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T-3366-90
Syndicat canadien de la Fonction publique, Anne- Marie Campbell, Valérie Pretty, Onorio Tersigni, Anita Dell, Solange Morissette, Luc Imbeault, Solange Beaulieu, Del Fehrenbach et Donna Paddon (demandeurs-intimés)
c.
Société Radio-Canada (défenderesse-requérante)
RÉPERTORIÉ: SYNDICAT CANADIEN DE LA FONCTION PUBLI- QUE C. SOCIÉTÉ RADIO-CANADA (I 1e INST.)
Section de première instance, juge Rouleau— Ottawa, 6 et 19 mars 1991.
Radiodiffusion La déclaration conclut à la délivrance de brefs de prérogative et d'injonction visant à obliger la Société à rouvrir des stations fermées à la suite de contraintes budgétai- res Le syndicat et les employés de la Société ont-ils qualité pour agir? Y a-t-il «attribution spéciale de compétence par ailleurs» au sens de l'art. 23 de la Loi sur la Cour fédérale? Analyse de la Loi sur la radiodiffusion Si la Cour avait eu compétence, la requête en radiation aurait été rejetée, la question de savoir si la Société peut se restructurer en l'ab- sence de modification législative constituant une cause raison- nable d'action.
Compétence de la Cour fédérale Section de première
instance La Cour n'a pas compétence pour décerner des brefs de prérogative et d'injonction pour contraindre la Société à rouvrir des stations fermées à la suite de contraintes budgé- taires La Loi sur la radiodiffusion délègue au CRTC un pouvoir de contrôle sur la Société en matière de politiques et de droit Il y a ici «attribution spéciale de compétence par ailleurs» au sens de l'art. 23 de la Loi sur la Cour fédérale, bien que le CRTC soit impuissant à assurer l'exécution de ses conclusions ou à veiller à ce que les conditions soient respec- tées par la Société.
Pratique Plaidoiries Requête en radiation La déclaration conclut à la délivrance de brefs de prérogative et d'injonction visant à obliger la Société à rouvrir des stations fermées à la suite de contraintes budgétaires La requête est accueillie car la Cour n'a pas compétence N'était-ce du problème lié à la compétence, la requête serait rejetée car la question de savoir si la Société peut procéder à une restructu- ration en l'absence de modification législative constitue une cause raisonnable d'action.
Pratique Parties Qualité pour agir La déclaration conclut à la délivrance de brefs de prérogative et d'injonction visant à obliger la Société à rouvrir des stations fermées à la suite de contraintes budgétaires Les employés individuels, bien qu'ils soient des employés de la Société, ont qualité pour agir comme citoyens touchés par la perte de la programmation Le SCFP n'a pas qualité car le redressement relève exclusi- vement de la procédure d'arbitrage.
Il s'agit d'une requête concluant à la radiation de la déclara- tion au motif que la Cour fédérale n'a pas compétence pour
connaître de l'affaire. Par suite de contraintes budgétaires, la Société a fermé certaines stations. La déclaration concluait à la délivrance d'un bref de prérogative et d'une injonction pour forcer la Société à rouvrir les stations. Les questions litigieuses consistaient à savoir si les demandeurs avaient qualité pour agir; si la Cour avait compétence en la matière; et s'il existait une cause raisonnable d'action. La Société a affirmé que le seul rapport entre le SCFP et les demandeurs individuels (employés de la Société) était régi par la convention collective et se trouvait par conséquent assujetti au Code canadien du travail, qui prévoit une procédure d'arbitrage pour résoudre les litiges; elle a aussi soutenu que la Cour n'avait pas compétence puisque la Loi sur la radiodiffusion prévoyait une procédure de résolu- tion des litiges et que par conséquent seul le CRTC était autorisé à trancher la question. Les demandeurs-intimés ont soutenu que la Cour avait compétence puisque la Loi sur la radiodiffusion exempte la Société de l'exercice du contrôle par le CRTC et que les compressions budgétaires ont modifié la politique de radiodiffusion de la Société contrairement à la Loi. Conséquemment, ils ont affirmé que la Cour avait compétence en vertu de l'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale (qui accorde compétence à la Section de première instance dans les cas de demande de réparation faite sous le régime d'une loi fédérale relativement à des ouvrages reliant une province à une autre, «sauf attribution spéciale de cette compétence par ail- leurs»). La défenderesse-requérante a soutenu que le pouvoir de veiller à l'exécution de son mandat relevait de l'exception prévue à l'article 23.
