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2021 CF 228

IMM-5410-19

Gurminder Singh Toor (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

IMM-5510-19

Kirandeep Kaur Toor (demanderesse)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Toor c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Roussel — Tenue par vidéoconférence (entre Ottawa et Calgary), 20 août 2020; Ottawa, 16 mars 2021.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a rejeté la demande de report de l’enquête sur l’interdiction de territoire des demandeurs devant la SI jusqu’à ce que les accusations criminelles qui pesait contre eux soient tranchées — Les demandeurs, des citoyens Indiens, sont mariés — Ils ont été accusés relativement à certaines infractions aux termes de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances lorsqu’ils sont entrés au Canada à partir des États-Unis — Ils ont fait aussi l’objet d’allégations d’interdiction de territoire pour criminalité transnationale au sens de l’art. 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Dans le cadre de leur enquête, les demandeurs ont présenté des requêtes séparées demandant le report de leur audience — Ils ont soutenu notamment que la décision de la SI était déraisonnable parce qu’elle portait atteinte à leur droit à une audience équitable et à leur droit à la protection contre l’auto-incrimination aux termes des art. 7 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés — Ils ont affirmé que la SI avait omis d’appliquer le paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration et avait eu tort de leur reprocher de ne pas avoir communiqué les éléments de preuve qui ne seraient pas protégés, craignaient-ils, lors du procès criminel — Il était question de savoir si la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision finale ne soit rendue; si le refus de la SI de reporter l’enquête était raisonnable — Il s’agissait de l’une de ces rares situations dans lesquelles la Cour devait exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision finale ne soit rendue — Le droit de ne pas s’incriminer est l’un des principes fondamentaux du droit criminel; il est reconnu par la Constitution aux art. 11c) et 13 de la Charte, et bénéficie d’une protection résiduelle aux art. 7 et 24 de la Charte — L’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée sont des garanties procédurales contre le témoignage incriminant qui ressortent de la jurisprudence — En l’espèce, les demandeurs n’avaient pas déjà témoigné et n’avaient pas été contraints de témoigner — Si leur témoignage devant la SI créerait une preuve dérivée incriminante à l’égard de laquelle l’immunité ne serait pas conférée dans les instances criminelles, le contrôle judiciaire à l’issue des procédures ne constituerait pas un recours efficace, puisque la déposition aurait déjà été faite — Compte tenu de l’incertitude dans la jurisprudence au regard de l’application de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée aux demandeurs si ces derniers témoignaient volontairement lors de l’enquête les concernant ainsi que de la conclusion voulant que le contrôle judiciaire à la fin de la procédure puisse ne pas offrir un recours efficace, le critère pour une intervention précoce a été rempli — La SI n’a pas commis d’erreur en ne prenant pas en compte les facteurs qui sont énumérés au paragraphe 43(2) des Règles de la SI — Il était raisonnable que la SI conclue que la possibilité que des éléments de preuve dérivée soient utilisés était à ce stade très hypothétique et conjecturale — La requête des demandeurs reposait sur un ensemble de circonstances imprécises et conjecturales — Étant donné cette décision, il n’était pas nécessaire d’établir à ce stade si, en témoignant volontairement, les demandeurs bénéficieraient de la protection contre l’utilisation de la preuve dérivée — De plus, la SI a de manière raisonnable proposé que les demandeurs demandent d’autres mesures de protection pour dissiper leurs préoccupations et permettre la tenue des enquêtes en temps opportun — Les demandeurs n’ont pas démontré que certains mécanismes procéduraux ne sauraient dissiper leurs préoccupations relativement à l’équité et à la confidentialité quant à l’utilisation possible d’éléments de preuve dérivée à la suite de leur témoignage s’ils décidaient de témoigner — Demandes rejetées.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a rejeté la demande de report de l’enquête sur l’interdiction de territoire des demandeurs devant la SI jusqu’à ce que les accusations criminelles qui pesait contre eux soient enfin tranchées. La SI a rejeté leur demande de report et a produit des motifs écrits par la suite.

Les demandeurs sont mariés et sont tous deux citoyens de l’Inde. Ils ont été accusés d’importation de cocaïne et de méthamphétamine aux termes du paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, et de possession de cocaïne et de méthamphétamine aux termes du paragraphe 5(2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, lorsqu’ils sont entrés au Canada à partir des États-Unis à un point d’entrée en Alberta. Ils ont fait aussi l’objet d’allégations d’interdiction de territoire au Canada pour s’être livrés à des activités de criminalité transnationale au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Dans le cadre de leur enquête, les demandeurs ont présenté des requêtes séparées demandant le report de leur audience.

