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IMM-1542-17

2018 CF 422

Thomas William McAlpin (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié  : McAlpin c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge en chef Crampton—Toronto, 12 février; Ottawa, 19 avril 2018.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire de la décision du délégué du défendeur (délégué) de renvoyer le demandeur pour enquête pour grande criminalité en vertu de l’art. 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le délégué du défendeur a souscrit à l’évaluation et à la recommandation d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada — Le demandeur, un citoyen du Royaume-Uni, est arrivé au Canada lorsqu’il était un enfant — Il est résident permanent du Canada depuis plus de 60 ans — Il a de nombreux problèmes de santé et un lourd casier judiciaire — Il a soutenu que la décision de le renvoyer pour enquête n’était pas raisonnable étant donné plusieurs erreurs dans l’évaluation de l’agent, sur lesquelles le délégué s’est fondé — Il s’agissait de savoir si l’exercice du pouvoir discrétionnaire du délégué pour renvoyer le demandeur pour enquête était raisonnable — Le délégué n’a pas commis d’erreur de la manière que l’a allégué le demandeur  : la décision du délégué n’était pas déraisonnable compte tenu du fait qu’il s’est abstenu d’examiner et de soupeser tous les motifs d’ordre humanitaire que le demandeur avait soulevés — Le délégué et l’agent n’étaient pas tenus d’examiner et de soupeser quelconque motif d’ordre humanitaire étant donné que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’art. 36(1)a) de la Loi — En ce qui concerne les antécédents professionnels du demandeur, l’indifférence apparente de l’agent à l’égard de l’explication du demandeur au sujet de la raison pour laquelle il n’a pas travaillé depuis 1985 n’a pas rendu sa décision, ou la décision subséquente du délégué, déraisonnable — La façon dont les antécédents professionnels du demandeur ont été traités n’a rendu déraisonnable ni la procédure par laquelle l’agent et le délégué ont pris leurs décisions ni le résultat de ces décisions — En ce qui concerne l’évaluation par l’agent de la possibilité de réadaptation du demandeur, compte tenu des faits examinés et du pouvoir discrétionnaire très limité dont disposait l’agent, l’évaluation par l’agent de la possibilité de réadaptation du demandeur n’était pas déraisonnable — En ce qui concerne les accusations retirées du demandeur, il n’était pas raisonnablement loisible à l’agent et au délégué de traiter les accusations retirées du demandeur comme preuve de ses antécédents criminels; elles ne pouvaient servir qu’aux seules fins d’examiner les antécédents de ses interactions avec la loi — Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du délégué du défendeur (délégué) de renvoyer le demandeur pour enquête pour grande criminalité en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le délégué du défendeur a souscrit à l’évaluation et à la recommandation d’un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada et déclaré qu’elles étaient bien fondées en droit et en faits. Le délégué s’est fondé sur un rapport préparé par l’agent en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi.

  Le demandeur est citoyen du Royaume-Uni. Il est arrivé au Canada en provenance de l’Irlande du Nord lorsqu’il était un enfant. Il est résident permanent du Canada depuis plus de 60 ans. Il a de nombreux problèmes de santé et un lourd casier judiciaire. Il a soutenu que la décision de le renvoyer pour enquête n’était pas raisonnable étant donné plusieurs erreurs dans l’évaluation de l’agent, sur lesquelles le délégué s’est fondé. Plus particulièrement, le demandeur a soutenu que l’évaluation de l’agent n’était pas raisonnable, étant donné que l’agent a simplement énuméré quelques-uns des motifs d’ordre humanitaire à son dossier, sans prendre en considération ou soupeser ces facteurs; il n’a pas tenu compte de renseignements importants en lien avec ses antécédents professionnels; il a procédé à une évaluation de ses possibilités de réadaptation et n’a pas inclus les renseignements importants dont disposait l’agent; et il s’est fondé sur les accusations retirées pour conclure que le demandeur a de nombreux antécédents criminels et est un criminel grave.

Il s’agissait principalement de savoir si l’exercice du pouvoir discrétionnaire du délégué pour renvoyer le demandeur pour enquête était raisonnable.

Jugement  : la demande est accueillie.

  Le délégué n’a pas commis d’erreur de la manière que l’a allégué le demandeur  : la décision du délégué n’était pas déraisonnable compte tenu du fait qu’il s’est abstenu d’examiner et de soupeser tous les motifs d’ordre humanitaire que le demandeur avait soulevés, y compris les plus convaincants, qui, selon le demandeur, ont été complètement ignorés. Le délégué et l’agent n’étaient pas tenus d’examiner et de soupeser quelconque motif d’ordre humanitaire que le demandeur avait relevé, particulièrement étant donné que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Étant donné que l’agent n’était pas tenu de prendre en compte ces motifs d’ordre humanitaire, et étant donné qu’il n’a pas, en fait, tenu compte des motifs d’ordre humanitaire en expliquant le raisonnement de sa décision de recommander le demandeur pour enquête, l’allégation du demandeur ne pouvait pas être maintenue. En l’absence de toute obligation de l’agent ou du délégué de tenir compte de ces motifs, cela n’était pas déraisonnable.

En ce qui concerne la façon dont les antécédents professionnels du demandeur ont été traités, l’agent a semblé accorder de l’importance au fait que le demandeur n’avait pas travaillé depuis 1985, et a semblé écarter l’explication du demandeur au sujet de la raison pour laquelle il n’a pas travaillé depuis 1985. L’indifférence apparente de l’agent à l’égard de l’explication du demandeur n’a pas rendu sa décision, ou la décision subséquente du délégué, déraisonnable. À la lecture du rapport de l’agent, les antécédents professionnels du demandeur étaient un facteur relativement mineur dans l’évaluation globale de l’agent. Donc, la façon dont l’agent et, implicitement, le délégué ont traité les antécédents professionnels du demandeur n’a pas rendu la décision déraisonnable. Dans le contexte global de leurs décisions respectives, la façon dont ses antécédents professionnels ont été traités n’a rendu déraisonnable ni la procédure par laquelle l’agent et le délégué ont pris leurs décisions ni le résultat de ces décisions.

  L’argument du demandeur selon lequel l’évaluation de l’agent à l’égard de sa possibilité de réadaptation n’était pas raisonnable étant donné qu’il n’a pas pris en compte les importantes preuves au dossier qui contredisaient la conclusion formulée par l’agent, a été rejeté. Compte tenu des faits examinés et du pouvoir discrétionnaire très limité dont disposait l’agent, l’évaluation de l’agent de la possibilité de réadaptation du demandeur n’était pas déraisonnable. Dans ce contexte, l’agent devait simplement fournir une brève explication pour la conclusion qu’il a tirée sur ce point. L’explication fournie n’était pas seulement raisonnable, mais elle était étayée par la preuve.

  En ce qui concerne la façon dont l’agent a traité les accusations retirées, l’argument selon lequel l’agent a commis une erreur en se fondant sur les accusations criminelles retirées pour tirer ses conclusions à partir desquelles il a accordé une grande importance pour rendre sa décision de renvoyer le demandeur pour enquête, a été retenu. Il était raisonnable de déduire que l’agent s’est fondé de manière inacceptable sur les accusations retirées du demandeur pour conclure qu’il avait des antécédents criminels importants qui s’étendaient sur les trente-cinq dernières années avec peu d’écarts. Dans la mesure où l’agent et le délégué ont ensuite accordé beaucoup d’importance à cette conclusion pour prendre leurs décisions, ces décisions étaient déraisonnables. En exerçant le pouvoir discrétionnaire très limité qu’on leur confère en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la Loi, il aurait été raisonnablement loisible à l’agent et au délégué de tenir compte de la preuve décrite ci-dessus à l’égard des accusations retirées et des rapports de police associés du demandeur, aux seules fins d’examiner les antécédents de ses interactions avec la loi. Toutefois, il n’était pas raisonnablement loisible de l’agent et du délégué de traiter les accusations retirées du demandeur comme preuve de ses antécédents criminels.

  Par conséquent, la décision a été annulée et renvoyée à un autre délégué du ministre pour réexamen en conformité avec les motifs de la Cour.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 34, 35, 36, 37, 44, 74d).

Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, art. 3d).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées  :

Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1055; Melendez c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, [2017] 3 R.C.F. 354; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409.

décision différenciée  :

Huang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 28.

décisions examinées  :

Fairhurst c. Unifor, section locale 114, 2017 CAF 152; Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2015] 3 R.C.S. vi.

décisions citées  :

Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, 2005 2 R.C.S. 539; Moazeni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 360; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Burton c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 727; Figueroa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1396; Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Hogervorst, 2007 CAF 41; Vidéotron Télécom Ltée c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, 2005 CAF 90; Soimu c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1330 (QL) (1re inst.); Kidd c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1044; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2016] 1 R.C.S. xvii; Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693; Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 131, [2017] 1 R.C.F. 128; Spencer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 990; Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455; Rosenberry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 882; Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405; Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198; Balan c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 691; Kharrat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 842; Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 682; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129.

DOCTRINE CITÉE

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide opérationnel  : Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF-5, « Rédaction des rapports en vertu du L44(1) ».

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide opérationnel  : Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF-6, « Examen des rapports établis en vertu du paragraphe L44(1) ».

  DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision du délégué du défendeur de renvoyer le demandeur pour enquête pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.

