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T-2081-89
Carlos Cabalfin et Cynthia Cabalfin (demandeurs) c.
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (défen- deur)
RÉPERTORIÉ: CABALFIN c. CANADA (MINISTRE DE L'EMPLOI ET DE L'IMMIGRATION) (I's INST.)
Section de première instance, juge Joyal—Van- couver, 29 et 30 mai et 27 novembre; Ottawa, 19 décembre 1990.
Immigration Demande de résidence permanente présentée au Canada Motifs d'ordre humanitaire Programme d'élimination de l'arriéré Politique d'exclusion de résidents en situation administrative irrégulière entrés grâce à un plan organisé ou par suite de la commission de certaines infractions La politique est sans effet parce qu'elle ne permet pas de prendre en considération tous les facteurs pertinents L'agent d'immigration doit examiner la situation, pas seule- ment les infractions inhérentes à la situation administrative irrégulière.
Contrôle judiciaire Recours en equity Jugements déclaratoires Immigration La politique contenue dans les lignes directrices exclut la prise en considération de motifs d'ordre humanitaire dans le cas des personnes entrées grâce à un plan organisé et par certains moyens illégaux Cette politique restreint indûment l'exercice du pouvoir discrétion- naire conféré par la Loi.
Il s'agit d'une demande en vue d'obtenir un jugement décla- ratoire par suite du refus d'un agent d'immigration de traiter des demandes de résidence permanente présentées au Canada.
Carlos Cabalfin est un citoyen des Philippines qui est arrivé au Canada en 1985 muni d'un visa de visiteur d'une durée de trois mois. Il a excédé la durée fixée de son visa et a obtenu un emploi en utilisant la carte d'assurance sociale d'un frère canadien. En 1986, sa femme, Cynthia Cabalfin, et leurs deux enfants sont venus au Canada après avoir obtenu un visa de visiteur pour se rendre à Expo 86. Celle-ci a déclaré à l'agent des visas à Manille que son mari travaillait en Arabie saoudite. Bénéficiant de l'appui solide de membres de leur famille déjà établis à Vancouver, les Cabalfin sont entrés dans la clandesti- nité. En octobre 1988, M. Cabalfin travaillait avec son père, la famille participait aux activités de groupes religieux et commu- nautaires, et les enfants obtenaient de bons résultats scolaires. M. Cabalfin s'est livré aux autorités et a demandé, en son nom et au nom de sa famille, le statut d'immigrant ayant reçu le droit d'établissement tout en continuant de résider au Canada.
À l'époque, il y avait un programme d'élimination de l'ar- riéré conçu expressément pour les immigrants de fait en situa tion administrative irrégulière qui résidaient au Canada. Ce programme dispensait les immigrants de l'obligation de présen- ter une demande d'admission à l'étranger. Il était fondé sur le pouvoir, conféré au gouverneur en conseil par le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, d'accorder des dispenses pour des motifs d'ordre humanitaire.
Les lignes directrices auxquelles devaient se conformer les agents d'immigration précisaient que le programme s'appliquait aux personnes qui n'avaient aucun statut légal au Canada, qui avaient échappé à l'attention du Ministère, qui avaient, de fait, leur résidence au Canada et non à l'étranger, qui avaient rompu les liens avec leur pays d'origine et qui feraient face à des difficultés si elles devaient quitter le Canada pour présenter une demande de résidence permanente par la voie normale. Ce traitement expéditif ne s'appliquait pas aux personnes entrées et demeurées au Canada illégalement grâce à un plan organisé ou auxquelles s'appliquaient certaines prohibitions prévues par la loi, comme le fait d'être entrées au Canada par suite d'une fausse déclaration sur un fait important, en contravention de l'alinéa 27(2)g). En 1990, après le prononcé du jugement Yhap (qui portait sur la restriction inclue du pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 114(4)) et après la décision dont on demande l'annulation en l'espèce, on a publié de nouvelles lignes directrices aux termes desquelles l'existence d'une fausse déclaration et d'un plan organisé cessaient de faire obstacle à l'obtention d'une dispense pour des motifs d'ordre humanitaire.
L'agent d'immigration, a refusé de traiter la demande des demandeurs parce que la famille était entrée et demeurée au Canada grâce à un plan organisé, et parce que Cynthia Cabal- fin était venue au Canada par suite d'une fausse déclaration sur un fait important.
Arrêt: la demande devrait être accueillie.
L'agent d'immigration a omis d'exercer le pouvoir discrétion- naire conféré par la loi. Après avoir conclu que les demandeurs étaient entrés au Canada grâce à un plan organisé, il s'est cru obligé de refuser d'examiner leur demande. Il a omis de tenir compte d'autres faits pertinents pour établir l'existence de motifs d'ordre humanitaire et a, de ce fait, commis une erreur de compétence. Le pouvoir discrétionnaire conféré par le para- graphe 114(2) est suffisamment étendu pour être exercé en dépit de l'existence d'un plan organisé. La mesure d'exclusion était sans effet parce qu'elle empêchait l'examen de tous les facteurs pertinents.
Bien que l'expression «plan organisé» évoque les agissements de tierces personnes qui, moyennant rémunération, s'organisent pour faire entrer en grand nombre des immigrants illégaux au Canada, l'agent pouvait tout aussi bien considérer qu'elle incluait des dispositions de nature plus privée, comme celles prises par les demandeurs. Toutefois, invoquer ce motif-là pour ne pas traiter la demande des Cabalfin va à l'encontre d'une autre directive qui reconnaît que les résidents de fait en situa- tion - administrative irrégulière emploient souvent des méthodes illégales pour entrer au Canada, et qui encourage les agents à avoir une vue d'ensemble de la situation afin d'en venir à une «décision qui soit juste et humaine». Par conséquent, la décision de l'agent d'immigration devrait être annulée et un jugement déclaratoire portant que les demandeurs ont droit à une nou- velle audition devant un autre agent d'immigration devrait être rendu.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, 44].