Ils ont soutenu que la décision de la SI était déraisonnable parce qu’elle portait atteinte à leur droit à une audience équitable et à leur droit à la protection contre l’auto-incrimination aux termes des articles 7 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils ont prétendu que le refus de la SI de reporter l’instance les plaçait dans la situation intenable et inéquitable de choisir entre témoigner volontairement à l’audience devant la SI, et ce faisant révéler leur défense au criminel à la Couronne et à leur co-accusé (pour le demandeur, son épouse, et pour la demanderesse, son époux) tout en renonçant à l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée prévue dans la Charte, ou garder le silence lors de leur enquête et, par conséquent, ne pas répondre aux allégations qui étaient formulées contre eux. De plus, ils ont affirmé que la SI avait omis d’appliquer le paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration et avait eu tort de leur reprocher de ne pas avoir communiqué les éléments de preuve qui ne seraient pas protégés, craignaient-ils, lors du procès criminel. Pour sa part, le défendeur a soutenu que la Cour devrait rejeter les demandes de contrôle judiciaire parce qu’elles étaient prématurées en raison de la nature interlocutoire de la décision de la SI. Il a affirmé que, si la Cour était disposée à accueillir les demandes, la SI a raisonnablement conclu qu’un report n’était pas justifié étant donné que la requête reposait sur des hypothèses et des préoccupations qui n’étaient pas de son ressort procédural.

Il s’agissait de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision finale soit rendue et si le refus de la SI de reporter l’enquête était raisonnable.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Il est de jurisprudence constante que, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent pas intervenir à l’égard des décisions interlocutoires tant que les processus administratifs en cours n’ont pas été menés à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés. Malgré la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles » et le fait que les préoccupations soulevées quant à l’équité procédurale ne répondent normalement pas au critère qui s’applique, il s’agissait de l’une de ces rares situations dans lesquelles la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision finale ne soit rendue Le droit de ne pas s’incriminer est l’un des principes fondamentaux du droit criminel. Il est reconnu par la Constitution à l’alinéa 11c) et à l’article 13 de la Charte, et bénéficie d’une protection résiduelle aux articles 7 et 24 de la Charte. Il est aussi protégé par l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada. Certaines des garanties procédurales contre le témoignage incriminant ressortent de la jurisprudence, dont l’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée. L’immunité contre l’utilisation de la preuve, aux termes de l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada et de l’article 13 de la Charte, empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer soit utilisé directement contre lui dans une instance ultérieure. L’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée peut être accordée au titre de la protection résiduelle prévue à l’article 7 de la Charte et « empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer serve à obtenir d’autres éléments de preuve, sauf si ces éléments de preuve peuvent être découverts par d’autres moyens ». La preuve dérivée s’entend de la preuve qui n’aurait pas pu être obtenue, ou dont on n’aurait pas pu apprécier l’importance, n’eût été le témoignage d’une personne. En l’espèce, les demandeurs n’avaient pas déjà témoigné et n’avaient pas été contraints de témoigner. Si leur témoignage devant la SI créerait une preuve dérivée incriminante à l’égard de laquelle l’immunité ne serait pas conférée dans les instances criminelles, le contrôle judiciaire à l’issue des procédures ne constituerait pas un recours efficace puisque la déposition aurait déjà été faite. Il en était ainsi, peu importe l’issue de l’enquête. Les demandeurs se verraient refuser le recours même qu’ils réclamaient, soit le droit de ne pas communiquer cette preuve à la Couronne ou à leur co-accusé. Compte tenu de l’incertitude dans la jurisprudence au regard de l’application de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée aux demandeurs si ces derniers témoignaient volontairement lors de l’enquête les concernant ainsi que de la conclusion voulant que le contrôle judiciaire à la fin de la procédure puisse ne pas offrir un recours efficace, le critère pour une intervention précoce était rempli.

La SI n’a pas commis d’erreur en ne prenant pas en compte les facteurs qui sont énumérés au paragraphe 43(2) des Règles de la SI, une disposition qui régit les « demande[s] de changement de la date ou de l’heure d’une audience ». Lorsque les demandeurs ont présenté leur requête en ajournement, la date et l’heure de l’audience n’étaient pas fixées. La requête a été présentée dans le contexte du choix de la date de l’audience. Il n’y avait pas de date d’audience à changer. Même si la SI était tenue de prendre en compte les facteurs énumérés au paragraphe 43(2) des Règles de la SI, on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir omis d’analyser expressément les facteurs que les demandeurs eux-mêmes n’avaient pas invoqués pour demander l’ajournement. De plus, étant donné qu’il n’existe pas de protection absolue contre l’auto-incrimination, il incombait aux demandeurs de démontrer que la continuation des enquêtes pourrait porter préjudice à leur droit à une audience équitable et à leur droit à la protection contre l’auto-incrimination. En l’espèce, les demandeurs n’ont pas précisé la nature de la preuve qu’ils pourraient être appelés à donner pour éviter d’être déclarés interdits de territoire devant la SI, et ils n’ont pas expliqué non plus en quoi cette preuve pourrait aider la Couronne dans les poursuites criminelles. La preuve dérivée n’est pas toujours nécessairement incriminante. La communication de la preuve dans les instances criminelles n’était pas terminée non plus. Il était raisonnable que la SI conclue que la possibilité que des éléments de preuve dérivée soient utilisés était à ce stade très hypothétique et conjecturale. La requête des demandeurs reposait sur un ensemble de circonstances imprécises et conjecturales. Les allégations vagues ne sont pas suffisantes. Étant donné cette décision, il n’était pas nécessaire d’établir à ce stade si, en témoignant volontairement, les demandeurs bénéficieraient de la protection contre l’utilisation de la preuve dérivée. De plus, la SI a de manière raisonnable proposé que les demandeurs demandent d’autres mesures de protection pour dissiper leurs préoccupations et permettre la tenue des enquêtes en temps opportun. Les demandeurs n’ont pas démontré que des mécanismes procéduraux comme celui qui est prévu au paragraphe 44(2) des Règles de la SI ou au sous-alinéa 166b)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ne sauraient dissiper leurs préoccupations relativement à l’équité et à la confidentialité quant à l’utilisation possible d’éléments de preuve dérivée à la suite de leur témoignage s’ils décidaient de témoigner.

