Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

2022 CF 1168

T-669-19

AFFAIRE INTÉRESSANT LA LOI SUR LA SÛRETÉ DES DÉPLACEMENTS AÉRIENS

Bhagat Singh Brar (appelant)

c.

Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (intimé)

et

T-670-19

Parvkar Singh Dulai (appelant)

c.

Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (intimé)

Répertorié : Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge Noël — Vancouver, 19 au 22 avril; Ottawa, 10 août 2022.

Renseignement de sécurité — Loi sur la sûreté des déplacements aériens — Appels concernant une affaire à volets multiples dans laquelle le caractère raisonnable de la décision contestée a été traité dans des décisions distinctes — En l’espèce, il s’agissait de déterminer si les art. 8 et 9(1)a) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (la LSDA) ont porté atteinte à la liberté de circulation des appelants protégée par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) à l’art. 6 et si les art. 15 et 16 de la LSDA violent le droit des appelants à la liberté et à la sécurité de leur personne garanti par l’art. 7 de la Charte — Le ministre a des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants constituent une menace à la sûreté des transports et qu’ils se déplaceraient en aéronef dans le but de commettre une infraction criminelle — Un avis écrit de refus d’embarquement a été remis aux appelants après leur tentative d’embarquement — Les demandeurs ont présenté une demande de recours administratif visant à faire radier leur nom de la liste de la LSDA — Le ministre a maintenu le statut des appelants à titre de personne inscrite sous le régime de la LSDA — Les appelants ont demandé à faire radier leur nom de la liste et à obtenir un jugement déclarant inconstitutionnels les art. 8, 15, 16 et 9(1)a) de la LSDA — Ils ont soutenu que les décisions du ministre sont déraisonnables et que les procédures énoncées dans la LSDA portent atteinte aux droits à l’équité procédurale que leur confère la common law — Dans des décisions antérieures, l’inscription des appelants sur la liste d’interdiction de vol a été jugée raisonnable en vertu de l’art. 8(1)b) la LSDA — L’appelant M. Dulai a soutenu que l’interdiction qui lui a été faite de prendre des vols intérieurs a limité de façon importante sa capacité de gagner sa vie — Il a soutenu que rien ne permet de croire qu’il prendra l’avion quelque part au Canada pour commettre une infraction de terrorisme — Il s’agissait de savoir si la LSDA a porté atteinte aux droits des demandeurs protégés par la Charte — La liberté de circulation de M. Dulai garantie par l’art. 6 de la Charte a été restreinte — La preuve a établi que, jusqu’à ce que M. Dulai se voie refuser l’embarquement, il était important pour lui de prendre l’avion au Canada pour gagner sa vie — Ces violations de la Charte sont justifiées au regard de l’article premier — Les dispositions de la LSDA qui limitent les droits garantis à l’appelant par l’art. 6 de la Charte sont bien définies, explicites et juridiquement contraignantes — La protection de la sécurité nationale est un objectif urgent et réel — La sécurité de tous les passagers qui utilisent le transport aérien constitue un objectif urgent de la LSDA — Il existe un lien causal entre l’objectif de sécurité du transport aérien, les attaques terroristes et les restrictions pouvant être appliquées en vertu de la LSDA — Les dispositions de la loi qui limitent les déplacements d’une personne sont rationnellement liées à l’objectif de la loi — La mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai a un lien rationnel avec l’objectif de la loi — En ce qui concerne l’art. 7 de la Charte, la question était de savoir si le fait pour les appelants d’être inscrits sur la liste d’interdiction de vol et d’être restreints dans leurs déplacements aériens est atténué par le mécanisme d’examen administratif et d’appel de la LSDA — Il a été porté atteinte au droit à la sécurité des appelants qui est garanti par l’art. 7 de la Charte — Cependant, le processus établi est tel que les limites imposées à ces droits respectent les principes de justice fondamentale — Le mécanisme de la LSDA et la participation des amis de la cour remplacent pour l’essentiel les processus visant à assurer l’équité procédurale — Le processus prévu par la LSDA a permis aux appelants d’être entendus — En l’espèce, la nomination d’amis de la cour a assuré une procédure équitable — Appels rejetés.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Liberté de circulation — L’appelant M. Dulai a soutenu que les art. 8 et 9(1)a) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (la LSDA) portent atteinte à sa liberté de circulation garantie par l’art. 6 de la Charte par suite des décisions de l’intimé, le ministre, d’inscrire le nom des appelants sur la liste d’interdiction de vol de la LSDA — Le ministre a des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants constituent une menace à la sûreté des transports et qu’ils se déplaceraient en aéronef dans le but de commettre une infraction criminelle — Les demandeurs ont présenté une demande de recours administratif visant à faire radier leur nom de la liste de la LSDA — Le ministre a maintenu le statut des appelants à titre de personne inscrite sous le régime de la LSDA — L’appelant M. Dulai a soutenu que l’interdiction qui lui a été faite de prendre des vols intérieurs limitait de façon importante sa capacité de gagner sa vie — Il a fait valoir que rien ne permettait de croire qu’il prendrait l’avion pour commettre une infraction de terrorisme — Il s’agissait de savoir si les art. 8 et 9(1)a) de la LSDA ont restreint la liberté de circulation garantie à M. Dulai par l’art. 6 de la Charte — Il a été porté atteinte à la liberté de circulation de M. Dulai garantie par la Charte — Le moyen de transport permettant de voyager est une nécessité, lorsque les autres moyens accessibles ne sont tout simplement pas raisonnables, réalistes et pratiques — M. Dulai ne peut pas voyager par avion, ce qui l’empêche de sortir du continent — Il y a également eu atteinte aux droits conférés à M. Dulai par l’art. 6(2)b) de la Charte — Le fait que la liberté de circulation de M. Dulai au pays ne comprend pas celle de se déplacer par avion a clairement nui à sa capacité de gagner sa vie dans des provinces autres que la sienne — Ces violations étaient justifiées au regard de l’article premier de la Charte — Les restrictions imposées à M. Dulai découlent de soupçons fondés sur des preuves selon lesquelles celui-ci pourrait se rendre à l’étranger par avion afin d’organiser une attaque terroriste — Lien causal entre l’objectif de sécurité du transport aérien, les attaques terroristes et les restrictions pouvant être appliquées en vertu de la LSDA — La mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai a un lien rationnel avec l’objectif de la loi — La LSDA entrave la liberté de circulation seulement dans la mesure nécessaire pour atteindre l’objectif de garantir la sécurité du transport aérien — Le texte de la LSDA lui-même ne limite pas la liberté de circulation — Les restrictions à la liberté de circulation découlent plutôt de l’inscription sur la liste prévue à l’art. 8 et de l’effet combiné du Règlement sur la sûreté des déplacements aériens et des directives ministérielles — Le régime de la LSDA prévoit que l’atteinte aux droits d’une personne doit être proportionnelle à la menace posée par cette personne — La mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai ne porte qu’une atteinte minimale en l’espèce — Violation justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Les appelants ont soutenu que les art. 15 et 16 de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (la LSDA) portent atteinte à leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne garanti par l’art. 7 de la Charte par suite des décisions de l’intimé, le ministre, d’inscrire le nom des appelants sur la liste d’interdiction de vol de la LSDA — Le ministre a des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants constituent une menace à la sûreté des transports et qu’ils se déplaceraient en aéronef dans le but de commettre une infraction criminelle — Les demandeurs ont présenté une demande de recours administratif visant à faire radier leur nom de la liste de la LSDA — Le ministre a maintenu le statut des appelants à titre de personne inscrite sous le régime de la LSDA — Les appelants ont soutenu qu’ils n’ont pas obtenu la quantité minimale incompressible de renseignements requise pour répondre aux exigences d’équité procédurale, en conformité avec l’art. 7 de la Charte — Bien que la LSDA ait privé les appelants de leur droit à la sécurité de leur personne, cette violation était conforme aux principes de justice fondamentale — Le mécanisme de la LSDA et la participation des amis de la cour remplaçaient pour l’essentiel les processus visant à assurer l’équité procédurale — Il était nécessaire en l’espèce de définir les limites, le cas échéant, imposées par la LSDA aux droits garantis par l’art. 7 aux personnes inscrites sur la liste d’interdiction de vol — Le droit d’être pleinement informé de la preuve à réfuter n’est pas absolu — Il s’agissait de savoir si le fait pour les appelants d’être inscrits sur la liste d’interdiction de vol et d’être restreints dans leurs déplacements aériens est atténué par le mécanisme d’examen administratif et d’appel de la LSDA — Le processus prévu par la LSDA a permis aux appelants d’être entendus — En l’espèce, la nomination d’amis de la cour a assuré une procédure équitable — Les amis de la cour ont remplacé pour l’essentiel la divulgation absolue pour les besoins des appels fondés sur la LSDA — Les appelants ont une idée suffisante de la preuve qu’ils doivent réfuter — L’équilibre entre un système judiciaire acceptable qui veille à la sécurité du transport aérien et la possibilité pour les citoyens touchés de bénéficier d’un recours équitable a été atteint dans les circonstances — Compte tenu de la conclusion selon laquelle les processus d’examen administratif et d’appel de la LSDA sont équitables et conformes aux principes de justice naturelle, il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier de la Charte.

Ces appels concernaient une affaire à volets multiples dans laquelle le caractère raisonnable de la décision contestée a été traité dans des décisions distinctes[1]. En l’espèce, il s’agissait de savoir si l‘article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (la LSDA) portent atteinte à la liberté de circulation des appelants qui est protégée par l’art. 6 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), et si les articles 15 et 16 de la LSDA portent atteinte au droit à la liberté et à la sécurité de leur personne que leur garantit l’article 7 de la Charte, en raison du fait que les dispositions contestées de la LSDA permettaient au ministre, et à la Cour, de décider du caractère raisonnable : 1) de la désignation des appelants comme personnes inscrites sur la liste établie en vertu de la LSDA, et 2) de la décision du ministre d’inscrire les appelants sur la liste, sur le fondement de renseignements qui ne leur ont pas été communiqués et auxquels ils n’ont pas eu la possibilité de répondre.

Les noms des appelants ont été inscrits sur la liste d’interdiction de vol parce qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner qu’ils 1) participeraient ou tenteraient de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports (LSDA, alinéa 8(1)a)) ou 2) se déplaceraient en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui constitue une infraction visée au Code criminel (LSDA, alinéa 8(1)b)). Lorsque les appelants ont tenté de prendre un vol, ils se sont vu remettre un refus d’embarquement écrit délivré au titre du Programme de la protection des passagers (PPP) par suite d’une directive donnée en vertu de l’alinéa 9(1)a) de la LSDA. Les demandeurs ont chacun présenté une demande de recours administratif au Bureau de renseignement du PPP en vertu de l’article 15 de la LSDA afin de faire radier leur nom de la liste de la LSDA. Le ministre a informé les appelants de sa décision de maintenir leur statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA. Dans leur avis d’appel, les appelants ont demandé la radiation de leur nom de la liste de la LSDA, en application du paragraphe 16(5) de la LSDA, ou le renvoi de l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Ils ont également demandé à ce que les articles 8, 15, 16 ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA soient déclarés inconstitutionnels et donc inopérants. Entre autres choses, les appelants ont déclaré que les décisions du ministre étaient déraisonnables et que la procédure prévue par la LSDA portait atteinte aux droits à l’équité procédurale que leur confère la common law, étant donné que la LSDA les privait du droit de connaître la preuve qui pesait contre eux et de leur droit d’y répondre.

Dans Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1163, [2022] 2 R.C.F. 60 et Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1164, [2022] 2 R.C.F. F-11, (les décisions sur le caractère raisonnable), les décisions prises par le ministre sur le fondement de l’alinéa 8(1)a) ont été jugées déraisonnables, compte tenu de l’absence de preuve à l’appui, mais l’inscription des appelants sur la liste d’interdiction de vol a néanmoins été jugée raisonnable en vertu de l’alinéa 8(1)b).

M. Brar n’a pas présenté d’observations précises concernant l’article 6 de la Charte. M. Dulai a soutenu, entre autres choses, que l’interdiction qui lui a été faite de prendre des vols intérieurs limitait de façon importante sa capacité de gagner sa vie. M. Dulai a fait valoir que l’interdiction de prendre des vols intérieurs n’avait aucun lien rationnel avec l’objectif de protéger la sécurité nationale du Canada ou de l’empêcher de monter à bord d’un aéronef pour participer à des activités liées au terrorisme. Il a fait valoir que rien ne permettait de croire qu’il prendrait l’avion quelque part au Canada pour commettre une infraction de terrorisme. En ce qui concerne la contestation fondée sur l’article 7 de la Charte, les appelants ont soutenu qu’ils n’avaient pas obtenu la quantité minimale incompressible de renseignements requise pour répondre aux exigences d’équité procédurale et de conformité à l’article 7.

Il s’agissait de déterminer si l’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA portaient atteinte à la liberté de circulation de M. Dulai qui est protégée par l’article 6 de la Charte. Dans l’affirmative, il s’agissait de savoir si cette atteinte pouvait se justifier au regard de l’article premier de la Charte et si les articles 15 et 16 de la LSDA portaient atteinte aux droits que leur garantit l’article 7 de la Charte.

Jugement : les appels doivent être rejetés.

Il y a eu atteinte aux droits de M. Dulai garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte. Le moyen de transport permettant de voyager est une nécessité, lorsque les autres moyens accessibles ne sont tout simplement pas raisonnables, réalistes et pratiques. M. Dulai ne peut pas voyager par avion, ce qui l’empêche de sortir du continent. La libre circulation joue un rôle essentiel dans la satisfaction des besoins professionnels, personnels, récréatifs et familiaux des citoyens. Le droit de sortir du Canada, d’y revenir et d’y vivre qui est prévu au paragraphe 6(1) de la Charte fait partie des valeurs fondamentales de la société et doit être reconnu comme tel. Il y a également eu atteinte aux droits conférés à M. Dulai par l’alinéa 6(2)b) de la Charte. La preuve a établi que, jusqu’à ce que M. Dulai se voie refuser l’embarquement, il était important pour lui de prendre l’avion au Canada pour gagner sa vie. Le fait que la liberté de circulation de M. Dulai au pays ne comprend pas celle de se déplacer par avion nuit clairement à sa capacité de gagner sa vie dans des provinces autres que la sienne. Ces violations de la Charte pourraient se justifier au regard de l’article premier de celle-ci. Il peut être justifié d’imposer une limite à la liberté de circulation lorsque les circonstances le requièrent, notamment pour répondre aux besoins de sécurité nationale. Les dispositions de la LSDA qui limitent les droits garantis à l’appelant par l’article 6 sont bien définies, explicites et juridiquement contraignantes. Les restrictions imposées à M. Dulai découlent de soupçons fondés sur des preuves selon lesquelles celui-ci pourrait se rendre à l’étranger par avion afin d’organiser une attaque terroriste. Le gouvernement du Canada doit adopter des lois qui protègent les activités liées à la sécurité nationale et au renseignement d’une manière qui respecte les droits et libertés, et encourager la communauté internationale à faire de même. La protection de la sécurité nationale est un objectif urgent et réel. Les efforts du Canada en vue d’assurer la sécurité de tous les Canadiens qui utilisent le transport aérien constituent un objectif urgent de la LSDA et font partie d’un effort plus vaste visant à promouvoir la sécurité au-delà des frontières nationales, comme l’exige le rôle du Canada dans l’arène internationale. Il existe un lien causal entre l’objectif de sécurité du transport aérien, les attaques terroristes et les restrictions pouvant être appliquées en vertu de la LSDA. Les dispositions de la loi qui limitent les déplacements d’une personne sont donc rationnellement liées à l’objectif de la loi. La mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai avait un lien rationnel avec l’objectif de la loi. La LSDA entrave la liberté de circulation seulement dans la mesure nécessaire pour atteindre l’objectif de garantir la sécurité du transport aérien. L’objectif d’assurer la sécurité du transport aérien et de limiter le transport aérien à des fins terroristes suppose nécessairement une certaine atteinte à la liberté de circulation. Le texte de la LSDA lui-même ne limite pas la liberté de circulation. Les restrictions à la liberté de circulation découlent plutôt de l’inscription sur la liste prévue à l’article 8 et de l’effet combiné du Règlement sur la sûreté des déplacements aériens et des directives ministérielles données en vertu du paragraphe 9(1) de la LSDA. Le régime de la LSDA n’est pas implacable; il prévoit que l’atteinte aux droits d’une personne doit être proportionnelle à la menace posée par cette personne, de sorte que l’atteinte à ces droits soit minimale. Compte tenu de la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans les décisions sur le caractère raisonnable, la mesure étatique qui limitait la liberté de circulation de M. Dulai constituait, en l’espèce, une atteinte minimale. La question générale de la sécurité aérienne l’emportait sur toute incidence négative que les mesures avaient sur les deux appelants. Pour conclure sur la question des droits conférés à M. Dulai par l’article 6 de la Charte, l’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA à elles seules n'ont pas porté atteinte à la liberté de circulation de l’appelant, mais le régime de la LSDA y a porté atteinte. Cette atteinte se justifiait au regard de l’article premier de la Charte.

