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T-1162-89
N.M. Paterson & Sons Limited (demanderesse) c.
Le navire Birchglen, Universal Metal Co. Limi ted, Universal Metal Co. (N.S.) Ltd., Leonard Bujokas, les propriétaires et toutes les autres per- sonnes ayant un droit sur le Birchglen, le remor- queur Thunder Cape, Misner Offshore Services (Canada) Ltd., les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le remorqueur Thunder Cape, le remorqueur Elmore M. Misner, Commerce Leasing Limited, les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le remorqueur Elmore M. Misner, Great Lakes Marine Contracting Limited, North American Marine, Inc., Sa Majesté la Reine du chef du Canada et l'Administration de la Voie maritime du Saint-Laurent (défendeurs)
RÉPERTORIÉ: N.M. PATERSON & SONS LTD. C. BIRCHGLEN (LE) (I" INST.)
Section de première instance, juge Joyal— Toronto, 7 mai; Ottawa, 26 juin 1990.
Droit maritime Privilèges et hypothèques Requête en jugement déclaratoire portant qu'un privilège maritime est éteint Les propriétaires des remorqueurs impliqués dans une collision veulent vendre les navires Les assureurs conviennent d'assumer tous les dommages-intérêts adjugés jusqu'à concurrence d'une somme maximale de 1,15 million de dollars, ce qui est supérieur à la valeur des remorqueurs à une vente en justice Requête rejetée Effets des privilèges maritimes et du cautionnement Le recours à un engagement au lieu d'un cautionnement est un développement récent C'est en fonction des faits de chaque affaire qu'on détermine si le privilège maritime est éteint lors de la passation d'une sûreté Il est prématuré de déclarer le privilège éteint L'existence continue du privilège n'empêche pas la vente, car des techniques contractuelles éliminent le risque engendré par le privilège L'intervention du tribunal déplacerait de façon irréversible le risque d'un côté à l'autre.
Il s'agissait d'une requête en jugement déclaratoire portant qu'un privilège maritime est éteint du fait du dépôt d'un engagement souscrit par les assureurs. Les remorqueurs défen- deurs ont été impliqués dans une collision avec le navire de la demanderesse et lui auraient causé des avaries se chiffrant à plus de trois millions de dollars. Les propriétaires des remor- queurs veulent maintenant les vendre. Les assureurs ont fourni une lettre d'engagement dans laquelle ils convenaient d'indem- niser les remorqueurs de tous les dommages-intérêts auxquels ils pourraient être condamnés. Toutefois l'engagement des assu- reurs n'était pas solidaire mais se limitait au risque couvert par
chacun, pour un total de 1,15 million de dollars. La demande- resse s'est opposée au prononcé d'un tel jugement déclaratoire, en soulignant que la possibilité que le titre soit grevé de privilèges n'a jamais empêché l'achat et la vente des navires, car il existe des techniques contractuelles permettant d'éliminer le risque engendré par les privilèges. La demanderesse a sou- tenu qu'il pouvait se produire un événement qui ferait renaître le privilège en l'absence du jugement déclaratoire sollicité. Les assureurs pourraient, par exemple, devenir insolvables, ce qui ferait baisser la valeur de la sûreté. La question était de savoir dans quelle mesure un privilège maritime continue d'exister après l'acceptation d'un cautionnement, d'une garantie ou d'un engagement.
Jugement: la requête devrait être rejetée.
