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[2019] 1 R.C.F. 504

A-421-16

2018 CAF 115

Roland Anglehart Jr. (Les pêcheries Junior inc.), Héliodore Aucoin (Pêcheries H.J.E.S inc. et 9029-9413 Québec inc.), Albert Benoît (Les pêcheries Mack ltée), Robert Boucher (Les entreprises Boucher ltée), Élide Bulger (Les pêcheries Turmel B. ltée), 100186 PEI Inc., O.M.D.M. Fisheries Ltd, Jean-Gilles Chiasson (P.H. Lamis ltée), Ludger Chiasson (Pêcheries Mario C. ltée), Martin M. Chiasson (Pêcheries Jacques Marc ltée), Rémi Chiasson (Le chalutier C.R.R. ltée), 2973-0819 Québec inc., 2973-1288 Québec inc., 3087-5199 Québec inc. (Pêcheries Douglas Mcinnis inc.), Robert Collin (3181308 Canada inc.), Roméo G. Cormier (Les pêcheries Ricky-Timmy #1 ltée), Marc Couture (Pêcheries Marc Couture inc.), Les crustacés de Gaspé ltée, Lino Desbois (9137-5998 Québec inc.), Randy Deveau (R & R Deveau Fisheries Ltd.), Carol Duguay (Navigation Dunamis inc.), Charles-Aimé Duguay (9005-3711 Québec inc.), Denis Duguay (Pêcheries Denis Duguay inc.), Donald Duguay (Gestion Donald Duguay ltée (anciennement Pêcheries Thomas Duguay ltée)), Marius Duguay (Le Jusmulac ltée), Edgar Ferron (Pêcheries L.E.F. ltée), Livain Foulem (Pêcheries Lady Céline inc.), Kenneth Gaudet (Cat IV Fisheries Ltd.), Claude Gionest (Pêcheries Claude Gionest inc.), Jocelyn Gionet (Pêcheries Allain G. ltée), Simon J. Gionet (Pêcheries Carlo G. ltée), Aurèle Godin (Pêcheries Lady Godin ltée), Valois Goupil (Les pêcheries Valois ltée), Aurélien Haché (Pêcheries Aurélien Haché ltée), Donald R. Haché (Pêcheries Lady Claudine ltée), Gaëtan Haché (Pêcheries Gaëtan H. ltée), Guy Haché (Pêcheries Aurèle Guy inc.), Jacques E. Haché (050469 N.B. ltée), Jason-Sylvain Haché (Pêcheries Jason ltée), René Haché (Pêcheries Serge René ltée), Rhéal Haché (R.M.L. Pêche ltée), Robert F. Haché (Pêcheries M.J.S. ltée), Alban Hautcoeur (Pêcheries Alban Hautcoeur inc. et 3181324 Canada inc.), Fernand Hautcoeur (Pêcheries Fernand Hautcoeur inc.), Jean-Claude Hautcoeur (Pêcheries Jean-Claude Hautcoeur inc.), Jean-Pierre Huard (Pêcheries Jean-Pierre Huard inc.), Martial Leblanc, Réjean Leblanc (Pêcheries M.R.G. Leblanc inc.), Christian Lelièvre (3181383 Canada inc. et Pêcheries Rudy L. inc.), Elphège Lelièvre (Gestion Elphège Lelièvre inc. et Pêcheries Elphège Lelièvre inc.), Jean-Élie Lelièvre (Pêcheries J.E. Lelièvre inc.), Jules Lelièvre (Pêcheries Jules Lelièvre inc.), Dassise Mallet (Investissements Dassise Mallet inc.), Delphis Mallet (Les pêcheries Delma ltée), Succession de Francis Mallet (Pêcheries M. E. ltée), Kevin Mallet (Pêcheries Kevin M. ltée), Rhéal Mallet (Pêcheries K.L.M. inc.), Jean-Marc Marcoux (Les pêcheries J.M. Marcoux inc.), André Mazerolle (André M. ltée), Eddy Mazerolle (Eddy M. ltée), Alphé Noël (Pêcheries Nicole-Rémi ltée), Gilles A. Noël (Pêcheries Emi-Louis V. ltée), Lévis Noël (Pêcheries Lévi Noël ltée), Martin Noël (Le roitelet ltée et Martin N. ltée), Nicolas Noël (Julie Patrick ltée), Onésime Noël (Pêcheries Rejean N. ltée), Raymond Noël (Chalutier Régine Diane ltée), Francis Parisé (Pêcheries Francis Parisé inc.), Domitien Paulin (Pêcheries Paulin ltée), Sylvain Paulin (Les entreprises Harry Frye ltée), Pêcheries Denise Quinn Syvrais inc. (3181235 Canada inc.), Pêcheries François inc., Pêcheries Jean-Yan II inc., Pêcheries Jimmy L. ltée, Pêcheries J.V.L. ltée, Les pêcheries Serge-Luc inc., Roger Pinel (Pêcheries Roger Pinel inc.), Claude Poirier (Pêcheries FACEP inc.), Henri-Fred Poirier (H.F. Poirier inc. et Les investissements H.F. Poirier inc.), Produits Belle Baie ltée, André Robichaud (Pêcheries Philippe-Pierre ltée), Adrien Roussel (Pêcheries A.A.R. ltée), Jean-Camille Roussel (Les pêcheries D.C.R. ltée), Mathias Roussel (Pêcheries B.M.R. ltée), Steven Roussy (Pêcheries Roland Roussy inc.), Mario Savoie (Pêcheries Maxine ltée), Succession Alain Gionet (Pêcheries Roger L. ltée), Succession de Bernard Arseneault, Succession Jean-Pierre Robichaud (Pêcheries Alma Robichaud ltée), Succession de Lucien Chiasson, Jean-Marc Sweeney (Pêcheries J.M. Sweeney inc.), Michel Turbide, Rhéal Turbide (3181243 Canada inc.), Donat Vienneau (Les pêcheries M.B. ltée), Fernand Vienneau (Les pêcheries F.L.G. ltée), Livain Vienneau (Pêcheries Ghyslain V. inc. et Pêcheries Ghyslain V. ltée), Rhéal Vienneau (Pêcheries L.G. ltée) (appelants)

c.

Sa Majesté la Reine du chef du Canada (intimée)

Répertorié  : Anglehart c. Canada

Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Boivin et de Montigny, J.C.A.—Fredericton, 28 février, 1er et 2 mars; Ottawa, 13 juin 2018.

Pêches — Appel et appel incident à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli en partie l’action des appelants contre la Couronne en lien avec des actes ou omissions allégués du ministre des Pêches et Océans (ministre) et des fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO) — Les appelants sont des pêcheurs de crabes dans la partie sud du golfe du Saint-Laurent, où le MPO a établi un total de prises autorisées (TPA) annuel et un système de quota individuel (QI) — À la suite de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Marshall, le MPO a racheté des permis de pêche pour intégrer les Autochtones dans les diverses pêches commerciales — Le MPO a retranché des QI des crabiers pour les verser aux Autochtones — Le ministre a aussi annoncé un plan de rationalisation et le MPO a accordé des allocations de crabe des neiges à des tiers pour financer ses opérations — Les appelants ont allégué que ces décisions ont donné lieu à une expropriation, à un enrichissement sans cause et à une faute dans l’exercice d’une charge publique — Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a erré en rejetant la cause d’action des appelants fondée sur l’expropriation, en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique, en rejetant la cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause et, en ce qui concerne la décision du ministre de réduire le TPA en 2003, en accueillant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique — La Cour fédérale, en rejetant l’argumentaire des appelants sur l’expropriation, n’a pas commis d’erreur — Elle a procédé à une analyse juridique soigneuse des décisions invoquées par les appelants — Les conclusions tirées dans les affaires Saulnier c. Banque Royale du Canada et Canada c. Haché s’inscrivaient dans un contexte législatif précis et circonscrit — La décision de la Cour suprême n’a pas élargi la portée du droit du titulaire du permis au sens de la Loi sur les pêches au-delà du contexte législatif bien précis de l’affaire dont la Cour était saisie — Les affaires Saulnier et Haché se distinguaient de la présente affaire et ne s’appliquaient pas — Le principe énoncé dans la décision Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., selon lequel une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder un individu de ses biens sans indemnisation, ne pouvait être appliqué en vase clos et devait être abordé en prenant en compte la Loi sur les pêches et la discrétion que confère cette Loi au ministre en l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par loi — Le cadre législatif et réglementaire de l’octroi des permis de pêche conformément à la Loi sur les pêches a fait obstacle aux prétentions des appelants qui sont fondées sur l’expropriation — Les QI n’emportent aucun droit de propriété ou d’intérêt réel — La notion de quota sous l’égide de la Loi sur les pêches est incompatible avec l’idée d’un droit acquis — Le ministre doit prendre des décisions stratégiques qui auront un effet sur des intérêts commerciaux divergents — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur non plus en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique, en rejetant la cause d’action de l’enrichissement sans cause ou en accueillant en partie la cause d’action fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique ayant pour cible la décision du ministre de réduire le TPA — Appel et appel incident rejetés.