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), chap. I-2, art. 3 (mod. par L.R.C. (1985) (4' suppl.), chap. 28, art. 2), 27(2)g), 38, 82.1 (ajouté, idem, art. 19), 94 (mod., idem, art. 24), 114(2).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Hui c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion), [1986] 2 C.F. 96; (1986), 18 Admin. L.R. 264; 65 N.R. 69 (C.A.); Johal c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1987), 15 F.T.R. 164;'4 Imm. L.R. (2d) 105 (C.F. 1" inst.); Yhap c. Canada (Ministre de l'Em- ploi et de l'Immigration), [1990] 1 C.F. 722; (1990), 9 Imm. L.R. (2d) 69; 29 F.T.R. 223 (1" inst.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
Associated Provincial Picture Houses, Ld. v. Wednes- bury Corporations, [1948] 1 K.B. 233 (C.A.); Gaffney c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1989), 27 F.T.R. 234; 8 Imm. L.R. (2d) 273 (C.F. 1" inst.); Hajariwala c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Im- migration), [1989] 2 C.F. 79; (1988), 34 Admin. L.R. 206; 23 F.T.R. 241; 6 Imm. L.R. (2d) 222 (1' inst.); Padfield v. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.); Robins c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autres (1987), 15 F.T.R. 97; 8 Imm. L.R. (2d) 8 (C.F. 1' inst.).
DÉCISIONS CITÉES:
Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autres c. Jiminez-Perez et autres, [1984] 2 R.C.S. 565; (1984), 14 D.L.R. (4th) 609; [1985] 1 W.W.R. 577; 9 Admin. L.R. 280; 56 N.R. 215; Singh et autres c. Ministre de l'Em- ploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; (1985), 17 D.L.R. (4th) 422; 12 Admin. L.R. 137; 14 C.R.R. 13; 58 N.R. 1; Sobrie c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1987), 3 Imm. L.R. (2d) 81 (C.F. 1" inst.).
DOCTRINE
Black's Law Dictionary, 6th ed., St-Paul, Minn., West Publishing Co., 1979, «organization».
AVOCATS:
R. Glen Sherman pour les demandeurs. Mitchell Taylor pour le défendeur.
PROCUREURS:
Macintosh, Mair, Riecken & Sherman, Van- couver, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
LE JUGE JOYAL: La Cour est saisie d'une action déclaratoire visant l'annulation d'une décision ministérielle par laquelle le ministre défendeur a refusé de traiter les demandes de droit d'établisse- ment des demandeurs pendant qu'ils continuaient de résider au Canada.
L'action a été intentée peu de temps après que mon collègue, le juge Teitelbaum, eut accordé l'autorisation de présenter une demande de redres- sement en vertu de la prérogative, conformément à l'article 82.1 de la Loi sur l'immigration [L.R.C. (1985), chap. I-2 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.) chap. 28, art. 19)].
Les demandes présentées par les demandeurs étaient fondées sur le paragraphe 114(2) de la Loi, dont les dispositions prévoient qu'il est possible de déroger aux règles et aux procédures ordinaires en matière d'immigration pour des motifs d'ordre humanitaire. Cette mesure exceptionnelle permet au gouverneur en conseil de traiter les demandes de visa présentées par des résidents de fait en situation administrative irrégulière comme les demandeurs, sans contraindre ceux-ci à retourner dans leur pays d'origine pour y obtenir le statut d'immigrant par la voie normale.
Bien que les lois canadiennes sur l'immigration aient toujours contenu des dispositions prévoyant la prise en considération de motifs d'ordre humani- taire, c'est au cours des dernières années seulement qu'il est vraiment devenu pratique courante d'exer- cer le pouvoir discrétionnaire de nature résiduelle ou exécutive conféré par ces dispositions. Ce revi- rement est attribuable aux programmes adminis- tratifs mis sur pied par le ministre défendeur pour supprimer l'arriéré sans cesse croissant des deman- des des résidents de fait en situation administrative irrégulière qui sont au Canada, mais dont le statut est incertain depuis plusieurs années. En effet, au fil des ans, ces personnes se sont souvent installées au Canada, ont épousé des citoyens canadiens ou ont eu des enfants nés au Canada. C'est d'un souci d'efficacité administrative, de même que de consi- dérations purement humaines, qu'est parti le besoin de créer un programme «expéditif», comme on l'a souvent qualifié. Donc, si un requérant convainc un agent d'immigration qu'il est désor-
mais bien établi au Canada, que de fait sinon de droit, il n'a plus sa résidence à l'étranger et qu'il ferait face à des difficultés excessives s'il devait quitter le Canada afin d'obtenir un visa pour y revenir, légalement, à titre de résident permanent, le traitement au Canada de sa demande de droit d'établissement peut être autorisé. C'est ce qu'ont fait valoir les demandeurs à l'agent d'immigration saisi de leur cas.
LES FAITS
Les requérants, qui sont mari et femme, sont tous deux des citoyens des Philippines. Carlos Cabalfin est maintenant âgé de 40 ans et sa femme a 34 ans. Ils ont deux enfants, un fils âgé de 14 ans et une fille âgée de 12 ans.
Le requérant Carlos Cabalfin est arrivé au Canada au mois d'octobre 1985, muni d'un visa de visiteur d'une durée de trois mois. Le but déclaré de sa visite était de raccompagner à Vancouver son père, qui était de santé précaire et s'était rendu dans son pays natal. Le requérant a excédé la durée fixée de son visa, ne s'est pas présenté aux autorités et, dans le langage des règles et des procédures d'immigration, est entré dans la clan- destinité. En agissant ainsi, il savait qu'il bénéficie- rait de l'appui indéfectible de sa famille. Plusieurs membres de sa famille étaient déjà établis à Van- couver et avaient la citoyenneté canadienne. Parmi ceux-ci, il y avait son père et sa mère, deux frères, deux soeurs, une belle-soeur et un beau-frère. Il a réussi à trouver du travail, mais, comme il n'avait pas de permis de travail ministériel, il a jugé bon d'utiliser la carte d'assurance sociale de son frère. Ses premiers emplois n'étaient pas très bien rému- nérés, mais, en partageant les dépenses avec sa famille, il était parfaitement capable de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. C'est ce qu'il a continué de faire jusqu'à ce jour.
Sa femme Cynthia et leurs deux enfants sont venus le retrouver à Vancouver en juin 1986. La requérante avait demandé un visa de visiteur en disant qu'elle voulait aller visiter Expo 86. Dans sa demande de visa, elle déclarait que son mari rési- dait et travaillait en Arabie saoudite. Quelques semaines après son arrivée à Vancouver, elle a fait inscrire, avec l'aide de sa belle-soeur, ses enfants dans une école pour le trimestre d'automne. C'est donc de cette façon que les quatre membres de la
famille en sont venus à vivre avec les parents du mari dans la maison de ces derniers. Le père travaillait, les enfants fréquentaient l'école et la mère restait à la maison pour s'occuper de sa belle-mère, qui est diabétique et a une mauvaise vue.