Bien que la LSDA ait privé les appelants de leur droit à la sécurité de leur personne, cette violation était conforme aux principes de justice fondamentale. En effet, le mécanisme de la LSDA et la participation des amis de la cour remplaçaient pour l’essentiel les processus visant à assurer l’équité procédurale. L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et contient une mesure de sauvegarde de ce droit, à savoir qu’il ne peut y être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. L’article 7 soulève la question de savoir si une limite imposée à un droit garanti par la Charte a été appliquée conformément aux principes de justice naturelle. Il était nécessaire en l’espèce de définir les limites, le cas échéant, imposées par la LSDA aux droits garantis par l’article 7 aux personnes inscrites sur la liste d’interdiction de vol, d’évaluer l’importance de ces limites et de déterminer si la LSDA offre ou non une procédure équitable, compte tenu des circonstances de l’espèce et des conséquences de l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité. Dans les deux présents appels, certains renseignements devaient demeurer cachés aux appelants et au public afin de protéger la sécurité nationale et le renseignement canadien. Le droit d’être pleinement informé de la preuve à réfuter n’est pas absolu, et la conception d’un processus visant à trancher des questions de sécurité nationale implique nécessairement certains compromis. La question était de savoir si le fait pour les appelants d’être inscrits sur la liste d’interdiction de vol et d’être restreints dans leurs déplacements aériens était atténué par le mécanisme d’examen administratif et d’appel de la LSDA, qui leur offrait un processus qui tient compte de l’impératif de protéger les renseignements relatifs à la sécurité nationale. Il ne faisait aucun doute que la vie des appelants a été touchée parce qu’ils ont été associés à des activités terroristes. Il a été porté atteinte au droit à la sécurité des appelants qui est garanti par l’article 7 de la Charte. La question était de savoir si le processus établi est tel que les limites imposées aux droits prévus à l’article 7 respectent les principes de justice fondamentale. Le processus prévu par la LSDA a permis, en l’espèce, aux appelants d’être entendus. La LSDA ne permet pas le recours à des avocats spéciaux, contrairement à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés dans le cas des procédures relatives aux certificats de sécurité. La nomination d’amis de la cour en l’espèce a permis d’assurer une procédure équitable et de démontrer que le juge désigné était non seulement indépendant et impartial, mais qu’il donnait aussi l’impression de l’être. Les amis de la cour chargés de représenter les intérêts des appelants ont remplacé pour l’essentiel la divulgation absolue pour les besoins des appels fondés sur la LSDA. Les appelants avaient une idée suffisante de la preuve qu’ils devaient réfuter. Établir un équilibre entre un système judiciaire acceptable qui veille à la sécurité du transport aérien et la possibilité pour les citoyens touchés de bénéficier d’un recours équitable est un exercice délicat. Cet équilibre a été atteint dans ces circonstances. Cela dit, afin de rendre les dispositions d’appel de la LSDA plus cohérentes dans leur application et d’assurer l’équité procédurale de ces appels, la nomination d’un ami de la cour ou d’un équivalent devrait être prévue par la loi et non pas relever de la discrétion du juge désigné. Compte tenu de la conclusion selon laquelle les processus d’examen administratif et d’appel dont les personnes inscrites peuvent se prévaloir en vertu de la LSDA sont équitables et conformes aux principes de justice naturelle, eu égard aux facteurs pertinents, il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier en ce qui concerne les droits garantis par l’article 7 qui étaient en cause.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2, 3, 6, 7, 15, 16, 33.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 2, « infraction de terrorisme », 83.18, 83.19, 83.2.

Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20.

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 101.

Loi de 2017 sur la sécurité nationale, L.C. 2019, ch. 13, préambule.

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 16.

Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 83.

Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5, art. 7(3)c.1)(i), c.2)(ii).

Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, art. 69, 70.

Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11, art. 4(1), 5, 6, 8, 9, 10, 11, 12, 13a), 15, 16, 17, 20.

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 18.1.

Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21.

Projet de loi C-51, Loi édictant la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada et la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, modifiant le Code criminel, la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, 2e session, 41e législature, 2015.

Règlement sur la sûreté des déplacements aériens, DORS/2015-181.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art. 63(1)e).

Transport Security Amendment (Serious Crime) Act 2021, No. 44 (2021) (Australie).

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 729, [2020] 4 R.C.F. 557; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, R. c. Orbanski; R. c. Elias, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395; États-Unis c. Cotroni; États-Unis c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469; Divito c. Canada (Sécurité publique blachet Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357; Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591; Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678; Taylor v. Newfoundland and Labrador, 2020 NLSC 125 (CanLII); Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, 199 D.L.R. (4th) 228 (C.A.); Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610; F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41; RJR-Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1429, [2004] 2 R.C.F. 427; X (Re), 2017 CF 136, [2017] 4 R.C.F. 391.

DÉCISIONS mentionnÉES :

Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1163, [2022] 2 R.C.F. 60; Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1164, [2022] 2 R.C.F. F-11; Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 932, [2022] 2 R.C.F. 3; Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 933; Sriskandarajah c. États-Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609; R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013; Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218; Kamel c. Canada (Procureur général), 2008 CF 338, [2009] 1 R.C.F. 59; Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S 817.

DOCTRINE CITÉE

Chambre des communes. Comité permanent de la sécurité publique et nationale. Témoignages, 42e lég., 1re sess., fascicule no 90 (7 décembre 2017).

Débats de la Chambre des communes, 41e lég., 2e sess., fascicule no 175 (19 février 2015).

Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., fascicule no 142 (14 mai 2015).

Hogg Peter W. « The Living Tree Doctrine » dans Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5e éd., Scarborough, Ont. Thomson/Carswell, 2007.

Sécurité publique Canada. Rapport public de 2016 sur la menace terroriste pour le Canada, 2016.

Sénat. Délibération du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, 41e lég., 2e sess., fascicule no 18 (28 mai 2015).

Sénat. Délibération du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, 42e lég., 1re sess., fascicule no 40 (10 avril 2019).

APPELS portant sur les allégations des appelants selon lesquelles les art. 8 et 9(1)a) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens (la LSDA) ont porté atteinte à leur liberté de circulation qui est protégée par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), et que les articles 15 et 16 de la LSDA ont porté atteinte à leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne qui est garanti par l’article 7 de la Charte par suite des décisions de l’intimé, le ministre, d’inscrire le nom des appelants sur la liste d’interdiction de vol de la LSDA. Appels rejetés.

ONT COMPARU :

Karin Blok et Eric Purtzki pour l’appelant Brar.

Rebecca McConchie et Sadaf Kashfi pour l’appelant Dulai.

Helen Park, Courtenay Landsiedel et Stéphanie Morin pour l’intimé.

Gib van Ert et Colin Baxter en tant qu’amis de la cour.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Fowler and Blok Criminal Defence Lawyers, Vancouver, pour l’appelant Brar.

McConchie Criminal Law, Vancouver, et Edelmann & Co. Law Offices, Vancouver, pour l’appelant Dulai.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Gib van Ert et Colin Baxter en tant qu’amis de la cour.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

Le juge Noël :

Table des matières

I.     Survol

II.    Sécurité nationale

III.   Résumé des faits

A.    Faits dans l’appel de M. Brar

B.    Faits dans l’appel de M. Dulai

C.   Historique des procédures relatives aux deux appels (M. Brar et M. Dulai)

IV.   Examen et analyse de la LSDA

A.    Généralités

B.    Fonctionnement de la LSDA

C.   Dispositions d’appel de la LSDA

V.    Questions constitutionnelles — article 6 de la Charte : liberté de circulation

A.    Résumé des observations des appelants et de l’intimé

1)    Observations de M. Brar

2)    Observations de M. Dulai

3)    Observations de l’intimé

VI.   L’approche de l’arrêt Oakes ou de l’arrêt Doré

VII.  Analyse : article 6 de la Charte

A.    Législation

1)    Article 6 de la Charte

2)    Article 8 et alinéa 9(1)a) de la LSDA

B.    Les complexités des présents appels

C.   Le sens de « libre circulation »

1)    Interprétation de la Charte

a)    Analyse téléologique de la liberté de circulation et jurisprudence applicable

b)    La liberté de circulation protégée par l’article 6 n’est pas assujettie à la clause de dérogation

c)    Le libellé interprétatif

d)    Analyse : paragraphe 6(1) liberté de circulation internationale

e)    Analyse : paragraphes 6(2), 6(3) et 6(4) liberté de circuler au pays en vue d’établir sa résidence dans toute province et d’y gagner sa vie

2)    Analyse : article premier de la Charte

a)    Généralités

(i)    La violation est-elle prescrite par la loi?

(ii)   L’objectif est-il urgent et réel?

(iii)  Y a-t-il proportionnalité entre l’objectif de la loi et le moyen utilisé pour l’atteindre?

b)    La loi ou la mesure étatique est-elle rationnellement liée à son objectif?

c)    La loi ou la mesure étatique porte-t-elle minimalement atteinte au droit en cause?

3)    Les effets positifs de la loi ou de la mesure étatique l’emportent-ils sur ses effets négatifs?

D.   Conclusion sur l’article 6 de la Charte

VIII. Questions constitutionnelles — article 7 de la Charte — vie, liberté et sécurité

A.    Résumé des observations des appelants et de l’intimé

1)    Observations de M. Brar

2)    Observations de M. Dulai

3)    Observations de l’intimé

IX.   Analyse : article 7 de la Charte

A.    Législation

1)    Article 7 de la Charte

2)    Articles 15 et 16 de la LSDA

B.    Enseignements jurisprudentiels sur l’analyse relative aux questions de sécurité nationale à la lumière de l’article 7

C.   La nécessité de respecter les principes de justice fondamentale

1)    L’article 7 de la Charte s’applique-t-il?

2)    Le rôle du juge désigné

3)    Le rôle et le mandat des amis de la cour

4)    Le droit à une audition

5)    Le juge impartial et indépendant

6)    Communication

7)    La décision doit être rendue en fonction des faits et du droit

D.   Conclusion sur l’analyse fondée sur l’article 7

X.    Conclusions générales sur les articles 6 et 7 de la Charte

XI.   Quelques dernières observations

JUGEMENT dans les dossiers T-669-19 et T-670-19 .........     Page 292

Annexe A  .........    Page 293

I.     Survol  [Table des matières]

[1]        Les présents appels concernent une affaire à volets multiples dans laquelle les allégations des appelants sur des questions liées aux articles 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte), et celles liées au caractère raisonnable d’une décision du ministre sont traitées dans des décisions distinctes. Plus précisément, deux décisions — Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1163, [2022] 2 R.C.F. 60 (Brar 2022) et Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1164, [2022] 2 R.C.F. F-11 (Dulai 2022) qui portent sur le caractère raisonnable de la décision du ministre, ont été rendues simultanément (les décisions sur le caractère raisonnable). Elles comprennent une série de motifs confidentiels. Le présent jugement et ses motifs (la décision) traitent des questions constitutionnelles soulevées dans les deux appels.

[2]        Il s’agit des premiers appels interjetés en vertu de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11 (LSDA) depuis que celle-ci a été promulguée en 2015. Les parties aux présents appels contestent certaines dispositions de la loi. La Cour doit donc examiner ces dispositions et donner les précisions et indications qu’elle jugera nécessaires.

[3]        La décision porte sur la question de savoir si l’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA portent atteinte à la liberté de circulation des appelants qui est protégée par l’article 6 de la Charte, et si les articles 15 et 16 de la LSDA portent atteinte aux droits que leur garantit l’article 7 de la Charte, plus précisément le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne, en raison du fait que les dispositions contestées de la LSDA permettent au ministre, et à la Cour, de décider du caractère raisonnable : 1) de la désignation des appelants comme personnes inscrites sur la liste établie en vertu de la LSDA, et 2) de la décision du ministre d’inscrire les appelants sur la liste, sur le fondement de renseignements qui ne leur ont pas été communiqués et auxquels ils n’ont pas eu la possibilité de répondre.

[4]        Les appelants demeurent inscrits au titre de l’article 8 de la LSDA par suite de la décision du ministre de rejeter les demandes de radiation (recours administratif) qu’ils ont présentées en vertu de l’article 15 de la LSDA, et qui visaient à faire radier leurs noms de la liste d’interdiction de vol. Le ministre a pris cette décision après avoir conclu qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants « soit participer[aient] ou tenter[aient] de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports », « soit se déplacer[aient] en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission —» qui :

(i)    constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46 (Code criminel), ou à l’alinéa c) de la définition de « infraction de terrorisme » à l’article 2 de cette loi;

(ii)   s’il était commis au Canada, constituerait l’une des infractions mentionnées au sous-alinéa (i) (voir les alinéas 8(1)a) et 8(1)b) de la LSDA).

Bien que je conclue, dans les décisions sur le caractère raisonnable, que les décisions prises par le ministre sur le fondement de l’alinéa 8(1)a) de la LSDA sont déraisonnables, compte tenu de l’absence de preuve à l’appui, l’inscription des appelants sur la liste d’interdiction de vol de la LSDA est néanmoins raisonnable en vertu de l’alinéa 8(1)b) de la LSDA (voir Brar 2022 et Dulai 2022).

[5]        La tension qui existe entre les droits individuels et les intérêts collectifs en matière de sécurité a fait l’objet d’une analyse exhaustive dans deux décisions connexes publiées en octobre 2021 (Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 932, [2022] 2 R.C.F. 3 (Brar 2021) et Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 933 (Dulai 2021)).

[6]        Dans ces décisions, j’ai examiné si la divulgation des renseignements caviardés et des autres renseignements présentés lors des audiences tenues ex parte et à huis clos porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Après avoir conclu que la divulgation de certains renseignements porterait effectivement atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, je me suis ensuite penché sur la question de savoir si les renseignements protégés et d’autres éléments de preuve pouvaient être divulgués aux appelants sous forme de résumé ou d’une autre manière qui ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Ces décisions ont eu pour résultat que certains caviardages ont été confirmés par la Cour, que certains passages ont fait l’objet d’un décaviardage total ou partiel, et que les renseignements visés par d’autres caviardages ont été résumés. L’exercice délicat de mise en balance de la protection des renseignements sensibles et du droit qu’a une personne de connaître les allégations formulées contre elle n’est pas rare en matière de sécurité nationale, comme le démontre l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui I) [aux paragraphes 55 et 58] :

La confidentialité constitue une préoccupation constante dans le régime de certificats. Le juge « est tenu » de garantir la confidentialité des renseignements justifiant le certificat et des autres éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78b). À la demande de l’un ou l’autre des ministres, présentée en tout temps au cours de la procédure, le juge « examine », en l’absence de la personne désignée et de son conseil, des renseignements ou des éléments de preuve dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78e). Le juge « fournit » un résumé des renseignements à la personne désignée, afin de lui permettre d’être suffisamment informée des circonstances ayant donné lieu au certificat. Toutefois, ce résumé ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le juge, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui : al. 78h). En définitive, le juge peut devoir tenir compte de renseignements qui ne font pas partie du résumé : al. 78g). Ainsi, il peut arriver que le juge doive rendre sa décision entièrement ou en partie sur la foi de renseignements que la personne désignée et son avocat ne verront jamais. La personne désignée pourrait ignorer totalement ce qu’on lui reproche et, même si elle a techniquement la possibilité d’être entendue, n’avoir aucune idée de la preuve qu’elle doit présenter.