Couronne — Responsabilité délictuelle — Faute dans l’exercice d’une charge publique — Les appelants sont des pêcheurs de crabes dans la partie sud du golfe du Saint-Laurent, où le MPO a établi un total de prises autorisées (TPA) annuel et un système de quota individuel (QI) — À la suite de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Marshall, le MPO a racheté des permis de pêche pour intégrer les Autochtones dans les diverses pêches commerciales — Le MPO a retranché des QI des crabiers pour les verser aux Autochtones — Le ministre a aussi annoncé un plan de rationalisation et le MPO a accordé des allocations de crabe des neiges à des tiers pour financer ses opérations — Les appelants ont allégué que ces décisions ont donné lieu à une expropriation, à un enrichissement sans cause et à une faute dans l’exercice d’une charge publique — Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a erré en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique, en rejetant la cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause et, en ce qui concerne la décision du ministre de réduire le TPA en 2003, en accueillant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique — En ce qui concerne les questions du financement des opérations du MPO et de la rationalisation, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant qu’aucun préjudice n’a été subi par les appelants — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant la cause d’action de l’enrichissement sans cause — La vaste discrétion dont jouit le ministre en vertu de la Loi sur les pêches pour gérer et réallouer la ressource halieutique suffisait à elle seule à justifier les actes reprochés — Enfin, en ce qui concerne l’appel incident formé par la Couronne qui a pour cible la décision du ministre de réduire le TPA, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en accueillant en partie la cause d’action fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique — La Cour fédérale a appliqué le bon test juridique élaboré dans l’arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse — Le TPA ne peut être fixé arbitrairement — Dans la présente affaire, la preuve étayait les conclusions de la Cour fédérale à l’effet que la réduction du TPA était destinée à servir d’outil de négociation contre les appelants.

Il s’agissait d’un appel et d’un appel incident à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli en partie l’action des appelants contre la Couronne en lien avec des actes ou omissions allégués du ministre des Pêches et Océans (ministre) et des fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO).

Les appelants représentent une collectivité de pêcheurs de crabes traditionnels de la zone 12 située au sud du golfe du Saint-Laurent. À partir de 1984, le MPO a établi un total de prises autorisées (TPA) annuel dans cette zone. Un système de quota individuel (QI) a été établi en 1990 en fonction des captures historiques des pêcheurs. Autrement dit, chaque crabier s’est vu assigner une part prédéterminée du TPA. En 1999, la Cour suprême du Canada a décidé dans l’arrêt R. c. Marshall que les Premières Nations possèdent un droit issu des traités de s’adonner à la pêche commerciale. Par l’Initiative Marshall, le MPO a tenté de racheter des permis pour intégrer les autochtones dans les diverses pêches commerciales. De 2003 à 2006, le MPO a retranché des QI des crabiers pour les verser aux Autochtones. Le ministre a annoncé un plan de rationalisation (le Plan de pêche) aux termes duquel un pourcentage des revenus générés par la pêche au crabe des neiges permettrait de créer d’autres activités, comme l’écotourisme. Entre 2004 et 2006, le MPO a accordé, par appel de propositions, des allocations de crabe des neiges à des tiers pour financer ses opérations, comme le relevé au chalut.

Dans le cadre de leur action, les appelants ont allégué que certaines décisions prises par le ministre et par le MPO à l’égard de l’Initiative Marshall, du Plan de pêche et de l’utilisation d’une part du TPA pour le financement des activités du MPO ont donné lieu à i) une expropriation; ii) un enrichissement sans cause; et iii) une faute dans l’exercice d’une charge publique. La Cour fédérale a rejeté l’argument des appelants selon lequel les permis de pêche leur conféraient un droit de propriété dans la ressource halieutique ou un droit acquis à une part (QI) du TPA. Elle a conclu que les appelants n’avaient pas d’attente légitime à ce que leur part du TPA demeure la même d’année en année. La Cour fédérale a aussi rejeté les prétentions des appelants relativement à leur troisième cause d’action, fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique à l’exception d’une seule  : elle a fait droit à la prétention des appelants selon laquelle le ministre avait réduit à tort le TPA en 2003 pour le seul motif de forcer les appelants à reprendre des négociations ayant trait à une entente de projet conjoint concernant la pêche atlantique.

Il s’agissait de déterminer si la Cour fédérale a erré en rejetant la cause d’action fondée sur l’expropriation; en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique; en rejetant la cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause; et, en ce qui concerne la décision du ministre de réduire le TPA en 2003, en accueillant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique.

Arrêt : L’appel et l’appel incident doivent être rejetés.

Les appelants ont fait valoir notamment que les décisions de la Cour suprême dans Saulnier c. Banque Royale du Canada et Canada c. Haché confirment que les permis de pêche dans la présente affaire doivent être considérés comme des biens au sens de la Loi sur les pêches. La Cour fédérale, en rejetant l’argumentaire des appelants sur l’expropriation, a procédé à une analyse juridique soigneuse de chacune des décisions invoquées par les appelants à cet égard et n’a pas commis d’erreur. Les conclusions tirées par la Cour suprême dans l’arrêt Saulnier ne peuvent être reprises hors contexte. Son interprétation des définitions en cause s’inscrit dans un contexte législatif précis et circonscrit. Le procureur de la Couronne dans l’affaire Saulnier craignait qu’une conclusion à l’effet que le permis de pêche soit un « bien » dans le contexte de ces lois sur la faillite en cause ne vienne limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre octroyé en vertu de la Loi sur les pêches. Or, la Cour suprême a écarté toute équivoque concernant l’extrapolation de son raisonnement dans l’arrêt Saulnier à l’application de la Loi sur les pêches. La Cour d’appel fédérale a par la suite repris ce raisonnement dans l’affaire Kimoto c. Canada (Procureur général), où elle a déclaré que la Cour suprême avait pris bien soin de préciser que sa conclusion dans l’affaire Saulnier « n’avait pas pour effet d’élargir la portée du droit du titulaire du permis au sens de la Loi sur les pêches […] au-delà des fins limitées prévues par la Loi dans le contexte de l’affaire dont la Cour était saisie ». C’est donc à bon droit que la Cour fédérale a conclu que l’arrêt Saulnier se distingue de la présente affaire et qu’il ne trouvait pas application. À l’instar des conclusions tirées dans l’arrêt Saulnier, celles formulées dans la décision Haché s’inscrivaient aussi dans un contexte législatif bien précis. Tant la décision dans Saulnier que celle dans Haché ont été rendues pour donner effet à la volonté du législateur dans un contexte législatif singulier qui n’est pas comparable en l’espèce. Les appelants ont introduit leurs arguments axés sur l’expropriation en rappelant la décision Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., qui énonce le principe qu’une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder un individu de ses biens sans indemnisation. On ne saurait, cependant, appliquer le principe énoncé dans l’arrêt De Keyser en vase clos. Cela signifie qu’en l’espèce, il devait être abordé en prenant en compte la Loi sur les pêches et plus particulièrement la discrétion que confère cette Loi au ministre « [e]n l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par loi ». Le cadre législatif et réglementaire de l’octroi des permis de pêche conformément à la Loi sur les pêches a fait obstacle aux prétentions des appelants qui sont fondées sur l’expropriation. L’analyse de la Cour fédérale illustrait clairement qu’il ne peut être question d’expropriation eu égard aux QI car ces derniers n’emportent aucun droit de propriété ou d’intérêt réel analogue aux droits des titulaires de claims miniers. Le renouvellement annuel des permis de pêche ne saurait être interprété comme conférant un droit s’apparentant à un droit de propriété susceptible d’être exproprié. La notion de quota sous l’égide de la Loi sur les pêches est incompatible avec l’idée d’un droit acquis analogue à celui qu’ont plaidé les appelants. L’argument selon lequel un QI est figé dans le temps ne saurait donc être retenu. L’obligation du ministre en vertu de la Loi sur les pêches n’est pas de gérer les intérêts commerciaux mais la ressource halieutique, qui n’est pas infinie. La tâche colossale qui incombe au ministre de gérer, de développer et de conserver les pêches pour l’ensemble de la population canadienne l’oblige à prendre des décisions stratégiques qui auront forcément un effet sur des intérêts commerciaux divergents.

La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. En ce qui concerne les questions du financement des opérations du MPO et de la rationalisation, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en concluant qu’aucun préjudice n’a été subi par les appelants. La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur non plus en rejetant la cause d’action de l’enrichissement sans cause. Même en considérant que le concept d’enrichissement sans cause puisse trouver application dans le contexte de la présente affaire et qu’il y ait aussi eu appauvrissement au détriment des appelants, la vaste discrétion dont jouit le ministre en vertu de la Loi sur les pêches pour gérer et réallouer la ressource halieutique suffisait à elle seule à justifier les actes reprochés. Enfin, en ce qui concerne l’appel incident formé par la Couronne qui a pour cible la décision du ministre de réduire le TPA en 2003, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en accueillant en partie la cause d’action fondée sur une faute dans l’exercice d’une charge publique. La Cour fédérale a appliqué le bon test juridique élaboré dans l’arrêt Succession Odhavji c. Woodhouse pour ce qui est de la faute dans l’exercice d’une charge publique. La Cour fédérale a reconnu que même si le ministre a pleine discrétion pour fixer le TPA annuel, ce TPA ne peut être fixé arbitrairement. La preuve étayait les conclusions centrales de la Cour fédérale à l’effet que la réduction du TPA était destinée à servir d’outil de négociation contre les appelants. Aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour n’a été démontrée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3, art. 2 « bien ».

Charte de la Ville de Québec, capitale nationale du Québec, R.L.R.Q., ch. C-11.5.

Loi sur l’expropriation, L.R.C. (1985), ch. E-21.

Loi sur les Pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14, art. 7.

Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53, art. 2, 10, 16, 22(1)a).

Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, L.R.C. (1985), ch. F-13.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 248(1).