C'est au début d'octobre 1988 que Carlos Cabalfin, qui était un résident de fait en situation administrative irrégulière depuis environ trois ans, s'est présenté au Centre d'immigration de Vancou- ver. Il s'est livré aux autorités, pour ainsi dire. Il a présenté des demandes en son nom et au nom de sa famille afin d'obtenir le statut d'immigrant ayant reçu le droit d'établissement sans avoir à quitter le Canada. Il croyait que les lignes directrices minis- térielles adoptées dans le cadre du programme s'appliquaient à lui, que la durée de sa résidence au Canada montrait que sa famille et lui-même s'étaient solidement établis ici et que des motifs d'ordre humanitaire devraient s'appliquer.
Les faits particuliers à cet égard ne sont pas contestés: tous les membres de la famille de Carlos Cabalfin, sauf deux de ses frères, dont l'un vivait aux États-Unis et l'autre aux Philippines, étaient établis en permanence à Vancouver. Les enfants allaient à l'école et obtenaient de bons résultats. La famille participait aux activités de groupes religieux et communautaires. Les requérants jouis- saient de l'appui solide des autres membres de leur famille. M. Cabalfin travaillait avec son père et se tirait bien d'affaire. La famille n'avait plus ou presque plus d'attaches aux Philippines. En fait, elle était désormais bien enracinée en sol canadien.
Les requérants ont donc cru que, même s'ils n'avaient pas de statut légal au Canada, ils pour- raient bénéficier du programme «expéditif» du ministre et demeurer au Canada durant le traite- ment de leurs demandes d'immigration.
L'agent d'immigration, Paul Banns, à qui a été révélé pour la première fois le statut des deman- deurs le 4 octobre 1988, a pris note de la déclara- tion de faits présentée par M. Cabalfin dans un affidavit en date du même jour. Il a demandé à obtenir d'autres documents comme les passeports, les bulletins scolaires des enfants, les déclarations d'impôt, l'arbre généalogique de la famille et des observations à l'appui des demandes. Ces docu ments ont été déposés par l'avocat des demandeurs
le 14 octobre 1988 et faisaient état de neuf grandes raisons d'accueillir favorablement les demandes pour des motifs d'ordre humanitaire.
Les demandes sont restées en suspens pendant de nombreux mois pour permettre à l'agent d'im- migration de demander à ses collègues à Manille de lui faire parvenir tous les renseignements se rapportant aux demandes de visa de visiteur qu'a- vaient présentées les demandeurs là-bas. Lorsqu'il a reçu ces renseignements, M. Banns a de nouveau convoqué une enquête pour le 8 juin 1989 et a interrogé M. et Mme Cabalfin. Il a confronté cette dernière à la fausse déclaration qu'elle avait faite dans sa demande à Manille à propos de l'emploi que son mari était censé occuper à l'époque en Arabie saoudite. Elle a reconnu avoir fait cette fausse déclaration, mais a expliqué qu'elle avait agi sous l'effet de la peur. Elle pensait qu'elle aurait beaucoup de mal à obtenir un visa si elle révélait la présence de son mari à Vancouver.
Lors de l'enquête, M. Banns aurait indiqué à l'avocat des demandeurs qu'il considérait les Cabalfin comme des personnes [TRADUCTION] «qui sont entrées et demeurées au Canada illégale- ment grâce à un plan organisé» et aurait ajouté qu'ils ne pourraient pas se prévaloir de la politique concernant les résidents de fait en situation admi nistrative irrégulière pour cette raison.
Les choses en sont arrivées à un point tournant le 12 juillet 1989 lorsque M. Banns a écrit aux demandeurs pour leur annoncer qu'il ne traiterait pas leurs demandes. La lettre disait ceci:
[TRADUCTION] Le 12 juillet 1989
M. et Mme Carlos Cabalfin
2376 est, 49e avenue Vancouver (C.-B.) V5X 1JL
Objet: Votre demande de résidence permanente au Canada Monsieur et Madame,
La présente lettre fait suite à la demande dans laquelle vous sollicitiez que le traitement de votre demande de résidence permanente se fasse au Canada.
Après avoir analysé avec attention et bienveillance toutes les circonstances de votre cas, nous avons décidé de ne pas traiter votre demande. Nous estimons qu'il n'y a pas suffisamment de motifs d'ordre humanitaire pour justifier l'examen de votre cas au regard des critères applicables aux résidents de fait en situation administrative irrégulière. Nous avons pris cette déci- sion parce que nous sommes d'avis que votre femme, vos enfants et vous-même êtes entrés et demeurés illégalement au
Canada grâce à un plan organisé et que, outre les infractions à la Loi sur l'immigration commises par vos enfants et vous- même, votre femme peut faire l'objet d'un rapport aux termes de l'alinéa 27(2)g) de la Loi, qui dit ceci: «[une personne qui] est entrée au Canada ou [qui] y demeure soit sur la foi d'un passeport, visa ou autre document relatif à son admission faux ou obtenu irrégulièrement, soit par des moyens frauduleux ou irréguliers ou encore par suite d'une fausse indication sur un fait important, même si ces moyens ou déclarations sont le fait d'un tiers». [C'est moi qui souligne.]
Pour cette raison, je suis tenu par la loi de soumettre sur-le- champ un rapport au sous-ministre de l'Immigration ou à son représentant délégué. Ce rapport pourrait entraîner votre arres- tation, la tenue d'une enquête et votre expulsion du Canada.
Si votre famille et vous-même décidez de quitter le Canada de votre plein gré au plus tard le 12 août 1989, il sera sans conteste dans votre intérêt de confirmer votre départ en remet- tant la présente lettre aux autorités canadiennes de l'Immigra- tion au point de départ. Celles-ci m'informeront que votre famille et vous-même avez quitté le Canada.
Conformément aux dispositions législatives sur l'immigration, l'immigrant éventuel doit présenter sa demande de résidence permanente à un bureau à l'étranger. Le fait que nous ayons refusé de traiter votre demande au Canada ne modifie en rien votre droit de présenter une demande à l'étranger.
Il est essentiel que vous présentiez une demande de résidence permanente à une mission à l'étranger, sans quoi nous considé- rerons que l'affaire est close.
Veuillez recevoir, Monsieur et Madame, mes salutations
distinguées.
Pour le gestionnaire régional
Vancouver métropolitain
L'avocat des demandeurs a ensuite demandé que la décision de l'agent d'immigration fasse l'objet d'un contrôle administratif, mais il s'est heurté à un refus. Voilà donc pourquoi je suis saisi de l'affaire.