On ne connaît pas la nature juridique exacte du privilège maritime ni les conditions de son extinction. Le privilège mari time grève un navire et a priorité sans action en justice, acte scellé ou enregistrement. Il grève le bien dès la survenance de l'événement et suit le navire en cas de vente. Le privilège est éteint par suite de l'acquittement et de l'acceptation de la créance. Le cautionnement est un acte de procédure de droit maritime qui permet de protéger une chose d'une saisie ou de lever la saisie en remplaçant le corpus de la chose par un engagement de remplir l'obligation du défendeur de payer une somme d'argent. Le cautionnement a pour effet de lever entiè- rement la saisie du navire visé par l'action. La garantie fournie sous forme d'engagement à la place d'un cautionnement est un développement relativement récent en droit maritime, mais elle a le même effet que le cautionnement. L'effet de la passation d'une sûreté sous forme de garantie ou d'engagement est moins certain que dans le cas du cautionnement en raison de sa nature contractuelle. Les tribunaux ont hésité à se rallier au principe selon lequel le privilège maritime est éteint complètement à la passation d'un cautionnement ou d'une autre sûreté. Ils ont retenu une solution pratique, et la question de savoir si le privilège maritime est éteint lors de la passation d'une sûreté est réglée selon les faits de chaque affaire et selon que les exigences de la justice et de l'équité sont respectées. Dans les circonstances, il serait prématuré que la Cour déclare les remorqueurs libres de toute charge. La question de savoir si un privilège est éteint ne peut être résolue que lorsqu'on essaie de saisir de nouveau les remorqueurs. Bien que la délivrance d'une ordonnance puisse faciliter l'aliénation des remorqueurs, l'exis- tence continue du privilège ne devrait pas en empêcher la vente. Quoiqu'on puisse soutenir que le risque engendré par une ordonnance déclarant le privilège éteint est minime, l'engage- ment excédait la valeur des remorqueurs et, quoique la crainte que certains des assureurs puissent devenir insolvables soit plus hypothétique que réelle, l'étendue du risque s'applique autant à un acheteur subséquent qu'au titulaire actuel du privilège. Si la Cour intervenait à ce stade-ci, elle déplacerait de façon irréver- sible ce risque d'un côté à l'autre.
Enfin, il existe un doute quant à la compétence de la Cour d'accorder l'ordonnance demandée, compte tenu des restrictions imposées à la Cour en ce qui concerne le prononcé d'un jugement déclaratoire dans le cadre d'une procédure interlocu- toire contrairement aux actions et du principe général selon
lequel c'est seulement par vente en justice que la Cour peut accorder à un soumissionnaire un titre parfait franc et quitte de toute charge.
JURISPRUDENCE DISTINCTION FAITE AVEC:
The City of Mecca (1879), 5 P.D. 28 (Adm. Div.); In re The «Hero» (1865), BR. & L. 447 (H.C. of Adm.); In re The «Volant» (1842), 1 W. Rob. 383 (H.C. of Adm.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
In re The «Europa» (1863), BR. & L. 89 (P.C.); The Kalamazoo (1851), 15 Jur. 885 (Adm. Ct.).
DÉCISION CITÉE:
The Majfrid (1943), 77 LI. L. Rep. 127 (Adm. Div.).
DOCTRINE
Jackson, D. C. Enforcement of Maritime Claims, London: Lloyd's of London Press Ltd., 1985.
Tetley, William Maritime Liens and Claims, London: Business Law Communications Ltd., 1985.
Thomas, D. R. British Shipping Laws, vol. 14, Maritime Liens, London: Stevens & Sons Ltd., 1980.
AVOCATS:
Alain Pilotte pour la demanderesse.
Nyron B. Dwyer pour la défenderesse North American Marine, Inc.
Leilah Edroos pour les défendeurs le remor- queur Thunder Cape et Misner Offshore Ser vices (Canada) Ltd.
Sean Harrington pour les défendeurs le navire Birchglen, Universal Metal Co. Limited, Uni versal Metal Co. (N.S.) Ltd. et Leonard Bujokas.
Kristine A. Connidis pour les assureurs. Gordon Hearn pour les défenderesses Misner Offshore Services (Canada) Ltd. et Great Lakes Marine Contracting Limited.
PROCUREURS:
Marler, Sproule & Pilotte, Montréal, pour la demanderesse.
Armstrong, Schiralli & Dunne, Toronto, pour la défenderesse North American Marine, Inc. Cassels, Brock & Blackwell, Toronto, pour les défendeurs le remorqueur Thunder Cape et Misner Offshore Services (Canada) Ltd. McMaster, Meighen, Toronto, pour les défen- deurs le navire Birchglen, Universal Metal
Co. Limited, Universal Metal Co. (N.S.) Ltd. et Leonard Bujokas.
Campbell, Godfrey & Lewtas, Toronto, pour les assureurs et pour les défenderesses Misner Offshore Services (Canada) Ltd. et Great Lakes Marine Contracting Limited.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE JOYAL: Les défendeurs, le remorqueur Thunder Cape et ses propriétaires, ainsi que le remorqueur Elmore M. Misner et ses propriétai- res, demandent par voie de requête à la Cour de prononcer un jugement déclaratoire.