Personal Property Security Act, S.N.S. 1995-96, ch. 13, s. 2 “personal property”.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263.

décisions différenciées :

Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 R.C.S. 166; Canada c. Haché, 2011 CAF 104, [2011] A.C.F. no 414 (QL); Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101; R. c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533; Rock Resources Inc. v. British Columbia, 2003 BCCA 324, 229 D.L.R. (4th) 115; Beaurivage c. Québec (Ville), 2004 CanLII 26320, J.E. 2004-820 (C.A. Qué.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2005] 1 R.C.S. xvii.

décisions examinées :

R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456; Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291, [2011] A.C.F. no 1471 (QL); Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548, [1997] A.C.F. no 1811 (QL) (C.A.); Attorney General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., [1920] A.C. 508, [1920] UKHL 1 (BAILII); Canada c. 100193 P.E.I. Inc., 2016 CAF 280, [2016] A.C.F. no 1264 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2017] 1 R.C.S. v; Taylor v. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, 298 N.S.R. (2d) 116, [2010] N.S.J. no 624 (QL), conf. par 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300; Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300, [2009] A.C.F. no 1306 (QL); Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, [2006] A.C.F. no 985 (QL).

décisions citées :

Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, [1997] A.C.S. no 5 (QL); Malcolm c. Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130, [2014] A.C.F. no 499 (QL); Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304; Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446 Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2012] A.C.F. no 669 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2012] 3 R.C.S. xiii; Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575.

APPEL et appel incident à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale (2016 CF 1159, [2017] 2 R.C.F. 74) a accueilli en partie l’action des appelants contre la Couronne en lien avec des actes ou omissions du ministre des Pêches et Océans et des fonctionnaires du ministère des Pêches et Océans (MPO). Appel et appel incident rejetés.

ONT COMPARU :

Patrick Ferland et David Quesnel, pour les appelants.

Paul Marquis et Edith Campbell, pour l’intimée.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

LCM Avocats Inc., Montréal, pour les appelants.

La sous-procureure générale du Canada, pour l’intimée.

 

            Voici les motifs du jugement rendus en français par

[1]        Le juge Boivin, J.C.A. : Notre Cour est saisie d’une part d’un appel des appelants et, d’autre part, d’un appel incident de l’intimée (ou la Couronne) à l’encontre d’une décision rendue le 19 octobre 2016 (2016 CF 1159, [2017] 2 R.C.F. 74) par laquelle la juge Gagné de la Cour fédérale (la juge de la Cour fédérale) a accueilli en partie l’action des appelants.

[2]        Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter tant l’appel que l’appel incident.

I.          Les faits

[3]        Les faits ne sont pas contestés et la juge de la Cour fédérale les a bien résumés. J’en reprends l’essentiel pour les fins de ces motifs.

[4]        Les appelants représentent une collectivité de pêcheurs de crabes traditionnels, ou leurs ayants droit ou leurs sociétés de gestion, de la zone semi-hauturière 12 (zone 12) située au sud du golfe du Saint-Laurent. Ils sont résidents du Nouveau-Brunswick, du Québec, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard. Entre 1975 et 1989, la pêche au crabe des neiges dans cette zone est une pêche compétitive, c’est-à-dire que chaque pêcheur, dès l’ouverture de la saison de pêche, pouvait s’élancer dans cette zone sur les eaux du golfe du Saint-Laurent et prendre le maximum de crabes qu’il lui était possible de capturer avant la fin de la saison de pêche. À partir de 1984, le Ministère des Pêches et Océans (MPO) établit un Total de Prises Autorisées (TPA) annuel. À la suite de l’effondrement des stocks de crabes et de la crise qui s’ensuit dans l’industrie de la pêche, un système de quota individuel (QI) est établi en 1990 en fonction des captures historiques des pêcheurs. Autrement dit, chaque crabier se voit assigner une part prédéterminée du TPA.

A.    L’arrêt Marshall de la Cour suprême du Canada

[5]        De 1990 à 1995, le TPA connaît une importante croissance et le nombre de tonnes métriques (t.m.) alloué annuellement pour la pêche au crabe passe de 7 000 t.m. à 20 000 t.m. (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 25). En 1999, la Cour suprême du Canada rend une décision qui a des conséquences directes sur le système des pêches établi. Elle décide dans l’arrêt R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456 (Marshall), que les Premières Nations possèdent un droit issu des traités conclus avec la Couronne en 1760 et 1761 et qu’elles ont le droit de s’adonner à la pêche commerciale à des fins de subsistance convenable selon les normes d’aujourd’hui. Pour faire face à cette nouvelle réalité, le MPO doit donc désormais intégrer les Premières Nations à la pêche commerciale de toutes les espèces. En réponse à l’arrêt Marshall, l’Initiative Marshall est donc mise de l’avant dans le cadre de laquelle le MPO tente notamment de racheter des permis pour intégrer les autochtones dans les diverses pêches commerciales. Or, cette initiative ne remporte pas le succès escompté avec la conséquence que le MPO ne rencontre pas ses engagements envers les autochtones. De 2003 à 2006, le MPO, par le biais d’une entente d’aide financière, retranche des QI des crabiers pour les verser aux Autochtones. Afin de remédier à cette situation, le MPO rachète une partie du QI de chaque crabier qui y renonce pour l’avenir, avec quittance (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 59).

B.    Le Plan de pêche de 2003

[6]        Autour des années 2002–2003, l’Union des pêcheurs maritimes (UPM) exprime le souhait que l’accès temporaire de la pêche au crabe des neiges octroyé à certains pêcheurs de homard et de poisson de fond devienne un accès permanent. Les revenus ainsi générés par la pêche au crabe des neiges permettraient à l’UPM de créer d’autres activités, comme l’écotourisme, ce qui permettrait en retour de sortir les travailleurs de la pêche au homard et de la pêche au poisson de fond. En fait, si cette approche dite de « rationalisation » permet de retirer un certain nombre de pêcheurs d’une pêche donnée, elle assure en retour la rentabilité des pêcheurs qui demeurent (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 66). Un « Plan triennal de gestion pour la pêche au crabe des neiges dans le sud du Golfe » (Plan de pêche) est ainsi annoncé par le ministre des Pêches et Océans (ministre) en 2003. Spécifiquement, ce Plan de pêche prévoit qu’une zone identifiée comme étant la zone 18 (exclusion faite d’une zone tampon où la pêche est interdite) est intégrée à la zone 12, à savoir la zone où pêchent les appelants, et qu’un pourcentage du TPA de la nouvelle zone combinée est alloué aux pêcheurs de la zone 18. Afin de mettre en place la « rationalisation », le MPO alloue aux associations et aux pêcheurs un nouvel accès à une part du TPA correspondant à 15 p. 100 pour les trois années que durera le Plan de pêche. Le Plan de pêche prévoit que le TPA et les mesures de gestion seront déterminés annuellement. Pour 2003, le TPA est fixé à 17 148 t.m., une réduction importante de l’ordre de 4 000 t.m. de ce que les crabiers avaient anticipé. L’approche privilégiée dans le Plan de pêche ne satisfait pas les crabiers de la zone 12 et ces derniers refusent de signer une entente de projet conjoint avec le MPO pour l’année 2003.

C.   L’utilisation d’une part du TPA pour le financement des activités du MPO

[7]        Devant l’absence d’entente de projet conjoint entre le MPO et les crabiers en 2003 permettant de financer les activités du MPO, ce dernier doit trouver un moyen de financer le relevé au chalut qui a lieu annuellement après la saison de pêche afin d’évaluer la biomasse à l’intérieur des zones concernées. Pour ce faire, il utilise, en 2003, 50 t.m. de crabes des neiges non pêchées par les Premières Nations. Entre 2004 et 2006, le MPO accorde, par appel de propositions, des allocations de crabe des neiges à des tiers, notamment le Regroupement des pêcheurs professionnels des Îles-de-la-Madeleine et l’Association des pêcheurs de poissons de fond acadiens Inc., pour financer ses activités comme le relevé au chalut, le protocole du crabe blanc amélioré, l’analyse scientifique et la surveillance accrue des prises. En 2004, c’est 400 t.m. de crabes des neiges qui seront utilisées pour financer diverses opérations du MPO, 480 t.m. en 2005 et 1 000 t.m. en 2006.

[8]        Le 11 juillet 2007, une action en Cour fédérale est déposée contre la Couronne en lien avec des actes ou omissions du ministre et des fonctionnaires du MPO qui se sont produits entre 2003 et 2006. Dans le cadre de cette action devant la Cour fédérale, les appelants allèguent que certaines décisions prises par le ministre et par le MPO entre 2003 et 2006, plus spécifiquement à l’égard de l’Initiative Marshall, du Plan de pêche et de l’utilisation d’une part du TPA pour le financement des activités du MPO ont donné lieu à (i) une expropriation; (ii) un enrichissement sans cause à leur encontre; et (iii) une faute dans l’exercice d’une charge publique.

II.         La décision de la Cour fédérale

[9]        L’action des appelants n’a été accueillie qu’en partie, la juge de la Cour fédérale ayant rejeté en majeure partie leurs causes d’action. En premier lieu, elle a rejeté l’argument des appelants selon lequel les permis de pêche leur conféraient un droit de propriété dans la ressource halieutique ou un droit acquis à une part (QI) du TPA. En deuxième lieu, elle a conclu que les appelants n’avaient pas d’attente légitime à ce que leur part du TPA demeure la même d’année en année. Elle a en conséquence rejeté les causes d’action concernant l’expropriation et l’enrichissement sans cause. La juge de la Cour fédérale a aussi rejeté les prétentions des appelants relativement à leur troisième cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique à l’exception d’une seule : elle a fait droit à la prétention des appelants selon laquelle le ministre avait réduit à tort le TPA en 2003 pour le seul motif de forcer les appelants à reprendre des négociations ayant trait à une entente de projet conjoint concernant la pêche atlantique.

III.        L’appel et l’appel incident

[10]      Les appelants interjettent appel de la décision de la juge de la Cour fédérale et demandent à notre Cour de leur donner gain de cause sur toutes les causes d’action qu’ils ont soulevées et qui ont été rejetées en première instance, c’est-à-dire l’expropriation, l’enrichissement sans cause et la faute dans l’exercice d’une charge publique.

[11]      Pour sa part, la Couronne a formé un pourvoi incident pour le seul motif que la juge de la Cour fédérale aurait erré en accueillant en partie la cause d’action des appelants fondée sur la faute du ministre dans l’exercice d’une charge publique.

