eu le droit de demander réparation à la Cour d'appel. D'autre part, si, conformément au para- graphe 14(5), la Cour a effectivement le pouvoir d'examiner s'il y a lieu de faire une recommanda- tion de nature administrative au ministre, mon refus d'exercer ce pouvoir équivaut en réalité au refus d'accomplir un devoir que m'impose la Loi, auquel cas la Cour d'appel serait certainement compétente selon l'article 27 de la Loi sur la Cour fédérale ou bien pourrait invoquer le pouvoir de surveillance qu'elle exerce sur la Section de pre- mière instance pour m'ordonner d'accomplir ce devoir. Autrement, l'on ferait totalement échec à l'intention qu'a clairement exprimée le législateur de trancher les questions soulevées dans la Loi.
Une décision de la Cour d'appel réglerait la question une fois pour toutes. Afin de ne pas ajouter à la confusion et d'éviter de soulever d'au- tres controverses au sujet d'une question somme toute assez simple, il me semblerait hautement
souhaitable qu'un appel soit interjeté de ma déci- sion. Comme l'administration de la justice en général et le règlement efficace des appels en matière de citoyenneté en particulier bénéficie- raient grandement d'une décision de la Cour d'ap- pel, il est possible que le ministre envisage de payer tous les dépens de l'appelant, quelle que soit l'issue de la cause.
ANNEXE A
POUR:
Re Naber-Sykes, [1986] 3 C.F. 434; (1986), 4 F.T.R. 204 (1" inst.) (juge Walsh)
Re Salon (1978), 88 D.L.R. (3d) 238 (C.F. 1" inst.) (juge en chef adjoint Thurlow)
In re Kleifges et in re Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 734; (1978), 84 D.L.R. (3d) 183 (1fe inst.) (juge Walsh)
Re Maefs (1980), 110 D.L.R. (3d) 697 (C.F. 1" inst.) (juge suppléant Grant)
In re Chute et in re la Loi sur la citoyenneté, [1982] 1 C.F. 98 (1'e inst.) (juge Walsh) (note qu'il n'exerce pas ce pouvoir dans les circonstances)
Re Kerho (1988), 21 F.T.R. 180 (C.F. 1" int.) (juge Teitelbaum)
Re Ngo (1986), 6 F.T.R. 81 (C.F. l" inst.) (juge Denault)— (pas d'examen)
Re Ballhorn (1981), 131 D.L.R. (3d) 505 ( C.F. 1" inst.) (juge Mahoney)
Re Aboumalhab (1987), 17 F.T.R. 180 (C.F. l' inst.) (juge Pinard)—adopte Re Salon
Re Brown (T-2724-80, juge Dubé, jugement en date du 3-1l-80, C.F. l'° inst., non publié)—(n'exerce pas le pouvoir) Re Steiner (T-503-78, juge Dubé, jugement en date du 2-6-78, C.F. 1 1 e inst., non publié)
Re Anderson (T-1066-78, juge Décary, jugement en date du 11-7-78, C.F. 1" inst., non publié)
Re Johnston (T-4908-77, juge Walsh, jugement en date du 8-5-78, C.F. l'° inst., non publié)
Re Turcan (T-3202-78, juge Walsh, jugement en date du 6-10-78, C.F. 1'e inst., non publié)
Re Hoang (T-727-89, juge Denault, jugement en date du 4-7-89, C.F. 1'e inst., encore inédit)
Re Hung -Cho (T-2676-85, juge Joyal, jugement en date du 28-8-86, C.F. l'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Ying (T-2677-85, juge Joyal, jugement en date du 28-8-86, C.F. l'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Mitha (T-4832-78, juge Cattanach, jugement en date du 1-6-79, C.F. l' inst., non publié—(exerce le pouvoir même s'il estime que cela n'est pas approprié) (Voir sa décision subsé- quente dans Amendola, ci-après)
Re Zakrzewski (T-599-78, juge Dubé, jugement en date du 2-6-78, C.F. l'e inst., non publié)
Re Karroum (T-1622-89, juge Pinard, jugement en date du 2-3-90, C.F. l'e inst., encore inédit)
CONTRE:
In re Akins et in re la Loi sur la citoyenneté, [1978] 1 C.F. 757; (1978), 87 D.L.R. (3d) 93 (1'e inst.) (juge Addy) Re Conroy (1979), 99 D.L.R. (3d) 642 (C.F. 1'e inst.) (juge Cattanach)
In re Boutros et in re la Loi sur la citoyenneté, [1980] 1 C.F. 624; (1980), 109 D.L.R. (3d) 680 (1'e inst.) (juge Addy) In re Aaron et in re la Loi sur la citoyenneté, [ 1982] 2 C.F. 348 (1'e inst.) (juge Addy)
Re Anquist, [1985] 1 W.W.R. 562; (1984), 34 Alta. L.R. (2d) 241 (C.F. I" inst.) (juge Muldoon)
Lakha (In re) et in re la Loi sur la citoyenneté, [1981] 1 C.F. 746 (1'e inst.) (juge Cattanach)
In re Albers (T-75-78, juge Addy, jugement en date du 11-5-78, C.F. 1'e inst., non publié)—(pas d'examen)
Re Zakowski (T-2054-85, juge Addy, ordonnance en date du 28-2-86, C.F. 1fe inst., non publiée)
Re Amendola (T-177-82, juge Cattanach, jugement en date du 7-4-82, C.F. 1 r inst., non publié)—(adopte Re Akins)
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