Les défendeurs [également appelés requérants] sollicitent en tout cinq jugements déclaratoires, mais trois d'entre eux portent en grande partie sur la même question et sont pour le moins quelque peu discutables. Le débat se circonscrit autour de la question de savoir dans quelle mesure, le cas échéant, le privilège maritime qui grève un navire continue d'exister après que le créancier a accepté un cautionnement, une garantie ou un engagement à l'égard de la créance qui fait l'objet du privilège maritime. Pour bien situer la question en litige dans son contexte factuel, il convient d'examiner brièvement les faits à l'origine du présent litige.
LES FAITS
C'est le 23 avril 1988 que le vraquier M.V. Quedoc, qui appartient à la demanderesse, remon- tait la voie maritime du Saint-Laurent aux alen- tours du lac Saint-Louis. Le chenal est passable- ment étroit à cet endroit précis et, suivant les actes de procédure, le Quedoc gardait sa route du côté droit du chenal. A peu près au même moment, le Birchglen, un navire désarmé qui était en train d'être remorqué par le Thunder Cape et le Elmore M. Misner, descendait la voie maritime. Le Birch- glen était en route vers la Nouvelle-Écosse, il devait être envoyé à la casse. Un abordage s'est produit entre le Quedoc et le Birchglen et le Quedoc a subi des avaries considérables. Suivant la demanderesse, ces avaries se chiffrent à plus de trois millions de dollars.
La demanderesse [également appelée intimée] a introduit une action in rem contre le Birchglen et les remorqueurs Thunder Cape et Elmore M. Misner. Le Birchglen et ses propriétaires ont
ensuite mis en cause les deux remorqueurs. En temps utile, les assureurs des remorqueurs sont intervenus et ont fourni à la demanderesse et au Birchglen une lettre d'engagement dans laquelle ils convenaient d'indemniser les remorqueurs de tous les dommages-intérêts auxquels ces derniers pou- vaient éventuellement être condamnés. Cette lettre d'engagement, à laquelle six assureurs ont souscrit, se chiffrait à 1,15 million de dollars. Toutefois, l'engagement des assureurs n'était pas solidaire et il se limitait à la somme correspondant au risque individuel que chacun des assureurs avait initiale- ment garanti.
Il semblerait que les propriétaires des remor- queurs désirent maintenant vendre ou aliéner les remorqueurs. Cependant, l'éventuel acheteur qui est au courant de la réclamation formulée contre les remorqueurs, désirera acquérir un titre franc et quitte de toute charge. D'où la demande de juge- ment déclaratoire présentée par les propriétaires des remorqueurs défendeurs.
La réparation sollicitée est formulée dans trois différents paragraphes de l'avis de requête mais, en substance, les requérants y invoquent le pouvoir que possède notre Cour de déclarer qu'à toutes fins que de droit, l'engagement souscrit par les assu- reurs et accepté par la demanderesse éteint le privilège maritime.
LES RÈGLES DE DROIT
L'institution du privilège maritime a eu une existence longue et, pourrait-on dire, vénérable. Elle s'apparente au concept du deo dandum et de la confiscation, suivant lesquels la chose ou la res qui a pu causer un préjudice est personnifiée et doit en répondre à la personne lésée.
Les commentaires suivants du professeur Wil- liam Tetley dans son ouvrage Maritime Liens and Claims' sont appropriés. Le privilège maritime traditionnel, déclare-t-il:
[TRADUCTION] ... est un droit garanti propre au droit maritime (la lex maritima). C'est un privilège qui grève un bien (un navire) et qui a priorité sans action en justice, acte scellé ou enregistrement. Il suit le navire en cas de vente à un autre propriétaire, qui ignore peut-être l'existence, du privilège. En ce sens, le privilège maritime est un privilège secret qui n'a pas d'équivalent en common law; il correspond plutôt au con
' London: Business Law Communications Ltd., 1985. -
cept de privilège du droit civil et de la lex mercatoria 2 .
De plus, précise-t-il, [TRADUCTION] «le privilège grève le bien dès la survenance de l'événement» 3 . Les poursuites judiciaires ne font que confirmer son existence, de sorte qu'entre la survenance de l'événement et la poursuite, le privilège demeure incomplet.