LA QUESTION EN LITIGE
Le principal argument que l'avocat des deman- deurs a fait valoir est que l'agent d'immigration n'a pas exercé correctement son pouvoir discrétion- naire et, en particulier, qu'il a:
(1) conclu que les demandeurs sont entrés et demeurés au Canada grâce à un plan organisé même si cette conclusion ne s'appuyait sur aucune preuve directe ou indirecte;
(2) interprété la politique du défendeur régissant les résidents de fait en situation administrative irrégulière de façon déraisonnable et contraire au sens ordinaire des mots employés dans la politique;
(3) appliqué incorrectement la politique en atta- chant plus d'importance à des facteurs sans intérêt
qu'aux circonstances humanitaires invoquées par les demandeurs;
(4) indûment restreint l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en observant rigidement un aspect particulier de cette politique et en ne tenant pas compte d'autres facteurs pertinents.
LES ARGUMENTS DES DEMANDEURS
S'appuyant sur les faits soumis à la Cour, qui ne sont pas contestés, l'avocat des demandeurs a lon- guement examiné les principes juridiques qui régis- sent l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par une loi.
Il a soutenu que le premier critère applicable est celui du caractère raisonnable, et il s'est appuyé sur la décision rendue dans l'affaire Associated Provincial Picture Houses Ld. v. Wednesbury Corporations, [1948] 1 K.B. 223 (C.A.).
Il a également soutenu que c'est au regard de la loi habilitante, ainsi que de son objet et de l'éten- due de la discrétion qu'elle confère, que doit être établie la légalité de l'exercice de ce pouvoir dis- crétionnaire. Il a cité à cet égard le célèbre arrêt Padfield v. Minister of Agriculture, Fisheries and Food, [1968] A.C. 997 (H.L.).
Le troisième argument de l'avocat des deman- deurs a consisté à dire que les lignes directrices du ministre défendeur, appelées TE 9 dans le Guide de l'immigration (pièce D-7), ont créé une distinction arbitraire et déraisonnable entre les personnes exclues qui sont au Canada grâce à un plan orga- nisé et toutes les autres catégories de résidents de fait en situation administrative irrégulière.
À son avis, il découle de ce qui précède que l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire peut être fonction de l'importance des facteurs d'ordre humanitaire, mais qu'il ne saurait dépendre d'au- tres considérations qui n'ont rien à voir avec la compassion.
L'avocat des demandeurs a plaidé d'autres variations du thème principal, notamment le caractère vague et incertain de l'expression [TRA- DUCTION] «plan organisé»; l'obligation qu'a un décideur d'exclure du processus décisionnel tous les facteurs qui sont sans importance; et la façon particulièrement stricte dont l'agent d'immigration a interprété les lignes directrices du ministre, écar-
tant ainsi le sens plus général des principes huma- nitaires énoncés au paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration.
LES ARGUMENTS DU DÉFENDEUR
L'avocat du défendeur a surtout fait valoir que la décision attaquée ne contient aucune erreur de compétence, que l'agent d'immigration a pris en considération tous les facteurs pertinents, qu'il a fait abstraction de ceux qui étaient sans impor tance et qu'il a pris une décision conforme aux faits et au droit.
Il a laissé entendre que cette décision était une décision avec laquelle les demandeurs n'étaient tout simplement pas d'accord. Ce n'est certaine- ment pas un motif d'annulation, et l'agent d'immi- gration possédait, du reste, assez d'éléments de
preuve pour conclure qu'il n'y avait pas suffisam-
ment de motifs d'ordre humanitaire pour dispenser les demandeurs du processus d'immigration habi- tuel. De l'avis de l'avocat du défendeur, il ne fait aucun doute que l'agent d'immigration est arrivé à cette conclusion après avoir analysé tous les faits pertinents, notamment les liens sociaux et écono- miques qu'avaient établis les demandeurs au Canada, la présence au Canada de membres de leur famille, la fréquentation d'une école cana- dienne par les enfants des demandeurs et d'autres facteurs semblables.
D'autre part, l'agent d'immigration avait parfai- tement le droit de tenir compte de l'élément de tromperie qui a entouré l'entrée des demandeurs au Canada et leur présence ici, et de conclure qu'il y a eu un [TRADUCTION] «plan organisé», au sens l'on emploie cette expression dans les lignes directrices. De l'avis de l'avocat du défendeur, l'agent d'immigration avait le droit de juger que l'intention manifeste des demandeurs de contour- ner la loi et la procédure d'immigration habituelle était pertinente en ce qui a trait à la question d'ordre humanitaire dont il était saisi.
En dernier lieu, l'avocat du défendeur a fait valoir que l'exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi à un agent d'immigration ne doit être soumis à aucune intervention judiciaire, sauf dans les cas les plus patents. Il a cité à cet égard la décision rendue par cette Cour dans l'arrêt Robins c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration et autres (1987), 15 F.T.R. 97 (C.F. 1`e inst.); l'arrêt
Hajariwala c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 79 (ire inst.); et, en particulier, les remarques suivantes qu'a faites le juge en chef adjoint dans l'arrêt Gaffney c. Minis- tre de l'Emploi et de l'Immigration (1989), 27 F.T.R. 234 (C.F. Pe inst.), à la page 240:
La question de savoir si j'en serais arrivé à la même conclusion n'est pas pertinente. La révision effectuée à l'occasion d'une demande fondée sur l'article 18 est différente de celle à laquelle l'on procède dans le cadre d'un appel et en l'absence d'un déni de justice naturelle ou d'une erreur de droit, je ne peux pas modifier la décision de l'agent des visas.
La preuve justifiait l'évaluation de l'agent des visas, et je ne suis pas convaincu qu'il y a eu une erreur de droit ou de compétence ou un déni de justice naturelle.
LES LIGNES DIRECTRICES
Les lignes directrices litigieuses figurent dans un document de 25 pages écrit en petits caractères. Jusqu'à tout récemment, elles faisaient partie du Guide de l'immigration et étaient communément appelées IE 9. À mon sens, on peut tout de suite affirmer sans risque d'erreur qu'aucune personne raisonnable n'oserait contester l'utilité de telles lignes directrices, qui sont destinées à guider les agents d'immigration dans l'exercice de leur pou- voir discrétionnaire. Elles contribuent à garantir un certain degré d'uniformité et de concordance dans la façon dont sont traités des milliers de cas et à montrer clairement que, dans un cas donné, on s'abstient d'exercer ce pouvoir discrétionnaire avec une rigueur ou une indulgence excessive. Tout comme dans l'application des principes d'equity, ces lignes directrices sont pour établir dans une certaine mesure «la longueur du pas du Chance- lier».