Plus particulièrement, la Cour a reconnu à de nombreuses reprises que des considérations relatives à la sécurité nationale peuvent limiter l’étendue de la divulgation de renseignements à l’intéressé. Dans Chiarelli, la Cour a reconnu la légalité de la non-communication des détails relatifs aux méthodes d’enquête et aux sources utilisées par la police dans le cadre de la procédure d’examen des attestations par le Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52 (plus tard L.R.C. 1985, ch. I-2). Dans cette cause, le contexte en fonction duquel les principes de justice fondamentale ont été précisés comprenait l’« intérêt [de l’État] à mener efficacement les enquêtes en matière de sécurité nationale et de criminalité et à protéger les sources de renseignements de la police » (p. 744). Dans Suresh, la Cour a jugé qu’un réfugié susceptible d’être expulsé vers un pays où il risquait la torture avait le droit d’être informé de tous les renseignements sur lesquels la ministre avait fondé sa décision « sous réserve du caractère privilégié de certains documents ou de l’existence d’autres motifs valables d’en restreindre la communication, comme la nécessité de préserver la confidentialité de documents relatifs à la sécurité publique » (par. 122). De plus, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’article de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, qui prescrit la tenue d’une audience à huis clos et ex parte lorsque le gouvernement invoque l’exception relative à la sécurité nationale ou aux renseignements confidentiels de source étrangère pour se soustraire à son obligation de communication. La Cour a alors clairement indiqué que ces préoccupations d’ordre social font partie du contexte pertinent dont il faut tenir compte pour déterminer la portée des principes applicables de justice fondamentale (par. 38-44).

Les principes décrits ci-dessus quant au processus de délivrance d’un certificat fondé sur la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), s’appliquent à la LSDA (voir Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 729, [2020] 4 R.C.F. 557 (Brar 2020), aux paragraphes 92, 95, 100, 105, etc.).

[7]        Pour les motifs qui suivent, l’appel est rejeté en ce qui a trait aux violations des droits constitutionnels des appelants.

II.    Sécurité nationale   [Table des matières]

[8]        Le gouvernement canadien joue un rôle essentiel dans la sécurité du transport aérien. À cette fin, il a promis de veiller en priorité à ce que tous les Canadiens vivent dans un environnement sécuritaire. En plus de devoir assurer la sécurité des collectivités, le gouvernement canadien a des obligations à l’égard des pays partenaires.

[9]        Lesley Soper, témoin dans les présents appels, a incorporé dans son affidavit un commentaire fait le 19 février 2015 par le secrétaire parlementaire du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration au sujet du projet de loi C-51 [Loi édictant la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada et la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, modifiant le Code criminel, la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois, 2e sess., 41e lég., 2015] (devenu plus tard la LSDA) à la Chambre des communes [Débats de la Chambre des communes, 41e lég., 2e sess. (19 février 2015), à la page 11403] :

L’une des plus grandes menaces à la sécurité mondiale est le phénomène des déplacements des terroristes : les individus qui prennent l’avion pour se rendre dans des régions où l’instabilité et la violence règnent afin de se livrer à des activités terroristes. Ces individus ne représentent pas une menace immédiate à un avion. Ils veulent que leur vol se déroule sans danger et sans encombre pour parvenir à leur destination.

Même si ces extrémistes violents ne constituent pas une menace immédiate pour l’avion ou les passagers pendant le vol, ils représentent un danger considérable pour les habitants des pays où ils sont formés et exécutent leurs activités terroristes ainsi que dans les pays où ils veulent perpétrer leurs actes criminels. De plus, il y a un grand risque qu’ils reviennent dans leur pays pour mettre à l’essai ce qu’ils ont appris en complotant et en perpétrant des attaques sur des civils innocents.

(Affidavit supplémentaire de Lesley Soper, 25 février 2022, au paragraphe 18)

[10]      La menace posée par les personnes soupçonnées de voyager à l’étranger en vue de se livrer à des activités extrémistes (voyageurs extrémistes) est importante et elle présente de grands défis pour le Canada et ses alliés. Selon le Rapport public de 2016 sur la Menace terroriste pour le Canada de Sécurité publique Canada [à la page 3] :

La principale menace terroriste pour le Canada demeure celle que représentent les extrémistes violents qui pourraient être motivés à mener une attaque au pays. Les idéologies d’extrémistes violents auxquelles souscrivent les groupes terroristes comme Daesh et al-Qaïda continuent de captiver certaines personnes au Canada.

À l’instar des dernières années, le gouvernement du Canada a continué de surveiller la menace posée par les voyageurs extrémistes, c’est-à-dire les personnes soupçonnées de voyager à l’étranger pour prendre part à une activité liée au terroriste. Le phénomène des voyageurs extrémistes (ceux à l’étranger, ceux de retour au pays et ceux étant interdits de voyage) suscite de nombreuses inquiétudes liées à la sécurité pour le Canada. À la fin de l’année 2015, le gouvernement savait qu’environ 180 personnes ayant des liens avec le Canada se trouvaient à l’étranger et étaient soupçonnées de prendre part à des activités liées au terrorisme. Le gouvernement était également au courant que 60 autres voyageurs extrémistes étaient de retour au pays.

(Affidavit supplémentaire de Lesley Soper, 25 février 2022, au paragraphe 26)

[11]      Le gouvernement s’appuie sur différents outils pour contrer et atténuer cette menace au pays. Par exemple, les engagements de ne pas troubler l’ordre public liés au terrorisme exigent que les tribunaux imposent des conditions aux voyageurs extrémistes. Le gouvernement peut aussi annuler, refuser ou révoquer un passeport, au besoin. Depuis l’adoption de la LSDA, le Canada s’appuie celle-ci pour prévenir les déplacements dont l’objet est la perpétration d’infractions de terrorisme et les menaces à la sécurité des transports.

[12]      Les engagements du Canada en matière de sécurité dépassent largement ses frontières. Il est de notoriété publique que le Canada est signataire d’un certain nombre de traités et d’accords internationaux qui permettent une collaboration étroite avec des partenaires internationaux comme le Groupe des cinq, le G7, l’Union européenne, Interpol et les Nations Unies. Si ces alliances facilitent l’échange d’information et contribuent à de meilleures pratiques, elles exigent également des États membres qu’ils fassent leur part pour assurer la sécurité mondiale. C’est ainsi que le Canada a adopté un cadre législatif destiné à assurer cette sécurité. Dans l’arrêt Charkaoui I, l’ancienne juge en chef McLachlin a souligné le défi que constituait l’élaboration d’un tel cadre législatif [au paragraphe 1] :

L’une des responsabilités les plus fondamentales d’un gouvernement est d’assurer la sécurité de ses citoyens. Pour y parvenir, il peut arriver qu’il doive agir sur la foi de renseignements qu’il ne peut divulguer ou détenir des personnes qui constituent une menace pour la sécurité nationale. En revanche, dans une démocratie constitutionnelle, le gouvernement doit agir de manière responsable, en conformité avec la Constitution et les droits et libertés qu’elle garantit. Ces deux propositions illustrent une tension inhérente au système de gouvernance démocratique moderne. Cette tension ne peut être réglée que dans le respect des impératifs à la fois de la sécurité et d’une gouvernance constitutionnelle responsable.

[13]      En effet, les gouvernements démocratiques se heurtent toujours au même défi quand vient le temps d’établir des systèmes destinés à assurer la sécurité collective : les mesures nécessaires pour ce faire doivent être conformes à la Constitution et respecter les droits et libertés qu’elle garantit. Le gouvernement doit ainsi protéger les renseignements touchant la sécurité nationale lorsqu’il élabore des systèmes de sécurité comme la LSDA. À cet égard, la LSDA n’est pas la seule loi qui vise à protéger les renseignements de nature délicate. Par exemple, la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (article 38), la LIPR (article 83), la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (article 16), la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21 (articles 69 et 70), et la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5 (sous-alinéas 7(3)c.1)(i) et c.2)(ii)), sont quelques-unes des lois contenant des dispositions similaires visant à protéger les renseignements de nature délicate.

[14]      Il est de jurisprudence constante que les renseignements touchant la sécurité nationale doivent être protégés et ne peuvent être divulgués que dans des résumés qui ne révèlent aucun renseignement portant atteinte à la sécurité nationale ou pouvant mettre en danger la sécurité d’autrui.

III.   Résumé des faits   [Table des matières]

A.    Faits dans l’appel de M. Brar

[15]      Le 23 avril 2018, le nom de M. Brar a été inscrit sur la liste d’interdiction de vol. Conformément à la LSDA, le ministre a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que M. Brar : 1) participerait ou tenterait de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou 2) se déplacerait en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition d’« infraction de terrorisme » à l’article 2 de cette loi.

[16]      Le lendemain, M. Brar a tenté à deux reprises de prendre un vol qui l’aurait transporté de Vancouver à Toronto, mais chaque fois, il s’est vu remettre un refus d’embarquement écrit délivré au titre du Programme de la protection des passagers (PPP) par suite d’une directive donnée en vertu de l’alinéa 9(1)a) de la LSDA. WestJet et Air Canada ont donc empêché M. Brar de prendre l’avion à l’aéroport international de Vancouver ce jour-là.

[17]      Le 2 juin 2018, M. Brar a présenté une demande (recours administratif) au Bureau des demandes de renseignements du Programme de protection des passagers (le BDRPPP), sur le fondement de l’article 15 de la LSDA, afin de faire radier son nom de la liste de la LSDA. En réponse à cette demande, le BDRPPP lui a fourni un résumé non confidentiel, de deux pages, des renseignements étayant la décision d’inscrire son nom sur la liste de la LSDA. Le BDRPPP l’a également informé que le ministre tiendrait compte d’autres renseignements confidentiels dans son examen de la demande qu’il avait présentée en vertu de l’article 15 de la LSDA. Conformément au paragraphe 15(4) de la LSDA, M. Brar a eu la possibilité de présenter des observations écrites en réponse aux renseignements non confidentiels qui lui avaient été communiqués, ce qu’il a fait auprès du BDRPPP le 3 décembre 2018.

[18]      Le 21 décembre 2018, le ministre a informé M. Brar de sa décision de maintenir son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA. À la suite d’un examen des renseignements classifiés et non classifiés dont il disposait, dont les observations écrites de M. Brar, le délégué du ministre a [traduction] « conclu qu’il y [avait] des motifs raisonnables de soupçonner que [M. Brar] participerait ou tenterait de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou se déplacerait en aéronef pour commettre certaines infractions de terrorisme ».

[19]      Le 18 avril 2019, M. Brar a déposé un avis d’appel à la Cour conformément au paragraphe 16(2) de la LSDA. Dans cet avis, M. Brar demande à la Cour d’ordonner que son nom soit radié de la liste établie au titre de la LSDA, conformément au paragraphe 16(5) de la LSDA, ou que l’affaire soit renvoyée au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Il demande aussi à la Cour de déclarer que les articles 8, 15, 16 ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA sont inconstitutionnels et donc inopérants, ou de donner aux garanties procédurales de la LSDA une interprétation qui remédierait à tout vice constitutionnel que la LSDA pourrait comporter.

[20]      Plus précisément, M. Brar invoque les moyens d’appel suivants dans son avis : la décision du ministre est déraisonnable; et la procédure prévue par la LSDA porte atteinte aux droits à l’équité procédurale que lui confère la common law, étant donné que la LSDA le prive du droit de connaître la preuve qui pèse contre lui et du droit d’y répondre. M. Brar demande également la communication de tous les documents se rapportant à sa demande de radiation, de tous les documents dont le ministre s’est servi pour décider de le désigner comme personne inscrite, de tous les documents présentés au délégué du ministre dans le cadre de sa demande de radiation, ainsi que de tous les autres documents liés à la décision du délégué du ministre de confirmer son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA.

B.    Faits dans l’appel de M. Dulai   [Table des matières]

[21]      Le 29 mars 2018, le nom de M. Dulai a été inscrit sur la liste d’interdiction de vol. Il a été conclu qu’il existait des motifs raisonnables de soupçonner que M. Dulai 1) participerait ou tenterait de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou 2) se déplacerait en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition d’« infraction de terrorisme » à l’article 2 de cette loi.

[22]      Le 17 mai 2018, M. Dulai s’est vu remettre un avis écrit de refus d’embarquement au titre du PPP, qui l’empêchait de prendre l’avion à l’aéroport international de Vancouver conformément à une directive donnée en vertu de l’alinéa 9(1)a) de la LSDA. M. Dulai était censé voyager de Vancouver à Toronto.

[23]      Le 8 juin 2018, M. Dulai a présenté une demande (recours administratif) au BDRPPP afin de faire radier son nom de la liste de la LSDA, sur le fondement de l’article 15 de la LSDA. En réponse à cette demande, le BDRPPP lui a fourni un résumé non confidentiel, de deux pages, des renseignements étayant la décision d’inscrire son nom sur la liste établie au titre de la LSDA. Le BDRPPP l’a également informé que le ministre tiendrait compte d’autres renseignements confidentiels dans son examen de la demande qu’il avait présentée en vertu de l’article 15 de la LSDA. Conformément au paragraphe 15(4) de la LSDA, M. Dulai a eu la possibilité de présenter des observations écrites en réponse aux renseignements non confidentiels qui lui avaient été communiqués, ce qu’il a fait auprès du BDRPPP.

[24]      Le 30 janvier 2019, le ministre a informé M. Dulai de sa décision de maintenir son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA. À la suite d’un examen des renseignements confidentiels et non confidentiels dont il disposait, dont les observations écrites de M. Dulai, le délégué du ministre a [traduction] « conclu qu’il y [avait] des motifs raisonnables de soupçonner que [M. Dulai] participerait ou tenterait de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou se déplacerait en aéronef pour commettre certaines infractions de terrorisme ».

[25]      Le 18 avril 2019, M. Dulai a déposé un avis d’appel à la Cour conformément au paragraphe 16(2) de la LSDA. Il demande à la Cour d’ordonner que son nom soit radié de la liste de la LSDA, en application du paragraphe 16(5) de la LSDA, ou que l’affaire soit renvoyée au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. M. Dulai demande aussi à la Cour de déclarer que les articles 8, 15 et 16 ainsi que l’alinéa 9(1)a) de la LSDA sont inconstitutionnels et donc inopérants, ou de donner aux garanties procédurales de la LSDA une interprétation qui remédierait à tout vice constitutionnel que la LSDA pourrait comporter.

[26]      Plus précisément, M. Dulai invoque les moyens d’appel suivants : la décision du ministre est déraisonnable et la procédure prévue par la LSDA porte atteinte aux droits à l’équité procédurale qui lui confère la common law, étant donné que la LSDA le prive du droit de connaître la preuve qui pèse contre lui et du droit d’y répondre. M. Dulai demande également la communication de tous les documents se rapportant à sa demande de radiation, de tous les documents dont le ministre s’est servi pour décider de le désigner comme personne inscrite, de tous les documents présentés au ministre dans le cadre de sa demande de radiation, ainsi que de tous les autres documents liés à la décision du ministre de confirmer son statut de personne inscrite sous le régime de la LSDA.

C.   Historique des procédures relatives aux deux appels (M. Brar et M. Dulai)  [Table des matières]

[27]      Depuis l’introduction des présents appels, plusieurs documents ont été échangés, des conférences de gestion de l’instance publiques et ex parte ont été tenues, des audiences publiques et ex parte ont eu lieu à Ottawa et à Vancouver, et des décisions applicables à chaque affaire ont été publiées (Brar 2020, Brar 2021 et Dulai 2021).

[28]      Comme la Cour l’a mentionné dans les décisions sur le caractère raisonnable, l’analyse des dispositions de la LSDA a été laborieuse, longue et complexe. Elle exigeait que les appelants, les avocats, les amici curiae (amis de la cour) et la Cour réfléchissent à de nombreux aspects du droit et les mettent à l’épreuve. En raison de sa longueur, l’historique judiciaire complet des deux appels est joint en annexe A. Il comprend des renseignements sur chacune des étapes franchies au cours des trois dernières années et témoigne du temps que les deux parties ont consacré aux présentes affaires, ainsi que de la très grande minutie avec laquelle chacune de ces étapes a été gérée.