Jugement: la requête devrait être accueillie.
Bien que le SCFP n'ait pas qualité pour agir puisque le redressement relève exclusivement de la procédure d'arbitrage, les demandeurs-intimés en cause ont qualité pour intenter l'action en tant que citoyens concernés par la perte de la programmation. Cette conclusion se fonde sur le triple critère appliqué dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances) à savoir (1) si les questions sont graves; (2) si les particuliers en cause ont un intérêt et s'ils n'ont pas renoncé à leurs droits de citoyens concernés en étant parties à une convention collec tive; et (3) si, à supposer qu'on ne reconnaisse pas qualité pour agir aux demandeurs-intimés, il n'existerait aucune autre façon de soumettre la question aux tribunaux.
La Cour n'a pas compétence en la matière. La Loi sur la radiodiffusion confère au CRTC un pouvoir de révision en ce qui concerne les questions de politique et de droit. Le pouvoir de révision a fait l'objet d'une «attribution spéciale» au sens de l'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale. Bien que le CRTC ne soit pas autorisé à assurer l'exécution de ses conclusions, ou à veiller à ce que les conditions soient respectées, lorsque la Société est en cause, il existe un contrôle ministériel à cet égard. En outre, la mise en oeuvre de la politique est expressé- ment limitée par la phrase «au fur et à mesure de la disponibi- lité des fonds publics». Les fonds sont attribués par le Parle- ment, qui sait bien que les contraintes financières imposées auront finalement pour effet d'influer sur la politique de radio- diffusion et sur la capacité de la Société d'exécuter son mandat. Les tribunaux ne peuvent se substituer au pouvoir législatif lorsque celui-ci agit clairement dans les limites de ses attribu tions. Cette «procédure spéciale prescrite par le Parlement» doit être respectée. La fonction de contrôle et de supervision de la Société a été confiée au pouvoir exécutif et au législateur. L'exercice de ce pouvoir est conforme à la prérogative qu'a le
Parlement de se réserver le droit de décider en dernier ressort de la politique de radiodiffusion en ce qui concerne la Société.
Bien que la Cour fédérale ne soit pas compétente en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale parce que la Société n'est pas un office fédéral, elle aurait été autorisée à décerner une injonction en vertu de l'article 44, si les pouvoirs n'avaient pas fait l'objet d'une «attribution spéciale».
La question de savoir si la Société peut mettre en oeuvre la restructuration sans que la Loi soit modifiée constituait une cause raisonnable d'action, mais la preuve est trop complexe pour qu'une décision soit rendue dans le cadre d'une requête interlocutoire. Conséquemment, la déclaration n'aurait pas été radiée n'était-ce la question de la compétence.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), chap. L-2,
art. 56, 57.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, art.
2, 18, 23, 44.
Loi sur la radiodiffusion, L.R.C. (1985), chap. B-9, art.
3, 5, 6, 8, 10 , 15, 17, 39.
Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663, Règle
419(1)a).
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES:
Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [ 1986] 2 R.C.S. 607; (1986), 33 D.L.R. (4th) 321; [1987] 1 W.W.R. 603; 23 Admin. L.R. 197; 17 C.P.C. (2d) 289; 71 N.R. 338; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304.
DISTINCTION FAITE AVEC:
Pringle et autres c. Fraser, [1972] R.C.S. 821; (1972), 26 D.L.R. (3d) 28; Grand Trunk Railway Co. v. McKay (1903), 34 R.C.S. 81; 3 C.R.C. 52; Kiist c. Canadian Pacific Railway Co., [1982] 1 C.F. 361; (1981), 123 D.L.R. (3d) 434; 37 N.R. 91 (C.A.).