IV.       Les questions en litige

A.        La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la cause d’action fondée sur l’expropriation?

B.        La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique?

C.        La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause?

D.        La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en accueillant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique?

V.        La norme de contrôle

[12]      La norme de contrôle à appliquer aux conclusions de droit de la juge de la Cour fédérale est celle de la décision correcte. Quant aux conclusions de faits et aux conclusions mixtes de faits et de droit de la juge de la Cour fédérale, elles sont soumises à la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen)).

VI.       L’analyse

A.    La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la cause d’action fondée sur l’expropriation?

1)    La notion de « bien » en common law s’applique-t-elle en l’espèce?

[13]      Les appelants soutiennent que le droit de l’expropriation s’applique à leurs droits dans leurs permis de pêche et leurs QI. Plus particulièrement, les appelants prétendent qu’ils ont droit à une indemnisation correspondant à la perte qu’ils ont subie en raison de la diminution de leurs QI et pour laquelle la Couronne aurait obtenu un bénéfice. Pour avoir gain de cause, les appelants doivent faire la démonstration que l’État leur a retiré un « bien » (property) au sens de la common law ou qu’ils ont été privés d’un droit au sens du droit de l’expropriation.

[14]      Le point de départ de la thèse des appelants à cet égard se résume comme suit : ils prétendent détenir un droit de pêche qui s’est cristallisé en 1990 au moment où le MPO est passé d’une politique de pêche compétitive à une politique de pêche individuelle, c’est-à-dire lorsque les QI associés à chacun des permis de pêche ont été attribués aux appelants. Selon ces derniers, le QI associé à chacun des permis de pêche constitue un actif commercial permanent, cessible et transmissible. C’est le QI qui donne aux appelants le droit de pêcher une part prédéterminée du TPA annuel, c’est-à-dire, selon les appelants, un droit de propriété dans les quotas. Les appelants prétendent qu’en octroyant une part du TPA aux Premières Nations à la suite de l’arrêt Marshall et en s’appropriant une partie du TPA à des fins de rationalisation d’une part, et à des fins de financement de ses opérations d’autre part, le MPO a retranché environ 35 p. 100 des QI des appelants. Pour ces derniers, la portion de 35 p. 100 du QI retranchée constitue une expropriation.

[15]      Les appelants conviennent que les permis de pêche assortis de QI ne constituent pas des droits réels dont il est en principe question en cas d’expropriation, et que la Loi sur l’expropriation, L.R.C. (1985), ch. E-21, ne s’applique pas en l’espèce. Ils soumettent en revanche qu’il faut donner une interprétation beaucoup plus large à la notion juridique d’expropriation et au droit de l’expropriation afin de l’étendre à des actifs intangibles. Les appelants soutiennent qu’une telle interprétation est possible dans le contexte de l’exercice d’une discrétion ministérielle, comme c’est le cas en l’espèce (article 7 de la Loi sur les Pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14).

[16]      En somme, les appelants prétendent qu’en opérant une soustraction de 35 p. 100 de leurs QI, le MPO a dans les faits exproprié un « bien ». Au soutien de cette position, les appelants plaident que la juge de la Cour fédérale a erré en écartant les décisions Saulnier c. Banque Royale du Canada, 2008 CSC 58, [2008] 3 R.C.S. 166 (Saulnier); et Canada c. Haché, 2011 CAF 104, [2011] A.C.F. no 414 (QL) (Haché). Ces décisions, selon les appelants, confirment que les permis de pêche dans la présente affaire doivent être considérés comme des biens au sens de la Loi sur les pêches. Il convient donc d’examiner ces deux décisions de plus près.

2)    L’arrêt Saulnier

[17]      Dans l’arrêt Saulnier, la Cour suprême du Canada était appelée à décider si un permis de pêche était un « bien » au sens de l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), ch. B-3 et un [traduction] « bien personnel » au sens de la Personal Property Security Act, S.N.S. 1995-96, ch. 13 de la Nouvelle-Écosse, des questions essentiellement d’interprétation législative. La Cour suprême a répondu par l’affirmative. Les appelants s’appuient sur cet arrêt pour plaider qu’un permis de pêche doit aussi être considéré comme un « bien » au sens de la Loi sur les pêches. Or, une lecture attentive de l’arrêt Saulnier démontre que la présente affaire s’en distingue sur plusieurs aspects et que l’argument avancé par les appelants dans le contexte de la Loi sur les pêches ne peut être retenu.

[18]      D’une part, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et la Personal Property Security Act sont des lois à caractère principalement commercial et les conclusions d’interprétation législative de la Cour suprême dans l’arrêt Saulnier, notamment celle quant au « faisceau de droits » conféré au titulaire d’un permis de pêche, sont campées dans le contexte de lois qui se distinguent de celle en cause en l’espèce (Saulnier, au paragraphe 43). Ainsi, les notions de profit à prendre et de la valeur marchande des permis abordées par la Cour suprême dans l’arrêt Saulnier sont fonction de la définition de biens énoncée dans des lois en cause. Le juge Binnie, écrivant les motifs pour la Cour dans l’arrêt Saulnier, prend bien soin de préciser qu’ « [i]l est extrêmement douteux qu’un simple permis [de pêche] puisse en soi être considéré comme un bien en common law » même si « [un permis de pêche] constitue indiscutablement un élément d’actif commercial très important » (Saulnier, au paragraphe 23). Le juge Binnie souligne à maintes reprises dans cette affaire que les lois en question sont des lois en grande partie commerciales et qu’elles devaient être interprétées de manière à favoriser la réalisation de leurs objectifs commerciaux respectifs. C’est en respectant la volonté du législateur dans ce cadre spécifique que la Cour suprême a conclu que les permis de pêche répondent aux définitions de « biens » pour l’application de la définition de « bien » à l’article 2 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et de celle de « bien personnel » au sens de l’article 2 de la Personal Property Security Act.

[19]      Cependant, les conclusions tirées par la Cour suprême dans l’arrêt Saulnier ne peuvent être reprises hors contexte. Le juge Binnie relève à grands traits dans l’arrêt Saulnier que son interprétation des définitions en cause s’inscrivait dans un contexte législatif précis et circonscrit. En l’espèce, la juge de la Cour fédérale a d’ailleurs fait référence au paragraphe 48 de l’arrêt Saulnier dans lequel le juge Binnie répond à certaines inquiétudes alors soulevées par le procureur de la Couronne lors de l’audition dans cette affaire. Le procureur de la Couronne craignait effectivement qu’une conclusion à l’effet que le permis de pêche soit un « bien » dans le contexte de ces lois sur la faillite en cause dans l’arrêt Saulnier ne vienne limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre octroyé en vertu de la Loi sur les pêches. Or, la Cour suprême écarte toute équivoque à mon avis concernant l’extrapolation de son raisonnement dans l’arrêt Saulnier à l’application de la Loi sur les pêches. Il convient de reproduire les propos du juge Binnie, au paragraphe 48 dans l’arrêt Saulnier :

L’avocat du procureur général du Canada s’est beaucoup inquiété de la possibilité qu’une éventuelle conclusion portant que le permis de pêche est un bien de son titulaire, même aux fins limitées prévues par la loi, soit invoquée dans d’autres litiges pour limiter le pouvoir discrétionnaire du ministre, mais j’estime que cette préoccupation n’est pas fondée. Le permis est une création du régime réglementaire. Le paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches autorise le ministre à octroyer un permis « à discrétion ». Le ministre octroie les permis et il a le pouvoir de les révoquer (dans l’exercice régulier de sa compétence en application de l’art. 9) selon ce qu’exige sa gestion des pêches. La loi définit la nature de l’intérêt du titulaire du permis, et notre conclusion qu’un permis de pêche constitue un « bien » à certaines fins législatives n’élargit pas la portée de cet intérêt. [Mon soulignement.]

[20]      Ce raisonnement a par la suite été repris par notre Cour dans l’affaire Kimoto c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 291, [2011] A.C.F. no 1471 (QL) (Kimoto) où elle a réitéré au paragraphe 12 :

[…] le juge Binnie a bien pris soin de préciser que la conclusion qu’un permis de pêche constituait un « bien » n’avait pas pour effet d’élargir la portée du droit du titulaire du permis au sens de la Loi sur les pêches […] au-delà des fins limitées prévues par la Loi dans le contexte de l’affaire dont la Cour était saisie.

[21]      C’est donc à bon droit que la juge de la Cour fédérale en l’espèce a conclu que l’arrêt Saulnier se distingue de la présente affaire et qu’il ne trouve pas application.

3)    L’arrêt Haché

[22]      Dans l’affaire Haché, notre Cour devait décider si le produit de disposition de deux permis de pêche commerciaux, reçu en vertu d’un programme gouvernemental de retrait volontaire de permis, était imposable à titre de gain en capital. La question qui se posait était la suivante : les permis de pêche étaient-ils des biens au sens du paragraphe 248(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (LIR). Notre Cour, en s’appuyant sur l’arrêt Saulnier, a réitéré la réalité commerciale qui se rattache au secteur de la pêche. Sous la plume de la juge Trudel, notre Cour a conclu, à la lumière de la preuve qui avait été versée devant la Cour canadienne de l’impôt, que lorsque le pêcheur en cause dans cette affaire avait négocié le rachat de ses permis relatifs au crabe des neiges et au poisson de fond, « [il], […], négociait alors sur un “bien” au sens de la LIR et qu’il réclamait ces sommes en contrepartie de la disposition d’un “droit de quelque nature qu’il soit” » (Haché, au paragraphe 41).