IV.   Examen et analyse de la LSDA   [Table des matières]

A.    Généralités  [Table des matières]

[29]      Pour pouvoir analyser les questions soulevées en l’espèce, il est essentiel de commencer par un examen de la LSDA. La compréhension de son objet, de son fonctionnement et de son mécanisme d’appel est la boussole qui sera nécessaire pour naviguer dans ces eaux inconnues. La présente section porte donc sur les sujets suivants : 1) le contexte et l’objet de la LSDA; 2) le fonctionnement de la LSDA; et 3) les dispositions d’appel de la LSDA. Cette approche concorde d’ailleurs avec la méthode moderne d’interprétation législative adoptée par la Cour suprême du Canada (C.S.C.) et elle permettra au lecteur de mieux comprendre ce que le juge désigné est appelé à faire lorsqu’il est saisi d’un appel interjeté en vertu de la LSDA. Cette démarche aidera également à contextualiser le rôle des amis de la cour. Pour les besoins de la présente section, je me suis surtout appuyé sur les paragraphes 60 à 88 de la décision Brar 2020, avec quelques modifications.

[30]      La C.S.C. a maintes fois approuvé le résumé concis suivant du droit relatif à l’interprétation législative, tiré de l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27 (Rizzo) [au paragraphe 21] :

Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci-après « Construction of Statutes »); Pierre-André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[31]      L’objet général de la LSDA — mettre en équilibre, d’une part, les droits et libertés individuels et, d’autre part, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale dans le domaine des déplacements aériens — ressort clairement quand on analyse le titre de la Loi, le sommaire et le préambule des lois d’ensemble qui ont permis de l’adopter et de la modifier, le contexte juridique qui était en vigueur au moment de son adoption, de même que les débats législatifs pertinents qui ont eu lieu au sein des deux chambres du Parlement.

[32]      Après une dizaine d’années d’application du PPP (mieux connu sous le nom de « liste d’interdiction de vol ») par l’intermédiaire de la Loi sur l’aéronautique, L.R.C. (1985), ch. A-2, le Parlement a voulu créer un régime législatif particulier pour l’application de ce programme (premier affidavit de Lesley Soper, au paragraphe 5). En conséquence, la Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20, loi d’ensemble qui a modifié et restructuré en profondeur le droit de la sécurité nationale au Canada, a créé la LSDA en 2015. Quelques années plus tard, la 42e législature du Canada a adopté la Loi de 2017 sur la sécurité nationale, L.C. 2019, ch. 13, qui a obtenu la sanction royale le 21 juin 2019. Une fois de plus, cette loi d’ensemble visait à remanier le paysage juridique de la sécurité nationale au Canada et elle a donc modifié tout un éventail de lois, dont la LSDA.

[33]      L’objectif de la LSDA — protéger les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et assurer la sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens — ressort de son titre abrégé, « Loi sur la sûreté des déplacements aériens », ainsi que de son titre officiel, « Loi concernant l’amélioration de la sûreté visant les transports et la prévention des déplacements aériens dont l’objet est la perpétration d’actes de terrorisme ». Par ailleurs, le sommaire de la Loi antiterroriste de 2015 confirme cet objectif :

Loi antiterroriste de 2015, L.C. 2015, ch. 20

La partie 2 édicte la Loi sur la sûreté des déplacements aériens qui constitue un nouveau cadre législatif en vue de l’identification des personnes qui pourraient participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports ou qui pourraient se déplacer en aéronef dans le but de commettre une infraction de terrorisme et en vue de l’intervention à leur égard. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est autorisé à établir une liste de telles personnes et à enjoindre aux transporteurs aériens de prendre la mesure qu’il précise pour prévenir la commission de tels actes. Cette loi établit aussi les pouvoirs et les interdictions régissant la collecte, l’utilisation et la communication de renseignements afin d’assister le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile dans son application et son exécution. Elle prévoit un processus de recours administratif pour les personnes inscrites qui ont fait l’objet d’un refus de transport au titre d’une directive du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ainsi qu’un processus d’appel pour les personnes touchées par une décision ou une mesure prise au titre de cette loi. Celle-ci prévoit en outre les peines pour les infractions aux dispositions énumérées et autorise le ministre des Transports à mener des inspections et à prendre des mesures d’exécution. De plus, elle modifie la Loi sur l’aéronautique et la Loi sur la preuve au Canada en conséquence.

[34]      La Loi de 2017 sur la sécurité nationale avait pour objet général de répondre aux préoccupations exprimées par la société civile et les experts qui estimaient que la Loi antiterroriste de 2015 ne mettait pas en balance les intérêts relatifs à la sécurité nationale et les droits et libertés individuels. C’est ce qui ressort de son préambule :

Préambule

Attendu :

que la protection de la sécurité nationale et de la sécurité des Canadiens est l’une des responsabilités fondamentales du gouvernement du Canada;

que le gouvernement du Canada a l’obligation de s’acquitter de cette responsabilité dans le respect de la primauté du droit et d’une manière qui protège les droits et libertés des Canadiens et qui respecte la Charte canadienne des droits et libertés;

que le gouvernement du Canada est résolu à consolider le cadre fédéral de sécurité nationale dans le but d’assurer la sécurité des Canadiens tout en préservant leurs droits et libertés;

que le gouvernement du Canada, du fait qu’il exerce les activités liées à la sécurité nationale et au renseignement d’une manière qui respecte les droits et libertés, encourage la communauté internationale à faire de même;

que la confiance de la population envers les institutions fédérales chargées d’exercer des activités liées à la sécurité nationale ou au renseignement est tributaire du renforcement de la responsabilité et de la transparence dont doivent faire preuve ces institutions;

que ces institutions fédérales doivent constamment faire preuve de vigilance pour assurer la sécurité du public;

que ces institutions fédérales doivent en outre disposer de pouvoirs leur permettant de faire face aux menaces en constante évolution et exercer ces pouvoirs d’une manière qui respecte les droits et libertés des Canadiens;

que nombre de Canadiens ont exprimé des préoccupations au sujet de dispositions de la Loi antiterroriste de 2015;

que le gouvernement du Canada a entrepris de vastes consultations publiques afin de recueillir l’avis des Canadiens quant à la façon de consolider le cadre fédéral de sécurité nationale et qu’il s’est engagé à déposer un projet de loi qui tienne compte des préoccupations et des avis exprimés par les Canadiens,

[35]      Lus conjointement, les titres intégral et abrégé de la LSDA, le sommaire de la Loi antiterroriste de 2015 et le préambule de la Loi de 2017 sur la sécurité nationale révèlent l’objet de la LSDA et la manière dont celle-ci s’intègre dans l’architecture législative générale du régime législatif canadien en matière de sécurité nationale.

[36]      La Loi antiterroriste de 2015 révèle que l’objet de la LSDA est de conférer au ministre la capacité d’identifier les personnes qui présentent une menace pour la sécurité des transports ou qui peuvent se déplacer par voie aérienne dans le but de commettre une infraction de terrorisme, et de prendre les mesures d’intervention nécessaires à cet égard, tout en veillant à ce que les personnes visées bénéficient à la fois d’un examen administratif et d’un mécanisme d’appel qui protègent les renseignements confidentiels.

[37]      Le préambule de la Loi de 2017 sur la sécurité nationale permet au lecteur de relier cet objectif à l’objectif premier du Parlement quant à la sécurité nationale : trouver un juste équilibre entre les droits et libertés individuels et la protection de la sécurité nationale et de la sécurité des Canadiens.

[38]      L’objectif législatif qui consiste à protéger les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et à assurer la sécurité des Canadiens quant aux déplacements aériens, d’une manière qui tient dûment compte des droits et libertés individuels, concorde avec le contexte jurisprudentiel qui prévalait à l’époque de l’adoption de la LSDA. D’ailleurs, la C.S.C. a dit clairement, dans le contexte d’une instance relative à un certificat de sécurité délivré sous le régime la LIPR, qu’il était nécessaire de trouver un juste équilibre entre l’intérêt collectif à ce que des renseignements confidentiels soient protégés pour des raisons de sécurité nationale et l’intérêt relatif à la protection des droits et libertés individuels (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33 (Harkat), aux paragraphes 40 à 44, et Charkaoui I, au paragraphe 1).

[39]      Ces deux arrêts ont été mentionnés à maintes reprises par divers députés et témoins devant les deux chambres du Parlement lors de l’étude et des débats ayant entouré la création de la LSDA en 2015, et sa modification, entre 2017 et 2019 (voir Débats du Sénat, 41e lég., 2e sess., vol. 149, no 142 (14 mai 2015), aux pages 3388 et 3389 (l’hon. sénatrice Claudette Tardif) et Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes, Témoignages, 42e lég., 1re sess., no 90 (7 décembre 2017), aux pages 12 et 13).

[40]      En résumé, cet objet général — la mise en équilibre de la sécurité nationale et de la sécurité des Canadiens avec les droits et libertés individuels — est évident si l’on considère la LSDA dans son contexte législatif général. Par conséquent, cet objet général doit sous-tendre l’interprétation que doit donner aux mots de la loi quiconque est appelé à interpréter le régime de la LSDA (voir Rizzo, au paragraphe 21).

B.    Fonctionnement de la LSDA   [Table des matières]

[41]      Les dispositions de la LSDA définissent le pouvoir qu’a le ministre d’inscrire le nom d’une personne sur la liste établie sous le régime de cette loi, d’échanger des renseignements relatifs à cette liste avec des partenaires nationaux et étrangers, et d’ordonner à un transporteur aérien de prendre les mesures nécessaires pour empêcher qu’une personne participe ou tente de participer à un acte qui menacerait la sécurité aérienne, ou se déplace en vue de commettre un acte terroriste. La LSDA établit aussi un mécanisme de recours administratif interne qui permet à la personne inscrite de demander que son nom soit radié de la liste, et si elle échoue à cette étape, la loi lui confère un droit d’appel à la Cour fédérale.

[42]      L’article 8 est le point de départ de l’analyse relative à la LSDA. Cette disposition prévoit l’établissement, par le ministre (ou son délégué), d’une liste sur laquelle il inscrit le nom de toute personne à l’égard de laquelle il a des « motifs raisonnables de soupçonner » qu’elle :

Liste

8 (1) […]

a) soit participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports;

b) soit se déplacera en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui :

(i) constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition de infraction de terrorisme à l’article 2 de cette loi,

(ii) s’il était commis au Canada, constituerait une des infractions mentionnées au sous-alinéa (i).

[43]      Le paragraphe 8(1) qui confère ce pouvoir d’établir une liste s’applique à toute personne, qu’elle soit au Canada ou à l’étranger (paragraphe 4(1)), et vise tout fait — acte ou omission — qui, survenu au Canada, constituerait une contravention au Code criminel, et qui, pour l’application de la LSDA, est réputé avoir été commis au Canada (article 5). La liste contient les nom et prénoms, tout nom d’emprunt, la date de naissance et le genre des personnes qui y sont inscrites (paragraphe 8(1)).

[44]      Tous les 90 jours, le ministre (ou son délégué) examine cette liste afin de déterminer si les motifs sur lesquels il s’est basé pour inscrire le nom d’une personne existent encore (paragraphe 8(2)), et il peut en tout temps modifier la liste pour enlever le nom d’une personne de la liste ou modifier les renseignements visant une personne inscrite (paragraphe 8(3)). L’article 20 interdit la communication de la liste ou de son contenu, sous réserve des exceptions prévues par la LSDA. En fait, ce n’est qu’à l’aéroport, au moment où on refuse de la transporter, que la personne inscrite apprend que son nom figure sur la liste (voir paragraphe 8(1) et alinéa 9(1)a) de la LSDA, et le premier affidavit de Lesley Soper, au paragraphe 20).

[45]      L’article 10 de la LSDA prévoit que le ministre peut recueillir des renseignements auprès du ministre des Transports, du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et de toute autre personne ou entité réglementaire, ou communiquer des renseignements à ces personnes ou entités. Le ministre peut également communiquer des renseignements obtenus dans l’exercice de ses attributions, voire la liste elle-même, en tout ou en partie, aux États étrangers avec lesquels il a conclu une entente écrite, ainsi que recevoir des renseignements de ces derniers (articles 11 et 12).

[46]      En pratique, les membres du Groupe consultatif sur la protection des passagers (GCPP), que préside Sécurité publique Canada, fournissent au délégué du ministre des renseignements qui lui permettront de déterminer qui sera inscrit sur la liste de la LSDA. Les membres du Groupe consultatif dont le rôle est de désigner les personnes à inscrire sur la liste (Transports Canada, le SCRS, la GRC et l’ASFC) présentent à l’ensemble des membres du Groupe consultatif une recommandation d’inscription, y compris un rapport contenant des renseignements sur la personne concernée, de même que les renseignements nécessaires pour justifier que le nom de cette personne soit ajouté à la liste établie au titre de la LSDA. La recommandation d’inscription est ensuite examinée par le Groupe consultatif, qui fait savoir au délégué du ministre (généralement un sous-ministre adjoint principal) si le nom de la personne doit être inscrit sur la liste comme le prévoit le paragraphe 8(1) de la LSDA. L’examen et la mise à jour de la liste exigés par le paragraphe 8(2) suivent la même procédure (premier affidavit de Lesley Soper, aux paragraphes 9 à 12).

[47]      Les transporteurs aériens sont essentiels au fonctionnement du régime établi par la LSDA. La LSDA exige notamment que tous les transporteurs aériens ou exploitants de systèmes de réservation agréés dont les services sont assurés depuis l’étranger — ou les vols à destination du Canada — se conforment à la LSDA et à ses règlements avant de laisser un passager monter à bord d’un aéronef ou de transporter une personne (paragraphe 6(1)). Ils sont aussi tenus de fournir les renseignements qu’ils détiennent relativement à toute personne qui est ou qui sera vraisemblablement à bord d’un aéronef pour un vol visé par règlement (paragraphe 6(2)).

[48]      En pratique, la liste établie au titre de la LSDA est communiquée à Transports Canada en vertu de l’article 10 de la LSDA. Transports Canada communique ensuite la liste aux transporteurs aériens et aux exploitants de systèmes de réservation de services aériens, tel que le prévoit l’alinéa 13a) de la LSDA.

[49]      Le paragraphe 9(1) de la LSDA confère au ministre le pouvoir « [d’]enjoindre à un transporteur aérien de prendre la mesure raisonnable et nécessaire qu’il précise en vue d’éviter qu’une personne inscrite commette les actes visés au paragraphe 8(1) », ainsi que le pouvoir de « donner des directives relatives, notamment : a) au refus de transporter une personne; b) au contrôle dont une personne fait l’objet avant d’entrer dans une zone stérile de l’aéroport ou de monter à bord d’un aéronef » en cas de correspondance exacte. Lorsqu’une directive relative à un refus de transport est donnée en vertu de l’alinéa 9(1)a), la personne inscrite reçoit un avis écrit à cet effet. Comme je l’ai mentionné, c’est à ce moment que la personne apprend que son nom est inscrit sur la liste. À moins d’un refus de transport, la personne inscrite ne sait pas qu’elle est inscrite.

[50]      La personne qui fait l’objet d’un refus de transport à la suite d’une directive donnée en vertu de l’article 9 de la LSDA dispose du recours administratif qui consiste à demander que son nom soit radié de la liste (paragraphe 15(1)). La personne peut, dans les 60 jours suivant le refus, présenter sa demande par écrit au ministre, mais ce délai peut être prolongé en vertu du paragraphe 15(2). À la réception de la demande, le ministre décide s’il existe encore des motifs raisonnables qui justifient l’inscription du nom du demandeur sur la liste, conformément au paragraphe 15(4).

[51]      Dans le cadre de l’examen de la demande de radiation présentée par une personne inscrite, le membre du Groupe consultatif qui l’a désignée pour inscription fournit au ministre des renseignements qui l’aideront à décider s’il existe des motifs raisonnables qui justifient l’inscription du nom de la personne sur la liste. Le ministre accorde aussi à la personne inscrite la possibilité de faire des observations dont il tiendra compte pour prendre sa décision (paragraphe 15(3)).