DÉCISIONS EXAMINÉES:
National Indian Brotherhood c. CTV Television Net work, [1971] C.F. 127 (1"e inst.); Shuswap Cable Ltd c. Canada, [1987] 1 C.F. 505; (1986), 31 D.L.R. (4th) 349; 13 C.P.C. (3d) 128; 5 F.T.R. 114 (1"e inst.); Agence libérale fédérale du Canada c. CTV Television Network Ltd., [1989] 1 C.F. 319; (1988), 24 C.P.R. (3d) 466 (1 f» inst.); Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de l'Alliance de la Fonction publique du Canada, Section locale 50057, [1990] 1 R.C.S. 1298; [1990] 4 W.W.R. 385; (1990), 66 Man. R. (2d) 81; 44 Admin. L.R. 149; 90 CLLC 14,020.
DÉCISIONS CITÉES:
St. Anne Nackawic Pulp & Paper Co. c. Syndicat cana- dien des travailleurs du papier (Section locale 219),
[1986] 1 R.C.S. 704; (1986), 73 N.B.R. (2d) 236; 28 D.L.R. (4th) 1; 184 A.P.R. 236; 86 CLLC 14,037; 68 N.R. 112; Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broadcasting Corp. et al. (No. 2) (1975), 11 O.R. (2d) 167; 65 D.L.R. (3d) 231; 29 C.C.C. (2d) 325 (C.A.); Wilcox c. Société Radio-Canada, [1980] 1 C.F. 326; (1979), 101 D.L.R. (3d) 484 (1" inst.).
AVOCATS:
Robert Dury et Julien Savoie pour les demandeurs-intimés.
Roy L. Heenan et Thomas Brady pour la défenderesse-requérante.
PROCUREURS:
Trudel, Nadeau, Lesage, Cleary, Larivière et associés, Montréal, pour les demandeurs-inti- més.
Heenan Blaikie, Montréal, pour la défende- resse-requérante.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
LE JUGE ROULEAU: La Société Radio-Canada («la Société») a présenté une requête reconvention- nelle en vue de faire radier la déclaration des demandeurs pour le motif que la Cour fédérale n'a pas compétence pour connaître de l'affaire ou pour accorder le redressement demandé. Dans la procé- dure initiale, le Syndicat canadien de la fonction publique («le SCFP») et neuf employés de la Société ont demandé que soient décernés un bref de prérogative et une injonction visant à obliger la Société à respecter le mandat que lui confère la Loi sur la radiodiffusion, L.R.C. (1985), chap. B-9 (ci-après appelée la «Loi») et à satisfaire aux exigences établies par le Conseil de la radiodiffu- sion et des télécommunications canadiennes («le CRTC»). En fait, les demandeurs-intimés deman- dent à la Cour d'ordonner la réouverture des sta tions et la reprise de la programmation qui a été suspendue par suite de contraintes budgétaires.
Il a été convenu que la Cour trancherait en premier lieu la question de la compétence. La Société affirme que le SCFP et les demandeurs indépendants n'ont pas qualité pour agir, qu'à titre de parties à une convention collective, leur statut est assujetti aux procédures énoncées dans le Code canadien du travail [L.R.C. (1985), chap. L-2], que la Cour n'a pas compétence étant donné que la
Loi sur radiodiffusion prévoit une procédure en vue de la résolution du litige et que, par consé- quent, seul le CRTC est autorisé à trancher la question.
L'intimé soutient que la Cour fédérale a compé- tence étant donné que la Loi sur la radiodiffusion ne prévoit aucune procédure et en fait exempte la Société de l'exercice du contrôle par le CRTC, que les compressions budgétaires annoncées ont modi- fié la politique de radiodiffusion imposée à la Société, et ce, en violation de la Loi.
Les faits
Le 5 décembre 1990, par suite des compressions financières effectuées par le Parlement, la Société a annoncé la restructuration de son entreprise. Dans le cadre des mesures prises par la Société, certaines stations devaient être fermées, alors que d'autres stations devenaient des bureaux d'infor- mation. Le CRTC a donc ordonné la tenue d'au- diences publiques, qui ont commencé le 18 mars 1991. Dans le cadre de cette procédure, le Conseil devait examiner les modifications proposées compte tenu de la politique établie de la Société en matière de radiodiffusion, de ses ressources exis- tantes et de la possibilité d'autres abattements budgétaires (avis d'audience publique du CRTC).
Principales questions à trancher
Il s'agit principalement de savoir si les deman- deurs ont qualité pour intenter l'action, si la Cour a compétence pour connaître de l'affaire et s'il existe une cause raisonnable d'action conformé- ment à la Règle 419(1)a) [Règles de la Cour fédérale, C.R.C., chap. 663].