ONT COMPARU  :

Lorne Waldman et Hannah Lindy pour le demandeur.

Tessa Cheer pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Waldman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

La sous-procureure générale du Canada pour le défendeur.

            Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

            Le juge en chef Crampton :

I.          Introduction

[1]        M. McAlpin est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. En recommandant qu’il soit renvoyé pour enquête, un agent qui travaille à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a accordé une grande importance sur plusieurs conclusions. Il s’agissait des conclusions suivantes :

•           les infractions à l’égard desquelles M. McAlpin a été déclaré coupable ont d’importantes répercussions sur la société;

•           la présence de plusieurs armes à feu chargées à son domicile témoigne du danger potentiel pour les autres personnes dans la société;

•           ses infractions les plus récentes ont été commises lorsqu’il était libéré sous caution, et comportaient de très grandes quantités de drogues;

•           sa possibilité de réadaptation est faible.

[2]        À mon avis, il n’était pas déraisonnable de la part de l’agent d’avoir accordé une grande importance aux conclusions qui précèdent. Il en est ainsi malgré le fait que l’agent n’a pas fait mention des renseignements provenant de certaines sources qui décrivent le potentiel de réadaptation de M. McAlpin en des termes plus positifs.

[3]        Après que l’agent a tiré les conclusions qui précèdent, il n’était pas déraisonnable de sa part de ne pas avoir fait mention, dans la section des recommandations de son évaluation, des nombreux motifs d’ordre humanitaire que M. McAlpin a porté à l’attention de l’agent. Il est bien établi en droit que l’agent n’était pas tenu de tenir compte de ces motifs en exerçant son pouvoir discrétionnaire afin de renvoyer M. McAlpin pour enquête, d’autant plus qu’il est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité.

[4]        Toutefois, dans le cadre de son évaluation, l’agent s’est également fondé sur les nombreuses accusations retirées pour conclure que M. McAlpin [traduction] « a d’importants antécédents criminels qui s’étendent sur les trente-cinq dernières années avec peu d’écart ». L’agent a ensuite semblé accorder beaucoup d’importance à cette conclusion en recommandant que M. McAlpin soit renvoyé pour enquête. Cela était déraisonnable.

[5]        Il était par ailleurs déraisonnable pour un délégué du ministre défendeur (le délégué) de souscrire à l’évaluation et à la recommandation de l’agent, et de déclarer qu’elles étaient [traduction] « bien fondées en droit et en faits ».

[6]        Dans le contexte de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de renvoyer une personne interdite de territoire au Canada pour enquête, il peut être raisonnablement loisible au ministre ou à son délégué d’accorder beaucoup d’importance au nombre élevé d’interactions que la personne a eu avec la loi. Vu la priorité que le législateur a accordée à la sûreté et à la sécurité publique (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski), au paragraphe 10; Sharma c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 319, [2017] 3 R.C.F. 492 (Sharma), au paragraphe 23) cela peut être tout à fait approprié. La question de savoir si cela est approprié dans un cas particulier dépendra des circonstances, y compris la nature et la fréquence de ces interactions, tout crime duquel la personne en question a été accusée, dans la mesure où le particulier peut avoir fait preuve d’insouciance déréglée ou d’impunité concernant les lois canadiennes, et la nature de tout motif d’ordre humanitaire qu’il ou elle peut avoir soulevé.

[7]        Toutefois, les interactions avec la loi qui ne donnent pas lieu à des condamnations ne peuvent pas être invoquées pour étayer une conclusion d’antécédents criminels. Il était donc déraisonnable de la part du délégué du ministre d’accorder beaucoup d’importance aux interactions antérieures de M. McAlpin avec la loi, en arrivant à une telle conclusion et en s’appuyant ensuite partiellement sur celle-ci pour recommander M. McAlpin pour enquête.

[8]        Par conséquent, la décision du délégué de recommander M. McAlpin pour enquête sera annulée et renvoyée au ministre pour nouvelle détermination.

II.          Faits

[9]        M. McAlpin est citoyen du Royaume-Uni. Il est résident permanent du Canada depuis peu de temps après son arrivée de l’Irlande du Nord avec ses parents, il y a plus de 60 ans. À l’époque, il était âgé de 6 ans. Il n’est pas retourné au Royaume-Uni depuis lors.

[10]      Il affirme n’avoir aucun lien avec un pays autre que le Canada, où ses six frères et sœurs et leurs nombreux enfants habitent et où se trouve son réseau social élargi.

[11]      Il n’est pas marié et n’a pas d’enfants ou de personnes à charge.

[12]      Les parties reconnaissent que M. McAlpin a de nombreux problèmes de santé. Selon la preuve au dossier certifié du tribunal (DCT), en 1985, il a été mêlé à un incident avec un patient violent à l’hôpital psychiatrique où il travaillait. À la suite de cet incident, il s’est retrouvé avec des blessures graves au cou et au dos, en plus d’un traumatisme mental. Il soutient que ces problèmes continuent de l’affecter et l’ont empêché de travailler depuis qu’ils sont survenus. Dans l’intervalle, il a continué à subir des traitements psychiatriques et souffre encore du syndrome de stress post-traumatique, d’anxiété et de dépression. De plus, ses antécédents médicaux comportent des tumeurs au cerveau, des [traduction] « problèmes cardiaques » et des problèmes respiratoires.

[13]      M. McAlpin affirme également que s’il est renvoyé au Royaume-Uni, il ne sera admissible à aucune assurance-maladie pendant une période d’au moins six mois.

[14]      En 2010, M. McAlpin a été arrêté et accusé de vingt infractions. En avril 2014, lors de sa liberté sous caution, en attendant son procès, il a été accusé de quatre nouvelles infractions.

[15]      En janvier 2016, il a plaidé coupable à deux infractions se rapportant aux accusations de 2010, notamment la production d’une substance et la possession d’une arme à feu chargée. En avril de la même année, il a plaidé coupable à deux autres infractions, relativement aux infractions de 2014, notamment la production d’une substance et la possession en vue d’en faire le trafic. Il a reçu des peines concurrentes de deux ans, de six mois, de six mois et de trois mois en lien avec les quatre infractions respectivement.

[16]      Au jugement sur sentence, il a été souligné que M. McAlpin vendait apparemment de la marijuana à grande échelle, et qu’il s’agit [traduction] d’un « problème important dans notre collectivité qui touche en particulier les adolescents ».

[17]      Le casier judiciaire de M. McAlpin comprend également cinq autres infractions à l’égard desquelles il a été accusé, à savoir l’omission d’être resté sur les lieux d’un accident (1975), agression (1983), conduite avec des facultés affaiblies (1987), méfait de moins de 5 000 $ (1996) et omission de s’arrêter sur les lieux d’un accident (1997).

III.         La décision faisant l’objet du contrôle

[18]      La décision qui fait l’objet du contrôle est la décision du délégué, datée du 25 août 2016, de renvoyer M. McAlpin pour enquête (la décision).

[19]      Dans la décision, le délégué a fait quelques brèves remarques concernant les antécédents de M. McAlpin en matière d’immigration, l’absence de personnes à sa charge au Canada, le fait que ses frères et ses sœurs habitent tous dans notre pays, le fait qu’il ait obtenu un diplôme de premier cycle, et le fait qu’il n’ait pas travaillé depuis 1985. Le délégué a ensuite souligné ses condamnations récentes et la peine correspondante qu’il a reçue. Après avoir dit [traduction] « voir les notes de l’agent au dossier », il a remarqué que le rapport de l’agent était [traduction] « bien fondé en droit et en fait ». Après avoir pris cette décision, il a donné son accord avec la recommandation de l’agent de renvoyer M. McAlpin pour enquête.

[20]      Les parties reconnaissent que l’évaluation de l’agent fait partie de la décision pouvant faire preuve de révision dans la présente instance. Dans l’évaluation datée du 17 août 2016, l’agent a résumé brièvement la situation familiale de M. McAlpin au Canada, a décrit les circonstances de ses quatre condamnations les plus récentes, a rappelé brièvement les motifs d’ordre humanitaire que M. McAlpin avait identifiés, a évalué ses possibilités de réadaptation, a mentionné le fait qu’il avait [traduction] « de nombreuses accusations retirées » depuis 1975, et a ensuite fourni le raisonnement qui a mené à la recommandation de le renvoyer pour enquête. Lorsqu’il a fourni ce raisonnement, il a fait remarquer que M. McAlpin [traduction] « a d’importants antécédents criminels qui s’étendent sur les trente-cinq dernières années avec peu d’écarts ».

IV.        La législation pertinente

[21]      M. McAlpin est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Cette disposition est rédigée comme suit :

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :      

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé.

[22]      Le rapport de l’agent fondé sur le délégué a été préparé, conformément au paragraphe 44(1) de la LIPR, qui prévoit ce qui suit :

Perte de statut et renvoi        

Constat de l’interdiction de territoire  

Rapport d’interdiction de territoire      

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre. 

[23]      La décision du délégué qui fait l’objet du contrôle judiciaire a été rendue en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Cette disposition est rédigée comme suit :

44 […]

Suivi

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger ; il peut alors prendre une mesure de renvoi.   

[24]      Les objectifs énoncés dans la LIPR concernant l’immigration sont notamment les suivants :

Objet en matière d’immigration           

3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :       

[…]

h) de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne;          

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité.       