[23]      À l’instar des conclusions tirées dans l’arrêt Saulnier, celles formulées dans la décision Haché s’inscrivent dans un contexte législatif bien précis. En effet, tout comme la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, la LIR comporte des dispositions qui définissent le terme « bien ». Cette nomenclature est absente dans la Loi sur les pêches et on ne peut en faire abstraction. Tant la décision dans Saulnier que celle dans Haché ont été rendues pour donner effet à la volonté du législateur dans un contexte législatif singulier qui n’est pas comparable en l’espèce, comme l’explique d’ailleurs la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 112 :

J’en conclus que ces décisions [Saulnier et Haché] ont une portée limitée aux contextes législatifs dans lesquels elles ont été rendues. Ces décisions ne trouvent pas application dans le présent dossier et elles ne sont d’aucune aide pour déterminer la nature des intérêts conférés par un permis de pêche commercial à son titulaire, dans un QI ou dans une part prédéterminée du TPA. À mon avis, il faut plutôt se tourner vers la législation et la réglementation pertinente et vers l’interprétation que les tribunaux en ont donnée. Au même titre que dans les arrêts Saulnier et Haché, les tribunaux ont interprété la LFI [Loi sur la faillite et l’insolvabilité] et la LIR en fonction des objets spécifiques à ces lois, ma tâche est d’interpréter la Loi sur les pêches en fonction des objectifs qu’elle vise et en fonction des objectifs visés par la réglementation adoptée sous son empire. [Mon soulignement.]

[24]      La décision Haché, comme la décision Saulnier, se distingue clairement de la présente affaire et ne trouve pas application en l’espèce. L’approche à privilégier pour traiter de l’argument principal des appelants portant sur l’expropriation consiste plutôt à l’analyser sous l’angle des dispositions législatives pertinentes de la Loi sur les pêches et sa règlementation, et non l’inverse.

4)    La Loi sur les pêches et sa réglementation

[25]      L’article 7 de la Loi sur les pêches confère un pouvoir discrétionnaire au ministre afin qu’il puisse s’acquitter de ses responsabilités, notamment aux fins de l’octroi de permis de pêche :

Baux, permis et licences de pêche

7 (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries ― ou en permettre l’octroi ―, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.        

Réserve

(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’octroi de baux, permis et licences pour un terme supérieur à neuf ans est subordonné à l’autorisation du gouverneur général en conseil.

[26]      Sous l’égide de la Loi sur les pêches, le ministre doit gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens. La jurisprudence a reconnu à maintes occasions que la ressource halieutique est un bien commun qui appartient à tous les Canadiens et que la tâche du ministre consiste à gérer les pêches en prenant en compte l’intérêt public (Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, [1997] A.C.S. no 5 (QL) (Comeau’s Sea Foods) et Kimoto).

[27]      Dans l’arrêt Carpenter Fishing Corp. c. Canada, [1998] 2 C.F. 548, [1997] A.C.F. no 1811 (QL) (C.A.) (Carpenter Fishing), le juge Décary a souligné, au paragraphe 37 de ses motifs, la grande discrétion octroyée au ministre en la matière notamment en ce qui concerne les politiques relatives aux quotas de pêche :

Il s’ensuit que les tribunaux qui sont saisis de la question de l’exercice par le ministre de ses pouvoirs et fonctions et de son pouvoir discrétionnaire relativement à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique en matière de quotas de pêche devraient reconnaître l’intention exprimée par le législateur et le gouverneur en conseil de donner au ministre la plus grande marge possible de manœuvre, et y donner effet. C’est uniquement lorsque le Ministère prend des mesures, par ailleurs autorisées par la Loi sur les pêches, qui outrepassent manifestement les buts généraux autorisés par la Loi que les tribunaux devraient intervenir.

[28]      La Loi sur les pêches ne définit pas le concept de « permis de pêche ». Cependant, le Règlement de pêche (dispositions générales), DORS/93-53 (Règlement de 1993) limite les modalités d’exercice d’un permis de pêche. Le Règlement de 1993 prévoit notamment qu’un permis expire le 31 décembre annuellement (article 10); un permis appartient à la Couronne et est incessible, et la délivrance d’un document quelconque à une personne n’implique ou ne lui confère aucun droit ou privilège futur quant à l’obtention d’un document du même type ou non (article 16).

[29]      Le Règlement de 1993 prévoit aussi des conditions de permis à l’alinéa 22(1)a) notamment en ce qui concerne les espèces et les quantités de poissons :

Conditions de permis             

22 (1) Pour une gestion et une surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement et avec les règlements énumérés au paragraphe 3(4), notamment une ou plusieurs des conditions concernant ce qui suit : 

     a) les espèces et quantités de poissons qui peuvent être prises ou transportées.     

[30]      C’est donc dans ce contexte législatif et réglementaire particulier que s’inscrit le présent appel, et plus particulièrement la question centrale de l’expropriation telle qu’alléguée par les appelants eu égard à leurs permis de pêche et les QI qui s’y rattachent.

5)    Le droit de l’expropriation s’applique-t-il aux appelants?

[31]      Devant notre Cour, tout comme devant la juge de la Cour fédérale, les appelants introduisent leurs arguments axés sur l’expropriation en rappelant la décision de la Chambre des Lords dans Attorney-General v. De Keyser’s Royal Hotel Ltd., [1920] A.C. 508, à la page 542, [1920] UKHL 1 (BAILII) (De Keyser). Cette décision énonce le principe qu’une loi ne doit pas être interprétée de manière à déposséder un individu de ses biens sans indemnisation. Selon les appelants, le Parlement peut choisir d’exclure le recours en indemnisation à la suite d’une expropriation d’une loi mais il doit le faire de façon explicite. Or, disent les appelants, la discrétion octroyée au ministre à l’article 7 de la Loi sur les pêches est muette en ce qui a trait à l’intention d’exclure le droit d’expropriation dans le contexte de la Loi sur les pêches. On ne saurait, cependant, appliquer le principe énoncé dans l’arrêt De Keyser en vase clos. Cela signifie qu’en l’espèce, il doit être abordé en prenant en compte la Loi sur les pêches et plus particulièrement la discrétion que confère cette loi au ministre « [e]n l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par loi » (article 7 de la Loi sur les pêches). L’intention du législateur est claire en ce que si une loi ne confère pas une exclusivité de droit de pêche — et aucune loi de cet acabit n’a été portée à l’attention de notre Cour — le ministre peut, dans l’exercice de sa discrétion, « octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries » (article 7 de la Loi sur les pêches). Il s’ensuit donc que cette discrétion permet également au ministre de ne pas renouveler de tels permis ou licences, dans le cadre de son mandat de gestion des pêches.

[32]      Le cadre législatif et réglementaire de l’octroi des permis de pêche conformément à la Loi sur les pêches fait effectivement obstacle aux prétentions des appelants fondées sur l’expropriation. Tant devant notre Cour qu’en première instance, les appelants ont malgré tout soutenu que les décisions suivantes appuient leurs prétentions : Manitoba Fisheries Ltd. c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 101 (Manitoba Fisheries); R. c. Tener, [1985] 1 R.C.S. 533 (Tener); Rock Resources Inc. v. British Columbia, 2003 BCCA 324, 229 D.L.R. (4th) 115 (Rock Resources); et Beaurivage c. Québec (Ville), 2004 CanLII 26320, J.E. 2004-820 (C.A. Qué.) (Beaurivage) (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée, no 30351 [[2005] 1 R.C.S. xvii]).

[33]      Insatisfaits des motifs de la juge de la Cour fédérale, l’approche des appelants devant notre Cour a consisté à tenter de nous convaincre que son interprétation de la jurisprudence était erronée. Notre rôle en appel n’est pas de refaire le procès ― qui s’est échelonné sur une période de 33 jours ― mais de contrôler la décision de la juge de la Cour fédérale et d’intervenir si nous sommes convaincus qu’une erreur selon les critères énoncés dans l’arrêt Housen a été commise. À cette fin, nous devons aborder les décisions sur lesquelles s’appuient les appelants pour invoquer l’application du droit de l’expropriation dans le contexte de la Loi sur les pêches afin de déterminer si la juge de la Cour fédérale a commis une erreur dans son analyse nécessitant l’intervention de cette Cour.

[34]      Les appelants s’appuient entre autres sur l’arrêt Manitoba Fisheries afin de soumettre que l’expropriation peut s’opérer sur un bien incorporel et non seulement sur un bien au sens de la common law. Dans l’arrêt Manitoba Fisheries, l’entreprise Manitoba Fisheries qui avait constitué pendant 40 ans une entreprise d’exportation de poissons très rentable avec une clientèle fidèle, avait poursuivi le Gouvernement canadien à la suite de l’adoption de la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce, L.R.C. (1985), ch. F-13 car, à la suite de cette loi, le Gouvernement canadien confiait à son mandataire le droit exclusif d’exporter du poisson hors du Manitoba et des provinces participantes. Le mandataire en question était autorisé à octroyer des licences afin de permettre à Manitoba Fisheries de continuer à exporter du poisson mais Manitoba Fisheries n’en avait pas obtenues et aucune indemnité ne lui a été versée. Par conséquent, l’entreprise Manitoba Fisheries avait soutenu devant les tribunaux que la Loi sur la commercialisation du poisson d’eau douce avait eu pour effet de la priver de son achalandage commercial.

[35]      La Cour suprême a donné raison à l’entreprise Manitoba Fisheries. Selon la Cour suprême, Manitoba Fisheries avait été privée d’un bien dans l’entreprise pour lequel la perte n’avait jamais été indemnisée. Les appelants en l’espèce s’inspirent de l’arrêt Manitoba Fisheries et soumettent que le QI, même s’il est intangible, constitue un actif commercial au même titre que les bateaux et équipements du pêcheur. Or, comme l’a souligné la juge de la Cour fédérale au paragraphe 153, on ne saurait tirer de parallèle entre les droits que les appelants prétendent détenir dans le QI et l’achalandage d’une entreprise en tant qu’actif, les appelants n’étant aucunement « propriétaire » de leur QI :

[…] les demandeurs confondent entre la nature d’un bien (la question qui se posait dans Manitoba Fisheries) et la nature d’un droit dans un bien (la question qui se pose à l’égard des QI). Dans Manitoba Fisheries, il ne faisait aucun doute que l’achalandage faisait partie des actifs de l’appelante. Les demandeurs, au contraire ne sont pas propriétaires des QI qui leur ont été attribués par une politique du MPO. Même si, dans les faits, les demandeurs considèrent leur QI comme des actifs de grande valeur, qui peuvent faire l’objet d’une transaction, il n’en demeure pas moins que leurs droits dans ces QI sont précaires et que la valeur de leurs permis est fonction de la biomasse annuelle, du prix du marché et de la discrétion du ministre d’émettre ou non de nouveaux permis ou de partager la ressource avec d’autres pêcheurs.