A. Qualité pour agir des demandeurs-intimés
En ce qui concerne la question de la qualité pour agir, l'avocat de la requérante soutient que le seul lien juridique qui existe entre le SCFP et les neuf intimés individuels est régi exclusivement par une convention collective et est donc assujetti aux dis positions du Code canadien du travail, et en parti- culier aux articles 56 et 57. Il existe une procédure d'arbitrage au moyen de laquelle les demandeurs- intimés peuvent présenter leurs griefs. De plus, les tribunaux ont à maintes reprises jugé que ces dispositions confèrent aux arbitres une compétence exclusive pour régler les litiges découlant des con ventions collectives. (Voir St. Anne Nackawic
Pulp & Paper Co. c. Syndicat canadien des tra- vailleurs du papier (Section locale 219), [1986] 1 R.C.S. 704.)
Cette question se pose parce que la preuve con- tenue dans les affidavits qui ont été produits à l'appui de la demande du SCFP montre qu'il y aura de nombreuses mises en disponibilité, que les employés en cause perdront leur emploi, que le SCFP subira un préjudice financier par suite de la perte des cotisations auxquelles il a droit. Je ne doute aucunement que ces affirmations peuvent être exactes. Cependant, en ce qui concerne l'allé- gation que le SCFP a faite au sujet du droit qu'il a sur les cotisations, c'est une question qui émane d'une convention collective et le redressement relève exclusivement de la procédure d'arbitrage. L'avocat de l'intimé a reconnu pendant l'argumen- tation orale que le SCFP n'a pas la qualité requise pour agir.
J'examinerai maintenant la question de savoir si les employés en cause ont qualité pour intenter l'action en leur nom personnel. Il est soutenu que ceux-ci ne peuvent pas invoquer l'intérêt public, qu'ils n'ont aucun droit privé à une injonction.
L'emploi des demandeurs-intimés individuels est régi par une convention collective et tout grief devrait être présenté à un conseil d'arbitrage, mais je suis convaincu que ces employés cumulent deux fonctions et qu'en leur qualité de citoyens de diver- ses régions du pays, ils ont le droit de présenter la demande étant donné que la perte de la program- mation les concerne. Je tire cette conclusion en me fondant sur l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, dans lequel la Cour a élaboré le triple critère suivant, à savoir si les questions sont graves, si l'intimé a un intérêt réel et si, à supposer qu'on ne reconnaisse pas que l'intimé a qualité pour agir, il existe une autre façon de soumettre la question aux tribunaux. Les problèmes qui se posent en l'espèce sont graves et je conclus que les employés en cause ont un intérêt réel. Chacun d'eux habite dans les régions tou chées; l'un d'eux habite à Sydney (Nouvelle- Écosse) depuis 38 ans. Les employés en cause n'ont pas renoncé aux droits qu'ils ont en leur qualité de citoyens intéressés par suite de la signa ture d'une convention collective avec la Société. Enfin, si les demandeurs-intimés se voient refuser la qualité pour agir, il n'y aurait aucune autre façon de soumettre la question aux tribunaux.
B. La compétence
La Société affirme que la Cour n'a pas compé- tence pour accorder le redressement demandé étant donné que le pouvoir de veiller à l'exécution de son mandat est régi par le CRTC.
D'autre part, les demandeurs-intimés fondent leur action sur l'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), chap. F-7, qui est ainsi libellé:
23. Sauf attribution spéciale de cette compétence par ail- leurs, la Section de première instance a compétence concur- rente, en première instance, dans tous les cas opposant notamment des administrés de demande de réparation ou d'autre recours exercé sous le régime d'une loi fédérale ou d'une autre règle de droit en matière:
a) de lettres de change et billets à ordre lorsque la Couronne est partie aux procédures;
b) d'aéronautique;
c) d'ouvrages reliant une province à une autre ou s'étendant au-delà des limites d'une province.
Il n'est pas contesté que l'action est fondée sur une loi fédérale ou qu'elle se rapporte à un «ouvrage[] reliant une province à une autre». Le litige porte plutôt sur la question de savoir si le pouvoir de révision, en ce qui concerne la Société, a été délégué au CRTC dans le cadre d'une «attri- bution spéciale de cette compétence». Par consé- quent, il faut examiner les dispositions pertinentes de la Loi sur la radiodiffusion.