V.        Les questions préliminaires

[25]      Le ministre soutient que la présente demande est théorique. Subsidiairement, il affirme que le principe de la chose jugée s’applique. Subsidiairement encore, il soutient que la présente demande équivaut à une contestation indirecte d’une décision subséquente du délégué, à l’égard de laquelle une demande distincte d’autorisation d’appel et de contrôle judiciaire a été rejetée par la Cour.

[26]      Pour les motifs qui suivent, je n’accepte pas ces positions.

A. Caractère théorique

[27]      Le ministre soutient que la présente demande est théorique étant donné que la décision a été remplacée par une décision de renvoi subséquente du délégué, datée du 3 avril 2017 (la décision de réexamen). Cette dernière décision a été prise après que M. McAlpin a présenté des observations additionnelles à l’appui d’une demande de réexamen de la décision.

[28]      Le ministre soutient que, pour prendre la décision de réexamen, le délégué s’est fondé sur les mêmes raisons précises qui étaient énoncées dans la décision initiale, mais a fourni des motifs additionnels et a pris une nouvelle décision de renvoyer l’affaire pour enquête. Étant donné que la Cour a rejeté la demande d’autorisation et la demande de contrôle judiciaire de M. McAlpin à l’égard de la décision de réexamen, le défendeur soutient qu’il existe maintenant un motif distinct pour renvoyer M. McAlpin pour enquête, peu importe ma décision dans la présente demande.

[29]      Le critère général applicable au caractère théorique a été énoncé dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski), à la page 353 :

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[30]      En ce qui concerne les dernières circonstances, trois principaux facteurs à considérer ont été identifiés. Il s’agit de ceux-ci : i) voir si un débat contradictoire subsiste entre les parties, ii) voir la nécessité de favoriser l’économie des ressources judiciaires, et iii) voir si juger le fond de l’affaire pourrait être considéré comme un empiétement sur la fonction législative : Borowski, précité, aux pages 358 à 362.

[31]      Je suis d’accord avec le ministre que la décision de réexamen du délégué semble avoir eu pour but de remplacer entièrement sa décision initiale. J’arrive à cette conclusion en me fondant sur le fait que le même agent qui a fait la recommandation initiale de renvoyer M. McAlpin pour enquête a simplement ajouté à son évaluation initiale son évaluation étendue qui comprenait l’ensemble de son évaluation initiale, et l’a ensuite envoyée au délégué. Le délégué a ensuite écrit, au paragraphe 11 du formulaire d’examen, sous la rubrique [traduction] « décision du délégué du ministre », les mots [traduction] « Je souscris à la recommandation de l’agent ».

[32]      Ma conclusion sur ce point est renforcée par le fait que la lettre du délégué envoyée à M. McAlpin mentionnait notamment, que [traduction] « les circonstances » avaient été [traduction] « réexaminées » et qu’il avait été décidé de renvoyer M. McAlpin pour enquête [traduction] « à ce moment-ci ». Ces propos suggèrent qu’une nouvelle décision, qui a remplacé la décision initiale, a été prise.

[33]      Néanmoins, il n’y a aucun élément de preuve qui démontre que le délégué a fait un nouveau renvoi à la Section de l’immigration, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Le seul renvoi au DCT est celui qui a été fait à la suite de la décision initiale. Ce renvoi est daté du 25 août 2016, avant que la décision de réexamen ait été prise. Cette lacune apparente est pertinente étant donné que le défendeur affirme que l’annulation de la décision initiale entraînerait un résultat absurde. Le défendeur affirme qu’il en est ainsi parce que la décision de réexamen serait maintenue comme fondement d’une enquête.

[34]      Si un second renvoi officiel avait été fait, j’aurais été d’accord que la présente demande serait théorique, étant donné que « la décision sur le réexamen qui confirmait la décision initiale serait maintenue » : Fairhurst c. Unifor, section locale 114, 2017 CAF 152, au paragraphe 16; Moazeni c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 360, au paragraphe 10. Toutefois, si, comme je dois présumer, un seul renvoi officiel à la Section de l’immigration a été fait, la présente demande n’est donc pas théorique. Il en est ainsi, car accorder la demande de M. McAlpin d’annuler cet unique renvoi officiel semblerait dépouiller la Section de l’immigration de la seule compétence qu’elle semble avoir pour mener l’enquête : Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, alinéa 3d). Une décision de la Cour d’accorder ces réparations aurait un effet réel sur M. McAlpin : Borowski, précité, à la page 353.

[35]      En tout état de cause, même si un second renvoi officiel existe ou un renvoi qu’on pourrait supposer être une [traduction] « simple formalité » qui se ferait rapidement dans le cas où j’annulerais la décision de renvoi initiale datée du 25 août 2016, je suis d’avis qu’il conviendrait que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour entendre la présente demande sur le fond. Cela est dû à une relation continue de nature contradictoire entre les parties qui engendreraient des conséquences accessoires à l’issue de la présente demande : Borowski, précité, à la page 353.

[36]      De plus, les faits particuliers de l’espèce font en sorte qu’il serait dans l’intérêt de la justice que la présente demande soit entendue sur le fond : Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 17. À cet égard, il semble que les parties reconnaissent que le délégué disposait potentiellement de documents importants qui n’ont pas été versés au DCT et dont la Cour était saisie quand la demande d’autorisation d’appel et de contrôle judiciaire de la décision de réexamen de M. McAlpin a été rejetée. M. McAlpin soutient qu’étant donné qu’il était incarcéré quand il a eu l’occasion de présenter des observations à l’ASFC, il n’était pas au courant exactement de ce qui avait été envoyé à l’ASFC en son nom ni ce que l’ASFC avait obtenu de façon indépendante, y compris son rapport prédécisionnel et les rapports de police de la région.

[37]      Dans ces circonstances, je suis d’accord avec M. McAlpin que la décision de la Cour de ne pas entendre la présente demande en raison de son caractère théorique aurait pour effet de le priver de sa seule occasion raisonnable de débattre le bien-fondé de sa cause selon l’ensemble du dossier dont disposait le délégué.

[38]      Je tiens à signaler qu’en décidant d’entendre la présente demande, la Cour ne s’écarte pas de sa fonction juridictionnelle traditionnelle, pas plus qu’elle n’empiète sur les fonctions législatives ou exécutives : Borowski, précité, à la page 362.

B. Le principe de la chose jugée

[39]      Subsidiairement, le défendeur soutient que le principe de la chose jugée s’applique à la présente instance et empêche la remise en cause de la même cause d’action que la Cour a efficacement tranchée quand la demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision a été rejetée. Je ne suis pas d’accord.

[40]      Le défendeur soutient que M. McAlpin a soulevé les mêmes questions dans les demandes qu’il a déposées devant la Cour en ce qui concernait à la fois la décision initiale et la décision de réexamen.

[41]      Je reconnais que les questions qui ont été soulevées dans la présente demande ont toutes été soulevées dans la demande qui a été présentée à la Cour en ce qui concerne la décision de réexamen. Toutefois, cela n’est pas nécessairement déterminant pour la présente affaire.

[42]      Le principe de la chose jugée a été succinctement résumé comme suit par le juge Fothergill dans la décision Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1055, aux paragraphes 22 à 24 :

Le principe de la chose jugée empêche de porter à nouveau en justice la même cause d’action (la préclusion fondée sur la cause d’action) et les mêmes questions ou les mêmes faits substantiels (la préclusion découlant d’une question déjà tranchée) [...]

La préclusion découlant d’une question déjà tranchée suppose l’application d’un critère à deux volets. Le décideur doit d’abord déterminer si les trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont remplies, telles que décrites dans l’arrêt Angle c Ministre du Revenu national, [1975] 2 RCS 248, au paragraphe 3 :

            a. la même question a été décidée ;

            b. la décision invoquée comme créant la fin de non-recevoir était finale ;

            c. les parties dans la décision antérieure, ou leurs ayants droit sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la fin de non-recevoir est soulevée.

Le décideur doit ensuite examiner la question de savoir si l’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ou du principe de la chose jugée causerait une injustice [...] [Renvois omis.]

[43]      À mon avis, les trois conditions applicables au principe de la chose jugée dans la présente cause ont été remplies : le délégué a essentiellement tranché la même question, la décision du délégué est devenue définitive quand la Cour a rejeté la demande d’autorisation d’appel de M. McAlpin concernant la décision de réexamen, et les parties à la présente instance sont les mêmes que les parties à l’instance antérieure.

[44]      Toutefois, pour la raison invoquée aux paragraphes 36 et 37 des présents motifs, je suis d’avis que l’application du principe de la chose jugée en l’espèce entraînerait une injustice. Étant donné les faits particuliers de l’espèce, je suis également d’avis qu’il n’était pas approprié d’appliquer ce principe dans des circonstances où la Cour n’a pas fourni de motifs en statuant finalement sur le litige des parties concernant la décision de réexamen. En l’absence de ces motifs, le fondement de la décision de la Cour de rejeter la demande concernant cette décision n’est pas tout à fait clair. Dans ce contexte, il incombe à la Cour de faire preuve de prudence en déterminant s’il y a lieu d’appliquer le principe de la chose jugée : Burton c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 727, au paragraphe 21. Conceptuellement, il est possible que la décision de rejeter la demande d’autorisation a été prise au motif qu’aucune question défendable n’a été soulevée concernant l’accord du délégué avec l’évaluation de l’agent des nouveaux renseignements qui ont été fournis par M. McAlpin au soutien de sa demande de réexamen. Par conséquent, il ne serait pas approprié de se fonder sur la présente décision comme fondement pour invoquer le principe de la chose jugée : Figueroa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1396, au paragraphe 46.