Enfin, les demandeurs n’ont pas établi qu’en rejetant leur requête en ajournement de l’enquête, la SI les avait de manière déraisonnable placés dans une situation qui portait atteinte à leurs droits à une audience équitable et à la protection contre l’auto-incrimination aux termes des articles 7 et 13 de la Charte ou qu’elle a manqué à leurs droits à l’équité procédurale ou à la justice naturelle.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 11c), 13, 24.

Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5(2), 6(1).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 5.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34(1)a),f), 37(1)b), 166b)(ii).

Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, règles 43(2), 44(2).

Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, règle 31.04(2).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121

DÉCISIONS DIFFÉRENCIÉES :

Wang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 690; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609; R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248; Seth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 348 (C.A.).

DÉCISIONS CITÉES :

Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364; Constantinescu c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 315; Agnaou c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 264; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 241; Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35; Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467; Whalen c. Première Nation n468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217; Girouard c. Comité d’examen constitué en vertu des procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 2014 CF 1175; Douglas c. Canada (Procureur général), 2014 CF 299, [2015] 2 R.C.F. 911; R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433; B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; Handasamy c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1389; Bruzzese c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1119, [2017] 3 R.C.F. 272; Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97; Akinsuyi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1397; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 R.C.F. 271; Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 674; Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178; Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 R.C.F. 290; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89; Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.).

DEMANDES de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, qui a rejeté la demande de report de l’enquête sur l’interdiction de territoire des demandeurs devant la SI jusqu’à ce que les accusations criminelles qui pesaient contre eux soient enfin tranchées. Demandes rejetées.

ONT COMPARU :

Michael Greene, c.r., pour la demanderesse Kirandeep Kaur Toor.

David Matas pour le demandeur Garminder Singh Toor.

Galina Bining, pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Sherritt Greene, Calgary, pour la demanderesse Kirandeep Kaur Toor.

David Matas, Winnipeg, pour le demandeur Garminder Singh Toor.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

La juge Roussel :

I.          Aperçu

[1]        Les demandeurs sont mariés et sont tous deux citoyens de l’Inde. En décembre 2017, ils ont été accusés d’importation de cocaïne et de méthamphétamine aux termes du paragraphe 6(1) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19 (la LRCDAS), et de possession de cocaïne et de méthamphétamine aux termes du paragraphe 5(2) de la LRCDAS, lorsqu’ils sont entrés au Canada à partir des États-Unis à un point d’entrée en Alberta. Ils font aussi l’objet d’allégations d’interdiction de territoire au Canada pour s’être livrés à des activités de criminalité transnationale au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[2]        Dans le cadre de leur enquête, les demandeurs ont présenté des requêtes séparées demandant le report de leur audience devant la Section de l’immigration (la SI) jusqu’à ce que les accusations criminelles qui pèsent contre eux soient enfin tranchées.

[3]        La SI a rejeté leur demande de report le 29 août 2019, et a produit des motifs écrits le 3 septembre 2019. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

[4]        Quoiqu’en d’autres termes, les demandeurs soutiennent que la décision de la SI est déraisonnable parce qu’elle porte atteinte à leur droit à une audience équitable et à leur droit à la protection contre l’auto-incrimination aux termes des articles 7 et 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). Ils prétendent que le refus de la SI de reporter l’instance les place dans la situation intenable et inéquitable de choisir entre témoigner volontairement à l’audience devant la SI, et ce faisant révéler leur défense au criminel à la Couronne et à leur co-accusé (pour le demandeur, son épouse, et pour la demanderesse, son époux) tout en renonçant à l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée prévue dans la Charte, ou garder le silence lors de leur enquête et, par conséquent, ne pas répondre aux allégations qui sont formulées contre eux. De plus, ils affirment que la SI a omis d’appliquer le paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229 (Règles de la SI) et a eu tort de leur reprocher de ne pas avoir communiqué les éléments de preuve qui ne seraient pas protégés, craignent-ils, lors du procès criminel.

[5]        Pour sa part, le défendeur soutient que la Cour devrait rejeter les demandes de contrôle judiciaire parce qu’elles sont prématurées en raison de la nature interlocutoire de la décision de la SI. Il affirme que, si la Cour est disposée à accueillir les demandes, la SI a raisonnablement conclu qu’un report n’était pas justifié étant donné que la requête reposait sur des hypothèses et des préoccupations qui ne sont pas de son ressort procédural.