[52]      L’article 15 de la LSDA n’impose au ministre aucune obligation explicite de communiquer à la personne inscrite des renseignements susceptibles de l’aider à formuler des observations. Cela dit, dans les affaires qui nous occupent, chaque appelant a reçu un résumé non confidentiel, de deux pages, des renseignements qui ont été présentés au ministre, de même qu’une déclaration selon laquelle ce dernier tiendrait compte aussi de renseignements confidentiels dans sa décision (premier affidavit de Lesley Soper, document ii de la pièce B).

[53]      Enfin, lorsqu’il rend sa décision relativement à la demande de radiation (paragraphe 15(4), le ministre en donne sans délai avis à la personne inscrite (paragraphe 15(5)). Comme le prévoit le paragraphe 15(6), s’il ne rend pas sa décision dans les 120 jours suivant la réception de la demande, le ministre est réputé avoir décidé de radier de la liste le nom de la personne inscrite. Il peut néanmoins prolonger cette période d’un délai supplémentaire de 120 jours, après en avoir avisé la personne inscrite, s’il n’a pas suffisamment de renseignements pour rendre sa décision.

C.   Dispositions d’appel de la LSDA   [Table des matières]

[54]      Outre le processus décisionnel interne et le recours administratif, le régime de la LSDA permet à la personne inscrite d’interjeter appel auprès du juge en chef de la Cour fédérale, ou d’un juge désigné par ce dernier, conformément à la procédure d’appel énoncée à l’article 16 de la LSDA. Il y est plus précisément prévu que la personne inscrite en vertu de l’article 8, qui a fait l’objet d’un refus de transport à la suite d’une directive donnée en vertu de l’article 9, peut présenter à un juge une demande d’appel de la décision visée à l’article 15, et ce, dans les 60 jours suivant la réception de l’avis de cette décision (voir paragraphes 16(1) et 16(2)). Aux termes de l’alinéa 63(1)e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’acte introductif d’instance est un avis d’appel. Dans les présents appels, chaque appelant a présenté un avis d’appel conformément aux Règles des Cours fédérales, en avril 2019.

[55]      Le paragraphe 16(4) confie au juge désigné la tâche de décider « si la décision [du ministre prise en vertu de l’article 15] est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose », et cette décision doit avoir lieu « [d]ès qu’il est saisi de la demande ». Si le juge conclut que la décision n’est pas raisonnable, le paragraphe 16(5) lui permet d’ordonner que le nom de l’appelant soit radié de la liste. Ces dispositions sont importantes en ce qu’elles définissent la nature de l’appel interjeté sous le régime de la LSDA. En effet, elles fixent la norme applicable à l’examen fait par le juge, elles ne limitent pas la preuve examinée par le juge à celle dont disposait le ministre, et elles confèrent au juge le pouvoir de rendre sans délai une décision au sujet de la radiation du nom d’une personne de la liste établie au titre de la LSDA.

[56]      Le paragraphe 16(6) de la LSDA contient plusieurs dispositions de nature procédurale qui visent à encadrer l’appel :

16 (1) […]

Procédure  

(6) Les règles ci-après s’appliquent aux appels visés au présent article :

a) à tout moment pendant l’instance et à la demande du ministre, le juge doit tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’appelant et de son conseil dans le cas où la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

b) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

c) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’appelant un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’appelant d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;

d) il donne à l’appelant et au ministre la possibilité d’être entendus;

e) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci;

f) il peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’appelant;

g) s’il décide que les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire, il ne peut fonder sa décision sur ces renseignements ou ces éléments de preuve et il est tenu de les remettre au ministre;

h) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que le ministre retire de l’instance.

[57]      Enfin, l’article 17 de la LSDA confirme que l’article 16 s’applique, avec les adaptations nécessaires, à tout autre appel subséquent de la décision.

[58]      Une analyse de la LSDA dans son ensemble révèle les mesures clés qui contribuent à l’atteinte de son objectif de protection des intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et de sécurité des Canadiens relativement aux déplacements aériens. Ces mesures clés sont les dispositions, règlements et pratiques qui se rapportent à l’établissement d’une liste, aux interdictions relatives à la communication de renseignements, à l’échange stratégique de renseignements avec certains partenaires, de même qu’à la prise et à l’application de directives relatives au refus de transporter une personne ou au contrôle dont une personne doit faire l’objet. Cependant, il ressort d’une simple lecture de ces dispositions et des pratiques opérationnelles établies que la personne inscrite ne participe à la procédure prévue par la LSDA qu’après avoir fait l’objet d’un refus de transport, le cas échéant. Ainsi, une lecture holistique de la LSDA laisse voir que ce régime législatif s’appuie sur le recours administratif prévu à l’article 15 ainsi que sur les dispositions d’appel de l’article 16 pour concilier l’objectif de protection des intérêts en matière de sécurité nationale et l’objectif de protection des droits et libertés individuels. Étant donné que le recours administratif prévu à l’article 15 n’offre à la personne inscrite aucune garantie explicite de communication de renseignements et ne lui donne qu’une possibilité restreinte de présenter des observations écrites, c’est sur le mécanisme d’appel établi à l’article 16 que repose le lourd fardeau d’assurer l’équilibre que la LSDA vise à atteindre.

[59]      Compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 16 de la LSDA, le juge désigné est tenu de garantir la confidentialité des renseignements sensibles qui lui sont fournis (alinéa 16(6)b)), de veiller à ce que soit fourni à l’appelant un résumé de la preuve qui lui permet d’être suffisamment informé de la thèse du ministre, et de lui donner la possibilité d’être entendu (alinéas 16(6)c) et 16(6)d)). Cette tâche difficile exige une approche nuancée, d’autant plus qu’il s’agit de la première possibilité qu’a l’appelant d’« être entendu ». Il s’agit d’un exercice délicat pour le juge désigné qui doit assurer la protection des renseignements relatifs à la sécurité nationale tout en communiquant ce qui peut être communiqué, et ce, dans la mesure du possible, de manière à permettre à l’appelant d’être suffisamment informé pour pouvoir présenter une défense et donner des instructions aux avocats et aux amis de la cour.

[60]      Qui plus est, le juge désigné peut également recevoir et admettre en preuve tout élément qu’il estime digne de foi et utile, et il peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’a pas été fourni à l’appelant (alinéas 16(6)e) et 16(6)f)). Comme il est possible que le juge désigné doive se fonder sur des renseignements ou des éléments de preuve qui ne peuvent pas être communiqués à l’appelant, même sous forme de résumé, et que ce dernier ne peut donc pas contester, le juge désigné doit s’assurer que sa décision repose sur les faits et le droit et est rendue de manière indépendante et impartiale. La Cour a jugé que cette tâche judiciaire avait été accomplie dans les deux appels, comme on peut le voir dans la section intitulée « Conclusions découlant de la procédure d’appel » se trouvant à la page 53 des deux décisions sur le caractère raisonnable (Brar 2022 et Dulai 2022).

V.    Questions constitutionnelles — article 6 de la Charte : liberté de circulation   [Table des matières]

[61]      L’appelant (M. Dulai) a soumis les questions constitutionnelles suivantes :

L’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA portent-ils atteinte à la liberté de circulation que garantit à l’appelant l’article 6 de la Charte?

Dans l’affirmative, cette violation peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

A.    Résumé des observations des appelants et de l’intimé   [Table des matières]

1)    Observations de M. Brar

[62]      M. Brar n’a pas présenté d’observations précises concernant l’article 6 de la Charte. Cela dit, l’appelant décrit dans son affidavit les conséquences que son inscription sur la liste d’interdiction de vol a eues sur sa vie, sa famille et son travail.

2)    Observations de M. Dulai  [Table des matières]

[63]      M. Dulai a présenté de brèves observations relatives à l’article 6 de la Charte dans un document daté du 21 mars 2022, ainsi que durant les plaidoiries qui ont été présentées lors des audiences publiques. Il soutient que la liberté de circulation qui lui est garantie à l’article 6 a été violée par la décision du ministre de lui refuser la possibilité de prendre un vol intérieur. Il ne peut pas facilement sortir du pays ou s’y déplacer parce qu’il est inscrit sur la liste d’interdiction de vol. Il soutient que sa liberté de circulation est clairement limitée.

[64]      M. Dulai affirme que le paragraphe 6(2) de la Charte est censé protéger le droit de tout citoyen de se déplacer dans le pays, de résider là où il le désire et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Dans cette optique, il n’est pas nécessaire que le citoyen soit complètement privé de son moyen de subsistance pour conclure à une violation de l’article 6. Il soutient que la violation est établie si la personne est suffisamment atteinte dans sa capacité de gagner sa vie. Par conséquent, le terme « gagner [sa] vie » à l’alinéa 6(2)b) doit être interprété comme signifiant le droit d’exercer un métier de façon économiquement viable.

[65]      M. Dulai fait valoir que monter à bord d’un aéronef est un privilège et non un droit, mais qu’en raison de la superficie du Canada, de son emplacement géographique et de certains territoires qui sont inaccessibles, sauf par avion, interpréter la liberté de circulation suivant une approche téléologique permettrait de reconnaître qu’il est impossible de se déplacer au Canada et à l’étranger sans monter à bord d’un aéronef.

[66]      M. Dulai est d’avis que, si la Cour souscrit à son argument selon lequel il n’y a pas de motifs raisonnables de soupçonner qu’il prendra un aéronef pour commettre une infraction de terrorisme, alors l’inscription de son nom sur la liste de la LSDA limite de façon injustifiable la liberté de circulation que lui garantit l’article 6. Il prétend que, même sans cette conclusion, la décision du ministre de l’empêcher de se déplacer par avion au Canada limite sa liberté de circulation d’une manière qui ne saurait être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. S’il en est ainsi, c’est parce que la Cour a conclu, et que le ministre a admis, qu’il n’existait aucune preuve que M. Dulai représentait une menace pour la sûreté des transports. Dans ces circonstances, la décision de lui interdire de se déplacer par avion à l’intérieur du pays ne saurait être une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au regard de l’article premier de la Charte.

[67]      De plus, M. Dulai soutient que l’interdiction qui lui est faite de prendre des vols intérieurs limite de façon importante sa capacité de gagner sa vie dans d’autres provinces que la Colombie-Britannique, et plus précisément sa capacité de gérer et de conserver ses studios de télévision à Calgary, à Winnipeg, à Edmonton et à Brampton. Il a tenté d’assurer le fonctionnement de ses studios en conduisant à trois reprises de Vancouver à Toronto, mais chaque trajet était long, coûteux et peu commode. M. Dulai dirige également une coentreprise appelée Yellow Car Rental, située près de l’aéroport international Pearson à Toronto, qui compte une succursale à l’extérieur de l’aéroport international de Vancouver. Il n’a pas été en mesure d’étendre les activités de son entreprise en raison de son incapacité à prendre des vols intérieurs.

[68]      L’appelant soutient que, étant donné que le ministre a admis que M. Dulai ne constituait pas une menace pour la sûreté du transport aérien, l’interdiction de prendre des vols intérieurs n’a aucun lien rationnel avec l’objectif de protéger la sécurité nationale du Canada ou de l’empêcher de monter à bord d’un aéronef pour participer à des activités liées au terrorisme. Il soutient que rien ne permet de croire qu’il prendra l’avion quelque part au Canada pour commettre une infraction de terrorisme; la décision du ministre porte plutôt sur les voyages à l’étranger. Dans ces circonstances, il n’existe aucun lien rationnel entre l’interdiction de voyager au Canada et les objectifs de la LSDA. On comprend que M. Dulai conteste la validité constitutionnelle de l’article 8 et du paragraphe 9(1) parce que l’inscription de son nom sur la liste d’interdiction de vol porte atteinte à sa liberté de circulation.

[69]      M. Dulai décrit dans son affidavit les conséquences que son inscription sur la liste d’interdiction de vol a eues sur sa vie, sa famille et son travail.

3)    Observations de l’intimé   [Table des matières]

[70]      Le ministre (l’intimé) a présenté ses observations écrites dans un mémoire des faits et du droit daté du 11 avril 2022. Dans ce document, il demande à la Cour de rendre une ordonnance rejetant les présents appels et maintenant les noms de M. Brar et de M. Dulai sur la liste établie en vertu de la LSDA. Le ministre soutient que la procédure prévue par la LSDA est équitable sur le plan procédural et qu’elle est conforme aux articles 6 et 7 de la Charte, et que la décision rendue à l’issue du recours administratif est raisonnable et justifiée au regard de la preuve et de la loi.

[71]      En ce qui a trait à l’argument fondé sur l’article 6, le ministre affirme que [traduction] « ce n’est pas parce que M. Dulai ne peut pas entrer dans une province par un moyen de transport en particulier qu’il y a violation de l’alinéa 6(2)b) de la Charte », et que [traduction] « bien que le paragraphe 6(1) de la Charte protège les citoyens canadiens contre les mesures gouvernementales qui, par leur objectif ou leur effet, limitent leur capacité d’entrer au Canada, d’y demeurer ou d’en sortir, il ne protège pas le droit d’utiliser un moyen de transport en particulier ni le droit de voyager pour le plaisir ou pour affaires ». Le ministre soutient également ce qui suit :

[traduction][…] la décision rendue à l’issue du recours exercé par M. Dulai montre que le délégué du ministre a soigneusement examiné et soupesé la preuve avant de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de soupçonner que M. Dulai voyagerait par avion pour commettre certaines infractions de terrorisme. La décision témoigne d’une mise en balance proportionnée des importants objectifs de sécurité nationale en jeu et des limites imposées à la liberté de circulation que garantit l’art. 6 à M. Dulai.

(Mémoire des faits et du droit de l’intimé, aux pages 26 à 30)

[72]      Les arguments relatifs à l’article 7 sont examinés plus loin dans la présente décision.

VI.   L’approche de l’arrêt Oakes ou de l’arrêt Doré   [Table des matières]

[73]      J’ai expliqué que la Cour n’était tenue à aucune déférence envers le délégué du ministre. C’est pourquoi j’ai joué un rôle actif pendant toute la durée des audiences confidentielles et publiques afin de contribuer à l’équité du processus, conformément aux enseignements de la C.S.C. dans les arrêts Charkaoui I et Harkat.

[74]      La LSDA prévoit un mécanisme d’appel plutôt qu’un contrôle judiciaire conventionnel. De plus, comme le prévoit la LSDA, j’ai reçu de nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur. Il m’incombe en tant que juge de décider s’il était ou non raisonnable d’inscrire le nom de chaque appelant sur la liste d’interdiction de vol.

[75]      Dans son avis d’appel tout comme dans son avis de questions constitutionnelles, M. Dulai conteste la validité constitutionnelle de l’article 8 et du paragraphe 9(1) de la LSDA au motif qu’ils limitent de façon injustifiable les droits que lui garantit l’article 6 de la Charte. Il ne ressort pas clairement des observations écrites et verbales qu’il a présentées au sujet de l’article 6 de la Charte s’il prétend toujours que la loi elle-même est inconstitutionnelle et non justifiée au regard de l’article premier de la Charte, ou si c’est l’action de l’État qui a entraîné une violation de ses droits garantis par l’article 6 qui n’était pas justifiée au regard de l’article premier de la Charte. Les avocates du ministre ont fait valoir que M. Dulai contestait effectivement la décision du ministre et que, par conséquent, cet argument devait être analysé en fonction du cadre établi dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 (Doré). Compte tenu des paragraphes précédents et du fait que la validité constitutionnelle de la loi est contestée dans les avis d’appel et de questions constitutionnelles, je procéderai à une analyse selon le cadre établi dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 (Oakes), et examinerai autant la validité de la loi que les répercussions de l’action de l’État. Pour terminer, je dois souligner que, même si chacun des appelants a expressément soulevé des questions relatives aux articles 6 et 7 de la Charte dans ses observations administratives, le délégué du ministre n’en fait aucunement mention dans les deux décisions qui font l’objet des présents appels.

VII.  Analyse : article 6 de la Charte   [Table des matières]

A.    Législation  [Table des matières]

[76]      Avant de procéder à l’analyse des arguments avancés par M. Dulai sur le fondement de l’article 6, il vaut la peine d’examiner les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes :

1)    Article 6 de la Charte  [Table des matières]

Liberté de circulation

6 (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

Liberté d’établissement

(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

a) de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province;

b) de gagner leur vie dans toute province.