Dans son ouvrage intitulé Maritime Liens (Bri- tish Shipping Laws, vol. 14) 4 , Thomas cite le jugement In re The «Europa» (1863), BR. & L. 89 (P.C.), dans lequel il a été jugé que [TRADUC- TION] «le privilège maritime suit le navire entre les mains de toute personne à qui il est transmis, et il peut être exercé après un laps de temps considéra- ble; mais, pour le rendre opposable aux tiers, il faut le faire valoir avec une diligence raisonnable, au risque de le perdre» 5 .
Voici ce que déclare Thomas, en discutant des cas dans lesquels un privilège maritime peut s'éteindre:
[TRADUCTION] Il semble qu'il soit fermement établi que le privilège s'éteint par suite de l'acquittement et de l'acceptation de la créance dont on réclame le paiement ou de toute autre somme que le titulaire du privilège accepte en paiement inté- gral de sa créance 6 .
L'auteur poursuit en ces termes, à la page 287:
[TRADUCTION] Le cautionnement est un acte de procédure de droit maritime qui permet de protéger une chose d'une saisie ou de lever la saisie en remplaçant le corpus de la chose par un engagement de remplir l'obligation du défendeur de payer une somme d'argent.
Et, plus loin, l'auteur ajoute:
[TRADUCTION] En acceptant le cautionnement, le créancier doit agir raisonnablement et faire attention de ne pas exiger une garantie excessive, car il s'expose ainsi à des dommages- intérêts en cas de saisie abusive de la chose ou à une demande d'indemnisation des frais engagés pour fournir le cautionne- ment exagéré.
Dans la décision The Kalamazoo (1851), 15 Jur. 885 (Adm. Ct.), le Dr Lushington a fait remarquer:
[TRADUCTION] Il est parfaitement acceptable d'accepter un cautionnement pour la pleine valeur; mais l'acceptation a pour effet de lever entièrement la saisie du navire visé par l'action. Il
2 Ibid., aux p. 40 et 41.
3 Ibid., à la p. 136.
° London: Stevens & Sons Ltd., 1980.
5 Ibid., à la p. 282.
6 lbid., à la p. 286.
serait tout à fait absurde de prétendre qu'on peut saisir un navire, accepter un cautionnement pour un montant donné, et le saisir à nouveau par la suite sur le fondement du même droit d'action. Le cautionnement représente le navire, et lorsqu'il y a déjà eu mainlevée de la saisie du navire à la suite du dépôt d'un cautionnement, le navire est à l'abri de l'action'.
Un développement relativement récent en droit maritime est la garantie fournie sous forme d'en- gagement à la place d'un cautionnement. Voici ce que Thomas déclare au sujet de cette forme de sûreté:
[TRADUCTION] La fourniture d'une sûreté pour garantir l'exécution du jugement comme solution de rechange au cau- tionnement est un développement relativement récent. Bien qu'il existe des différences techniques entre elle et le cautionne- ment, cette garantie produit néanmoins les mêmes effets que le cautionnement. Ainsi, sous réserve des nuances qui sont propres au cautionnement, une sûreté valable et suffisante aura pour effet d'éteindre le privilège du créancier qui, en acceptant la sûreté, renonce à son droit in rem sur la chose'.
Les commentaires précités de M. Thomas et du D� Lushington sembleraient plutôt convaincants et légitiment le principe qu'une fois que le créancier a consenti à la fourniture d'un cautionnement ou de lettres de garantie ou d'engagements souscrits par des assureurs ou que le tribunal les a acceptés, il y a non seulement mainlevée de la saisie de la chose, mais extinction du privilège maritime lui-même. Il serait donc logique que, de leur propre initiative ou en vertu d'un jugement déclaratoire de notre Cour, les propriétaires des remorqueurs défendeurs ven- dent ou aliènent les remorqueurs franc et quitte de toute charge. La logique appuie leur thèse: le privilège maritime, qui, au même titre que le privilège du constructeur, est une charge ou un privilège de premier rang qui grève la chose et qui prime les autres hypothèques et les autres charges enregistrées, est remplacé par un montant convenu qui est fourni à titre de sûreté. Cette substitution est autorisée soit d'un commun accord, soit aux termes d'une ordonnance judiciaire. Dans un cas comme dans l'autre, la chose (le navire), qui cons- titue l'assurance formelle qui est faite au créancier qu'il existe un bien pour acquitter sa créance, peut compter sur la sûreté avec le même soulagement et la même sérénité. Dans l'intervalle, bien sûr, le navire peut parcourir les mers et les cours d'eau et rapporter à ses propriétaires des revenus qui s'ajoutent à l'assurance qu'a le créancier qu'il