[36]      L’affaire Manitoba Fisheries n’appuie donc pas l’argument des appelants selon lequel les QI leur conféreraient un droit de propriété et ne peut servir de précédent applicable pouvant justifier une indemnisation pour expropriation en l’espèce.

[37]      Le contexte des QI se distingue également de celui en cause dans les affaires Tener et Rock Resources lesquelles portaient sur des claims miniers. La juge de la Cour fédérale a établi au paragraphe 157 plusieurs distinctions pertinentes qui s’imposent entre des claims miniers, d’une part, et les QI en cause, d’autre part :

[…] D’abord, le titulaire d’un claim minier détient un droit exclusif, qu’il soit personnel ou réel, lequel fait généralement l’objet d’une inscription dans un registre destiné à cette fin. Par ailleurs, la Couronne ou un particulier, et non l’ensemble des Canadiens, est propriétaire du bien fonds. Il existe un certain nombre de lois fédérales et provinciales qui confèrent aux titulaires de claims miniers des droits réels ou personnels sur un fonds de terre qui appartient à un tiers. Ici, la Loi sur les pêches n’accorde aucun droit de propriété aux demandeurs dans les QI, lesquels sont le résultat d’une simple politique. [Mon soulignement.]

[38]      L’analyse de la juge de la Cour fédérale illustre clairement qu’il ne peut être question d’expropriation eu égard aux QI car ces derniers n’emportent aucun droit de propriété ou d’intérêt réel analogue aux droits des titulaires de claims miniers.

[39]      Les appelants s’appuient aussi sur la décision Beaurivage rendue par la Cour d’appel du Québec. Dans cette affaire, la Ville de Québec avait émis une ordonnance réduisant le nombre de permis de calèche de 30 (dont 27 étaient détenus par M. Beaurivage) à 16. Dans le cadre de son analyse, la Cour d’appel du Québec a noté que les pouvoirs de la Ville de Québec de réglementer les calèches étaient octroyés par sa Charte (Charte de la Ville de Québec, capitale nationale du Québec, R.L.R.Q., ch. C-11.5). Ce pouvoir de réglementer les calèches et d’exiger que les propriétaires de calèche obtiennent des permis, ne permettait pas à la Ville de Québec de réduire le nombre de permis, si bien que la Ville de Québec ne pouvait refuser le renouvellement de permis préalablement émis sans compensation (Beaurivage, aux paragraphes 36 et 50).

[40]      Or, la réglementation de la Loi sur les pêches s’inscrit dans une toute autre logique que celle en jeu dans l’affaire Beaurivage. Il ressort effectivement du Règlement de 1993 qu’un permis de pêche est un document qui, sauf indication contraire, vient à échéance le 31 décembre de chaque année et ne donne aucune garantie à son titulaire de recevoir un document du même type annuellement (Règlement de 1993, articles 2, 10 et 16). De fait, si la stabilité du secteur des pêches dépend du renouvellement prévisible des permis par le MPO d’année en année (Saulnier, au paragraphe 14), ce renouvellement ne saurait être interprété comme conférant un droit s’apparentant à un droit de propriété susceptible d’être exproprié.

[41]      L’argumentaire des appelants selon lequel ils possèdent un intérêt dans les QI basé sur le comportement historique des parties et la mise en œuvre des politiques gouvernementales se bute aussi à la récente décision de notre Cour dans Canada c. 100193 P.E.I. Inc., 2016 CAF 280, [2016] A.C.F. no 1264 (QL) (100193 P.E.I.) (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée en 2017, no 37393 [[2017] 1 R.C.S. v]). Cette décision, rendue environ un mois après la décision de la juge de la Cour fédérale, concerne les intérêts de pêcheurs de crabe des neiges dans la zone 12. En l’espèce, les appelants représentent une collectivité de pêcheurs de crabe traditionnels dans la même zone.

[42]      Dans l’affaire 100193 P.E.I., qui s’inscrivait dans le cadre d’une requête en jugement sommaire, notre Cour a rejeté le recours en expropriation des pêcheurs. Ce faisant, elle a réitéré (i) que la pêche au Canada est une ressource commune et que la Loi sur les pêches confère au ministre une discrétion pour gérer cette ressource; et (ii) que les QI sont insuffisants pour soutenir une cause d’action basée sur l’expropriation (aux paragraphes 14 et 15). Dans ses motifs, notre Cour, sous la plume du juge Stratas, a fait référence à la décision Kimoto, également rendue par notre Cour. Les appelants y voient une distinction à faire avec la présente affaire car la décision Kimoto portait sur des « poissons à être pêchés » et des « quotas non alloués », par opposition à des QI. Or, cela ne suffit point pour écarter la portée de l’arrêt 100193 P.E.I. et les principes qui se dégagent au sujet des QI, notamment que les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartiennent à tous les Canadiens et que le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour les gérer (100193 P.E.I., au paragraphe 15).

[43]      En fait, comme l’a noté la juge de la Cour fédérale (au paragraphe 160), si un parallèle devait être tracé avec la présente affaire, il faut plutôt se tourner vers la décision de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse dans Taylor v. Dairy Farmers of Nova Scotia, 2010 NSSC 436, [2010] N.S.J. no 624 (QL) (confirmée par 2012 NSCA 1, 311 N.S.R. (2d) 300) concernant une réglementation affectant les quotas de production laitière. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a rejeté le recours en expropriation qu’avaient intenté les producteurs de lait au motif qu’ils ne sont pas propriétaires de leurs quotas. Ainsi, comme il n’y a pas eu appropriation des quotas, il ne peut y avoir eu expropriation.

[44]      Il ressort aussi des prétentions des appelants qu’en intentant leur recours en expropriation, ils voient dans les QI octroyés par le ministre l’équivalent d’un droit acquis ad vitam aeternam. Autrement dit, le QI serait en quelque sorte figé dans le temps. Suivant la thèse des appelants, alors que leurs prises de crabes des neiges pourraient varier selon la fluctuation du TPA, le ministre ne serait pas habilité à diminuer leurs QI sans compensation. Cela revient à dire que le ministre doit être indéfiniment lié par sa décision de fixer le QI à un pourcentage donné. En d’autres termes, selon les appelants, ils sont les seuls à pouvoir bénéficier en tout temps de la totalité du TPA. Partant, le ministre ne pourrait permettre à d’autres pêcheurs, notamment les Premières Nations, d’avoir accès au TPA, sans indemniser les appelants. Je ne peux retenir cette thèse compte tenu notamment du pouvoir discrétionnaire octroyé au ministre par la Loi sur les pêches. Comme le soulignait le juge Pelletier de notre Cour dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Arsenault, 2009 CAF 300, [2009] A.C.F. no 1306 (QL), au paragraphe 57, la notion de quota sous l’égide de la Loi sur les pêches est incompatible avec l’idée d’un droit acquis analogue à celui que plaident les appelants :

Les pêcheurs de crabe n’avaient aucun droit reconnu à un quelconque quota. Ceci découle de la nature des permis de pêche, relativement à la délivrance desquels le ministre détient un pouvoir discrétionnaire considérable : voir Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, [1997] A.C.S. no 5, au paragraphe 49. Par conséquent, s’il n’existe pas de droit acquis à un quota donné, aucun droit à une indemnisation ne peut découler du simple fait d’une perte de quota. Il s’ensuit que la décision d’offrir une indemnisation pour les quotas perdus n’était pas fondée sur une loi ou un règlement. En fait, les pêcheurs de crabe allèguent dans leur action que leur droit à une indemnisation est de nature contractuelle. L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre de délivrer des permis de pêche assortis de quotas réduits en vertu de l’article 7 de la Loi [Loi sur les pêches] ne donnait pas naissance à une obligation juridique à caractère public de verser des indemnités pour les quotas perdus. Comme il n’existe pas d’obligation juridique à caractère public, les pêcheurs de crabe n’ont pas droit à un bref de mandamus. [Mon soulignement.]

[45]      L’argument des appelants selon lequel un QI est figé dans le temps ne saurait donc être retenu.

[46]      Les appelants ont aussi fait grand cas à l’audience du fait que leurs intérêts commerciaux peuvent être affectés par l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre et qu’en conséquence, cela peut donner droit à une indemnisation. Or, le pouvoir discrétionnaire du ministre s’exerce en fonction de la répartition de la ressource halieutique et bien que le secteur des pêches comporte une réalité commerciale ― à laquelle ne participe pas le MPO ― l’obligation du ministre en vertu de la Loi sur les pêches n’est pas de gérer les intérêts commerciaux mais la ressource halieutique, une ressource, qui plus est, n’est pas infinie.

[47]      Certes, le ministre pourra prendre en compte certains facteurs sociaux, économiques et aussi commerciaux en gérant les pêches (Malcolm c. Canada (Pêches et Océans), 2014 CAF 130, [2014] A.C.F no 499 (QL), aux paragraphes 52–53) mais il n’a pas d’obligation à cet égard et rien n’empêche le ministre de favoriser un groupe de pêcheurs par rapport à un autre dans l’exercice de sa discrétion (Carpenter Fishing). La tâche colossale qui incombe au ministre de gérer, de développer et de conserver les pêches pour l’ensemble de la population canadienne l’oblige à prendre des décisions stratégiques qui auront forcément un effet sur des intérêts commerciaux divergents. Le ministre doit effectivement réagir à certaines préoccupations variées et, à l’occasion, apporter les ajustements requis pour répondre à de nouvelles réalités imposées. Tel que noté précédemment, ce fut notamment le cas à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans Marshall.