Restriction

(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés :

a) aux lois et usages d’application générale en vigueur dans une province donnée, s’ils n’établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;

b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l’obtention des services sociaux publics.

Programmes de promotion sociale

(4) Les paragraphes (2) et (3) n’ont pas pour objet d’interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d’individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d’emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.

2)    Article 8 et alinéa 9(1)a) de la LSDA  [Table des matières]

Liste

8 (1) Le ministre peut établir une liste sur laquelle il inscrit les nom et prénoms, tout nom d’emprunt, la date de naissance et le genre de toute personne — ainsi que tout autre renseignement prévu par règlement permettant de l’identifier, à l’égard de laquelle il a des motifs raisonnables de soupçonner qu’elle :

a) soit participera ou tentera de participer à un acte qui menacerait la sûreté des transports;

b) soit se déplacera en aéronef dans le but de commettre un fait — acte ou omission — qui :

(i) constitue une infraction visée aux articles 83.18, 83.19 ou 83.2 du Code criminel ou à l’alinéa c) de la définition de infraction de terrorisme à l’article 2 de cette loi,

(ii) s’il était commis au Canada, constituerait une des infractions mentionnées au sous-alinéa (i).

Examen périodique de la liste

(2) Tous les quatre-vingt-dix jours, le ministre examine la liste afin de déterminer si les motifs sur lesquels il s’est basé pour inscrire le nom de chaque personne en vertu du paragraphe (1) existent encore et si le nom de la personne devrait demeurer sur la liste. L’examen est sans effet sur la validité de la liste.

Modifications apportées à la liste

(3) Le ministre peut en tout temps modifier la liste pour :

a) soit enlever le nom d’une personne de la liste ainsi que tout renseignement la visant, si les motifs pour lesquels le nom a été inscrit sur la liste n’existent plus;

b) soit modifier les renseignements visant une personne inscrite.

Loi sur les textes réglementaires

(4) La liste est soustraite à l’application de la Loi sur les textes réglementaires.

Directives

9 (1) Le ministre peut enjoindre à un transporteur aérien de prendre la mesure raisonnable et nécessaire qu’il précise en vue d’éviter qu’une personne inscrite commette les actes visés au paragraphe 8(1). Il peut en outre lui donner des directives relatives, notamment :

a) au refus de transporter une personne;

[77]      Pour procéder à une analyse concluante, il faut connaître et comprendre non seulement les exigences légales susmentionnées, mais aussi le double objectif de la LSDA :

1) Donner au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] le pouvoir d’identifier les personnes susceptibles de commettre un acte qui constitue une menace pour la sécurité des transports ou de se déplacer par voie aérienne dans le but de commettre une infraction de terrorisme, ainsi que de prendre les mesures d’intervention nécessaires;

2) Veiller à ce que ces personnes compter sur un examen administratif dans le cadre duquel elles peuvent présenter des observations, et sur un mécanisme d’appel qui leur permet d’être entendues et qui protège les renseignements touchant la sécurité nationale.

[78]      Comme ce concept est essentiel, je vais le mentionner de nouveau. Il importe d’établir un équilibre délicat entre les droits et libertés individuels et la protection des renseignements touchant la sécurité nationale et la sécurité des Canadiens qui se déplacent par voie aérienne (voir Brar 2020, aux paragraphes 60 à 67).

B.    Les complexités des présents appels  [Table des matières]

[79]      Il est interdit aux appelants de voyager par avion, tant au pays qu’à l’étranger (voir les dossiers d’appel révisés, aux pages 27 (Brar) et 30 (Dulai)). Les appelants peuvent tout de même sortir du Canada par d’autres moyens de transport et se déplacer à l’intérieur du Canada en voiture, en autobus ou en train. L’interdiction de voyager par avion s’explique par la conclusion du ministre selon laquelle il y a des motifs raisonnables de soupçonner que les appelants se rendront à l’étranger par voie aérienne afin de commettre des infractions de terrorisme.

C.   Le sens de « libre circulation »  [Table des matières]

[80]      Le terme « libre circulation » n’est pas défini dans la Charte. Toutefois, selon l’article 6, tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. De plus, tout citoyen et tout résident permanent ont le droit de s’établir dans toute province et d’y vivre, ainsi que le droit d’y gagner leur vie. Le paragraphe 6(1) de la Charte porte sur la liberté de circulation internationale alors que le paragraphe 6(2) porte sur la liberté de se déplacer dans tout le pays pour établir sa résidence ou gagner sa vie.

[81]      Néanmoins, il ne ressort pas du texte même de l’article 6 que la liberté de circulation s’étend aux moyens précis de l’exercer ou, en d’autres termes, aux modes de transport utilisés pour se déplacer. Vu la situation géographique du Canada sur la carte du monde, il est d’ailleurs raisonnable de s’attendre à ce que les résidents se déplacent parfois par voie aérienne pour atteindre leur destination.

[82]      La jurisprudence canadienne sur la liberté de circulation révèle que les tribunaux ont jusqu’à maintenant interprété ce terme de façon absolue, c’est-à-dire que le concept de circulation ne vise que le déplacement. Les décisions qui suivent peuvent être utiles pour comprendre la position des tribunaux sur l’application de l’article 6 de la Charte et la liberté de circulation dans différentes situations :

•      Extradition — États-Unis c. Cotroni; États-Unis c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469 (Cotroni), Sriskandarajah c. États-Unis d’Amérique, 2012 CSC 70, [2012] 3 R.C.S. 609;

•      Le droit à un passeport — R. c. Nikal, [1996] 1 R.C.S. 1013, Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 R.C.F. 218, Kamel c. Canada (Procureur général), 2008 CF 338, [2009] 1 R.C.F. 59, Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21 (LTID), Divito c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, [2013] 3 R.C.S. 157 (Divito);

•      La liberté de circulation interprovinciale — Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357 (Skapinker), Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591 (Black);

•      Le droit de se déplacer et d’établir sa résidence dans toute province — Skapinker;

•      Le droit de gagner sa vie dans toute province — Black, Office canadien de commercialisation des œufs c. Richardson, [1998] 3 R.C.S. 157.

Dans ces décisions, les tribunaux ont examiné la situation de la personne concernée d’un point de vue spatial afin de déterminer si ses déplacements étaient restreints.

[83]      Étant donné que l’article 6 de la Charte vise les déplacements à l’intérieur du Canada ainsi que la possibilité de sortir du pays et d’y entrer, il est concevable que les rédacteurs de la Charte aient pensé que la liberté de circulation pouvait être exercée par différents modes de transport. Même si le transport aérien et le transport ferroviaire étaient tous deux courants au moment de la création de la Charte, le transport aérien est depuis devenu beaucoup plus accessible et répandu.

[84]      Du point de vue de la géopolitique et de la sécurité, le contexte mondial a radicalement changé depuis l’adoption de la Charte, notamment en ce qui a trait à la lutte antiterrorisme qui occupe une place importante depuis les attaques de septembre 2001. Il s’ensuit que notre conception de la liberté de circulation, celle du début des années 1980, doit évoluer et s’adapter tout en demeurant fidèle aux objectifs qu’avaient au départ les rédacteurs de la Charte (« The Living Tree Doctrine », Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, vol. 2, 5e éd. (Scarborough, Ont. : Thomson/Carswell, 2007), section 36.8(a)).

[85]      Bien que le concept de déplacement occupe une place importante dans l’appel de M. Dulai, la question centrale est celle du moyen de déplacement. Étant donné qu’il est interdit à M. Dulai d’utiliser un mode de transport particulier, la Cour est contrainte d’examiner la libre circulation sous un angle nouveau. D’aussi loin que la Cour se souvienne, il s’agit d’une première au Canada, puisque les tribunaux n’ont jamais jusqu’à maintenant examiné la libre circulation autrement que sous l’angle du « déplacement », et qu’ils ont souvent fait abstraction des moyens par lesquels ce déplacement s’exerce. Dans la société canadienne actuelle, la circulation ne peut peut-être plus toujours se définir par la notion unidimensionnelle de déplacement à l’intérieur et à l’extérieur du pays; une partie de l’équation réside dans la façon dont ce déplacement se fait.

[86]      En l’espèce, les appelants peuvent se déplacer comme bon leur semble, sauf par avion. Bien qu’il ne leur soit pas complément interdit de se déplacer, il reste que cette restriction a une incidence sur leur liberté de circulation. La Cour doit évaluer dans quelle mesure l’interdiction qui leur est faite de voyager par avion porte atteinte à un droit fondamental, si cette atteinte est justifiée et, le cas échéant, s’il est possible de l’atténuer. Par exemple, la personne visée par une interdiction de vol pourrait être autorisée à se déplacer au pays, mais pas à l’étranger, ou à voyager par avion si elle est soumise à des mesures de sécurité accrues et qu’elle est escortée par un agent de sécurité. Ces mesures figurent d’ailleurs parmi les [traduction] « directives recommandées » publiées par le ministère de la Sécurité publique du Canada et pourraient être ordonnées au titre du paragraphe 9(1) de la LSDA (voir le dossier d’appel révisé de Dulai, aux pages 36, 53, 64, 84, 275 et 348). Le Ministère pourrait ainsi autoriser une personne inscrite à voyager par avion. L’imposition de conditions discrétionnaires, adaptées à sa situation, pourrait limiter l’effet de la LSDA sur sa liberté de circulation.

[87]      Compte tenu de ce qui précède, une compréhension complète de ce qu’est la liberté de circulation s’impose, car la réglementation sur la sûreté du transport aérien peut influer à des degrés divers sur la liberté de circulation en ce qu’elle peut empêcher quelqu’un de prendre l’avion, et autoriser quelqu’un d’autre à se déplacer par avion.

[88]      Après avoir exposé la législation en jeu, décrit le défi perpétuel que représente l’atteinte d’un équilibre entre les considérations liées à la sécurité nationale et les droits et libertés individuels, et expliqué en quoi la liberté de circulation avait évolué, j’examinerai maintenant les concepts jurisprudentiels qui sous-tendent l’interprétation de la Charte sous l’angle de la liberté de circulation.

1)    Interprétation de la Charte  [Table des matières]

a)    Analyse téléologique de la liberté de circulation et jurisprudence applicable  [Table des matières]

[89]      Le fondement même de l’interprétation de la Charte est l’analyse fondée sur l’objet. Il faut donc interpréter la Charte de façon souple et libérale et donner aux droits qu’elle confère un sens qui tient compte des intérêts qu’ils sont censés défendre. Au sujet de l’article 6 de la Charte, le juge Dickson (alors juge en chef) a dit ceci [à la page 593] dans l’arrêt Black :

Une interprétation de la Charte fondée sur l’objet visé oblige à adopter une interprétation générale de la liberté de circulation. Le paragraphe 6(2) protège le droit d’un citoyen (et celui d’un résident permanent) de se déplacer à l’intérieur du pays, d’établir sa résidence à l’endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales. Les provinces peuvent réglementer ces droits, mais sous réserve de l’article premier et de l’art. 6 de la Charte, elles ne peuvent le faire en fonction des frontières provinciales. Ce serait déroger aux droits que possède le citoyen, en sa qualité même de citoyen, d’être traité également partout au Canada. Cette interprétation est conforme aux droits reconnus traditionnellement au citoyen et au texte de la Charte.

[90]      La Charte reconnaît le droit de sortir du pays ainsi que le droit d’y revenir (ou d’y « entrer »). Dans l’arrêt Cotroni, la juge Wilson (dissidente, mais pas sur cette question) a déclaré ce qui suit au sujet du paragraphe 6(1) [aux pages 1504 et 1505] :

Appliquant ces lignes directrices [Big M Drug Mart], je suis d’avis que le par. 6(1) de la Charte a été conçu pour protéger la liberté d’un citoyen canadien d’entrer au pays et d’en sortir à son gré. Il peut aller et venir comme bon lui semble. Il peut choisir de demeurer au pays. Bien que seuls les citoyens canadiens puissent profiter du par. 6(1), le droit protégé n’est pas celui à la citoyenneté canadienne. Le droit protégé est plutôt axé sur la liberté d’un citoyen canadien de choisir de son propre gré s’il veut entrer ou demeurer au Canada ou encore le quitter. Cette interprétation s’appuie sur le texte des autres paragraphes de l’art. 6 et sur la rubrique du même article, « Liberté de circulation et d’établissement ».

[91]      Il est important de faire la distinction entre les deux catégories de droits qui sont visés par les paragraphes 6(1) et 6(2) de la Charte. À cet égard, la juge Abella a écrit ce qui suit dans l’arrêt Divito [au paragraphe 17] :

La liberté de circulation et d’établissement comprend donc deux catégories de droits. La première, dont il est question au par. 6(1), vise le droit de tout citoyen canadien d’entrer au Canada, d’y demeurer et d’en sortir. La deuxième, énoncée aux par. 6(2) à (4), donne, aux citoyens et aux personnes ayant le statut de résident permanent, le droit de se déplacer, d’établir leur résidence et de gagner leur vie dans toute province, sous réserve de certaines limites.

Cela étant, le droit d’entrer au Canada, d’y rester et d’en sortir signifie que chaque citoyen canadien a un droit de libre circulation internationale et que les citoyens canadiens et les résidents permanents ont un droit de libre circulation nationale. Par ailleurs, le droit de demeurer au Canada et d’y établir sa résidence est également protégé par l’alinéa 6(2)a) de la Charte. En l’espèce, la question relative au droit d’établir sa résidence dans une province n’est pas en cause, mais le droit « de gagner [sa] vie dans toute province » protégé par l’alinéa 6(2)b) est pertinent.

b)    La liberté de circulation protégée par l’article 6 n’est pas assujettie à la clause de dérogation  [Table des matières]

[92]      Il convient de souligner que les droits conférés par l’article 6, comme certains autres droits garantis par la Charte, dont le droit de vote protégé par l’article 3, sont exclus de l’application de l’article 33 de la Charte. Une telle exclusion illustre l’importance particulière accordée à ces droits par les rédacteurs de la Charte. En effet, comme il a été expliqué dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3 , dans le contexte du droit de vote, « toute dérogation à ce droit démocratique fondamental doit être examinée en fonction d’une norme stricte en matière de justification » (au paragraphe 25). La Cour suprême a rappelé l’importance des droits qui ne sont pas assujettis à l’article 33 dans l’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, [2020] 1 R.C.S. 678 [au paragraphe 148] :

Deuxièmement, l’art. 23 n’est pas visé par la clause de dérogation prévue à l’art. 33 de la Charte. Cette décision témoigne de l’importance accordée à ce droit par les rédacteurs de la Charte et de leur intention d’encadrer de façon stricte les dérogations à celui-ci. Dans l’arrêt Frank c. Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, [2019] 1 R.C.S. 3, qui portait sur le droit de vote des Canadiens et des Canadiennes résidant à l’étranger, j’ai réitéré les propos formulés par la juge en chef McLachlin dans l’arrêt Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, selon lesquels en excluant le droit de vote du champ d’application de la clause de dérogation, les constituants ont souligné l’importance privilégiée de ce droit. J’ai ajouté qu’en raison de cette exclusion, toute dérogation à ce droit doit être examinée en fonction d’une norme sévère en matière de justification (Frank, par. 25; Sauvé, par. 11 et 14). Ces propos s’appliquent également dans le contexte de l’art. 23.

c)    Le libellé interprétatif  [Table des matières]

[93]      La langue est un moyen de communication important, surtout dans un pays comme le Canada, où le bilinguisme fait partie des valeurs fondamentales d’inclusion et de diversité. La linguistique peut être particulièrement utile en droit lorsqu’on veut transmettre un sens et des nuances. La langue dans laquelle on cite une loi en particulier peut changer la compréhension qu’on en a. Ces différences exigent un examen des plus approfondis pour comprendre l’objectif du texte législatif en cause. C’est le cas de la liberté de circulation et d’établissement prévue à l’article 6 de la Charte.