Les conseils que ce document donne aux agents d'immigration comportent toutefois une part de risque. En effet, il peut arriver que le libellé d'une ligne directrice ou le sens pouvant lui être attribué amène le titulaire du pouvoir discrétionnaire à restreindre l'exercice de ce pouvoir, à tenir compte de facteurs superflus ou à faire abstraction de facteurs plus importants, ou bien l'entraîne dans une mauvaise direction. Dans un tel cas, il est possible de contester avec succès l'application des lignes directrices, comme nous le verrons plus loin.
Les lignes directrices qui nous intéressent en l'espèce sont celles qui s'appliquent aux personnes qu'on appelle résidents de fait en situation admi nistrative irrégulière. Cette expression est définie à l'article 9.26 1)a) des lignes directrices.
[TRADUCTION] 9.26 1)a) Du point de vue administratif, les résidents de fait en situation administrative irrégulière sont des personnes qui ont auparavant échappé à l'attention des autori- tés canadiennes et qui, même si elles n'ont pas de statut légal au Canada, sont ici depuis si longtemps et y sont si bien établies que, de fait sinon de droit, elles ont leur résidence au Canada et non à l'étranger. Ces personnes ont rompu les liens avec leur pays d'origine et feraient face à des difficultés si elles devaient quitter le Canada afin d'obtenir un visa pour y revenir (légale- ment) à titre de résidents permanents.
On énumère ensuite trois critères d'admissibi- lité: ces personnes doivent vivre dans la «clandesti- nité»; elles doivent être bien établies au Canada sur les plans social, financier et culturel, de sorte que le Canada est désormais leur véritable pays de résidence, et, en dernier lieu, ces personnes et les membres de leur famille feraient face à des diffi- cultés excessives si elles devaient quitter le Canada et obtenir le droit d'établissement de la manière habituelle.
Les lignes directrices précisent ensuite que cer- taines catégories de personnes ne peuvent profiter de ce traitement expéditif. Lorsque l'agent d'immi- gration a examiné les demandes des demandeurs en l'espèce, il a tenir compte de l'article 9.26 3)a), qui est ainsi conçu:
[TRADUCTION] 9.26 3)a) Le cas des personnes qui sont entrées et demeurées au Canada illégalement grâce à un plan organisé et(ou) qui peuvent faire l'objet d'un rapport aux termes des alinéas L27(2)f,g),h),i) ou k) ne sera pas étudié d'après ces lignes directrices. Toutefois, avant de recommander la tenue d'une enquête, les agents doivent se demander si le cas de la personne est visé ailleurs dans le document IE 9, p. ex., est-elle mariée à un résident canadien ou est-elle le dernier parent demeurant à l'étranger; [C'est moi qui souligne.]
Cette mesure d'exclusion constitue le nœud de la présente demande de redressement en vertu de la prérogative et, selon l'avocat des demandeurs, elle justifie l'intervention des tribunaux. Afin d'établir si tel est effectivement le cas, il me paraît utile de commencer par analyser la jurisprudence portant sur la question.
LA JURISPRUDENCE
Dans l'arrêt Hui c. Canada (Ministre de l'Em- ploi et de l'Immigration), [1986] 2 C.F. 96, la Cour d'appel fédérale devait examiner la décision prise par un agent d'immigration de rejeter la demande de résidence permanente présentée par le demandeur dans la catégorie «entrepreneur». Dans sa décision, l'agent des visas avait déclaré, à la page 101:
[TRADUCTION] Vos antécédents et votre dossier en matière d'emploi ont fait l'objet d'une évaluation; vous ne répondez malheureusement pas aux critères de sélection qui définissent l'entrepreneur pour fins d'immigration. Cette conclusion se fonde en partie sur le fait que vous- avez toujours été un employé et que vous n'avez jamais possédé, mis sur pied ou exploité votre propre entreprise. Le ministre responsable de l'immigration a établi que seuls les requérants ayant démontré qu'ils possédaient des antécédents en affaires peuvent être choisis pour faire partie de cette catégorie.
Après avoir analysé le règlement applicable aux immigrants de la catégorie «entrepreneur», le juge Stone de la Cour d'appel a annulé au nom de la Cour la décision prise par l'agent des visas. S'ap- puyant sur les arrêts Baldwin & Francis Ltd. v. Patents Appeal Tribunal, [1959] A.C. 663 (H.L.) et Anisminic Ltd. v. Foreign Compensation Com mission, [1969] 2 A.C. 147 (H.L.), il a conclu que l'exigence relative aux «antécédents en affaires» prévue dans la politique ministérielle n'était pas un critère dont le Règlement en question exigeait qu'on tienne compte. En appliquant cette politique, l'agent des visas a outrepassé sa compétence. Il n'avait pas le droit d'introduire dans sa décision une exigence que ne justifiait pas le libellé du Règlement.
De même, dans l'arrêt Johal c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1987), 15 F.T.R. 164 (C.F. i fe inst.), mon collègue, le juge Cullen, a lui aussi conclu qu'il y avait des raisons d'interve- nir et d'annuler une décision refusant le traitement d'une demande de droit d'établissement dans le cadre du Programme concernant les résidents de fait en situation administrative irrégulière. Dans cette affaire, le juge Cullen a conclu que les lignes directrices ministérielles devaient être interprétées de manière libérale et généreuse parce que les requérants étaient en fuite depuis un certain temps et avaient constamment vécu dans la crainte d'être arrêtés.
Le juge Cullen a trouvé la corroboration de son point de vue dans une directive ministérielle en date du 31 janvier 1986, appelée NHQ HULL CONCEM, qui disait ceci à propos des fausses déclarations la page 166]:
On reconnaît également le fait que la plupart des personnes qui se trouvent illégalement au Canada y sont venues dans l'inten- tion d'y demeurer de façon permanente, qu'elles le reconnais- sent ou non. En outre, une certaine quantité d'activités illégales, comme l'obtention d'une carte d'assurance sociale, accompagne presque toujours les tentatives que font les illégaux en vue de s'établir au Canada. Nous encourageons donc les agents à avoir
une vue d'ensemble de la situation lorsqu'ils examinent les preuves relatives aux fausses déclarations, afin d'en venir à une décision qui soit juste et humaine. [Soulignement du juge Cullen.]