[48]      On ne saurait intervenir quant à l’exercice de cette discrétion ministérielle que s’il est démontré qu’elle a été exercée de mauvaise foi, que les principes de justice naturelle n’ont pas été respectés ou que des facteurs inappropriés ou étrangers à l’objet de la loi ont été pris en compte (Comeau’s Sea Foods, au paragraphe 36; et Carpenter Fishing, aux paragraphes 28 et 37). Cet aspect sera examiné aux paragraphes 50 et suivants dans le cadre de la question de la faute dans l’exercice d’une charge publique.

[49]      En somme, je suis donc d’avis que la juge de la Cour fédérale, en rejetant l’argumentaire des appelants sur l’expropriation, a procédé à une analyse juridique soigneuse de chacune des décisions invoquées par les appelants à cet égard (motifs de la juge de la Cour fédérale, aux paragraphes 150–162) et n’a pas commis d’erreur nécessitant l’intervention de notre Cour. Sur la base de ce qui précède, et puisque je suis d’avis que la cause d’action des appelants sur l’expropriation doit effectivement être rejetée, il n’est pas nécessaire d’aborder l’argument du bénéfice obtenu par la Couronne.

B.    La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique?

[50]      Les appelants soumettent que le MPO a commis une faute dans l’exercice de sa charge publique : (i) en utilisant du crabe pour financer ses opérations de 2003–2006; (ii) en utilisant du crabe pour financer le fonctionnement et les programmes des associations de pêcheurs côtiers (c’est-à-dire la rationalisation); et (iii) en octroyant une portion injustifiée du TPA aux pêcheurs de la zone 18. Ces prétentions ont été rejetées par la juge de la Cour fédérale. Elle a cependant donné raison aux appelants sur la question de la réduction du TPA de 4 000 t.m. en 2003, si bien que cette question n’est pas soulevée par les appelants. Elle forme toutefois l’objet de l’appel incident de la Couronne qui sera abordé aux paragraphes 68 et suivants.

[51]      Devant notre Cour, les appelants ont fait valoir une multitude d’arguments en lien avec la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique. Les appelants attaquent à tous égards l’analyse et les conclusions de la juge de la Cour fédérale au sujet de cette cause d’action. Ce faisant, les appelants invitent notre Cour à réévaluer et à soupeser les éléments de preuve au dossier et y substituer leur interprétation de la preuve et leurs conclusions recherchées à celles de la juge de la Cour fédérale. Tel que noté précédemment, en vertu de la norme de contrôle Housen applicable en l’espèce, là n’est pas le rôle de notre Cour. Les appelants devaient faire la démonstration que la juge de la Cour fédérale a commis une erreur justifiant notre intervention. Or, une telle erreur n’a pas été démontrée, bien au contraire.

[52]      Lorsqu’une cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique est en jeu, l’arrêt de principe de la Cour suprême du Canada portant sur cette question est Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263 (Odhavji). Plus précisément, cette faute est un délit intentionnel qui vise la conduite des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions (Odhavji, au paragraphe 38) et qui comporte les éléments suivants : (i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; (ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur; (iii) un préjudice; (iv) un lien de causalité juridique entre la conduite délictuelle et le préjudice subi; et (v) un préjudice indemnisable suivant les règles de droit en matière délictuelle (Odhavji, au paragraphe 32).

[53]      Il existe deux façons de commettre le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. La Cour suprême dans l’arrêt Odhavji, sous la plume du juge Iacobucci, a regroupé ces deux façons sous deux catégories de délit : les catégories A et B. Dans la catégorie A, la conduite vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu’il n’est pas habilité à exécuter l’acte qu’on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur.

[54]      En l’espèce, dès l’amorce de son analyse sur la faute dans l’exercice d’une charge publique, la juge de la Cour fédérale a établi la distinction qui s’impose entre le contrôle de la légalité des décisions d’un organisme public et le régime de responsabilité civile (Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304; et Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, [2016] 1 R.C.F. 446 (motifs de la juge de la Cour fédérale aux paragraphes 191–194). Elle a par la suite campé les grands principes qui se dégagent de l’arrêt Odhavji (motifs de la juge de la Cour fédérale, aux paragraphes 195–199) avant de débuter son analyse sur la question concernant le financement des activités du MPO de 2003 à 2006.

1)    Le financement des activités du MPO de 2003 à 2006

[55]      La juge de la Cour fédérale a réitéré ce qui a été décidé par notre Cour en 2006 dans la décision Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, [2006] A.C.F. no 985 (QL) à l’effet que le MPO avait outrepassé ses pouvoirs de gestion en s’appropriant la ressource halieutique pour financer ses activités de gestion et de recherche. Même si elle constate, à la lumière de la preuve, que les fonctionnaires connaissaient le caractère illégitime de ces ententes, les gestes reprochés ne comportaient pas d’éléments de malice ou de mauvaise foi pouvant s’apparenter à une faute dans l’exercice d’une charge publique (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; et Odhavji) :

[…] Dans le contexte à l’étude, on peut difficilement parler de malice ou de mauvaise foi de la part des fonctionnaires du MPO, pas plus qu’on peut dire que les gestes posés l’aient été à des fins impropres. Les activités de gestion et de recherche visées par les ententes de financement s’inscrivent parfaitement dans la mission du MPO et elles sont, en quelques sortes, vertueuses et encensées de tous.

(Motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 202.)

[56]      Quoi qu’il en soit, les activités de gestion et de recherche en cause ont permis d’augmenter le TPA et d’anticiper la biomasse principalement par le relevé au chalut et le protocole de crabe blanc amélioré. En ce sens, l’augmentation du TPA a été avantageuse pour les appelants car ces derniers ont aussi bénéficié d’une augmentation des prises en fonction de leurs QI respectifs, permettant du même coup de maximiser l’effort de pêche tout en minimisant son impact sur la conservation de la ressource. Comme l’a conclu la juge de la Cour fédérale, aucun préjudice n’a été subi par les appelants. Il n’y a pas lieu d’intervenir quant aux conclusions de la juge de la Cour fédérale à cet égard.

2)    L’utilisation du crabe pour financer le fonctionnement et les programmes des associations de pêcheurs côtiers (c’est-à-dire la rationalisation)

[57]      Confrontés à des difficultés économiques à partir de 1993, les pêcheurs de poisson de fond et de homard ont obtenu des allocations de crabe des neiges dans la zone 12 préalablement à 2003. À partir de 2003, le ministre a cherché à instaurer une solution permanente, c’est-à-dire un partage « régulier », en leur allouant une allocation de 15 p. 100 du TPA de crabe des neiges dans la zone 12 avec un objectif d’autorationalisation des flottilles.

[58]      Les appelants soutiennent que le MPO a commis une faute dans l’exercice de sa charge publique en retranchant 15 p. 100 du TPA afin de financer un nouvel accès à la zone 12 pour les associations de pêcheurs, plus précisément les pêcheurs de poisson de fond et de homard. Si les appelants ne contestent pas le pouvoir du ministre de réallouer la ressource, ils lui reprochent d’avoir fondé sa décision sur des motifs illégaux et d’avoir mis en œuvre sa décision de manière illégale.

[59]      Une fois de plus, les appelants demandent à cette cour d’intervenir sur des questions de faits alors qu’il est bien établi que les cours d’appel doivent faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de faits des juges de première instance, à moins d’une erreur manifeste et dominante (Housen; et Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2012] A.C.F. no 669 (QL) (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada rejetée en 2012, no 34946 [[2012] 3 R.C.S. xiii])).

[60]      La juge de la Cour fédérale a tiré certains constats quant au mécanisme mis en place par le MPO, et ce faisant, elle a noté que la manière d’émettre les permis de pêche avec des préconditions ou des conditions était « problématique » et constituait une sous-délégation illégale du pouvoir ministériel. Elle a tracé un parallèle avec les ententes de financement du MPO en étant d’avis qu’il n’y avait pas lieu de conclure « que la façon de procéder du ministre revêt un caractère illégitime et délibéré susceptible d’engager la responsabilité délictuelle de l’État » (motifs de la juge de la Cour fédérale au paragraphe 210). Fondant ses conclusions sur les éléments de preuve au dossier, la juge de la Cour fédérale a enchaîné [au paragraphe 211] :

     Je ne crois pas non plus que cette façon de procéder ait causé quelques dommages que ce soit aux demandeurs [appelants] puisque le ministre Robert Thibault avait pris la décision d’instaurer un partage permanent de la ressource auquel il allouerait annuellement quelque 15 p. 100 du TPA et que s’il n’avait pas émis les permis aux associations de pêcheurs, il les aurait émis directement aux pêcheurs (témoignage du 3 février 2016, pages 4 et 5). Le ministre Thibault a d’ailleurs informé les demandeurs [appelants], lors d’une rencontre tenue le 8 avril 2003, qu’une fois la rationalisation complétée, ce contingent de 15 p. 100 serait remis directement aux pêcheurs (pièce 434). Et il avait la discrétion de le faire. À défaut d’avoir précédé [sic] comme il l’a fait, cette quote-part de 15 p. 100 du TPA ne serait pas revenue aux demandeurs [appelants].

[61]      Sur ce point, le comportement subséquent du MPO appuie la conclusion de la juge de la Cour fédérale (témoignage de R. Vienneau, dossier d’appel, à la page 9027). En conséquence, cette dernière n’a pas commis d’erreur en décidant que la conduite du MPO n’a pas causé de dommages aux appelants car le 15 p. 100 dont il est question aurait de toute façon été attribué aux pêcheurs de poisson de fond et de homard, et ce, avec ou sans rationalisation.