C. Contestation indirecte

[45]      Subsidiairement encore, le défendeur affirme que la tentative de M. McAlpin de faire infirmer la décision initiale après que la Cour a rejeté sa tentative d’annuler la décision de réexamen équivaut à une contestation indirecte inadmissible. En se fondant sur la décision Huang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 28 (Huang), au paragraphe 80, le défendeur soutient que dans les affaires de « plusieurs décisions administratives connexes, toute contestation de la décision initiale dans le but d’invalider indirectement une décision subséquente est interdite ». À l’instar de l’argument du caractère théorique, le défendeur ajoute qu’il serait absurde d’autoriser la contestation de la décision, où la décision de réexamen serait maintenue.

[46]      Cette dernière hypothèse a déjà été soulevée aux paragraphes 33 et 34 des motifs exposés ci-dessus.

[47]      En ce qui concerne le fait que le défendeur se fonde sur la décision Huang, précitée, cette affaire se distingue de la présente espèce. En bref, la demanderesse avait contesté la décision d’un délégué du ministre de renvoyer son dossier à la Section de l’immigration pour enquête, mais elle n’a pas contesté les décisions subséquentes prises par cette section, et, par la suite, de la Section d’appel de l’immigration. Le juge Diner a statué que sa contestation de la décision du délégué équivalait à une contestation indirecte inadmissible des deux dernières décisions : Huang, précitée, aux paragraphes 80 et 81.

[48]      En revanche, M. McAlpin a en effet contesté la décision subséquente en question, c’est-à-dire la décision de réexamen. Il l’a fait le 6 avril 2017, deux jours après avoir contesté la décision initiale. Toutefois, sa demande dans le cadre de la présente affaire n’a pas été mise en état que bien longtemps après que sa demande concernant la décision de réexamen a été mise en état. Par conséquent, cette dernière demande a été traitée plus rapidement et a été rejetée approximativement deux mois avant que l’autorisation ait été accordée à l’égard de la présente demande. Dans ces circonstances, la contestation de la décision initiale de M. McAlpin ne peut pas être considérée comme une contestation indirecte inadmissible de la décision de réexamen.

[49]      Au contraire, M. McAlpin a parfaitement le droit de contester les deux décisions qui sont considérées comme distinctes : Canada (Ministre du Développement et des ressources humaines) c. Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 20; Vidéotron Télécom Ltée c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, 2005 CAF 90, aux paragraphes 11 à 14; Soimu c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1330 (QL) (1re inst.), au paragraphe 10.

[50]      Étant donné les conclusions que j’ai tirées à l’égard des questions préliminaires soulevées par le défendeur, je vais maintenant examiner le bien-fondé de la présente demande.

VI.        Question en litige et norme de contrôle

[51]      Comme l’a reconnu l’avocat de M. McAlpin lors de l’audition de la présente demande, les questions qu’il a soulevées à l’égard de la décision initiale peuvent être résumées de façon pratique comme la seule question de savoir si l’exercice du pouvoir discrétionnaire du délégué de renvoyer M. McAlpin pour enquête était raisonnable. Les parties reconnaissent que cet exercice du pouvoir discrétionnaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Kidd c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1044 (Kidd), au paragraphe 17; Melendez c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1363, [2017] 3 R.C.F. 354 (Melendez), au paragraphe 11.

[52]      Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour doit mettre l’accent sur la question de savoir si la décision est raisonnablement intelligible, transparente et justifiée. À cet égard, la Cour devra déterminer si elle est en mesure de comprendre la raison pour laquelle la décision a été prise, et si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 (Newfoundland Nurses), au paragraphe 16.

[53]      Étant donné le caractère décisionnel du délégué du ministre de renvoyer ou de ne pas renvoyer une personne pour enquête qui repose en grande partie sur les faits, de pareilles décisions donnent normalement lieu à une grande retenue. Autrement dit, de pareilles décisions donnent généralement lieu à « une large marge d’appréciation » : Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446, aux paragraphes 135 à 137, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, 36 471 (29 octobre 2015) [[2015] 3 R.C.S. vi]; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, aux paragraphes 35 à 53, autorisation d’appel à la C.S.C. refusée, 36621 (7 avril 2016) [[2016] 1 R.C.S. xvii]. Un degré élevé de retenue est également justifié compte tenu du fait que l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’un délégué du ministre de ne pas renvoyer quelqu’un pour enquête, après avoir établi que la recommandation de l’agent en faveur d’un renvoi est [traduction] « bien-fondée », serait de nature exceptionnelle. À mon avis, cela découle de l’analyse aux paragraphes 58 à 69 qui suivent.

VII.       Discussion

[54]      M. McAlpin soutient que la décision de le renvoyer pour enquête n’était pas raisonnable étant donné plusieurs erreurs dans l’évaluation de l’agent, sur lesquelles le délégué s’est fondé. Plus particulièrement, M. McAlpin soutient que l’évaluation de l’agent n’était pas raisonnable, étant donné que l’agent

•           a simplement énuméré quelques-uns des motifs d’ordre humanitaire à son dossier, sans prendre en considération ou soupeser ces facteurs, et sans tenir compte d’autres motifs impérieux d’ordre humanitaire qu’il avait identifiés;

•           n’a pas tenu compte de renseignements importants en lien avec ses antécédents professionnels;

•           a procédé à une évaluation de ses possibilités de réadaptation et n’a pas inclus les renseignements importants dont disposait l’agent;

•           s’est fondé sur les accusations retirées pour conclure que M. McAlpin a de nombreux antécédents criminels et est un criminel grave.

[55]      J’examinerai chacun des arguments précités ci-dessous.

A.    La façon dont l’agent a traité les motifs d’ordre humanitaire avancés par M. McAlpin

1)    Principes généraux

[56]      Comme le reconnaissent les deux parties à la présente demande, il y a une divergence dans la jurisprudence de la Cour concernant l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont disposent les délégués du ministre pour décider si une personne doit être renvoyée pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[57]      Dans la décision Melendez, précitée, le juge Boswell a fourni un résumé très utile de cette divergence. Il est ensuite parvenu aux conclusions suivantes au paragraphe 34 de sa décision :

1. La jurisprudence n’est pas unanime sur la question de savoir si, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, un agent d’immigration jouit d’un pouvoir discrétionnaire limité qui ne l’autorise qu’à établir et exposer les faits permettant d’affirmer qu’un résident permanent du Canada est interdit de territoire.

2. La jurisprudence et le Guide portent cependant à dire qu’en vertu du paragraphe 44(2), le délégué du ministre, lorsqu’il doit décider de déférer ou non à la Section de l’immigration un rapport d’interdiction de territoire, ou d’émettre une lettre d’avertissement, jouit d’un certain pouvoir discrétionnaire lui permettant de prendre en compte des considérations d’ordre humanitaire, y compris l’intérêt supérieur d’un enfant, du moins lorsqu’il s’agit d’un résident permanent et non d’un ressortissant étranger.

3. Bien que le délégué du ministre puisse prendre de tels facteurs en compte en vertu de son pouvoir discrétionnaire, il n’est aucunement tenu de le faire.

4. Dans les cas, cependant, ou des facteurs d’ordre humanitaire sont portés à l’attention d’un délégué du ministre, celui-ci doit se pencher sur ces facteurs d’une manière qui soit raisonnable compte tenu des circonstances de l’affaire, et s’il les écarte, il devrait, ne serait-ce que brièvement, indiquer pourquoi.

5. Pour être considéré comme raisonnable, l’examen que le délégué du ministre fait des considérations d’ordre humanitaire invoquées par un résident permanent n’a pas, selon moi, à être aussi poussé que l’analyse prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR, car ce paragraphe n’aurait, autrement, aucune raison d’être.

[58]      Peu après que la décision du juge Boswell a été rendue, la Cour d’appel fédérale (C.A.F.) a examiné l’étendue du pouvoir discrétionnaire qui est conféré aux agents d’immigration et aux délégués du ministre en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR, respectivement, dans l’arrêt Sharma, précité. Dans cette décision, la Cour a fait observer que ce pouvoir discrétionnaire est « très limité » et « est donc tributaire d’un certain nombre de facteurs, dont les présumés motifs d’interdiction de territoire et le fait de savoir si la personne en cause est un résident permanent ou un étranger ». En tout état de cause, la Cour a déclaré que « les agents et le ministre ou son délégué doivent toujours garder à l’esprit l’intention du législateur de faire de la sécurité une priorité essentielle (voir les alinéas 3(1)h) et i) de la LIPR) » : Sharma, précité, aux paragraphes 23 et 24.