II.         Analyse

A.         Prématurité

[6]        Il est de jurisprudence constante que, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent pas intervenir à l’égard des décisions interlocutoires tant que les processus administratifs en cours n’ont pas été menés à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés. Cette règle a de multiples appellations, dont la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré (C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 (C.B. Powell), aux paragraphes 30 à 32). Elle vise à éviter le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire et à réduire les coûts élevés et les retards importants entraînés par un recours prématuré aux tribunaux, particulièrement lorsque la partie est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (CB Powell, au paragraphe 32).

[7]        Il est aussi reconnu que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’exceptionnelles et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances exceptionnelles est élevé (CB Powell, au paragraphe 33). L’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante, ou de préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale, ne constituent pas des circonstances exceptionnelles (CB Powell, aux paragraphes 33, 39, 40 et 45).

[8]        Ces principes ont été réitérés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, aux paragraphes 35 à 38 et dans plusieurs autres arrêts et décisions subséquents de la Cour d’appel fédérale et de la Cour (Constantinescu c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 315, au paragraphe 2; Agnaou c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 264, aux paragraphes 2 et 3; Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 241, aux paragraphes 47 à 50 et 53; Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, aux paragraphes 13 à 16; Wilson c. Énergie atomique du Canada Limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467, aux paragraphes 28 à 34; Whalen c. Première Nation n468 de Fort McMurray, 2019 CF 732, [2019] 4 R.C.F. 217, aux paragraphes 16 à 18; Wang c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 690 (Wang), aux paragraphes 12, 13 et 16; Girouard c. Comité d’examen constitué en vertu des procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale, 2014 CF 1175, aux paragraphes 18 et 19; Douglas c. Canada (Procureur général), 2014 CF 299, [2015] 2 R.C.F. 911, au paragraphe 128).

[9]        Bien que je reconnaisse la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles » et le fait que les préoccupations soulevées quant à l’équité procédurale ne répondent normalement pas au critère qui s’applique, j’estime qu’il s’agit de l’une de ces rares situations dans lesquelles la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’intervenir avant qu’une décision finale ne soit rendue.

[10]      Le droit de ne pas s’incriminer est l’un des principes fondamentaux du droit criminel (R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609 (Henry), au paragraphe 2; Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), 2004 CSC 42, [2004] 2 R.C.S. 248 (Demande fondée sur l’art. 83.28), au paragraphe 70). Il est reconnu par la Constitution à l’alinéa 11c) et à l’article 13 de la Charte, et bénéficie d’une protection résiduelle aux articles 7 et 24 de la Charte. Il est aussi protégé par l’article 5 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (la LPC).

[11]      Certaines des garanties procédurales contre le témoignage incriminant ressortent de la jurisprudence, dont l’immunité contre l’utilisation de la preuve et l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée. L’immunité contre l’utilisation de la preuve, aux termes de l’article 5 de la LPC et de l’article 13 de la Charte, empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer soit utilisé directement contre lui dans une instance ultérieure (Demande fondée sur l’art. 83.28, au paragraphe 71).

[12]      L’article 5 de la LPC est ainsi libellé :

Questions incriminantes

5 (1) Nul témoin n’est exempté de répondre à une question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l’incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit.

Réponse non admissible contre le témoin

(2) Lorsque, relativement à une question, un témoin s’oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l’incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l’instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi ou toute loi provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors, bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d’une loi provinciale forcé de répondre, sa réponse ne peut être invoquée et n’est pas admissible en preuve contre lui dans une instruction ou procédure pénale exercée contre lui par la suite, sauf dans le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage ou pour témoignage contradictoire.

[13]      L’article 13 de la Charte est ainsi libellé :

Témoignage incriminant

13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

[14]      L’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée peut être accordée au titre de la protection résiduelle prévue à l’article 7 de la Charte et « empêche que le témoignage incriminant qu’un individu a été contraint de livrer serve à obtenir d’autres éléments de preuve, sauf si ces éléments de preuve peuvent être découverts par d’autres moyens » (Demande fondée sur l’art. 83.28, au paragraphe 71). La preuve dérivée s’entend de la preuve qui n’aurait pas pu être obtenue, ou dont on n’aurait pas pu apprécier l’importance, n’eût été le témoignage d’une personne (R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451, à la page 454).

[15]      Les demandeurs affirment que, même s’ils bénéficient de l’immunité contre l’utilisation de la preuve au titre de la LPC et de l’article 13 de la Charte, pour se prévaloir de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée, ils doivent être contraints de témoigner devant la SI. Si le ministre estime qu’il peut établir le bien-fondé de sa cause sans le témoignage des demandeurs et ne les contraint pas de témoigner, ceux-ci se trouveront dans une situation impossible. Si les demandeurs décident de témoigner afin de s’exonérer avec leur témoignage, ils perdront l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée. S’ils décident de ne pas témoigner, ils risquent d’être déclarés interdits de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. De plus, comme ils sont tous les deux concernés dans les procédures en immigration et criminelles, si l’époux décide de témoigner, en renonçant à l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée, les éléments de preuve qu’il livrerait pourraient être utilisés contre son épouse dans l’instance criminelle, et il en irait de même pour lui si l’épouse décidait de témoigner. Les demandeurs soutiennent que le fait de les forcer à dévoiler leur défense contre les accusations criminelles à la Couronne et à l’autre époux co-accusé compromettrait leur droit à un procès équitable.