3)    L’allocation d’une portion du TPA aux pêcheurs de la zone 18

[62]      Enfin, les appelants contestent la décision du ministre d’intégrer de façon permanente la zone 18 aux zones 12, 25 et 26 mais y apportent certains bémols. En effet, si les appelants ne contestent pas la validité de la décision d’intégrer la zone 18 à la zone 12, ils allèguent qu’il y a eu une faute dans l’exercice d’une charge publique de la part du ministre et du MPO car l’allocation aux pêcheurs de la zone 18 d’une portion du TPA combinée des zones 12 et 18 fut plus élevée que celle qu’ils considèrent appropriée. Les appelants ne contestent pas la décision du ministre ou son droit de tenir compte des considérations socio-économiques mais soumettent que la preuve ne révèle pas les considérations pertinentes dont aurait tenu compte le ministre. Selon eux, la preuve révèle que « les fonctionnaires avaient reçu comme directive d’écarter les facteurs véritablement pertinents pour gonfler le calcul de la part revenant à la zone 18 » (mémoire des appelants, au paragraphe 100). Ils remettent aussi en cause le processus suivi par le MPO et soumettent que les critères du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique sont rencontrés.

[63]      Une fois de plus, il appert que les appelants sont insatisfaits de l’interprétation de la preuve qu’a retenue la juge de la Cour fédérale. Or, dans des motifs détaillés et bien ancrés dans la preuve au dossier, la juge de la Cour fédérale a conclu que la décision du ministre était motivée par des considérations sociales ou économiques et qu’il a agi à l’intérieur des limites de son mandat conformément à la Loi sur les pêches.

[64]      En parvenant à cette conclusion, la juge de la Cour fédérale s’est amplement fondée sur la preuve et les témoignages pour réfuter les prétentions des appelants et ainsi conclure que :

-           La biomasse de crabe commercial dans la zone 18 étant pauvre, il n’y aurait pas eu surexploitation du stock de la zone 18 car bien que le taux d’exploitation dans la zone 18 eut été élevé, les captures ne l’étaient pas;

-           La répartition de la ressource entre les pêcheurs des zones 12 et 18 a été équitable;

-           Le ministre, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, a agi de bonne foi et pouvait choisir la formule de partage qu’il a choisie dans l’exercice de sa discrétion;

-           La zone tampon dans la zone 18 permettait de protéger le crabe blanc, une mesure dont ont bénéficié les pêcheurs de la zone 12;

-           Les pêcheurs de la zone 18 ont reçu une allocation d’environ 3,4 p. 100 et non de 4,7081 p. 100.

(Motifs de la juge de la Cour fédérale, aux paragraphes 217–224.)

[65]      Sur la base de l’abondante preuve au dossier appuyant largement les conclusions de la juge de la Cour fédérale, rien ne saurait justifier notre intervention.

C.   La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause?

[66]      Les appelants soutiennent que la juge de la Cour fédérale a erré en rejetant leur cause d’action fondée sur l’enrichissement sans cause. Selon les appelants, le MPO s’est enrichi en utilisant une partie du TPA de trois façons : a) dans le financement de son programme de rationalisation des pêches côtières; b) pour exécuter ses obligations envers les Premières Nations de 2003 à 2006; et c) dans le financement de ses propres opérations.

[67]      Les critères élaborés par la Cour suprême donnant ouverture à la cause d’action de l’enrichissement sans cause sont les suivants : (i) l’enrichissement du défendeur; (ii) l’appauvrissement corrélatif du demandeur; et (iii) l’absence de motif juridique justifiant l’enrichissement (Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; et Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575).

[68]      Les arguments avancés par les appelants soulèvent en première analyse la question de l’application du concept d’enrichissement sans cause en l’espèce. Or, même en considérant, sans pour autant en décider, que le concept d’enrichissement sans cause puisse trouver application dans le contexte de la présente affaire et qu’il y ait aussi eu appauvrissement au détriment des appelants, la vaste discrétion dont jouit le ministre en vertu de la Loi sur les pêches pour gérer et réallouer la ressource halieutique suffit à elle seule à justifier les actes reprochés.

D.   La juge de la Cour fédérale a-t-elle erré en accueillant en partie la cause d’action fondée sur la faute dans l’exercice d’une charge publique?

[69]      Cette question relève de l’appel incident formé par la Couronne qui a pour cible la décision du ministre de réduire le TPA en 2003 d’approximativement 4 000 t.m., c’est-à-dire de 21 437 t.m. à 17 148 t.m., équivalent à 20 p. 100 de réduction. La Couronne soutient que « la juge de première instance a erré en concluant que le ministre avait utilisé le [TPA] comme monnaie d’échange pour forcer les [appelants] à conclure une entente de projet conjoint » (mémoire de l’intimée/appelante incidente, au paragraphe 103). En agissant de la sorte, la juge de la Cour fédérale aurait omis de prendre en considération les objectifs de protection et de conservation de la ressource qui justifiaient la réduction du TPA.

[70]      L’argument central de la Couronne sur cette question consiste à avancer que la juge de la Cour fédérale a erré en concluant à l’intention spécifique du ministre de nuire aux appelants. Selon la Couronne, la juge de la Cour fédérale aurait d’abord dû conclure que la décision était injustifiée pour ensuite conclure qu’elle était prise avec l’intention de nuire (mémoire de l’intimée/appelante incidente, aux paragraphes 129–131). La Couronne soutient, de plus, qu’une preuve imposante venait justifier un taux d’exploitation de 38,5 p. 100 (plutôt que 48 p. 100) dans l’année 2003, et qu’en arrivant à la conclusion contraire, la juge de la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante. Cette erreur l’a menée à conclure erronément que le ministre avait agi de mauvaise foi en réduisant le TPA de l’année 2003.

[71]      De plus, selon la Couronne, le délit de Catégorie A énoncé dans l’arrêt Odhavji nécessite non seulement une preuve de mauvaise foi et d’intention de nuire mais requiert aussi qu’on identifie qui précisément a commis le délit. En l’espèce, la juge de la Cour fédérale n’a nommé que le ministre lui-même. Selon la Couronne, le fait que le ministre ait pris une décision même s’il savait que celle-ci aurait un impact négatif sur les appelants ne fait pas preuve d’une intention de nuire. Le fait que cette décision n’ait aucune justification légale ne vient pas non plus prouver cette intention. En l’espèce, selon la Couronne, la juge de la Cour fédérale a eu tort de conclure que la décision de réduire le TPA était injustifiée, puisque la preuve révèle plusieurs justifications adéquates. Néanmoins, l’absence de justification ne révèle rien de l’intention ou de la croyance du ministre et, en l’absence de preuve sur cette question, c’est à tort, plaide la Couronne, que la juge de la Cour fédérale a conclu qu’il y a eu faute.

[72]      Les prétentions de la Couronne ne peuvent être retenues. Il est question ici de conclusions de la juge de la Cour fédérale qui sont en majeure partie des conclusions de faits et non de droit. La juge de la Cour fédérale s’est bien dirigée à cet égard en appliquant le bon test juridique élaboré dans l’arrêt Odhavji pour ce qui est de la faute dans l’exercice d’une charge publique. Elle s’est également appuyée sur la preuve documentaire en plus d’avoir eu l’occasion d’entendre et d’évaluer de nombreux témoignages dont le ministre de l’époque (M. Robert Thibault) et de nombreux fonctionnaires, incluant le sous-ministre adjoint, gestion des pêches (M. Patrick Chamut), le directeur général de la région du Golfe (M. Jim Jones), le directeur de la gestion de la ressource de la région du Golfe (M. Rhéal Vienneau), l’agente responsable des crustacés de la région du Golfe (Mme Monique Baker), et le chef de section responsable du crabe des neiges à la division scientifique du MPO du Golfe (Dr. Mikio Moriyasu).

[73]      La juge de la Cour fédérale a reconnu que même si le ministre a pleine discrétion pour fixer le TPA annuel, ce TPA ne peut être fixé arbitrairement (Comeau’s Sea Foods; et Carpenter Fishing). La preuve, incluant les échanges entre les fonctionnaires du MPO, étaye les conclusions centrales de la juge de la Cour fédérale à l’effet que la réduction du TPA était destinée à « servir d’outil de négociation pour forcer les crabiers traditionnels à conclure une entente de projet conjoint et à accepter de contribuer à hauteur de 1.7 millions de dollars au financement des activités du MPO » (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 240). Qui plus est, la juge de la Cour fédérale a souligné dans ses motifs que sur ce point, le ministre « a d’ailleurs été suffisamment candide pour ne pas nier cette évidence » (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 225). En ce qui concerne les considérations de protection de la ressource qui auraient guidé la décision du ministre, la preuve est à l’effet qu’elles se limitaient à des « tentatives de trouver une explication ex post facto » et la Couronne n’a soulevé aucun élément de preuve qui pourrait contredire la conclusion à l’effet que la discrétion du ministre « a été exercée en se fondant sur des considérations non pertinentes, capricieuses et étrangères à l’objet de la loi » (motifs de la juge de la Cour fédérale, au paragraphe 252; voir aussi les paragraphes 243–250).

[74]      La Couronne n’a donc démontré aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[75]      Finalement, l’argument de l’immunité brièvement soulevé par la Couronne dans son mémoire ne trouve pas application dans les circonstances de la présente affaire.

VII.      Conclusion

[76]      Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel et l’appel incident. Compte tenu du résultat, les appelants et la Couronne devraient assumer leurs propres dépens.

Le juge Pelletier, J.C.A. :  Je suis d’accord.

Le juge de Montigny, J.C.A. : Je suis d’accord.



 

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