Il y a un autre arrêt pertinent et bien connu, Yhap c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Im- migration), [1990] 1 C.F. 722 (1`e inst.), qui traite de l'exercice indûment restreint du pouvoir discré- tionnaire de nature administrative conféré par le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration. Dans cette affaire, il a semblé au juge en chef adjoint Jerome que, même en faisant abstraction des directives ou des lignes directrices générales accordant une dispense quelconque aux termes de l'article 114 [mod. par L.R.C., (1985) (4e suppl.), chap. 28, art. 29; idem, chap. 29, art. 14] de la Loi, le requérant, qui faisait partie d'un groupe de citoyens chinois, avait droit à un examen complet et équitable afin de déterminer l'existence de con- sidérations d'ordre humanitaire. Après avoir cité la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Ministre de l'Emploi et de l'Immigra- tion et autres c. Jiminez-Perez et autres, [ 1984] 2 R.C.S. 565, et fait allusion à sa propre décision dans l'affaire Sobrie c. Canada (Ministre de l'Em- ploi et de l'Immigration) (1987), 3 Imm. L.R. (2d) 81 (C.F. 1fe inst.), le juge en chef adjoint a conclu, à la page 738:
En conséquence, même dans un cas toutes les autres revendi- cations et demandes faites par le requérant sont, à l'évidence, vouées à l'échec, le droit de celui-ci à un examen des motifs d'ordre humanitaire ne peut être indûment restreint.
Citant l'arrêt Sobrie, le juge en chef adjoint a ajouté la page 738]:
Il est évident que le but sous-jacent aux dispositions du paragraphe 115(2)['] n'est pas simplement de reprendre l'éva- luation d'un immigrant sur les bases ordinaires indiquées dans la Loi. L'esprit de ces dispositions est de fournir un nouveau point de vue du cas de l'immigrant à partir d'une nouvelle perspective. Il s'ensuit que pour que le Ministre examine équi- tablement une demande présentée en vertu du paragraphe précité, il doit être capable d'imaginer ce que le requérant estime constituer, dans son cas, des circonstances d'ordre humanitaire. Celles-ci peuvent être sans rapport avec les faits consignés dans le dossier de la procédure d'immigration antérieure.
Dans la foulée du jugement Yhap, précité, le ministre défendeur a aussitôt formulé de nouvelles lignes directrices, qui ont été rendues publiques le 20 mars 1990. Elles figurent dans un communiqué
Nouvel art. 114(2).
émis par le ministre et ont été produites en preuve comme pièce D-15. Il est question de la catégorie de personnes appelées résidents de fait en situation administrative irrégulière dans ce document, et la définition qui leur est donnée est à peu près identi- que à celle qui figurait dans les anciennes lignes directrices. Il convient de noter, toutefois, qu'on a décidé de ne plus en exclure les requérants qui sont entrés et demeurés au Canada grâce à un plan organisé. Au moins, les nouvelles lignes directrices ne font plus expressément état de cette catégorie particulière de personnes. Il semblerait donc que l'existence d'une fausse déclaration ou d'un plan organisé n'empêche plus la détermination de l'exis- tence de motifs d'ordre humanitaire aux termes de l'article 114 de la Loi.
LES CONSTATATIONS
Tout le domaine du contrôle judiciaire de l'exer- cice du pouvoir discrétionnaire de nature adminis trative fait lui-même l'objet de constants contrôles judiciaires. En effet, même si les principes fonda- mentaux énoncés dans des décisions comme l'arrêt Padfield, précité, sont maintenant clairement éta- blis, il se peut qu'un tribunal soit tenu, en raison de la combinaison particulière des questions de fait et de droit qui lui sont soumises, de s'interroger sur l'étendue ou les limites du champ de l'intervention judiciaire. D'une part, s'il élargit son pouvoir de surveillance, il risque de contrarier l'intention du législateur, qui a accordé ce pouvoir discrétion- naire pour ne pas paralyser le fonctionnement des secteurs nombreux et complexes de l'administra- tion publique. D'autre part, s'il restreint son pou- voir de surveillance, il peut donner à penser que le principe de la légalité ne s'applique pas à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, et qu'on peut impu- nément exercer un tel pouvoir plus souvent de manière fautive.
En ce qui concerne les questions qui m'ont été soumises, et qui sont, j'en conviens, délicates, il me paraît nécessaire de remonter aux principes fonda- mentaux énoncés dans l'arrêt Padfield, précité, et d'analyser l'étendue du programme du défendeur et le but visé par l'examen des demandes des résidents de fait en situation administrative irrégu- lière aux termes du paragraphe 114(2).
Les parties reconnaissent que l'article 9 de la Loi pose un principe général, à savoir que les
personnes désireuses de s'établir en permanence au Canada doivent présenter leur demande à l'étran- ger. Comme on le dit succinctement dans le docu ment IE 9, [TRADUCTION] «Cette exigence peut être considérée comme la pierre angulaire de la politique d'immigration du Canada».
Elles reconnaissent aussi que l'incidence de cette règle est tempérée par d'autres dispositions de la Loi, comme l'article 3, qui reconnaît notamment la nécessité «de faciliter la réunion au Canada des citoyens canadiens et résidents permanents avec leurs proches parents de l'étranger». Elle est en outre tempérée par l'arrêt Singh et autres c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que toute personne physiquement présente au Canada a le droit d'invoquer la protec tion conférée par la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)], de ' même que par le pouvoir discrétionnaire de nature exécutive prévu à l'article 38 et, en particulier, par la faculté qu'a le gouverneur en conseil aux termes de l'article 114 de prendre en considération des raisons d'intérêt public ou d'ordre humanitaire pour faciliter l'établissement d'une personne pen dant qu'elle réside au Canada. Enfin, elle est tempérée par ce qui est, de l'aveu général, une conception libérale de la politique d'immigration en général et par une conception tout aussi libérale de la question des réfugiés en particulier.
Comme je l'ai déjà mentionné dans les présents motifs, tous ces facteurs ont entraîné une consé- quence imprévue, celle d'attirer au Canada des milliers de personnes dont le statut est demeuré en suspens pendant longtemps. Sur le plan adminis- tratif, il n'était plus possible de traiter rapidement les demandes des revendicateurs du statut de réfu- gié qui débarquaient en masse au Canada et de surveiller la présence au Canada des milliers de visiteurs qui excédaient la durée fixée de leur autorisation de séjour.