7 Alap.886.
8 Thomas, précité, note 4, à la p. 291.
pourra intenter une action in personam en cas de non-paiement de sa créance. Par ailleurs, la substi tution élimine le risque d'une perte, notamment par un sinistre, de la chose sur laquelle le privilège est exercé, ce qui entraînerait la perte du privilège lui-même. On pourrait donc faire observer qu'en ce sens, une sûreté dont la forme et la valeur sont toutes les deux acceptables réduit au minimum le risque auquel est exposé le créancier et libère en même temps un bien productif de revenu.
On peut donc se demander ce que le créancier peut valablement demander de plus. Quelles que soient les origines bibliques de l'action in rem et la personnification fictive de la chose, les privilèges maritimes se sont développés au Royaume-Uni à partir d'une tradition marchande florissante dans laquelle on a forcément faire face à des biens qui n'étaient pas immobilisés, comme les biens réels, mais qui étaient très mobiles et qui pou- vaient par ailleurs échapper à une mesure d'exécu- tion forcée efficace au gré des caprices du com mandant ou du propriétaire. On a reconnu que les droits et les obligations qui étaient sanctionnés par la loi et qui découlaient du commerce maritime international exigeaient des techniques pratiques différentes de celles qui étaient attribuables au commerce interne en général.
Il s'ensuivrait donc logiquement, comme on l'a dit dans la décision The Kalamazoo, qu'une fois que le cautionnement a été fourni ou qu'une autre sorte de sûreté a été acceptée par le créancier, il y a substitution de la sûreté à la chose et que le privilège s'éteint. Cette opinion a été suivie non seulement dans la décision The Kalamazoo, mais aussi par le juge Bucknill dans la décision The Majfrid (1943), 77 Ll. L. Rep. 127 (Adm. Div.). Thomas y souscrit également dans son ouvrage Maritime Liens, dans lequel il déclare:
[TRADUCTION] Ainsi donc, lorsqu'en plus des frais du créan- cier, un cautionnement est fourni pour la pleine valeur de la créance, ou pour le montant limité prescrit par la loi, ou pour la valeur de la chose, selon ce qui s'applique en l'espèce, le privilège à l'égard duquel le cautionnement est fourni s'éteint et le chose ne peut être saisie à nouveau'.
L'auteur s'empresse toutefois [aux pages 288 et 289] de nuancer ce principe en citant des cas la fourniture d'un cautionnement n'empêcherait pas nécessairement une éventuelle seconde saisie et
9 Thomas, supra, note 4, à la p. 288.
l'on pourrait faire renaître le privilège [TRADUC- TION] «de façon à intenter une seconde action en justice contre la chose à l'égard du même droit de recours». C'est la conclusion à laquelle le tribunal en est venu dans l'affaire The City of Mecca (1879), 5 P.D. 28 (Adm. Div.), dans laquelle la caution était devenue insolvable, dans l'affaire In re The «Hero» (1865), BR. & L. 447 (H.C. of Adm.), dans laquelle le cautionnement initial a été jugé insuffisant, et dans l'affaire In re The «Volant» (1842), 1 W. Rob. 383 (H.C. of Adm.), dans laquelle le cautionnement était suffisant pour acquitter la créance mais non les frais y afférents.
Aucune des situations susmentionnées ne s'ap- plique à l'affaire dont je suis saisi. L'intimé pré- tend néanmoins que dans l'état actuel du droit, la Cour ne devrait pas déclarer que les remorqueurs Thunder Cape et Elmore M. Misner ne sont plus grevés d'un privilège et qu'ils peuvent être vendus «libres de toute charge» comme s'il s'agissait d'une vente en justice. L'un ou l'autre des assureurs pourrait devenir insolvable, ce qui diminuerait d'autant la valeur de la sûreté. Il peut se produire un événement qui pourrait par ailleurs créer une situation dans laquelle, en l'absence d'un jugement déclaratoire de notre Cour, le privilège pourrait renaître.