L'article 3 de la Loi énonce la politique cana- dienne de radiodiffusion, ce qui comprend des objectifs comme la fourniture d'un service national de radiodiffusion dans les langues française et anglaise, couvrant toutes les régions du Canada, au fur et à mesure de la disponibilité des fonds publics, contribuant au développement de l'unité nationale et témoignant constamment de la spécifi- cité canadienne. L'article 3 prévoit également que «la meilleure façon d'atteindre les objectifs de la politique ... de radiodiffusion ... consiste à con- fier la réglementation et la surveillance ... à un seul organisme public autonome». Cette disposition vise le CRTC.
Les objectifs du CRTC sont énoncés à l'article 5 de la Loi comme suit: il «réglemente et surveille tous les aspects du système canadien de radiodiffu- sion en vue de mettre en oeuvre la politique de radiodiffusion exposée à l'article 3». Dans l'exécu-
tion de sa mission, le CRTC se voit conférer le pouvoir de fixer des conditions, de prendre des règlements qui s'appliquent à tous les titulaires de licences et d'annuler lesdites licences; cependant, le CRTC ne peut pas annuler une licence attribuée à la Société (alinéa 6(1)c)).
L'article 8 de la Loi prévoit que le bureau du CRTC et la Société, à la demande de celle-ci, se consultent au sujet des conditions dont le premier se propose d'assortir les licences attribuées; la Société peut, si elle est convaincue qu'une condi tion gênerait la fourniture du service, soumettre la condition à l'examen du ministre. Ce dernier peut donner au bureau, au sujet de la condition, des instructions auxquelles celui-ci doit se conformer. Les instructions données sont publiées dans la Gazette du Canada et déposées devant le Parle- ment dans les quinze jours.
Le CRTC a le pouvoir discrétionnaire de tenir des audiences publiques en ce qui concerne la question de la licence, lorsqu'il examine l'annula- tion ou la suspension d'une licence ou lorsqu'il est convaincu qu'il serait dans l'intérêt public de le faire (article 10). Le CRTC peut suspendre ou annuler une licence avec le consentement du titu- laire; à défaut de demande ou de consentement du titulaire, le CRTC tient une audience en vue de déterminer les mesures à prendre (article 15). Après l'audience, le ministre reçoit une copie du rapport et celui-ci est déposé devant le Parlement dans les quinze jours (paragraphe 15(4)). L'article 17 confère le droit d'interjeter appel d'une décision du CRTC devant la Cour d'appel fédérale sur une question de droit ou de compétence.
Compte tenu des pouvoirs susmentionnés du CRTC, l'avocat de la requérante soutient que le pouvoir de révision constitue une «attribution spé- ciale» au sens de l'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale. Il cite un certain nombre d'arrêts qui laissent entendre que lorsqu'un tribunal adminis- tratif est autorisé à tirer des conclusions de fait, de droit et de politique ainsi qu'à assurer l'exécution d'un redressement, les tribunaux ne sont pas com- pétents pour connaître de l'affaire.
Dans l'arrêt Pringle et autres c. Fraser, [ 1972] R.C.S. 821, le juge Laskin (tel était alors son titre) a déclaré que la Cour suprême de l'Ontario n'avait pas compétence pour entendre les procédures en
vue de l'obtention d'un bref de certiorari visant à faire annuler une ordonnance d'expulsion fondée sur la Loi sur l'immigration. Il a mis l'accent sur l'article 22 de cette Loi, qui conférait à la Com mission une compétence exclusive pour entendre et trancher toutes les questions de fait ou de droit qui peuvent se poser au sujet d'une ordonnance d'ex- pulsion ou d'une demande d'admission d'un parent au Canada conformément aux règlements établis en vertu de la Loi sur l'immigration. Le juge Laskin a déclaré ceci, à la page 826:
Je suis convaincu que, dans le contexte du programme général de l'administration des politiques en matière d'immigration, les termes de l'art. 22 (»compétence exclusive pour entendre et décider toutes questions de fait ou de droit, y compris les questions de compétence») suffisent non seulement à revêtir la Commission de l'autorité déclarée mais encore à empêcher toute autre cour ou tout autre tribunal d'être saisis de tout genre de procédures, que ce soit par voie de certiorari ou autrement, relativement aux matières ainsi réservées exclusive- ment à la Commission. Le fait que cette interprétation a pour effet d'abolir le certiorari comme recours à l'égard des ordon- nances d'expulsion contestables n'est pas une raison de refuser de donner aux termes leur sens évident.