Soucieux de supprimer cet arriéré, le ministre défendeur a décidé de mettre sur pied divers pro grammes. Ainsi, on a offert aux revendicateurs du statut de réfugié la possibilité de s'établir en per manence au Canada, pourvu qu'ils arrivent à prou- ver qu'ils avaient réussi leur installation au
Canada, ou avaient la capacité de la réussir. On a offert aux résidents en situation administrative irrégulière la possibilité d'obtenir le droit de s'éta- blir au Canada à condition qu'ils démontrent l'existence de motifs d'ordre humanitaire suffi- sants. En particulier, le ministre a prévu des mesu- res dans le document IE 9 au sujet du traitement au Canada des demandes de visa d'immigrant des personnes tombant dans la catégorie des résidents de fait en situation administrative irrégulière.
Ces lignes directrices enjoignaient aux agents de [TRADUCTION] «faire la distinction entre les per- sonnes qui sont simplement des illégaux de longue date et celles qui sont d'authentiques résidents de fait», en s'appuyant sur des critères d'admissibilité précis, que j'ai cités plus haut. Enfin, ces lignes directrices excluaient la participation à ce pro gramme des personnes entrées et demeurées au Canada illégalement grâce à un [TRADUCTION] «plan organisé».
C'est cette dernière mesure qui me paraît la plus douteuse parce que, de prime abord, elle semble restreindre indûment l'exercice du pouvoir discré- tionnaire conféré à l'agent d'immigration. Autre- ment dit, le fait qu'il s'agisse d'un résident de fait en situation administrative irrégulière qui est au Canada grâce à un plan organisé exclut apparem- ment la prise en considération de motifs d'ordre humanitaire, expression dont le sens est pourtant large et général.
D'autre part, cette mesure semble aller à l'en- contre de la directive ministérielle NHQ HULL CONCEM en date du 31 janvier 1986, qui porte elle aussi sur le programme concernant les résidents de fait en situation administrative irrégulière, et à laquelle mon collègue, le juge Cullen, a fait allu sion dans l'arrêt Johal c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, précité. Cette directive précise que les résidents en situation administrative irré- gulière sont, par définition, des personnes qui se trouvent en situation irrégulière, et qu'elles sont venues au Canada dans l'intention de s'y installer en permanence, de sorte qu'elles ont presque immanquablement contrevenu à la Loi sur l'immi- gration dès leur arrivée. À mon sens, c'est la reconnaissance de ce fait qui a amené le juge Cullen à déclarer dans l'arrêt Johal, à la page 166:
Le Programme concernant les résidents de fait en situation administrative irrégulière donne aux résidents qui se trouvent
en situation administrative irrégulière l'occasion de faire valoir leur point de vue et d'obtenir probablement le statut de résident permanent. J'emploie le terme «probablement» plutôt que «peut-être» parce que le législateur a reconnu l'existence d'un problème évident, en l'occurrence, le nombre croissant d'illé- gaux et qu'il avait l'intention de s'y attaquer en accordant le statut de résident permanent à une vaste majorité d'illégaux. Par ailleurs, le législateur a sans doute reconnu le fait que les personnes qui choisissent de sortir de la clandestinité croient sincèrement qu'elles sont admissibles au programme et que la plupart, sinon la totalité, ont probablement consulté un avocat avant d'entreprendre cette démarche monumentale (pour elles). Naturellement, elles peuvent s'attendre, si elles ne sont pas admissibles, à ce que des mesures d'un type ou l'autre soient prises contre elles et à être éventuellement expulsées.
Aux yeux de la personne encline à la méfiance, cette promesse de bénéficier d'un traitement expé- ditif pourrait bien ressembler à l'invitation classi- que faite à la victime d'aller se jeter dans la gueule du loup. Comme l'a dit succinctement le juge Cullen dans l'arrêt Johal, précité, un résident de fait en situation administrative irrégulière qui décide de sortir de la clandestinité et de se présen- ter aux autorités de l'immigration court le risque d'être expulsé. On pourrait sans doute dire que c'est un risque qu'il accepte de prendre, tout comme on pourrait dire que ce programme est un piège pour ceux qui ne sont pas sur leurs gardes dès que les agents d'immigration concluent que les mesures prises en contravention de la Loi pour venir au Canada constituent un [TRADUCTION] «plan organisé».
LES CONCLUSIONS
Compte tenu des observations qui précèdent, la Cour doit se prononcer sur la principale question en litige, qui est de savoir si cette Cour est justifiée à intervenir dans la décision prise par l'agent d'immigration le 12 juillet 1989.
La principale constatation formulée par l'agent d'immigration dans sa décision est que les deman- deurs et leurs enfants sont entrés et demeurés au Canada grâce à un [TRADUCTION] «plan orga- nisé»; cette expression n'a pas encore été définie par les tribunaux. Il se peut qu'elle évoque des arrivées massives d'immigrants illégaux venus au Canada grâce aux efforts organisés de tierces per- sonnes agissant comme entrepreneurs, mais elle peut tout aussi bien désigner un plan de nature plus privée, l'organisation est limitée à celle de [TRADUCTION] «deux ou plusieurs personnes qui partagent un intérêt commun». (Voir le Black's Law Dictionary, sixième édition, page 1099).
Par conséquent, il me paraît indéniable que l'agent d'immigration pouvait conclure que les demandeurs sont entrés au Canada [TRADUC- TION] «grâce à un plan organisé» en vue de s'y installer en permanence, compte tenu des éléments de preuve dont il disposait. Il n'est pas nécessaire, à cet égard, de faire état de chacun des éléments de preuve sur lesquels celui-ci a fondé sa décision. Il suffit de dire que la preuve pouvait raisonnable- ment justifier sa conclusion, du moins au regard des lignes directrices.
Il est vrai qu'on pourrait tirer une conclusion différente à propos de la visite qu'a faite le requé- rant au Canada pour raccompagner son père malade; ou de l'arrangement conclu entre le requé- rant et son frère au sujet de l'utilisation par le premier de la carte d'assurance sociale de ce der- nier; ou de la crainte qu'a éprouvée la requérante lorsqu'elle a dit aux autorités canadiennes que son mari était en Arabie saoudite; ou de l'inscription sans délai des enfants dans une école de Vancouver avec l'aide de la soeur du requérant. On pourrait arguer que ces événements ne révèlent pas l'exis- tence d'un [TRADUCTION] «plan organisé» qui aurait pris naissance aux Philippines lorsque le requérant a présenté une demande de visa de visiteur. On pourrait déduire de la preuve que, si les demandeurs ont eu l'intention de venir au Canada et de vivre dans la clandestinité, cette intention s'est matérialisée sous la forme d'un «plan organisé» seulement après que la femme et les enfants sont venus rejoindre le mari à Vancou- ver en juin 1986, lorsqu'a été prise la décision d'inscrire les enfants dans une école.