[16]      De plus, les demandeurs affirment que l’exclusion des éléments de preuve obtenus grâce au témoignage d’une personne — la preuve dérivée — dans une instance criminelle subséquente n’est pas assurée et est laissée à la discrétion du juge de première instance. Il incombe à l’accusé de démontrer que la preuve proposée est dérivée et justifie l’immunité. Une preuve dérivée ne peut être exclue que lorsqu’une personne est contrainte de témoigner, et non pas lorsqu’elle décide de témoigner.

[17]      Invoquant les décisions rendues par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Henry et R. c. Nedelcu, 2012 CSC 59, [2012] 3 R.C.S. 311 (Nedelcu), le défendeur soutient que les éléments de preuve fournis, même librement dans une instance où une personne pouvait être contrainte de témoigner, même si elle n’avait pas été contrainte, sont protégés par la Charte contre l’auto-incrimination. Le critère qui s’applique est celui de savoir si les demandeurs peuvent être contraints et s’ils s’estiment contraints de témoigner. Nul ne conteste que les demandeurs peuvent être contraints de témoigner devant la SI et qu’ils croient qu’ils doivent témoigner pour avoir la moindre chance de ne pas être déclarés interdits de territoire. Le défendeur estime que le critère est rempli et que le témoignage des demandeurs serait protégé, comme le seraient les éléments de preuve donnés contre l’autre époux aux termes de l’article 13 de la Charte. Il prétend que le fait que les demandeurs doutent que le tribunal pénal respectera leurs droits protégés par la Charte ne suffit pas pour retarder l’audience devant la SI indéfiniment. Quoi qu’il en soit, la SI n’est pas responsable des protections procédurales accordées par la loi dans les poursuites criminelles. Elle ne doit s’intéresser qu’au respect des droits à l’équité procédurale des demandeurs lors de leur enquête. Tout argument sur des manquements au respect de la Charte devrait être présenté lors du procès criminel.

[18]      Après avoir examiné la jurisprudence sur les protections procédurales contre les témoignages incriminants, et, particulièrement, les arrêts Henry et Nedelcu, je ne suis pas convaincue par l’argument du défendeur selon lequel le témoignage volontaire des demandeurs lors de leur enquête constituerait un témoignage « forcé » quand il s’agira de réclamer l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée lors de leur procès criminel.

[19]      Dans l’arrêt Henry, les appelants, qui avaient témoigné à leur premier procès, ont donné à leur nouveau procès une version des faits différente sous serment de celle qu’ils avaient présentée pour la même accusation de meurtre au premier degré. À leur nouveau procès, le ministère public les a contre-interrogés sur leurs déclarations antérieures incompatibles et ils ont été à nouveau déclarés coupables de meurtre au premier degré. Ils ont interjeté appel au motif que cette utilisation de leurs déclarations antérieures contrevenait à leur droit constitutionnel à ne pas s’incriminer garanti par l’article 13 de la Charte.

[20]      Dans ses motifs, le juge Binnie a souligné que l’article 13 de la Charte établissait une contrepartie : lorsqu’un témoin contraint de déposer au cours d’une procédure judiciaire risque de s’auto-incriminer, l’État lui offre une protection contre l’utilisation subséquente de cette preuve contre lui en échange de son témoignage complet et sincère : (Henry, au paragraphe 22, citant l’arrêt R. c. Noël, 2002 CSC 67, [2002] 3 R.C.S. 433, au paragraphe 21). Il a estimé que les accusés qui avaient témoigné à leur premier procès et qui avaient décidé de témoigner à leur nouveau procès en donnant une version incompatible avec la première relativement à la même accusation n’avaient pas besoin d’être protégés contre l’obligation indirecte de s’incriminer, et qu’ils ne devraient pas bénéficier de la protection de l’article 13 (Henry, aux paragraphes 43 et 47). La contrainte à l’origine de la contrepartie n’existait pas (Henry, au paragraphe 42). Le juge Binnie a conclu qu’il n’y avait pas eu atteinte aux droits prévus à l’article 13 de la Charte des appelants pendant le contre-interrogatoire par la Couronne.

[21]      Dans l’arrêt Nedelcu, la question en litige était celle de savoir si la Couronne pouvait contre-interroger l’accusé à son procès criminel à l’égard de déclarations qu’il avait faites lors de l’interrogatoire préalable dans une instance civile sans porter atteinte à son droit de ne pas s’incriminer. La Couronne a prétendu que l’arrêt Henry ne devrait pas s’appliquer parce que la preuve donnée par l’accusé à l’interrogatoire préalable dans le cadre de l’instance civile n’était pas « forcée » au sens de l’arrêt Henry.