De toute façon, précise l'avocat de l'intimé, en cas de vente, le privilège maritime suit le navire dans tous ses déplacements. Le privilège maritime se distingue par son «caractère secret et incondi- tionnel> et il suit le bien même entre les mains des personnes qui l'acquièrent de bonne foi contre valeur. La présence de privilèges dont l'existence n'a pas été révélée fait toujours l'objet de disposi tions contractuelles et les techniques permettant d'assurer ou d'éliminer le risque sont bien connues. En tout état de cause, précise l'avocat, dans l'af- faire qui nous occupe le privilège est bien connu, le montant de la créance a été calculé, les modalités de l'engagement ont été divulguées et les avocats spécialisés en droit maritime et les assureurs ont toute l'expérience voulue pour s'occuper de tout risque éventuel qu'un privilège maritime qui conti nue d'exister ou qui ne s'est pas éteint peut faire peser sur un acquéreur bien informé ou perspicace.
Vu la nature du privilège maritime, dont l'exis- tence est pratiquement inconnue de l'acheteur, les considérations d'ordre pratique formulées par
l'avocat de l'intimé semblent logiques. Il soutient essentiellement que la possibilité que le titre ne soit pas parfait, comme par exemple s'il est grevé d'un privilège maritime, n'a jamais empêché l'achat et la vente des navires et que rien ne justifie à cette étape-ci que la Cour intervienne de la manière suggérée par les requérants.
CONCLUSIONS
Il va de soi que les juges et les auteurs sont loin s'être unanimes sur la nature juridique exacte du privilège maritime et sur les conditions de son extinction. Le professeur D. C. Jackson, dans son ouvrage Enforcement of Maritime Claims 10 , l'af- firme sans ambages lorsqu'il déclare: [TRADUC- TION] «on ne sait pas avec certitude si, pour le créancier, le cautionnement constitue véritable- ment une sûreté de remplacement». Pourtant, l'au- teur poursuit en disant que si [TRADUCTION] «s'il s'avère que le cautionnement est sans valeur comme, par exemple, en cas d'insolvabilité de la caution, le créancier ne devrait pas pouvoir comp- ter à nouveau sur le bien comme garantie. Il serait illogique», déclare l'auteur, «de considérer que le cautionnement remplace le bien à l'égard duquel il est fourni et de permettre ensuite de recourir à ce bien si le cautionnement est défectueux. Dans ce cas, le cautionnement est réputé anéanti».
L'analogie que fait l'auteur est certainement juste lorsqu'on tient compte du principe bien établi suivant lequel un privilège maritime ne peut exis- ter ou survivre que tant que la chose ou le navire existe. Le privilège maritime s'éteint en cas de perte du navire en mer. Cela est parfaitement logique. Pourtant, la doctrine actuelle sur la ques tion nous enseigne que si un tel navire est renfloué, le privilège maritime renaît.
Le professeur Jackson mentionne également les conséquences découlant de la fourniture d'une sûreté sous forme de garantie ou d'engagement, par opposition au cautionnement. Aux pages 243 et 244 de son ouvrage, l'auteur s'exprime en ces termes:
[TRADUCTION] L'effet de l'acceptation d'une sûreté de ce genre à l'égard d'un privilège maritime est moins certain que dans le cas du cautionnement, non seulement en raison de son caractère relativement nouveau, mais davantage en raison de sa nature contractuelle. Il est évident qu'aucun tribunal d'Angle-
10 London: Lloyd's of London Press Ltd., 1985, p. 242 et suivantes.
terre ne permettrait que le bien fasse à nouveau l'objet d'une saisie ou qu'on intente une autre action in rem tant que l'engagement demeure exécutoire. Cependant, si pour une raison quelconque cet engagement n'est pas respecté, on peut prétendre plus énergiquement que dans le cas du cautionne- ment que le pouvoir de pratiquer une saisie renaît. Une entente contractuelle constitue certainement un fondement qui permet d'empêcher ou de lever une saisie et à tout le moins d'obtenir un engagement de ne pas faire valoir le privilège. Mais il semblerait que le privilège continue à exister au moins jusqu'au prononcé d'un jugement sur la responsabilité.