En tout état de cause, comme je l'ai déjà men- tionné, il semble évident que les résidents de fait en situation administrative irrégulière auxquels s'ap- plique le programme du ministre sont visés par les dispositions pénales prévues à l'article 94 de la Loi sur l'immigration [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), chap. 28, art. 24], qui contient une longue liste d'infractions punissables sur déclaration de culpabilité par mise en accusation ou procédure sommaire. De toute façon, j'imagine qu'il existe très peu de cas des résidents de fait en situation administrative irrégulière ne participent pas d'une manière ou d'une autre à un plan organisé quel qu'il soit.
Quoi qu'il en soit, la difficulté dans la présente espèce ne réside pas dans la conclusion de l'agent d'immigration selon laquelle les demandeurs sont venus au Canada grâce à un plan organisé; elle provient plutôt du fait que ce dernier a décidé que les motifs d'ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier l'octroi du droit d'établissement aux demandeurs parce que ceux-ci sont entrés au Canada grâce à un plan organisé et que la requé- rante a fait une fausse déclaration lorsqu'elle a demandé son visa de visiteur. À mon sens, l'agent d'immigration a cru que l'existence d'un [TRADUC- TION] «plan organisé» ou d'une fausse déclaration lui interdisait de tenir compte des motifs d'ordre humanitaire pouvant exister dans un cas donné. Il s'est senti lié par la mesure d'exclusion contenue dans les lignes directrices au sujet des résidents en situation administrative irrégulière entrés au Canada grâce à un plan organisé. À l'évidence, il a pensé dès le début que les requérants étaient visés par cette mesure d'exclusion. D'une part, il était déterminé à se renseigner auprès des autorités à Manille au sujet des déclarations faites par les demandeurs dans leurs demandes de visa de visi- teur et, d'autre part, il a accepté d'attendre ces résultats pendant plusieurs mois avant de prendre une décision au sujet du traitement au Canada des demandes de visa d'immigrant. Par conséquent, même si l'agent d'immigration jouissait vraisem- blablement de beaucoup de latitude pour détermi- ner s'il y avait des motifs d'ordre humanitaire suffisants pour accorder le droit d'établissement aux demandeurs, il a refusé de tenir compte de ces motifs parce qu'à son avis, il y avait un [TRADUC- TION] «plan organisé».
Le paragraphe 114(2) ne contient aucune res triction de ce genre et comme, à mon sens, le programme s'adresse aux «résidents de fait en situation irrégulière», on ne peut affirmer qu'une telle restriction est justifiée. Les lignes directrices adoptées après le jugement Yhap ne mentionnent pas ce critère d'exclusion, et, comme l'a d'ailleurs dit la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Hui, précité, la personne qui se conforme à une politi- que ministérielle dont le fondement ne se trouve ni dans une loi ni dans un règlement outrepasse sa compétence.
D'autre part, cette politique, même si l'on con- cluait à sa légitimité, contredit la directive NHQ
HULL CONCEM, qui reconnaît que des activités illégales accompagnent souvent la venue au Canada des résidents de fait en situation adminis trative irrégulière, mais qu'il faut quand même encourager les agents d'immigration [TRADUC- TION] «à avoir une vue d'ensemble de la situation lorsqu'ils examinent la preuve relative aux fausses déclarations, afin d'en venir à une décision qui soit juste et humaine». Je pense que le contenu de cette directive s'applique à la fausse déclaration faite par la requérante lorsqu'elle a demandé son visa de visiteur, et que ni cette fausse déclaration ni la constatation de l'existence d'un plan organisé ne justifiaient le refus de l'agent d'immigration d'ana- lyser toute la situation pour tenter de prendre une décision juste et humaine.
En dernier lieu, une telle exclusion ne saurait, à mon sens, être justifiée quand on sait que la raison d'être des programmes mis sur pied aux termes de l'article 114 de la Loi est d'accorder aux requé- rants dont la présence au Canada n'est que la perpétuation ou la continuation d'une activité illé- gale et de qui l'on peut dire qu'ils ont constam- ment enfreint les diverses exigences légitimes de la Loi sur l'immigration le droit d'invoquer des motifs d'ordre humanitaire.
Évidemment, il peut être à craindre que l'appli- cation par le défendeur de motifs d'ordre humani- taire à des résidents de fait en situation adminis trative irrégulière ne donne au monde entier l'impression que la violation des lois canadiennes en matière d'immigration n'est pas sanctionnée ou que l'attitude humanitaire du Canada est une atta- que contre la crédibilité du système en vigueur. À mon humble avis, toutefois, le programme doit savoir résoudre un problème dont la solution pour- rait souvent dépasser l'imposition de sanctions qui pourraient autrement stigmatiser à jamais les requérants.
On pourrait aussi soutenir qu'en excluant cette catégorie de requérants, le défendeur restreint en toute légitimité les limites qui encadrent l'exercice du pouvoir discrétionnaire. Je ne suis pas de cet avis. Comme je l'ai déjà mentionné, il est appro- prié que le défendeur adopte des lignes directrices, mais celles-ci ne peuvent comporter une exclusion générale fondée sur une disposition législative que le libellé de cette disposition ne prévoit pas.
Par ces observations, je ne veux pas donner à entendre que l'agent d'immigration chargé de déterminer s'il existe des motifs d'ordre humani- taire dans un cas donné doit mettre de côté la preuve d'un plan organisé ou d'une activité répré- hensible menée par des requérants pour se sous- traire à l'application des règles. Dans tous ces cas, on peut dire que les agissements répréhensibles d'une personne sont tout aussi pertinents que sa conduite plus honnête. Je constate simplement que cette preuve ne doit ni ne peut être le facteur déterminant dans le règlement de la question.
Tout bien considéré, je dois conclure que l'agent d'immigration en l'espèce a commis une erreur de compétence. Sa décision doit être annulée.
Un jugement en ce sens sera rendu, de même qu'un jugement déclaratoire portant que les requé- rants ont droit à une nouvelle audition de leurs demandes en vue d'obtenir une dispense fondée sur des motifs d'ordre humanitaire. Cette audition aura lieu devant un autre agent d'immigration qui devra examiner les demandes en conformité avec les présents motifs.
Les demandeurs ont droit aux dépens.
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