[22]      La Cour a statué que le défendeur était « un témoin contraignable en vertu de la loi et, par conséquent, un témoin “forcé” » à témoigner en vertu du paragraphe 31.04(2) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194, qui oblige un défendeur dans un litige civil à se soumettre à un interrogatoire préalable qu’il ait ou non remis sa défense (Nedelcu, aux paragraphes 1 et 109).

[23]      Aucune de ces affaires ne mentionne l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée, ni n’affirme de façon non équivoque que l’arrêt Nedelcu visait à faire rimer « contraignable » avec « forcé » dans toutes les circonstances.

[24]      Les circonstances en l’espèce sont aussi différentes de celles de la décision Wang, dans laquelle j’avais rejeté la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère prématuré. Dans cette affaire, le demandeur demandait le contrôle judiciaire de l’ordonnance interlocutoire de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) le contraignant de témoigner. La SI avait auparavant conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire au Canada au titre des alinéas 34(1)a) et 34(1)f) de la LIPR. Le ministre a interjeté appel de la décision de la SI devant la SAI et a voulu appeler le demandeur à témoigner à l’audience. Le demandeur a refusé de témoigner, mais il a été convoqué pour témoigner. Il a fait valoir que l’obligation de témoigner mettait en cause son droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte et que s’il était contraint de témoigner afin que sa crédibilité soit mise à l’épreuve devant la SAI, il subirait un préjudice qui ne pourrait pas être corrigé par la suite.

[25]      Dans mes motifs, j’ai écrit qu’il ne s’agissait pas « d’une affaire dans laquelle on ne saurait faire fi d’une déposition une fois qu’elle [a été] faite » (Wang, au paragraphe 19). Le demandeur a témoigné dans le cadre d’une audience de deux jours devant la SI lors de laquelle il avait révélé de nombreux détails sur sa vie et avait parlé de sa collaboration présumée avec des organismes étrangers du renseignement et de la sécurité. Il ne m’avait pas convaincue que le préjudice susceptible d’être causé par son témoignage devant la SAI serait de telle nature que le refus de trancher la question de la contraignabilité à cette étape des procédures de la SAI serait fondamentalement inéquitable (Wang, aux paragraphes 19 et 20).

[26]      Contrairement à la décision Wang, les demandeurs en l’espèce n’ont pas déjà témoigné et n’ont pas été contraints de témoigner. Si leur témoignage devant la SI crée une preuve dérivée incriminante à l’égard de laquelle l’immunité ne sera pas conférée dans les instances criminelles, le contrôle judiciaire à l’issue des procédures ne constituera pas un recours efficace puisque la déposition aura déjà été faite. Il en est ainsi, peu importe l’issue de l’enquête. Les demandeurs se verraient refuser le recours même qu’ils réclament, soit le droit de ne pas communiquer cette preuve à la Couronne ou à leur co-accusé.

[27]      Je relève que dans l’arrêt Seth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 348 (C.A.), invoqué par la SI, la Cour d’appel fédérale a mentionné à la note de bas de page no 13 qu’elle voulait bien, aux fins de la discussion et sans tirer sur ce point une conclusion finale, reconnaître que le demandeur de statut de réfugié au sens de la Convention pouvait se comparer à un « témoin contraignable ». Elle a souligné que, bien que le demandeur de statut de réfugié ne fût pas tenu de témoigner personnellement à son audition, sa demande ne pouvait être accueillie que s’il s’acquittait de son obligation et que s’il produisait une preuve documentaire, donnée sous serment à l’appui de sa revendication, relativement à ses antécédents.

[28]      Ce raisonnement ne s’applique pas nécessairement en l’espèce. Pour obtenir une mesure d’expulsion à l’encontre des demandeurs, le ministre doit d’abord établir les éléments d’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR (B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704, au paragraphe 72; Handasamy c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1389, au paragraphe 40). Si la preuve produite par le ministre à cet égard était insuffisante, les demandeurs pourraient choisir de garder le silence.

[29]      Compte tenu de l’incertitude dans la jurisprudence au regard de l’application de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée aux demandeurs si ces derniers témoignent volontairement lors de l’enquête les concernant ainsi que de la conclusion voulant que le contrôle judiciaire à la fin de la procédure puisse ne pas offrir un recours efficace, je suis convaincue que le critère pour une intervention précoce est rempli.

B.         Le refus de la SI de reporter l’enquête

[30]      Citant la décision Bruzzese c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1119, [2017] 3 R.C.F. 272 et l’arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, la SI a souligné qu’il ne faisait aucun doute que les demandeurs étaient des témoins contraignables à leur enquête. Si les demandeurs étaient contraints de témoigner à leur enquête, le témoignage forcé serait protégé aux termes de l’article 13 de la Charte. Les demandeurs pourraient aussi demander que le juge qui présidera le procès criminel exclue toute preuve dérivée. Bien que la SI ait reconnu la préoccupation des demandeurs selon laquelle ils pourraient devoir témoigner volontairement à leur enquête pour éviter d’être déclarés interdits de territoire, elle a conclu qu’ils n’avaient pas présenté le moindre exemple du type de preuve qu’ils pourraient avoir à donner pour éviter d’être déclarés interdits de territoire ou en quoi le fait de donner cette preuve pourrait aider la Couronne dans l’instance criminelle.