Vu ces commentaires, je puis seulement faire observer à mon tour que si la loi ne permet pas de savoir avec certitude si le cautionnement remplace la chose, elle permet encore moins de savoir dans quels cas la sûreté est contractuelle.
Il me faut néanmoins conclure que malgré l'opi- nion catégorique exprimée par certains auteurs en faveur de la thèse des requérants (par exemple, le point de vue précité de M. Thomas), il semble que les tribunaux montrent quelque répugnance à se rallier sans hésiter au raisonnement voulant que le privilège maritime s'éteint complètement au moment de la fourniture d'un cautionnement ou d'une autre sûreté. Suivant mon interprétation de la jurisprudence, il semble que les tribunaux adop- tent une approche passablement discrétionnaire ou pragmatique à l'égard de la question et qu'ils s'appuient sur les faits particuliers de chaque espèce et qu'ils s'assurent que les exigences de la justice et de l'équité sont parfaitement respectées pour répondre à la question de savoir si le privilège maritime continue à exister, s'il renaît ou s'il s'éteint lorsque la sûreté est fournie.
Eu égard aux circonstances de l'affaire dont je suis saisi, il serait à tout le moins prématuré pour la Cour de prononcer une ordonnance comme celle qui est demandée. C'est le genre d'ordonnance qui pourrait faciliter la libre disposition des remor- queurs en cause, mais l'existence continue du privi- lège ne devrait pas, selon mon appréciation des circonstances de l'affaire, être de nature à bloquer la vente des remorqueurs.
En réponse à l'objection énergique des intimés au prononcé d'une ordonnance déclarant le privi- lège maritime éteint, on pourrait faire remarquer que le risque qu'une telle ordonnance soit rendue est minime. L'engagement conjoint mais non soli- daire souscrit par les divers assureurs pour un montant cumulatif de 1,15 millions de dollars
représente la valeur assurée totale des remorqueurs et j'ajoute foi à la déclaration qui a été faite à l'audience, suivant laquelle ce montant dépasse largement le prix qu'on pourrait obtenir pour ces remorqueurs s'ils faisaient par ailleurs l'objet d'une saisie-exécution et d'une vente en justice.
On pourrait également prétendre, à l'encontre de la thèse de l'intimé, que le risque que l'insolva- bilité de l'un des assureurs réduise d'autant la valeur de la sûreté est plus hypothétique que réel. La Cour ne devrait pas en cet état de la cause présumer que tous les assureurs désignés sont moribonds ou qu'ils sont au bord de l'effondre- ment.
L'étendue du risque, qu'il soit réel ou hypothéti- que, est une question qui s'applique malgré tout autant à l'acquéreur subséquent qu'au titulaire actuel du privilège. En d'autres termes, le risque est le même dans un camp comme dans l'autre. Si la Cour devait intervenir à cette étape-ci, on pour- rait prétendre qu'elle déplace de façon irréversible ce risque d'un côté à l'autre.
Je n'oserais pas aller si loin à cette étape-ci. Pour tenter d'élucider cette difficile question, le principe applicable n'est certainement pas aussi absolu que ce que les requérants m'exhortent à croire. Je doute même jusqu'à un certain point que la Cour soit compétente pour accorder l'ordon- nance demandée, et ce pour deux raisons. En premier lieu, lorsqu'elle est saisie d'une demande de jugement déclaratoire présentée dans le cadre d'une procédure interlocutoire, notre Cour est assujettie à certaines restrictions qui n'existent pas dans le cas d'une action en bonne et due forme. En second lieu, il existe un principe général qui veut que la Cour ne puisse accorder un titre parfait, franc et quitte de toute charge, que par une vente en justice.
Je suis forcé de conclure, d'après ma perception du droit actuel, que la véritable question de savoir si, dans les circonstances que j'ai relatées, le privi- lège maritime s'est éteint, s'il demeure à l'état latent ou s'il renaît après une longue période d'hi- bernation, ne pourra être résolue que lorsqu'en temps utile, on essaiera de saisir à nouveau les remorqueurs. Comme je l'ai déjà fait remarquer, c'est à cette étape-là que le tribunal pourrait à bon
droit exercer dans un sens ou dans l'autre son pouvoir discrétionnaire, pour trancher l'affaire en toute justice.
Je dois, bien que sans enthousiasme, débouter les requérants de leur requête. Les dépens suivront le sort du principal.
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