Puis, à la page 827, le juge a déclaré que «la seule solution pratique est de reconnaître l'exclusivité de la procédure spéciale prescrite par le Parlement».
Dans l'arrêt Grand Trunk Railway Co. c. McKay (1903), 34 R.C.S. 81, la Cour a conclu que le comité des chemins de fer avait des pouvoirs complets en vue de déterminer la nature et l'éten- due de la protection qui devait être fournie au public aux passages à niveau. La décision était fondée sur une disposition de la Loi qui autorisait le comité des chemins de fer à obliger ou à autori- ser une compagnie de chemin de fer à protéger les rues et les routes. La Cour a décrit ce pouvoir comme étant complet et susceptible d'exécution. Par conséquent, elle a jugé que la décision relevait du comité et non des tribunaux.
Dans l'arrêt Kiist c. Canadian Pacifie Railway Co., [1982] 1 C.F. 361 (C.A.), la Cour d'appel fédérale a déclaré ne pas être compétente pour trancher la question de savoir si les chemins de fer fournissaient des installations suffisantes et conve- nables en vue du transport du grain pour la Com mission, conformément à l'article 262 de la Loi sur les chemins de fer. Elle a jugé que le pouvoir avait par ailleurs été conféré à la Commission cana-
dienne des transports. Le juge Le Dain a conclu que la disposition contestée de la Loi sur les chemins de fer visait des questions de fait et de politique du genre de celles qui devaient être tran- chées par la Commission.
Ce cas-ci diffère des affaires susmentionnées; il est soutenu que le CRTC ne peut pas exercer son pouvoir à l'égard de la Société. Il est reconnu que le CRTC possède un pouvoir de révision à l'égard de cette dernière, ainsi que le pouvoir d'ordonner la tenue d'audiences publiques. Il peut également fixer les conditions d'attribution des licences compte tenu des objectifs de la loi. Toutefois, ce pouvoir est assujetti à la consultation de la Société, à la demande de cette dernière. La Société peut également renvoyer toute disposition au ministre en vue d'un examen, et celui-ci peut de son côté donner au bureau du CRTC une directive écrite à laquelle le bureau doit se conformer.
L'avocat de la Société a attiré mon attention sur certains arrêts qui laissent entendre que le CRTC est pleinement autorisé à superviser le système canadien de radiodiffusion. Dans l'arrêt National Indian Brotherhood c. CTV Television Network, [1971] C.F. 127 (ire inst.), le juge Kerr a rejeté la demande d'injonction visant à empêcher CTV de diffuser un film; il a été jugé que le législateur n'avait pas l'intention de conférer à la Cour fédé- rale la compétence en vue d'entendre l'affaire, et que la Cour se trouverait en fait à assumer les fonctions de réglementation et de supervision du système canadien de radiodiffusion que le législa- teur avait confiées au CRTC. Le juge a également cité l'arrêt Shuswap Cable Ltd c. Canada, [1987] 1 C.F. 505 (lie inst.), le juge Muldoon a déclaré, à la page 516, que «les aspects sociaux, économiques et culturels de la radiodiffusion relè- vent clairement de l'autorité du CRTC».
L'avocat des demandeurs-intimés soutient que le CRTC n'a qu'un pouvoir de révision et qu'il ne peut pas mettre à exécution ses conclusions en annulant ou en suspendant la licence de la Société; l'avocat affirme que cette situation crée une lacune ou un vide. Le CRTC peut uniquement faire des recommandations au ministre. Cette distinction importante, en ce qui concerne le pouvoir d'annu- ler ou de suspendre les licences privées, montre le pouvoir restreint que possède le CRTC à l'égard de la Société. Dans la plupart des cas, lorsque la
compétence est contestée, certains pouvoirs ont expressément été conférés à un organisme, celui-ci étant en outre autorisé à mettre à exécution ses conclusions. Or, en l'espèce, les demandeurs-inti- més soutiennent que le CRTC n'a pas compétence à l'égard de la Société et que par suite de cette lacune, la Cour fédérale devrait exercer son pou- voir de révision en vertu de l'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale. La Société a un mandat légal et l'intérêt public exige que la politique établie en matière de radiodiffusion qui lui est imposée soit respectée; or, le seul moyen efficace d'atteindre ce but est de s'adresser aux tribunaux.