[31]      De plus, après avoir attiré l’attention sur la décision rendue par la Cour dans Akinsuyi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1397, la SI a confirmé qu’il ne lui revenait pas d’assurer l’équité de l’instance criminelle. Elle a conclu qu’il incombait au juge qui préside le procès criminel d’établir quel serait le recours approprié en cas de contravention à un droit protégé par la Charte lors de l’enquête. Étant donné que l’éventuelle utilisation de toute preuve dérivée était très hypothétique et conjecturale, la SI a établi que cela ne constituait un motif suffisant pour reporter l’enquête. Elle a plutôt proposé que les demandeurs demandent que leur enquête se tienne à huis clos et que le président de l’audience interdise au ministre de communiquer à la Gendarmerie royale du Canada ou à quiconque la transcription de l’audience ou tout élément de celle-ci en tout temps pendant que les accusations qui pèsent contre eux sont en instance devant les tribunaux.

[32]      Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov), la Cour suprême du Canada a soutenu que la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle présumée s’appliquer aux décisions administratives (Vavilov, aux paragraphes 10, 16 et 17. Aucune des exceptions décrites dans l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce.

[33]      Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au paragraphe 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au paragraphe 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au paragraphe 100).

[34]      En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a précisé dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121 (Canadien Pacifique) que les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. Le rôle de la Cour est plutôt de se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. En d’autres mots, « si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre » (Canadien Pacifique, aux paragraphes 54 à 56; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 R.C.F. 271, au paragraphe 35).

[35]      Comme il a été mentionné précédemment, les demandeurs contestent la décision de la SI pour un certain nombre de motifs. Ils soutiennent qu’il était déraisonnable et inéquitable de les placer dans une situation qui compromet leurs droits prévus aux articles 7 et 13 de la Charte à une audience équitable et à la protection contre l’auto-incrimination. Même s’il revient au juge qui présidera le procès criminel d’établir quel serait le recours approprié en cas de contravention à un droit protégé par la Charte lors de l’enquête, la SI a l’obligation d’être équitable et d’éviter de contrevenir à la Charte.

[36]      De plus, les demandeurs prétendent que la SI a commis une erreur en omettant d’appliquer le critère qui est énoncé au paragraphe 43(2) des Règles de la SI. Cette disposition établit les facteurs que la SI doit prendre en compte et soupeser lorsqu’elle apprécie le bien-fondé d’une requête en ajournement de l’audience. Ces facteurs comprennent la nature et la complexité de l’affaire et la question de savoir si le fait d’accueillir la demande ralentirait l’affaire de manière déraisonnable ou causerait vraisemblablement une injustice. Les demandeurs estiment que le seul facteur qu’a pris en compte la SI pour refuser l’ajournement était celui de savoir si le fait d’accueillir la demande ralentirait l’affaire de manière déraisonnable.

[37]      Enfin, les demandeurs affirment que la SI leur a imposé un fardeau déraisonnable. Pour établir qu’ils subiraient un préjudice en témoignant ou en dévoilant leur défense au criminel au co-accusé et à la Couronne lors de l’audience devant la SI, ils devaient présenter les éléments de preuve ou révéler la défense au criminel qu’ils voulaient protéger.

[38]      J’examinerai d’abord l’argument présenté par les demandeurs selon lequel la SI a commis une erreur en ne prenant pas en compte les facteurs qui sont énumérés au paragraphe 43(2) des Règles de la SI. Je constate que cette disposition régit les « demande[s] de changement de la date ou de l’heure d’une audience ». Lorsque les demandeurs ont présenté leur requête en ajournement, la date et l’heure de l’audience n’étaient pas fixées. La requête a été présentée dans le contexte du choix de la date de l’audience. Il n’y avait pas de date d’audience à changer.

[39]      Même si la SI était tenue de prendre en compte les facteurs énumérés au paragraphe 43(2) des Règles de la SI, on ne peut pas lui reprocher d’avoir omis d’analyser expressément les facteurs que les demandeurs eux-mêmes n’ont pas invoqués pour demander l’ajournement. L’idée maîtresse de l’argument avancé par les demandeurs était essentiellement que l’omission de repousser l’audience jusqu’à ce qu’une décision définitive ait été rendue dans les instances criminelles pourrait compromettre les procédures d’immigration et les poursuites criminelles. La SI a examiné cet argument dans ses motifs.

[40]      De plus, étant donné qu’il n’existe pas de protection absolue contre l’auto-incrimination, il incombait aux demandeurs de démontrer que la continuation des enquêtes pourrait porter préjudice à leur droit à une audience équitable et à leur droit à la protection contre l’auto-incrimination.