[59]      Toutefois, en ce qui concerne l’interdiction de territoire énoncé à l’article 36 de la LIPR (c’est-à-dire, la « grande criminalité » et la « criminalité »), la C.A.F. a déclaré le raisonnement suivant qui a été donné par la Cour dans l’arrêt Cha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126, [2007] 1 R.C.F. 409 (Cha), qui portait sur un étranger, qui semblerait s’appliquer avec autant de force aux résidents permanents :

Je ne peux concevoir que le législateur ait mis autant de soins pour préciser, aux articles 36 et 44 de la Loi, de manière objective, les cas où les auteurs de certaines infractions bien définies commises au Canada doivent être renvoyés du pays, pour ensuite offrir la possibilité à un agent d’immigration ou à un représentant du ministre de permettre à ces personnes de rester au Canada pour des motifs autres que ceux prévus par la Loi ou le Règlement. Il n’appartient pas à l’agent d’immigration, lorsqu’il décide d’établir ou non un rapport d’interdiction de territoire pour des motifs visés par l’alinéa 36(2)a), ou au représentant du ministre lorsqu’il y donne suite, de se pencher sur des questions visées par les articles 25 (motif d’ordre humanitaire) et 112 (examen des risques avant renvoi) de la Loi [...]

Sharma, précité, au paragraphe 23; non souligné dans l’original.

[60]      Le renvoi au passage cité ci-dessus à l’alinéa 36(2)a) de la LIPR a été fait, parce que le demandeur dans cette affaire-là était interdit de territoire en vertu de cette disposition, c’est-à-dire, pour « criminalité ».

[61]      À mon avis, la dernière phrase du passage s’applique à plus forte raison aux motifs d’interdiction de territoire prévus par le paragraphe 36(1), qui était en cause dans l’arrêt Sharma, précité. Autrement dit, si on peut déduire que le Parlement n’avait pas voulu que les agents d’immigration et les délégués du ministre aient le pouvoir discrétionnaire pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans le contexte d’une prétendue interdiction de territoire pour « criminalité », le motif pour justifier les conclusions défavorables serait encore plus fort dans le contexte d’une « grande criminalité » alléguée.

[62]      Les commentaires que j’ai reproduits aux paragraphes 58 et 59 ci-dessus l’arrêt de Sharma étaient un obiter dictum, étant donné que la C.A.F. poursuit en disant que les observations du demandeur concernant l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par le paragraphe 44(1) de la LIPR étaient théoriques. Il a tiré cette conclusion après avoir déterminé que l’agent dans cette affaire a en effet examiné les nombreux facteurs personnels ou atténuants qui ont été soulevés par le demandeur : Sharma, précité, aux paragraphes 47 et 48. Par conséquent, la C.A.F. a estimé qu’il était préférable de remettre à un autre jour la détermination de « l’étendue précise du pouvoir discrétionnaire d’un agent » : Sharma, précité, au paragraphe 48. Je tiens à signaler que la C.A.F., dans l’arrêt Cha, précité, au paragraphe 41, a adopté la même attitude.

[63]      Malgré ce qui précède, la nature et la teneur des observations faites par la C.A.F. dans les arrêts Cha et Sharma, précités, sont telles qu’elles devraient l’emporter sur toute jurisprudence contradictoire de la Cour.

[64]      Il est également pertinent de se souvenir qu’une personne interdite de territoire en vertu de l’article 36 peut présenter une demande de motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la LIPR : Sharma, précité, au paragraphe 37; Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, au paragraphe 25. Cela a une incidence sur la question de savoir si les motifs d’ordre humanitaire devraient être interprétés dans d’autres dispositions de la LIPR : Bermudez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 131, [2017] 1 R.C.F. 128, au paragraphe 38.

[65]      De plus, il est important de rester conscient des axes très différents des articles 25 et 36 de la LIPR. Alors que le premier est axé sur les personnes qui peuvent invoquer les motifs d’ordre humanitaire comme fondement d’être libéré de l’exigence générale pour présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada, le dernier est axé sur la sûreté et la sécurité publique : Medovarski, précité, aux paragraphes 9 et 10. Par conséquent, il serait raisonnablement loisible à un agent ou à un délégué du ministre de donner priorité à la sûreté et à la sécurité publique, au point même de s’abstenir entièrement de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire en énonçant le raisonnement d’une décision de renvoyer une personne pour enquête. Cela est particulièrement vrai dans le cas où une personne est ou semble être interdite de territoire pour « grande criminalité ». En fait, cela découle du fait qu’un agent ou un délégué du ministre n’est nullement obligé de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR : Melendez, précitée, au paragraphe 34.

[66]      L’approche très restrictive qu’a adoptée la C.A.F. dans l’arrêt Sharma, précité, pour commenter l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR dans une affaire qui comprend une grande criminalité est conforme avec l’approche de Citoyenneté et Immigration Canada dans son guide intitulé Guide opérationnel : Exécution de la loi (ENF), chapitre ENF-5, « Rédaction des rapports en vertu du L44(1) » (ENF-5). Ce guide ne lie pas la Cour, mais il peut être utile pour déterminer le caractère raisonnable de l’approche adoptée par un agent ou un délégué du ministre à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2), respectivement.

[67]      À la section 8.1 du ENF-5, il est souligné que « la portée (du) pouvoir discrétionnaire varie en fonction des motifs d’interdiction de territoire allégués, que la personne concernée soit un résident permanent ou un étranger, et que le rapport doive ou non être déféré à la Section d’immigration ». En ce qui concerne l’interdiction de territoire pour « criminalité », le document précise que la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent « sera réduite » davantage qu’il pourrait autrement en être le cas (section 8.3). Dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les agents doivent tenir compte de six facteurs, dont aucun ne comprend les motifs d’ordre humanitaire. Ces facteurs se rapportent plutôt aux antécédents criminels de la personne, à la peine imposée, à la peine maximale qui était disponible, aux circonstances de l’incident particulier et à savoir si la condamnation impliquait des crimes violents ou des drogues. De plus, « dans les cas de délits mineurs », les agents sont tenus d’examiner si une décision concernant la réadaptation est imminente et susceptible d’être favorable (non souligné dans l’original).

[68]      En ce qui concerne l’interdiction de territoire alléguée pour des motifs comportant la sécurité (article 34 de la LIPR), l’atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35), la grande criminalité (paragraphe 36(1)) ou la criminalité organisée (article 37), l’ENF-5 déclare que les agents peuvent choisir de ne pas établir un rapport dans « les rares cas » (section 8.3). Par conséquent, l’idée de M. McAlpin selon laquelle il avait des attentes légitimes que ses motifs d’ordre humanitaire soient examinés par un agent ne peut être maintenue.

[69]      L’approche adoptée dans le ENF-5 correspond de façon générale avec l’approche adoptée dans le guide intitulé Guide opérationnel : Exécution de la loi (ENF), chapitre ENF-6, « Examen des rapports établis en vertu du paragraphe L44(1) » (ENF-6), y compris les motifs d’ordre humanitaire qui peuvent être pris en compte par des délégués du ministre dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 44(2), le document aborde les facteurs qui devraient être pris en compte dans les affaires criminelles. Ces facteurs ne comprennent pas les motifs d’ordre humanitaire. Ils repèrent plutôt les facteurs dans le ENF-5 qui sont traités dans l’avant-dernière phrase du paragraphe 67 ci-dessus.

[70]      Compte tenu de tout ce qui précède, et plus particulièrement des directives données par la C.A.F. dans l’arrêt Sharma, précité, je crois qu’il est nécessaire et approprié de mettre à jour et de préciser les conclusions qu’a tirées le juge Boswell à l’égard de l’état actuel de la jurisprudence concernant l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) dans les affaires mettant en cause des allégations de « criminalité » et de « grande criminalité » de la part de résidents permanents. En maintenant le cadre adopté par le juge Boswell, je résumerais cette jurisprudence comme suit :

1.         Dans les affaires mettant en cause des allégations de criminalité et de grande criminalité de la part de résidents permanents, il existe des jurisprudences contradictoires à savoir si les agents d’immigration et les délégués du ministre ont un pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR, respectivement, qui va au-delà de simplement déterminer et relater les faits essentiels qui sous-entendent une opinion selon laquelle un résident permanent au Canada est interdit de territoire, ou selon laquelle un rapport de l’agent est bien fondé.

2.         En tout état de cause, le pouvoir discrétionnaire pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2) dans de tels cas est très limité, en admettant qu’il existe.

3.         Bien qu’un agent ou un délégué du ministre puisse disposer d’un pouvoir discrétionnaire limité pour tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans de tels cas, il ne lui incombe nullement de le faire.

4.         Toutefois, dans les cas où les motifs d’ordre humanitaire sont pris en compte par un agent ou un délégué du ministre pour expliquer le raisonnement d’une décision qui est prise en vertu des paragraphes 44(1) ou (2), l’évaluation de ces facteurs devrait être raisonnable, compte tenu des circonstances de l’affaire. Dans les cas où ces facteurs sont rejetés, une explication doit être fournie, ne serait-ce que de nature très brève.

5.         Dans ce contexte particulier, une évaluation raisonnable est celle qui tient au moins compte des motifs d’ordre humanitaire les plus importants qui ont été relevés par la personne présumée être interdite de territoire, même en énonçant seulement ces facteurs, pour démontrer qu’ils ont été pris en compte. L’omission de mentionner tout motif d’ordre humanitaire qui a été relevé, quand il faudrait prendre en compte tous les motifs d’ordre humanitaire qui ont été soulevés, peut très bien être déraisonnable.