À l'appui de cette proposition, l'avocat des demandeurs-intimés me renvoie au jugement rendu par le juge Martin dans l'affaire Agence libérale fédérale du Canada c. CTV Television Network Ltd., [1989] 1 C.F. 319 (1 fe inst.). À la suite de la présentation d'une requête visant à faire radier une déclaration pour défaut de compétence, ce dernier a rejeté la demande pour le motif que les radiodiffuseurs étaient légalement tenus de fournir du temps d'antenne conformément à la Loi électorale du Canada et que le CRTC ou l'arbitre en matière de radiodiffusion n'avaient pas le pou- voir d'assurer l'exécution de cette obligation. En fait, le CRTC n'était pas non plus autorisé à censurer cette publicité.
Les demandeurs-intimés me renvoient égale- ment à l'affaire Gendron c. Syndicat des approvi- sionnements et services de l'Alliance de la Fonc- tion publique du Canada (Section locale 50057), [1990] 1 R.C.S. 1298, dans laquelle la Cour a jugé que les syndicats étaient tenus, en leur qualité d'agents négociateurs exclusifs, de représenter équitablement les employés membres de leurs unités. Le juge l'Heureux-Dubé a fait la remarque suivante la page 1317]:
Une vue d'ensemble du Code permet de situer le devoir légal de juste représentation dans son contexte approprié, c'est-à-dire celui d'un régime complet et global qui établit le devoir et prévoit un mécanisme nécessaire de règlement des griefs de sorte que le recours à la common law fait double emploi dans tous les cas la Loi s'applique. Bien que cela ne soit pas déterminant en soi, c'est à mon avis une bonne indication de l'intention du Parlement que le Code occupe tout le champ lorsqu'il s'agit de déterminer si un syndicat a agi de façon juste.
En l'espèce, les demandeurs-intimés soutiennent que le législateur a omis de conférer au CRTC des
pouvoirs suffisants en ce qui concerne la Société et que la compétence de celui-ci est donc incomplète. Selon lui, l'intérêt public exige que toutes les décisions administratives soient susceptibles d'être examinées; or, il n'existe dans ce cas-ci aucun contrôle apparent sur la Société ou sur la gestion de la Société.
Je ne puis retenir cette conclusion. L'examen de la Loi sur la radiodiffusion me permet de conclure que cette dernière confère un pouvoir de révision en ce qui concerne les questions de politique et de droit et que cette fonction a été déléguée au CRTC. Ce dernier n'est pas autorisé à assurer l'exécution de ses conclusions, ou à veiller à ce que les conditions soient respectées, lorsque la Société est en cause, mais il existe un contrôle ministériel à cet égard. En outre, la Loi prévoit expressément que la politique nationale de radiodiffusion sera mise en oeuvre «au fur et à mesure de la disponibi- lité des fonds publics». Ces fonds sont alloués par le pouvoir exécutif, et conformément à l'article 39, la Société doit rendre compte des dépenses enga gées à celui-ci ainsi qu'au Parlement. Le pouvoir de supervision de la politique de radiodiffusion que possède le CRTC est énoncé à l'article 3 de la Loi sur la radiodiffusion, mais il importe de noter que selon l'alinéa 3e), la mise en oeuvre de la politique est assujettie à «la disponibilité des fonds publics». Les fonds sont alloués par le Parlement qui, de toute évidence, sait bien que les contraintes finan- cières imposées auront finalement pour effet d'in- fluer sur la politique de radiodiffusion et sur la capacité de la Société d'exécuter son mandat. Il s'agit d'un obstacle additionnel à la position qu'ont prise les demandeurs-intimés; il m'incombe de trouver un pouvoir permettant aux tribunaux de se substituer au pouvoir législatif lorsque celui-ci agit clairement dans les limites de ses attributions. Comme l'a dit le juge Laskin (tel était alors son titre), cette «procédure spéciale prescrite par le Parlement» doit être respectée. (Voir: Pringle et autre c. Fraser, supra, page 462.)