[94]      Fait intéressant, le paragraphe 6(2) bénéficie d’une interprétation plus large dans la version française que dans la version anglaise : « de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province », comparativement à « move to and take up residence in any province ». Dans l’arrêt Skapinker, le juge Estey a souligné cette différence [à la page 378] :

Je reviens au par. (2) lui-même. L’alinéa a) a vraiment trait à la liberté de circulation et d’établissement. Il parle de se déplacer dans tout le pays et d’établir sa résidence dans toute province. Si l’al. b) est lié à l’al. a), il constitue lui aussi une disposition relative à la liberté de circulation et d’établissement. Si, selon une interprétation correcte, il en est distinct, il peut constituer, comme l’intimé le soutient, une clause de « droit au travail » sans qu’il soit question de déplacement comme condition préalable ou autre. La présence de la conjonction « and » dans le texte anglais ne suffit pas, à mon sens, à relier l’al. a) à l’al. b) de manière à créer un seul droit. Inversement, l’absence de conjonction dans le texte français ne suffit pas à séparer les deux alinéas complètement. Selon la première interprétation susmentionnée, si le par. (2) crée un seul droit, alors la division en al. a) et b) est superflue. De plus, cette façon d’interpréter le par. 6(2) est incompatible avec le par. 6(3) qui assujettit les « droits mentionnés au paragraphe (2) » à certaines restrictions. [Soulignement ajouté dans l’original.]

[95]      Le juge Estey, qui écrivait au nom de la majorité, a donc conclu ce qui suit [aux pages 382 et 383] :

[…] l’al. 6(2)b) ne crée pas un droit distinct au travail qui n’a rien à voir avec les dispositions relatives à la liberté de circulation et d’établissement parmi lesquelles il se trouve. Les deux droits (à l’al. a) et à l’al. b)) se rapportent au déplacement dans une autre province, soit pour y établir sa résidence, soit pour y travailler sans y établir sa résidence. L’alinéa b) ne confère donc pas à Richardson un droit constitutionnel distinct de pratiquer le droit dans sa province de résidence qui prévaudrait sur la disposition provinciale qu’est l’al. 28c) de la Law Society Act, par application de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Pour ces raisons, nous pouvons affirmer en toute confiance que, même s’il n’y a pas de droit distinct au travail, il y a toujours un lien entre le paragraphe 6(1), « [t]out citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir », et l’alinéa 6(2)b), « de gagner leur vie dans toute province » (« to pursue the gaining of a livelihood in any province »).

[96]      Cette notion a également été reprise dans la décision Taylor v. Newfoundland and Labrador, 2020 NLSC 125 (CanLII), une affaire récente concernant la question de savoir si les gouvernements provinciaux ont le pouvoir de limiter les voyages intérieurs entre leurs frontières. Le droit en cause dans cette affaire n’était pas le droit de travailler ou de s’établir à Terre-Neuve-et-Labrador en soi, mais plutôt le droit de se déplacer pour assister aux funérailles d’un membre de la famille. Comme il n’existait aucune jurisprudence concernant une atteinte semblable à la liberté de circulation, le juge Burrage a procédé à une nouvelle analyse de cette liberté et de son application aux déplacements interprovinciaux. Il a conclu que [traduction] « “le droit de demeurer” au Canada, consacré au paragraphe 6(1) de la Charte, comprend le droit des citoyens canadiens de se déplacer au Canada à des fins légales au-delà des frontières provinciales et territoriales » (au paragraphe 301) [souligné dans l’original].

[97]      Le juge Burrage a également établi une différence entre le « droit de se déplacer », qui désigne la libre circulation, et le « droit de s’établir », qui désigne le fait d’établir sa résidence. Son raisonnement sur ce point est reproduit ci-dessous [aux paragraphes 370 à 374] :

[traduction]

J’interprète plutôt le terme « se déplacer » (« to move to ») en conjonction avec l’établissement de la résidence dans une province, de sorte qu’il n’y a qu’un seul droit, à savoir le droit de se déplacer et d’établir sa résidence.

Une telle interprétation signifie-t-elle que l’expression « se déplacer » (« to move to ») est superflue, de sorte que l’alinéa 6(2)a) pourrait simplement se lire comme le droit « d’établir sa résidence » (« take up residence ») dans toute province?

Je ne le crois pas, car le droit est un droit de libre circulation, et non un droit de résidence statique. Je suis prêt à prendre connaissance d’office du fait que, de temps à autre, les Canadiens changent de lieu de résidence au Canada. Cela dit, la présente affaire ne porte pas sur ce qu’on entend par « résidence », car, selon toute interprétation raisonnable, Mme Taylor ne voulait pas venir à Terre-Neuve-et-Labrador à cette fin.

J’interpréterais donc le droit de se déplacer et d’établir sa résidence comme le droit de vivre n’importe où au Canada et de se déplacer librement dans le pays à cette fin, sous réserve des restrictions du paragraphe 6(3).

Vu sous cet angle, le paragraphe 6(2) n’englobe pas le droit des citoyens canadiens et des résidents permanents de traverser les frontières provinciales et territoriales. Comme nous l’avons vu, ce droit est réservé aux citoyens canadiens en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte. Au contraire, sous réserve des restrictions énoncées au paragraphe 6(3), la liberté de circulation et d’établissement garantie par le paragraphe 6(2) s’entend des droits de résidence et d’emploi, à savoir le droit de se déplacer et de vivre n’importe où au Canada et le droit de gagner sa vie dans n’importe quelle province. Une telle interprétation est conforme à l’objectif historique du paragraphe 6(2), qui visait l’intégration économique du pays (Black, aux para 40 et 41). [Soulignements dans l’original.]

[98]      Cette conception de la liberté de circulation et d’établissement démontre l’importance des faits qui sous-tendent les questions à l’étude lorsqu’il est question de cette liberté.

[99]      Je vais maintenant porter mon attention sur les questions précises que soulève la présente affaire.

d)    Analyse : paragraphe 6(1) liberté de circulation internationale  [Table des matières]

[100]   M. Dulai affirme que la liberté de circulation que lui garantit le paragraphe 6(1) a été violée par la décision du ministre de lui refuser la possibilité de prendre des vols vers l’étranger. Comme le nom de M. Dulai figure sur la liste d’interdiction de vol, il ne peut pas se rendre dans d’autres pays par avion. Comme je l’ai mentionné, au Canada, l’avion est actuellement le mode de transport le plus populaire vers la plupart des destinations étrangères, tout comme l’était autrefois le bateau. La capacité de voyager par avion est devenue un élément essentiel de la vie moderne. Elle se compare à la possession d’un passeport, dont l’accès ne devrait pas être entravé à la légère. À cet égard, la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, 199 D.L.R. (4th) 228, a formulé l’observation suivante [au paragraphe 54] :

[traduction]

De nos jours, la délivrance d’un passeport n’est pas une faveur faite par l’État à un citoyen. Il ne s’agit pas d’un privilège ou d’un luxe, mais plutôt d’une nécessité. Posséder un passeport rend le citoyen libre de voyager et de pouvoir gagner sa vie au sein d’une économie planétaire. Au Canada, le refus de délivrer un passeport fait entrer en jeu des éléments de la Charte, plus particulièrement la liberté de circulation garantie par l’article 6 et, peut-être même, le droit à la liberté prévu à l’article 7. Selon moi, le refus irrégulier de délivrer un passeport devrait être, comme l’ont statué les tribunaux anglais, susceptible de contrôle judiciaire.

[101]   Si un passeport constitue une nécessité dans le monde d’aujourd’hui, il s’ensuit que le moyen de transport permettant de voyager l’est aussi, lorsque les autres moyens accessibles ne sont tout simplement pas raisonnables, réalistes et pratiques. M. Dulai ne peut pas voyager par avion, ce qui l’empêche de sortir du continent. Étant donné que le droit de sortir du Canada est un élément du paragraphe 6(1), l’imposition de telles limites déraisonnables, irréalistes et peu pratiques constitue une atteinte à la liberté de circulation internationale qui doit être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. La libre circulation fait indubitablement partie du monde moderne et joue un rôle essentiel dans la satisfaction des besoins professionnels, personnels, récréatifs et familiaux des citoyens. Il va à l’encontre des libertés fondamentales de nier que ces besoins doivent être respectés et protégés. De ce point de vue, le droit de sortir du Canada, d’y revenir et d’y vivre qui est prévu au paragraphe 6(1) de la Charte fait partie des valeurs fondamentales de la société et doit être reconnu comme tel. Je conclus donc qu’il y a eu atteinte aux droits de M. Dulai garantis par le paragraphe 6(1).

e)    Analyse : paragraphes 6(2), 6(3) et 6(4) liberté de circuler au pays en vue d’établir sa résidence dans toute province et d’y gagner sa vie  [Table des matières]

[102]   À l’inverse, les paragraphes 6(2), 6(3) et 6(4) de la Charte exigent une approche différente. Bien que l’alinéa 6(2)a) de la Charte (résidence) ne soit pas contesté dans l’appel de M. Dulai, l’alinéa 6(2)b), le droit de gagner sa vie dans toute province, doit être examiné. La preuve établit que, jusqu’à ce que M. Dulai se voie refuser l’embarquement le 17 mai 2018, il était important pour lui de prendre l’avion au Canada pour gagner sa vie. M. Dulai a choisi de vivre en Colombie-Britannique et il est associé dans une coentreprise de location de voitures (« Yellow Car Rental ») avec M. Brar, qui a été l’un des premiers à offrir ce type de service près de l’aéroport Pearson de Toronto. En raison du succès de l’entreprise, M. Brar a décidé d’élargir ses activités sur le marché britanno-colombien, et c’est alors que M. Dulai s’est joint à lui. M. Dulai est également associé dans « Channel Punjabi », une station de télévision qui diffuse des nouvelles, des séries musicales, des émissions-débats, des émissions religieuses et des comédies, entre autres. Channel Punjabi exploite des studios à Vancouver, à Calgary, à Edmonton et à Toronto depuis 2015. M. Dulai se déplace régulièrement d’une province à l’autre pour s’occuper de chaque studio et se rend à l’étranger pour couvrir divers événements (demande de recours de Parvkar Singh Dulai — observations écrites, 2 janvier 2019, incluses dans le dossier d’appel révisé, à la page 163 (observations de Dulai, dossier d’appel révisé), affidavit du 30 janvier 2022, à la page 4, paragraphe 29).

[103]   Toutefois, depuis mai 2018, M. Dulai n’a pas été autorisé à voyager par avion à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada. Il peut toujours se déplacer en voiture, en autobus ou en train, mais selon la destination, le temps de déplacement est probablement beaucoup plus long que s’il prenait l’avion. M. Dulai fait valoir ce qui suit dans son affidavit [aux paragraphes 119 à 126] :

[traduction]

Le fait d’être inscrit sur la liste d’interdiction de vol a eu un effet physique, psychologique et financier énorme sur moi.

En 2018, j’étais à l’apogée de la création d’une chaîne de télévision pendjabie dont le nombre d’abonnements augmentait chaque mois, non seulement au Canada, mais à l’échelle internationale. Je travaillais activement à la croissance du studio afin de relier la diaspora des personnes qui parlent le pendjabi partout dans le monde en célébrant notre langue et notre culture. J’étais engagé dans Channel Punjabi sur le plan économique, mais la chaîne me permettait aussi d’accroître les liens dans ma collectivité. Cette entreprise m’a permis d’allier mon activité économique à ma passion philanthropique.

En 2016, j’ai ouvert des studios à Calgary et à Edmonton. Je devais régulièrement me rendre de la Colombie-Britannique à ces studios nouvellement établis. J’avais l’habitude de prendre l’avion parce que c’est beaucoup plus rapide et beaucoup plus abordable que de conduire une voiture. Pendant cette période, j’estime que j’ai voyagé toutes les quatre à six semaines afin de trouver des événements à couvrir, de travailler en étroite collaboration avec chaque équipe sur le terrain et de promouvoir une culture de cohésion au sein de l’organisation.

De 2016 à 2018, je me suis concentré sur le développement des affaires. Je voyageais fréquemment pour couvrir des événements partout au pays et à l’étranger afin d’augmenter le nombre de téléspectateurs et d’abonnements à la chaîne. J’ai couvert les défilés du Vaisakhi à l’échelle internationale. J’ai couvert des événements sportifs, comme les tournois de kabaddi, et des concerts. Je cherchais en fait à couvrir tout événement ayant une importance culturelle.

Au début de 2018, nous étions à l’étape de la planification de l’ouverture d’un studio à Winnipeg. Nous avions embauché un employé et nous cherchions des locaux à bureaux.

En mai 2018, après mon inscription sur la liste d’interdiction de vol, ce sont les nouveaux studios qui ont eu le plus de difficultés, surtout celui de Winnipeg. Il n’était pas possible pour moi de me rendre à Winnipeg en voiture, surtout en hiver. À l’hiver 2018, j’ai dû fermer le studio de Winnipeg, qui éprouvait des difficultés et perdait de l’argent.

Au départ, je pensais que le processus d’appel se terminerait rapidement, et je me suis accroché à l’espoir de pouvoir prendre l’avion de nouveau pour gérer les studios de Calgary et d’Edmonton. J’ai traversé le pays en voiture pour me rendre à Toronto à trois reprises afin de vérifier l’état des studios. Le trajet en voiture était coûteux, long et peu pratique. Plus les procédures d’appel avançaient, plus il devenait financièrement difficile pour moi de garder les studios de Calgary et d’Edmonton ouverts. À la fin de l’hiver 2019, j’ai fermé les studios de Calgary et d’Edmonton, ce qui a occasionné une perte financière importante, car nous avions acheté de l’équipement en vue de leur ouverture. Nous avons fermé le studio de Brampton à l’été 2021.

La fermeture de ces studios m’a causé du tort tant sur le plan financier que psychologique. Je suis attristé de voir que la vision que j’avais pour Channel Punjabi n’a pas pu se réaliser en raison de mon incapacité à prendre l’avion et à m’occuper de ces studios.

[104]   Bien que le télétravail ou le déménagement dans une autre province offrent des solutions limitées, ils entravent quand même le droit de gagner sa vie et portent atteinte à la liberté des Canadiens et des résidents permanents de se déplacer d’un océan à l’autre, de s’établir où bon leur semble et de travailler au Canada sans être limité par les frontières provinciales.

[105]   La pandémie de la COVID-19 a eu d’importantes répercussions sur les transports en commun. Les particuliers et les entreprises ont changé leurs façons de faire en raison de la nécessité de maintenir une distance physique et de respecter les règlements de santé publique. Alors que nous nous remettons lentement d’une crise sanitaire mondiale, la demande de transport aérien augmente et de nouvelles mesures de santé sont mises en œuvre pour assurer la sécurité des passagers. Essentiellement, le transport aérien demeure nécessaire pour mener des affaires. À la page 620 de l’arrêt Black, l’ancien juge en chef Dickson a écrit ceci :

[…] Le paragraphe 6(2) était destiné à protéger le droit d’un citoyen (et par extension celui d’un résident permanent) de se déplacer à l’intérieur du pays, d’établir sa résidence à l’endroit de son choix et de gagner sa vie sans égard aux frontières provinciales.

[106]   Essentiellement, les alinéas 6(2)a) et 6(2)b) disposent que les Canadiens doivent être traités également dans la mesure où ils devraient être libres de vivre et de travailler dans la ou les provinces de leur choix. Les frontières provinciales ne doivent pas être utilisées comme obstacles à la résidence ou à l’emploi. Par conséquent, un Canadien ou un résident permanent peut travailler dans une ou plusieurs provinces sans s’y établir. Comme je l’ai déjà dit, le Canada est un grand pays et les voyages d’affaires dépendent souvent du transport aérien. Pour quiconque est appelé à se déplacer pour le travail dans plus d’une province, l’interdiction de voyager en avion peut avoir des répercussions importantes sur sa capacité de travailler. Le fait que la liberté de circulation de M. Dulai au pays ne comprend pas celle de se déplacer par avion nuit clairement à sa capacité de gagner sa vie dans des provinces autres que la sienne, comme le démontre la preuve (voir l’affidavit de M. Dulai du 30 janvier 2022, aux pages 15 et 16).