[71]      Les principes 3 à 5, juste au-dessus méritent une précision.

[72]      En ce qui concerne le principe 3, l’absence de toute obligation pour un agent ou un délégué du ministre de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, en vertu des paragraphes 44(1) et (2) a été reconnue dans une variété d’affaires différentes. Celles-ci comprennent la grande criminalité (p. ex., Faci, précitée, au paragraphe 63; Kidd, précitée, aux paragraphes 33 et 34; Spencer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 990, au paragraphe 15); la criminalité organisée (p. ex., Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2013] 4 R.C.F. 455, au paragraphe 35); et l’omission de quitter le Canada à la fin de la période de séjour autorisée du demandeur dans ce pays (p. ex. Rosenberry c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 882, au paragraphe 36). Dans au moins deux des cas, les personnes en question sont venues au Canada alors qu’ils étaient enfants : Faci, précitée, et Kidd, précitée.

[73]      Toutefois, je ne suis au courant d’aucune affaire où la Cour a affirmé l’absence d’une telle obligation en lien avec une personne qui est devenue résidente permanente dans son enfance et qui est alléguée être interdite de territoire compte tenu d’une ou de deux condamnations qui s’inscrivent à l’extrémité inférieure du continuum des infractions prévues par le paragraphe 36(2) de la LIPR.

[74]      À mon avis, les motifs d’ordre humanitaire soulevés par ces personnes peuvent être à première vue assez probants pour susciter une obligation de les considérer, quand le motif véritable ou apparent d’interdiction de territoire est une ou deux infractions des types ci-dessus décrits. Autrement dit, la nature convaincante de la preuve prima facie des motifs d’ordre humanitaire, concernant les infractions moins sérieuses que j’ai décrites, peuvent être telles qu’elles rendent déraisonnable l’omission de les prendre en compte dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 44. Quant à savoir s’il en serait ainsi, cela dépendrait de la nature de ces motifs, ainsi que de la nature de motifs qui peuvent faire contrepoids, tels que ceux relevés au ENF-5 et discuté au paragraphe 67 ci-dessus, et si la personne a de longs antécédents d’interactions avec la loi.

[75]      Dans ce contexte, j’estime que la preuve prima facie convainc les motifs d’ordre humanitaire d’inclure l’incapacité de parler la langue du pays d’origine d’une personne, l’absence de membres de la famille sur un territoire donné, l’exposition personnelle de traumatisme grave en tant qu’enfant sur un territoire donné, la maladie en phase terminale, et l’impossibilité prouvée d’obtenir des soins médicaux pour traiter un problème de santé très grave.

[76]      Je vais prendre une pause pour souligner qu’en l’absence de toute preuve que M. McAlpin est en phase terminale, je ne considère pas que les motifs d’ordre humanitaire qu’il a relevés sont [traduction] « convaincants ». En tout état de cause, étant donné qu’il est interdit de territoire pour « grande criminalité » par opposition à l’extrémité inférieure de la « criminalité » prévue par le paragraphe 36(2), l’agent et le délégué du ministre n’étaient pas tenus de tenir compte des motifs.

[77]      En ce qui concerne les principes 4 et 5 énoncés au paragraphe 70 ci-dessus, il convient de souligner qu’ils s’appliquent à la justification d’une décision prise en vertu des paragraphes 44(1) ou (2). À mon avis, si un agent ou un délégué du ministre ne renvoie pas aux motifs d’ordre humanitaire dans cette partie du rapport ou de l’évaluation, on ne peut pas prétendre que ces motifs ont été pris en compte pour tirer la conclusion prévue par ces dispositions. Il en est ainsi, même si ces motifs sont énumérés dans la première partie du formulaire d’évaluation de l’agent qui exige que des motifs d’ordre humanitaire soient relevés, comme ce fut le cas en l’espèce.

[78]      En ce qui concerne la nature brève de l’explication qui devrait être fournie quand les motifs d’ordre humanitaire sont en effet pris en compte dans la justification de l’avis atteint par un agent ou un délégué du ministre, un bon exemple est ce qui a été fourni par l’agent après avoir réexaminé la situation de M. McAlpin. Dans sa décision élargie, l’agent a brièvement mentionné les motifs d’ordre humanitaire principaux qui ont été relevés par M. McAlpin, y compris la période depuis laquelle il est au Canada, ses problèmes de santé et le fait qu’il est âgé. Toutefois, l’agent a déclaré que ces motifs et d’autres qu’il a expressément mentionnés [traduction] « ne réfutent pas la gravité des crimes dont M. McAlpin a été accusé » d’avoir commis. Dans le contexte du pouvoir discrétionnaire « très limité » dont doit disposer un agent pour prendre en compte les motifs d’ordre humanitaire, je ne crois pas que ce type de traitement de ces motifs de la part d’un agent est déraisonnable.

2)         Application des principes généraux à la présente affaire

[79]      En appliquant les principes susmentionnés en l’espèce, je conclus que le délégué n’a pas commis d’erreur de la manière que l’a allégué M. McAlpin. Autrement dit, la décision du délégué n’était pas déraisonnable compte tenu du fait qu’il s’est abstenu d’examiner et de soupeser tous les motifs d’ordre humanitaire que M. McAlpin avait soulevés, y compris les plus convaincants, qui, selon M. McAlpin, ont été complètement ignorés. À cet égard, M. McAlpin affirme que l’agent n’a pas tenu compte d’une preuve convaincante que son renvoi en Irlande du Nord aurait un effet dévastateur sur sa santé mentale et physique.

[80]      Le délégué et l’agent n’étaient pas tenus d’examiner et de soupeser quelconque motif d’ordre humanitaire que M. McAlpin avait relevé : Melendez, précitée, au paragraphe 34. À mon avis, cela est particulièrement vrai étant donné que M. McAlpin était interdit de territoire pour grande criminalité.

[81]      Dans le rapport narratif qui fait partie de la décision du délégué, l’agent a énuméré, d’une façon très générale, un certain nombre de motifs d’ordre humanitaire et d’autres renseignements personnels concernant M. McAlpin. Cela a été fait dans la section 7 du formulaire d’examen, sous la rubrique [traduction] « Motifs d’ordre humanitaire et autres renseignements ». Les motifs énumérés comprenaient les difficultés financières qui seraient associées, selon M. McAlpin, à son renvoi en Irlande du Nord, ainsi qu’à sa [traduction] « très longue liste de problème de santé » et à la préoccupation de sa famille concernant le maintien des soins de santé en Grande-Bretagne.

[82]      Toutefois, dans la section 9 du formulaire d’examen, sous la rubrique [traduction] « Recommandation et raisonnement », l’agent n’a fait nulle mention de ces motifs ni d’autres motifs d’ordre humanitaire en exposant le raisonnement de sa recommandation que M. McAlpin soit renvoyé pour enquête. On peut raisonnablement déduire de l’absence de toute discussion au sujet de motifs d’ordre humanitaire, dans la dernière section de la Recommandation initiale de l’agent, que l’agent a exercé son pouvoir discrétionnaire de ne pas tenir compte de ces motifs en formulant la recommandation.

[83]      Étant donné que l’agent n’était pas tenu de prendre en compte ces motifs d’ordre humanitaire, et étant donné qu’il n’a pas, en fait, tenu compte des motifs d’ordre humanitaire en expliquant le raisonnement de sa décision de recommander M. McAlpin pour enquête, l’allégation de M. McAlpin ne peut pas être maintenue. En bref, contrairement à son allégation, l’agent ne s’est pas livré à une évaluation partielle d’une partie des motifs d’ordre humanitaire qu’il avait relevés, sans évaluer ceux que M. McAlpin affirme être les motifs d’ordre humanitaire les plus convaincants dans son cas, et sans expliquer la façon dont les motifs d’ordre humanitaire ont été soupesés avec d’autres motifs pertinents. L’agent a plutôt décidé simplement de ne prendre en compte aucun de ces motifs. En l’absence de toute obligation de l’agent ou du délégué de tenir compte de ces motifs, cela n’était pas déraisonnable.

B. La façon dont l’agent a traité les antécédents professionnels de M. McAlpin

[84]      M. McAlpin soutient que la façon dont l’agent a traité ses antécédents professionnels n’était pas raisonnable parce qu’il a semblé accorder de l’importance sur le fait qu’il n’avait pas travaillé depuis 1985. Pour ce faire, l’agent n’a pas tenu compte que l’incapacité de M. McAlpin à travailler serait imputable à un accident du travail et qu’il avait tenté, sans succès, de retourner travailler.

[85]      Je conviens que l’agent a semblé accorder de l’importance sur le fait que M. McAlpin n’avait pas travaillé depuis 1985, et qu’il a semblé écarter l’explication de M. McAlpin au sujet de la raison pour laquelle il n’a pas travaillé depuis 1985. L’agent a pris note de cette explication plus haut dans son rapport, mais a néanmoins omis d’en parler quand il a fourni le raisonnement de sa recommandation de renvoyer M. McAlpin pour enquête. Il a simplement mentionné le fait que M. McAlpin n’avait pas travaillé depuis 1985.

[86]      À mon avis, l’indifférence apparente de l’agent à l’égard de l’explication de M. McAlpin pour ne pas avoir travaillé depuis 1985 n’a pas rendu sa décision, ou la décision subséquente du délégué, déraisonnable.