Par conséquent, j'ai conclu que je n'ai pas le pouvoir de trancher les questions ici soulevées. À l'appui de cette conclusion, il est opportun de citer brièvement l'arrêt Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735. Aux pages 758-759, le juge Estey a déclaré ceci:
Si, cependant, l'Exécutif s'est vu attribuer une fonction aupara- vant remplie par le législatif lui-même et que la res ou l'objet n'est pas de nature personnelle ou propre au requérant ou à l'appelant, l'on peut croire que des considérations différentes entrent en jeu. Le fait que la fonction ait été attribuée à deux paliers (au CRTC en premier lieu et au gouverneur en conseil en second lieu) ne change rien, à mon avis, au caractère anormal de l'affaire du point de vue des sciences politiques. En pareil cas, la Cour doit revenir à son rôle fondamental de surveillance de la compétence et, ce faisant, interpréter la Loi pour établir si le gouverneur en conseil a rempli ses fonctions dans les limites du pouvoir et du mandat que lui a confiés le législateur.
Il ressort clairement de la remarque qui précède que la fonction de contrôle et de supervision de la Société a été confiée au pouvoir exécutif et au législateur. Il est plus qu'évident que l'exercice de ce pouvoir est conforme à la prérogative qu'a le Parlement de se réserver le droit de décider en dernier ressort de la politique de radiodiffusion en ce qui a trait à la Société. L'article 23 de la Loi sur la Cour fédérale me semble être passablement clair. Il est ici question d'un pouvoir qui a fait l'objet d'une «attribution spéciale» et la Cour n'est pas autorisée à examiner les questions soulevées.
Subsidiairement, la requérante soutient que même si la Cour a compétence pour connaître de l'affaire, elle n'a pas compétence pour accorder le redressement demandé. La Cour fédérale a compé- tence pour décerner une injonction ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral en vertu de l'article 18. Or, il est reconnu que la Société n'est pas un office fédéral au sens de l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale (voir: Canada Metal Co. Ltd. et al. v. Canadian Broad casting Corp. et al. (No. 2) (1975), 11 O.R. (2d) 167 (C.A.); Wilcox c. Société Radio-Canada, [1980] 1 C.F. 326 (1" inst.).) Par conséquent, la Cour n'a pas la compétence, en vertu de l'article 18, pour connaître de l'affaire ou pour accorder le redressement demandé. Toutefois, si je ne conclus pas que les pouvoirs font l'objet d'une «attribution spéciale», la Cour est autorisée à décerner une injonction en vertu de l'article 44, s'il lui paraît juste de le faire.
C. Cause raisonnable d'action
La requérante soutient que la présumée restruc- turation ne viole pas la Loi sur la radiodiffusion ou les conditions d'une quelconque des licences attribuées à la Société. Même si la déclaration
révélait une cause d'action, il n'existe dans la Loi aucune disposition qui confère des droits exécutoi- res aux demandeurs. À ce stade de la procédure, je ne suis pas convaincu que la Loi sur la radiodiffu- sion n'a pas été violée, ou qu'il n'existe aucun droit exécutoire en vertu de la Loi.
Les demandeurs-intimés ont soulevé une cause raisonnable d'action, une cause qui ne peut pas donner lieu à une décision dans le cadre d'une requête en radiation fondée sur la Règle 419(1)a). Il s'agit de savoir si la Société peut mettre en oeuvre la restructuration sans que la Loi soit modi- fiée. La déclaration et les affidavits révèlent que la preuve est trop complexe pour qu'une décision soit rendue dans le cadre d'une requête interlocutoire. Il est établi que la Cour rejette une action ou radie une demande uniquement dans les cas clairs et évidents ou lorsqu'elle est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l'action ne serait pas accueillie. Or, rien ne prouve que c'est le cas. Si j'avais conclu que la Cour a compétence, je refuse- rais de radier la déclaration pour le motif qu'elle «ne révèle aucune cause raisonnable d'action».
Conclusion
La requête présentée par la requérante-défende- resse en vue de faire radier la déclaration est accueillie pour le motif que la Cour fédérale n'a pas compétence pour connaître de l'affaire.
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