[41]      En l’espèce, les demandeurs n’ont pas précisé la nature de la preuve qu’ils pourraient être appelés à donner pour éviter d’être déclarés interdits de territoire devant la SI, et ils n’ont pas expliqué non plus en quoi cette preuve pourrait aider la Couronne dans les poursuites criminelles. La preuve dérivée n’est pas toujours nécessairement incriminante. De plus, la date de l’enquête des demandeurs n’était pas fixée lorsque ceux-ci ont présenté leur requête, et le ministre n’avait pas terminé la communication de la preuve qu’il avait l’intention d’invoquer pendant l’enquête. Je crois comprendre que la communication de la preuve dans les instances criminelles n’était pas terminée non plus. Même si les demandeurs prétendent que rien n’indique que le ministre les contraindra à témoigner, rien n’indique qu’il ne le fera pas non plus. J’estime qu’il était raisonnable que la SI conclue que la possibilité que des éléments de preuve dérivée soient utilisés était à ce stade très hypothétique et conjecturale. La requête des demandeurs reposait sur un ensemble de circonstances imprécises et conjecturales. Les allégations vagues ne sont pas suffisantes.

[42]      Puisque je conviens avec la SI que la requête des demandeurs reposait sur des hypothèses, il n’est pas nécessaire que j’établisse à ce stade si, en témoignant volontairement, les demandeurs bénéficieraient de la protection contre l’utilisation de la preuve dérivée.

[43]      De plus, la SI a de manière raisonnable proposé que les demandeurs demandent d’autres mesures de protection pour dissiper leurs préoccupations et permettre la tenue des enquêtes en temps opportun. Selon le sous-alinéa 166b)(ii) de la LIPR, une section de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié peut, sur demande ou d’office, prendre toute mesure jugée nécessaire pour assurer la confidentialité des débats sur preuve que, après examen de toutes les solutions de rechange à sa disposition, il y a un risque sérieux d’atteinte au droit à une procédure équitable de sorte que la nécessité d’empêcher la divulgation de renseignements l’emporte sur l’intérêt qu’a la société à la publicité des débats. Cette disposition semble être, à première vue, suffisamment large pour que la SI puisse ordonner que l’enquête, ou une partie de celle-ci, se tienne à huis clos et restreindre l’utilisation qui pourra être faite de la preuve donnée par les demandeurs.

[44]      De plus, conformément au paragraphe 44(2) des Règles de la SI, les demandeurs peuvent demander que leurs audiences soient séparées, ce qui éliminerait la crainte que l’un des co-accusés doive communiquer sa défense ou sa stratégie à l’autre co-accusé. Les demandeurs n’ont pas démontré que des mécanismes procéduraux de ce genre ne sauraient dissiper leurs préoccupations relativement à l’équité et à la confidentialité quant à l’utilisation possible d’éléments de preuve dérivée à la suite de leur témoignage s’ils décident de témoigner.

[45]      Enfin, les demandeurs ne m’ont pas convaincue qu’en rejetant leur requête en ajournement de l’enquête, la SI les avait de manière déraisonnable placés dans une situation qui porte atteinte à leurs droits à une audience équitable et à la protection contre l’auto-incrimination aux termes des articles 7 et 13 de la Charte ou qu’elle a manqué à leurs droits à l’équité procédurale ou à la justice naturelle.

[46]      Par conséquent, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

[47]      Les demandeurs ont demandé à la Cour de certifier la question qui suit :

La tenue d’une enquête sur un intéressé aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés avant que soit rendue une décision finale à l’égard d’accusations criminelles portées contre l’intéressé pour un acte qui est pertinent au regard de l’enquête porte-t-elle atteinte aux droits de l’intéressé garantis par la Charte canadienne des droits et libertés en raison de la perte de l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée dans des instances criminelles lorsque l’intéressé n’est pas contraint de témoigner à son enquête, mais qu’il témoigne volontairement?

[48]      Les exigences relatives à la certification sont bien établies. La question à certifier doit être sérieuse et déterminante quant à l’issue de l’appel. Elle doit transcender les intérêts des parties et soulever une question ayant des conséquences importantes ou qui est de portée générale. De plus, elle doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande Une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ne peut soulever une question dûment certifiée : (Lunyamila c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, [2018] 3 R.C.F. 674 (Lunyamila), aux paragraphes 46 et 47; Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 R.C.F. 229, au paragraphe 36; Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, aux paragraphes 15 à 17; Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, au paragraphe 4; Zhang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 R.C.F. 290, au paragraphe 9; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, aux paragraphes 28 et 29; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Zazai, 2004 CAF 89, aux paragraphes 11 et 12; Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (QL) (C.A.), au paragraphe 4).

[49]      La réponse à la question proposée par les demandeurs dépend de la conclusion selon laquelle une personne qui témoigne volontairement à son enquête ne peut pas réclamer l’immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée lors d’un procès criminel ultérieur. Étant donné que j’ai tranché les demandes de contrôle judiciaire sur un fondement différent, et que je ne me suis pas prononcée sur la question, il ne serait pas approprié que je certifie la question (Lunyamila, aux paragraphes 3 et 46).

[50]      Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

Jugement dans les dossiers IMM-5410-19 et IMM-5510-19

LA COUR STATUE que :

1.         Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées;

2.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.         Une copie du présent jugement et de ses motifs sera versée dans les deux dossiers de la Cour (IMM-5410-19 et IMM-5510-19).

 

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