[87]      Il est évident, à la lecture de la section [traduction] « Recommandation et raisonnement » du rapport de l’agent, que les antécédents professionnels de M. McAlpin étaient un facteur relativement mineur dans l’évaluation globale de l’agent. Les facteurs principaux sur lesquels s’est fondé l’agent sont les suivants :

•           Les antécédents criminels importants de M. McAlpin;

•           L’escalade de la gravité de ses infractions;

•           Son infraction la plus récente comportait [traduction] « des quantités très importantes de drogue et une arme à feu prohibée chargée »;

•           Les dernières infractions se sont produites lorsqu’il était en liberté sous caution, attendant l’issue de ses autres accusations graves;

•           Les infractions pour lesquelles il a été condamné ont des répercussions très importantes sur la société canadienne, compte tenu particulièrement [traduction] de ses ventes de marijuana [traduction] « à grande échelle »;

•           Le fait qu’une arme de poing prohibée chargée et de nombreuses autres armes à feu sans permis chargées ont été trouvées dans le trafic de stupéfiants à [traduction] « échelle immense témoigne du risque de préjudice »;

•           Il a été déclaré coupable d’une agression et de nombreuses infractions violentes retirées impliquant le fait d’avoir braqué une arme à feu, et commis des actes de violence à l’égard de danseuses exotiques;

•           Sa possibilité de réadaptation est faible.

[88]      Compte tenu tout ce qui précède, je suis d’avis que la façon dont l’agent et, implicitement, le délégué, ont traité les antécédents criminels de M. McAlpin n’a pas rendu la décision déraisonnable. Dans le contexte global de leurs décisions respectives, la façon dont ses antécédents criminels ont été traités n’a rendu déraisonnable ni la procédure par laquelle l’agent et le délégué ont pris leurs décisions ni le résultat de ces décisions. À mon avis, la procédure et le résultat de ces décisions appartenaient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). En bref, ils ont permis à la Cour de comprendre la raison pour laquelle elles avaient été prises et de déterminer qu’elles appartenaient aux issues acceptables (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 14). Le fait qu’ils ne se sont pas fondés sur tous les arguments ou les explications que M. McAlpin avait fournis à l’appui de sa demande de ne pas être renvoyé pour enquête n’a pas rendu les décisions déraisonnables (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16; Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, au paragraphe 3).

[89]      Je me contenterai de souligner que bien que M. McAlpin soutienne qu’il n’était pas en mesure de travailler en raison de son accident du travail en 1985, cela ne l’a pas empêché d’exploiter ce que le juge chargé de la détermination de la peine a qualifié d’opération de marijuana à « grande échelle ». Dans ce contexte, l’omission de l’agent et du délégué de reconnaître expressément l’incapacité à travailler de M. McAlpin était compréhensible.

C. L’évaluation de l’agent à l’égard de la possibilité de réadaptation de M. McAlpin

[90]      M. McAlpin soutient que l’évaluation de l’agent à l’égard de sa possibilité de réadaptation n’était pas raisonnable étant donné qu’il n’a pas pris en compte les importantes preuves au dossier qui contredisaient la conclusion formulée par l’agent.

[91]      Les renseignements sur lesquels se fonde M. McAlpin à cet égard se trouvent dans un rapport présentenciel, les motifs à l’appui de la peine prononcée par le juge Arnell , et le plan correctionnel de M. McAlpin.

[92]      Le passage pertinent du rapport présentenciel a souligné que M. McAlpin [traduction] « semblait ouvert à l’idée de fournir des détails concernant les circonstances qui se sont produites et semblait reconnaître la responsabilité de ses actes ». Dans le même ordre d’idées, les motifs à l’appui de la peine prononcée par le juge Arnell déclarent que M. McAlpin [traduction] « a accepté la responsabilité de ses actes et je reconnais qu’il a exprimé de vrais remords ». De plus, M. McAlpin souligne que le plan correctionnel déclare qu’il [traduction] « accepte la responsabilité de ses actes pour sa participation à l’infraction à l’origine de sa peine comme en témoigne son plaidoyer de culpabilité et sa divulgation à l’auteur » du rapport.

[93]      Toutefois, le plan correctionnel comprend plusieurs passages qui reflètent le fait que M. McAlpin n’a pas, en fait, entièrement accepté la responsabilité de ses actes et pourrait continuer à présenter une possibilité de récidive. À cet égard, le plan correctionnel déclare qu’il [traduction] « a exprimé très peu de remords pour ses actes », qu’il a fourni une version des faits qui n’était [traduction] « pas exacte », qu’il a soutenu que le grand nombre de plantes de marijuana et de marijuana séchée (25 livres) qui ont été trouvées en sa possession étaient à des fins médicinales, et qu’il continue d’éprouver [traduction] « des sentiments procriminels, y compris une attitude cavalière envers la loi et peu d’égard envers l’incidence négative que le commerce illégal de la drogue a sur l’ensemble de la société ».

[94]      Plus important encore, à la suite des dates du rapport présentenciel et des motifs du juge Arnell à l’appui de la peine prononcée, l’agent a interrogé M. McAlpin. Sur la base de cette entrevue, l’agent a conclu que [traduction] « sa responsabilité est très faible pour le comportement criminel qu’il a commis et il rationalise son comportement comme ayant eu un permis, et que le tout était utilisé à des fins médicinales et non à but lucratif ». En plus de se fonder sur sa conclusion personnelle à cet égard, l’agent a fondé sa conclusion sur la faible possibilité de réadaptation de M. McAlpin sur le fait que ses condamnations les plus récentes étaient pour des infractions qu’il a commises alors qu’il était [traduction] « déjà en liberté sous caution pour vente et production de marijuana ».

[95]      Compte tenu de ce qui précède, et compte tenu du pouvoir discrétionnaire « très limité » dont disposait l’agent (Sharma, précité, au paragraphe 24), je suis convaincu que l’évaluation de l’agent de la possibilité de réadaptation de M. McAlpin n’était pas déraisonnable. Dans ce contexte, l’agent devait simplement fournir une brève explication pour la conclusion qu’il a tirée sur ce point. Je suis d’avis que l’explication fournie n’était pas seulement raisonnable, mais elle était étayée par les passages du plan correctionnel de M. McAlpin que j’ai analysés au paragraphe 93 ci-dessus (Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 15).

D. La façon dont l’agent a traité les accusations retirées de M. McAlpin

[96]      M. McAlpin soutient que l’agent a commis une erreur en se fondant sur les accusations criminelles retirées pour tirer ses conclusions à partir desquelles il a accordé une grande importance pour rendre sa décision de renvoyer M. McAlpin pour enquête. Je suis d’accord.

[97]      Comme il a été précisé au paragraphe 87 ci-dessus, les principaux facteurs sur lesquels l’agent semble s’être fondé pour recommander M. McAlpin pour enquête incluent ses « antécédents historiques importants » et « de nombreuses infractions différentes impliquant le fait d’avoir braqué une arme à feu et commis des actes de violence contre des danseuses exotiques ». L’agent a qualifié ces antécédents criminels comme s’étendant sur « les trente-cinq dernières années avec peu d’écarts ». Il ressort de la décision de l’agent que beaucoup d’importance a été accordé à ces facteurs dans cette décision.

[98]      La qualification de l’agent des « antécédents criminels » de M. McAlpin comme s’étendant sur « les trente-cinq dernières années avec peu d’écarts » n’a de sens que si les antécédents sont considérés comme incluant les [traduction] « nombreuses accusations distinctes retirées lors de cette période » qui ont déjà été soulignées dans le rapport de l’agent. Toutefois, ces accusations n’ont jamais été prouvées, et ne sont donc pas la preuve d’« antécédents criminels » : Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198 (Sittampalam), au paragraphe 50; Balan c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 691, au paragraphe 21; Kharrat c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 842 (Kharrat), au paragraphe 21.

[99]      Une fois que ces accusations sont exclues de l’examen, les « antécédents criminels » de M. McAlpin consistent en cinq déclarations non déclarées en plus de quatre accusations auxquelles il a plaidé coupable en 2014. Ces dernières sont décrites au paragraphe 15 ci-dessus. Les cinq accusations non déclarées étaient pour omission d’être resté sur les lieux d’un accident (1975), agression (1983), conduite avec des facultés affaiblies (1987), méfait de moins de 5 000 $ (1996), et omission de s’être arrêté sur les lieux d’un accident (1997).

[100]   Il est bien évident, à partir du résumé des condamnations de M. McAlpin, qu’il y a en effet des écarts importants dans ses antécédents criminels, à savoir l’écart de huit ans entre ses deux premières condamnations, l’écart de neuf ans entre sa troisième et sa quatrième condamnation, et l’écart de dix-sept ans entre sa cinquième et sa sixième condamnation en 1997 et ses quatre condamnations en 2016. En fait, à la suite du dernier écart, le juge Arrell a qualifié le casier judiciaire de M. McAlpin comme étant [traduction] « à jour ».

[101]   Vu ce qui précède, il est raisonnable de déduire que l’agent s’est fondé de manière inacceptable sur les accusations retirées de M. McAlpin pour conclure qu’il « a des antécédents criminels importants qui s’étendent sur les trente-cinq dernières années avec peu d’écarts ». Dans la mesure où l’agent et le délégué ont ensuite accordé beaucoup d’importance à cette conclusion pour prendre leurs décisions, ces décisions étaient déraisonnables.

[102]   Cette conclusion ne devrait pas être interprétée comme laissant entendre que la preuve des accusations qui pèsent contre lui ou qui ont été retirées ne peuvent pas être prises en compte par un agent ou un délégué du ministre dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire très limité en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR. À condition que cette preuve soit jugée crédible et digne de confiance, elle peut être prise en considération dans ce contexte et dans d’autres contextes que soulève la LIPR : Sittampalam, précité, au paragraphe 49; Kharrat, précitée, au paragraphe 21; Thuraisingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 607, aux paragraphes 35 à 39 et 44.

[103]   Dans ce contexte particulier, où une priorité doit être fondée sur la sécurité des Canadiens, je suis d’avis qu’il soit tout à fait approprié pour l’agent ou le délégué du ministre d’examiner les dossiers officiels de la police de l’interaction d’un individu interdit de territoire avec la police pour exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu des paragraphes 44(1) et (2). En l’absence de preuve pour attaquer la crédibilité ou la fiabilité d’un dossier officiel de la police comme preuve d’une interaction avec la police, la raison pour laquelle un tel dossier ne devrait pas être considéré comme crédible et fiable à ces fins n’est pas évidente.

[104]   Les interactions d’une personne avec la police font partie de l’ensemble des circonstances qui peuvent être pertinentes à considérer pour un agent ou un délégué du ministre, plus particulièrement quand les personnes présentent des motifs d’ordre humanitaire à l’appui d’une demande de ne pas être renvoyé pour enquête. En bref, en examinant la mesure dans laquelle une personne demande la réparation du fonctionnement normal de la LIPR sur des motifs de compassion, l’étendue des interactions de cette personne avec la loi peut être très pertinente. Autrement dit, il peut être difficile de faire preuve de compassion pour une personne qui a des antécédents d’interactions avec la loi. Ceci est d’autant plus vrai quand la personne est également interdite de territoire pour raison de « sécurité » (article 34), d’« atteinte aux droits humains ou internationaux » (article 35), de « grande criminalité » (paragraphe 36(1)), de « criminalité » (paragraphe 36(2)) et de « criminalité organisée » (paragraphe 37(1)).

[105]   Compte tenu de ce qui précède, il aurait été raisonnablement loisible à l’agent et au délégué de prendre en compte les accusations retirées et les rapports de police associés de M. McAlpin dans le but d’évaluer les antécédents de ses interactions avec la loi. En l’absence de preuve indiquant que la police aurait pu avoir une raison de fabriquer de telles accusations et de tels rapports, le fait qu’ils ont porté ces accusations et déposé des rapports associés était une preuve crédible et fiable des interactions passées de M. McAlpin avec la loi. En fait, certains de ces éléments de preuve étaient les mêmes sur lesquels M. McAlpin s’est lui-même fondé pour contester la conclusion tirée par l’agent à l’égard de sa possibilité de réadaptation. Plus précisément, son plan correctionnel, examiné ci-dessus, décrit en détail ces accusations retirées (DCT, à la page 31). De plus, un rapport de police qui était inclus dans le DCT a été écrit par l’agent concerné quelques heures après l’incident d’agression alléguée, et résume la preuve fournie par les témoins oculaires (DCT, aux pages 97 à 99). Un autre rapport de police a été préparé deux jours après l’agression alléguée et contient de nombreux détails et des précisions de l’incident (DCT, aux pages 100 à 101 et 109).

[106]   En résumé, en exerçant le pouvoir discrétionnaire très limité qu’on leur confère en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR, il aurait été raisonnablement loisible à l’agent et au délégué de tenir compte de la preuve décrite ci-dessus à l’égard des accusations retirées et des rapports de police associés de M. McAlpin, aux seules fins d’examiner les antécédents de ses interactions avec la loi. Toutefois, il n’était pas raisonnablement loisible de l’agent et du délégué de traiter les accusations retirées de M. McAlpin comme preuve de ses antécédents criminels.

[107]   Par conséquent, la décision sera annulée et renvoyée à un délégué du ministre pour réexamen en conformité avec les présents motifs.

VIII.      Conclusion

[108]   Pour les motifs énoncés aux parties VII.A à C ci-dessus, la façon dont l’agent et le délégué ont traité les motifs d’ordre humanitaire soulevés par M. McAlpin, ses antécédents professionnels et sa possibilité de réadaptation n’était pas raisonnable.

[109]   Toutefois, pour les motifs énoncés dans la partie VII.D ci-dessus, il était déraisonnable de la part de l’agent et du délégué de se fonder sur les accusations retirées de M. McAlpin comme preuve de ses antécédents criminels.

[110]   Par conséquent, la présente demande sera accordée.

[111]   À la clôture de l’audience de la présente demande, l’avocat du défendeur a déclaré que la demande ne soulevait aucune question grave de portée générale, comme le prévoit l’alinéa 74d) de la LIPR. L’avocat de M. McAlpin était d’accord, tenant pour acquis que la présente demande serait statuée sur la question de savoir si la décision du délégué était raisonnable.

[112]   À mon avis, la question de l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) est une question grave de portée générale. En fait, la C.A.F. en a laissé entendre tout autant : Sharma, précité, au paragraphe 48 ; Cha, précité, au paragraphe 41. La divergence dans la jurisprudence de la Cour à l’égard de la question témoigne également de la gravité de la question.

[113]   Toutefois, étant donné que j’ai tranché la présente demande sur une base totalement différente, c’est-à-dire que le délégué a commis une erreur en se fondant sur les accusations retirées de M. McAlpin comme preuve de ses antécédents criminels, la question de l’étendue du pouvoir discrétionnaire prévu par les paragraphes 44(1) et (2) ne permettrait pas de « trancher » la présente affaire : Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 682, aux paragraphes 3 et 46; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 28.

[114]   Aucune question ne sera donc certifiée.


JUGEMENT DANS IMM-1542-17

LA COUR STATUE que :

1.         La demande est accueillie. L’affaire est renvoyée au ministre pour réexamen conformément aux présents motifs.

2.         Il n’y a aucune question à certifier.


ANNEXE 1 — Législation pertinente

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Objet en matière d’immigration

3 (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

[…]

h) de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne;         

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

[…]

Grande criminalité

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants : 

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;          

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.      

Criminalité

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits;           

b) être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;      

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation;           

d) commettre, à son entrée au Canada, une infraction qui constitue une infraction à une loi fédérale précisée par règlement.   

[…]

SECTION 5

Perte de statut et renvoi

Constat de l’interdiction de territoire

Rapport d’interdiction de territoire

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.    

Suivi

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.  

Conditions

(3) L’agent ou la Section de l’immigration peut imposer les conditions qu’il estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution, au résident permanent ou à l’étranger qui fait l’objet d’un rapport ou d’une enquête ou, étant au Canada, d’une mesure de renvoi.    

Conditions — interdiction de territoire pour raison de sécurité

(4) Si l’affaire relative à un rapport d’interdiction de territoire pour raison de sécurité est déférée à la Section de l’immigration et que le résident permanent ou l’étranger qui fait l’objet du rapport n’est pas détenu, l’agent impose également à celui-ci les conditions réglementaires.    

Durée des conditions

(5) Les conditions réglementaires imposées en vertu du paragraphe (4) ne cessent de s’appliquer que lorsque survient l’un ou l’autre des événements suivants :     

a) la détention de l’intéressé;          

b) le retrait du rapport d’interdiction de territoire pour raison de sécurité;  

c) la décision, en dernier ressort, selon laquelle n’est prise contre l’intéressé aucune mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour raison de sécurité;     

d) la déclaration du ministre faite à l’égard de l’intéressé en vertu des paragraphes 42.1(1) ou (2);          

e) l’exécution de la mesure de renvoi visant l’intéressé conformément aux règlements.

Enquête par la Section de l’immigration

Décision

45 Après avoir procédé à une enquête, la Section de l’immigration rend telle des décisions suivantes :       

a) reconnaître le droit d’entrer au Canada au citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté, à la personne inscrite comme Indien au sens de la Loi sur les Indiens et au résident permanent; 

b) octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou temporaire sur preuve qu’il se conforme à la présente loi; 

c) autoriser le résident permanent ou l’étranger à entrer, avec ou sans conditions, au Canada pour contrôle complémentaire;      

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l’étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n’est pas prouvé qu’il n’est pas interdit de territoire, ou contre l’étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu’il est interdit de territoire.

[…]

Restriction du droit d’appel

64 (1) L’appel ne peut être interjeté par le résident permanent ou l’étranger qui est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée, ni par dans le cas de l’étranger, son répondant.   

Grande criminalité

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité vise, d’une part, l’infraction punie au Canada par un emprisonnement d’au moins six mois et, d’autre part, les faits visés aux alinéas 36(1)b) et c).          

Fausses déclarations

(3) N’est pas susceptible d’appel au titre du paragraphe 63(1) le refus fondé sur l’interdiction de territoire pour fausses déclarations, sauf si l’étranger en cause est l’époux ou le conjoint de fait du répondant ou son enfant.


 

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