[107]   Je crois que, pour les citoyens canadiens, ce n’est pas un privilège de pouvoir sortir du Canada et d’y entrer, et de se déplacer à l’intérieur du pays à des fins personnelles ou professionnelles, mais plutôt une nécessité du monde d’aujourd’hui. Étant donné que son nom figure sur la liste d’interdiction de vol, l’appelant, qui est un citoyen canadien, n’a pas accès à un moyen raisonnable, réaliste et pratique de se déplacer à l’extérieur ou à l’intérieur du Canada pour des raisons professionnelles ou personnelles. Il ne peut pas voyager par avion à l’intérieur du pays pour s’occuper de ses affaires, bien que le droit de chercher à gagner sa vie dans une province soit un droit constitutionnel reconnu par l’alinéa 6(2)b) de la Charte. Le transport aérien est nécessaire pour les voyages internationaux, mais il l’est tout autant pour se déplacer à l’intérieur d’un pays aussi vaste que le Canada. Dans le monde du travail d’aujourd’hui, l’avion est également essentiel pour de nombreux Canadiens, et le fait de refuser cette option à l’appelant limite sa capacité de travailler. Par conséquent, je conclus qu’il y a eu atteinte aux droits conférés à M. Dulai par l’alinéa 6(2)b).

[108]   Comme j’ai conclu qu’il y avait eu atteinte aux droits de M. Dulai, j’examinerai maintenant si l’article premier de la Charte peut justifier cette violation.

2)    Analyse : article premier de la Charte  [Table des matières]

a)    Généralités  [Table des matières]

[109]   L’article premier de la Charte est libellé comme suit :

Droits et libertés au Canada

1 La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[110]   Les deux éléments clés de l’article premier de la Charte sont que les droits et libertés qui sont garantis ne peuvent être restreints 1) que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables, et 2) que dans la mesure où cette restriction puisse se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Le juge en chef Dickson décrit dans l’arrêt Oakes les fonctions que remplit cet article [aux pages 135 et 136] :

Il importe de souligner dès l’abord que l’article premier remplit deux fonctions : premièrement, il enchâsse dans la Constitution les droits et libertés énoncés dans les dispositions qui le suivent; et, deuxièmement, il établit explicitement les seuls critères justificatifs (à part ceux de l’art. 33 de la Loi constitutionnelle de 1982) auxquels doivent satisfaire les restrictions apportées à ces droits et libertés. En conséquence, tout examen fondé sur l’article premier doit partir de l’idée que la restriction attaquée porte atteinte à des droits et libertés garantis par la Constitution — des droits et des libertés qui font partie de la loi suprême du Canada. Comme le fait remarquer le juge Wilson dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, précité, à la p. 218 : « ... il est important de se rappeler que les tribunaux effectuent cette enquête tout en veillant au respect des droits et libertés énoncés dans les autres articles de la Charte. »

[111]   Aucun droit n’est absolu. Il peut être justifié d’imposer une limite à la liberté de circulation lorsque les circonstances le requièrent, notamment pour répondre aux besoins de sécurité nationale. L’article premier établit un équilibre entre les droits individuels et les intérêts sociaux en permettant que l’on puisse restreindre les droits et libertés fondamentaux, comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. JTI-Macdonald Corp., 2007 CSC 30, [2007] 2 R.C.S. 610 [au paragraphe 36] :

[…] La plupart des constitutions modernes reconnaissent que les droits ne sont pas absolus et peuvent être restreints si cela est nécessaire pour atteindre un objectif important et si la restriction apportée est proportionnée ou bien adaptée.

[112]   Cela dit, l’application de l’article premier doit néanmoins respecter certains principes et valeurs, comme on peut le lire dans l’arrêt Oakes [à la page 136] :

[…] Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’être humain, la promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société.

[113]   Dès lors que l’atteinte est établie, comme c’est le cas en l’espèce en ce qui concerne la liberté de circulation internationale et nationale, il incombe au ministre de la justifier, et la norme de preuve applicable est la norme civile de la prépondérance des probabilités :

Comme l’a fait la Chambre des lords, notre Cour devrait selon moi affirmer une fois pour toutes qu’il n’existe au Canada, en common law, qu’une seule norme de preuve en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités. Le contexte constitue évidemment un élément important et le juge ne doit pas faire abstraction, lorsque les circonstances s’y prêtent, de la probabilité ou de l’improbabilité intrinsèque des faits allégués non plus que de la gravité des allégations ou de leurs conséquences. Toutefois, ces considérations ne modifient en rien la norme de preuve. À mon humble avis, pour les motifs qui suivent, il faut écarter les approches énumérées précédemment.

(F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41 [au paragraphe 40]).

[114]   Afin de démontrer que la restriction est justifiée, le ministre peut présenter un dossier de preuve montrant que celle-ci est à la fois logique et raisonnée. Les juges Sopinka, McLachlin et Major ont examiné cette idée dans l’arrêt RJR-Macdonald c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199 [aux pages 204 et 205] :

[…] Le critère approprié applicable à une analyse fondée sur l’article premier se trouve dans la disposition même et consiste à déterminer si la violation est raisonnable et peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il n’existe pas d’incompatibilité entre le libellé de l’article premier et la jurisprudence fondée sur l’arrêt Oakes. Les mots « puisse se démontrer » sont importants. En effet, il ne s’agit pas de procéder par simple intuition ou d’affirmer qu’il faut avoir de l’égard pour le choix du Parlement. Bien qu’ils doivent demeurer conscients du contexte socio-politique de la loi attaquée et reconnaître les difficultés qui y sont propres en matière de preuve, les tribunaux doivent néanmoins insister pour que, avant qu’il ne supprime un droit protégé par la Constitution, l’État fasse une démonstration raisonnée du bien visé par la loi par rapport à la gravité de la violation.

[115]   Il incombe d’abord au ministre de démontrer que l’atteinte à la liberté de circulation, ou la restriction imposée, est prescrite « par une règle de droit », en ce sens qu’elle est prévue expressément ou implicitement par une loi ou un règlement. L’ancienne juge en chef McLachlin a clarifié ce point dans l’arrêt R. c. Orbanski; R. c. Elias, 2005 CSC 37, [2005] 2 R.C.S. 3 [au paragraphe 36] :

Il est bien établi en droit qu’une restriction prescrite peut découler des conditions d’application d’une loi. Dans l’arrêt Therens, le juge Le Dain a décrit en ces termes le sens des mots « prescrite par une règle de droit » (p. 645) :

L’article 1 exige que cette restriction soit prescrite par une règle de droit, qu’elle soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. L’exigence que la restriction soit prescrite par une règle de droit vise surtout à faire la distinction entre une restriction imposée par la loi et une restriction arbitraire. Une restriction est prescrite par une règle de droit au sens de l’art. 1 si elle est prévue expressément par une loi ou un règlement, ou si elle découle nécessairement des termes d’une loi ou d’un règlement, ou de ses conditions d’application. La restriction peut aussi résulter de l’application d’une règle de common law. [Soulignement dans l’original.]

[116]   Si les limites imposées à un droit garanti par la Charte sont prescrites « par une règle de droit », l’analyse se poursuit par l’examen des questions suivantes :

1.    L’objectif de la loi ou de la mesure étatique visée est-il suffisamment urgent et réel pour justifier la restriction d’un droit garanti par la Charte?

2.    Y a-t-il proportionnalité entre l’objectif de la loi ou de la mesure étatique et les moyens utilisés pour l’atteindre? Il y a proportionnalité si les trois éléments suivants sont réunis :

(i)      lien rationnel avec l’objectif;

(ii)     atteinte minimale au droit;

(iii)    proportionnalité entre les effets de la mesure et l’objectif.

[117]   Je procéderai à cette analyse de manière directe et factuelle, et je fonderai mes réponses exclusivement sur des faits accessibles au public. Premièrement, il convient de souligner que l’objectif de la LSDA est évident, clair et transparent, et que les effets que cette loi peut avoir sur les appelants peuvent être graves, comme je l’ai mentionné plusieurs fois dans la présente décision.

(i)    La violation est-elle prescrite par la loi?  [Table des matières]

[118]   Les dispositions de la LSDA qui limitent les droits garantis à l’appelant par l’article 6 sont bien définies, explicites et juridiquement contraignantes. L’article 8 porte sur l’inscription du nom d’une personne sur la liste d’interdiction de vol, et l’article 9 prévoit que le ministre peut enjoindre à un transporteur aérien de faire en sorte qu’une personne ainsi inscrite ne puisse pas se déplacer par voie aérienne en vue de commettre une infraction de terrorisme. En fait, je ne crois pas que M. Dulai soutient que le ministre n’avait pas le pouvoir de donner des directives au titre de l’article 9.

(ii)   L’objectif est-il urgent et réel?  [Table des matières]

[119]   Les restrictions imposées à M. Dulai découlent de soupçons fondés sur des preuves selon lesquelles celui-ci pourrait se rendre à l’étranger par avion afin d’organiser une attaque terroriste. Les Canadiens s’attendent à ce que leur gouvernement leur offre un environnement sûr où ils peuvent vivre sans s’inquiéter d’actes terroristes. Ils croient que leur gouvernement fera tout en son pouvoir pour prévenir de tels actes, que ce soit au pays ou à l’étranger.

[120]   Comme l’indique le préambule de la Loi de 2017 sur la sécurité nationale, le gouvernement doit adopter des lois qui protègent les activités liées à la sécurité nationale et au renseignement d’une manière qui respecte les droits et libertés, et encourager la communauté internationale à faire de même. La protection de la sécurité nationale est un objectif urgent et réel.

[121]   De plus, l’intérêt du Canada à protéger la sécurité mondiale a toujours reposé sur son attachement au multilatéralisme et sur le concept d’un ordre international fondé sur des règles. À cet égard, le Canada a été l’un des principaux architectes d’organisations multilatérales et l’une des voix essentielles de l’ordre international libéral à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il a en effet participé à la création des Nations Unies, de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique Nord] et des institutions de Bretton Woods. En plus de ces institutions internationales, différentes alliances et différents engagements multilatéraux ont été l’occasion de rencontres utiles et amicales qui ont permis de susciter des réflexions et, parfois, de trouver des réponses collectives à des problèmes de sécurité nationale. À titre d’exemple, le Canada fait partie de groupes de sécurité importants comme le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD), l’OTAN et l’alliance de sécurité du Groupe des cinq, qui favorisent tous la collaboration et l’échange d’information entre alliés. En raison de sa participation à ces alliances et traités, le Canada est profondément investi dans la lutte contre les menaces terroristes mondiales et nationales, le contrôle international des armes et de la prolifération des armes (l’Initiative de sécurité contre la prolifération), la promotion et la protection d’un cyberespace libre, ouvert et sûr, et la lutte contre le trafic illicite de drogues, le passage de clandestins, le blanchiment d’argent (Groupe d’action financière) et d’autres activités du crime organisé international.

[122]   Dans cette optique, les efforts du Canada en vue d’assurer la sécurité de tous les Canadiens qui utilisent le transport aérien constituent un objectif urgent de la LSDA et font partie d’un effort plus vaste visant à promouvoir la sécurité au-delà des frontières nationales, comme l’exige le rôle du Canada dans l’arène internationale.

[123]   Dans ce contexte, il va sans dire que l’objectif d’assurer la sécurité aérienne des Canadiens, tout en offrant un processus équitable qui permet aux personnes inscrites de présenter des observations ou d’interjeter appel d’une décision, est un objectif de la LSDA qui est clairement exprimé, urgent et réel. De même, la décision du ministre de donner effet à cet objectif est urgente et réelle.

(iii)  Y a-t-il proportionnalité entre l’objectif de la loi et le moyen utilisé pour l’atteindre?  [Table des matières]

[124]   Le concept de proportionnalité pose la question de savoir si le moyen choisi par le gouvernement est proportionnel ou lié aux objectifs de la loi qu’il cherche à atteindre. Autrement dit, le gouvernement doit concevoir des moyens acceptables de réaliser ses objectifs législatifs. La restriction d’un droit garanti par la Charte ne peut être arbitraire ou sans rapport avec l’objectif de la loi. Le gouvernement ne doit y recourir que si elle est cohérente avec les faits en cause et s’assurer que des solutions moins attentatoires ont été examinées. La mise en œuvre d’une telle décision requiert une certaine marge de manœuvre. Le critère de la proportionnalité l’exige.

b)    La loi ou la mesure étatique est-elle rationnellement liée à son objectif?  [Table des matières]

[125]   La LSDA vise à prévenir et à ne pas faciliter les infractions terroristes mettant en cause le transport aérien au Canada ou ailleurs dans le monde. D’autres pays comme l’Australie, l’Union européenne (par l’intermédiaire du système d’information Schengen, ou « SIS »), l’Inde, le Pakistan, le Royaume-Uni et les États-Unis ont chacun leur propre système conçu pour décourager les menaces terroristes liées au transport aérien. Cependant, les mécanismes varient considérablement d’un pays à l’autre. Par exemple, l’Australie n’a pas de système analogue à la liste canadienne établie en vertu de la LSDA, mais ses autorités peuvent toujours expulser une personne d’un endroit au pays ou d’un aéronef si elle est soupçonnée de commettre ou d’avoir commis une infraction visée par la Transport Security Amendment (Serious Crime) Act 2021, No. 44 (2021) (Austl.).

[126]   Pour être inscrite sur la liste du Canada, une personne doit d’abord être identifiée. Les renseignements la concernant sont ensuite envoyés au GCPP, qui recommande ensuite au ministre ou à son représentant de l’inscrire ou non sur la liste (voir Brar 2020, aux paragraphes 72 à 76). Cette liste est revue tous les 90 jours. Le nom d’une personne peut être radié de la liste par suite d’un examen périodique au cours duquel des renseignements peuvent être ajoutés et mis à jour, ou par suite d’un examen administratif ou d’un appel, comme le prévoit la loi.

[127]   Selon la recommandation du GCPP et la décision du ministre, la personne inscrite pourrait quand même voyager, mais à certaines conditions. Elle pourrait notamment se voir imposer une vérification supplémentaire, la présence d’un agent de sécurité à bord, des limites quant aux vols internationaux ou intérieurs et d’autres mesures à bord. Par exemple, la personne pourrait ne pas pouvoir se déplacer à l’étranger, mais pouvoir le faire au pays.

[128]   La LSDA vise à protéger le transport aérien contre les attaques terroristes, et l’une des façons de le faire est d’imposer des restrictions à la liberté de circulation lorsque la preuve le justifie. Ces restrictions peuvent être imposées de différentes façons, comme je l’ai déjà mentionné. Par conséquent, il existe un lien causal entre l’objectif de sécurité du transport aérien, les attaques terroristes et les restrictions pouvant être appliquées en vertu de la LSDA. Les dispositions de la loi qui limitent les déplacements d’une personne sont donc rationnellement liées à l’objectif de la loi, ce qu’a admis en partie M. Dulai dans ses observations, lorsqu’il a mentionné que [traduction] « [b]ien que l’objectif et les moyens prévus par la LSDA soient raisonnables et manifestement justifiés, les directives données par le ministre en l’espèce ne sont pas les moins attentatoires possible » (dossier d’appel révisé de Dulai, à la page 179). J’estime par ailleurs que, compte tenu de la conclusion à laquelle je suis parvenu dans les décisions sur le caractère raisonnable, la mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai a un lien rationnel avec l’objectif de la loi.

c)    La loi ou la mesure étatique porte-t-elle minimalement atteinte au droit en cause?  [Table des matières]

[129]   Une loi ou une mesure gouvernementale qui porte atteinte à un droit garanti par la Charte peut être justifiée dans la mesure où elle porte minimalement atteinte au droit en cause. En d’autres termes, si le gouvernement peut atteindre son objectif législatif d’une manière qui porte moins atteinte à un droit, il doit le faire. En l’espèce, le régime de la LSDA viole non seulement le droit de M. Dulai de circuler librement au pays parce que l’inscription de son nom sur la liste, combinée aux directives ministérielles, l’empêche d’utiliser le transport aérien au Canada pour son travail, mais limite aussi sa liberté de circulation internationale parce qu’il serait déraisonnable, irréaliste et peu pratique pour lui de se rendre dans la plupart des autres pays par des moyens autres que le transport aérien.

[130]   Tant qu’une personne est soupçonnée de représenter une menace pour le transport aérien au Canada, la décision de l’empêcher d’utiliser le transport aérien pour voyager au pays peut être justifiée. Cela vaut également s’il est présumé que la personne utilisera le réseau de transport aérien canadien pour se rendre à l’étranger afin de commettre un acte terroriste en violation des lois canadiennes (voir les sous-alinéas 8(1)b)(i) et (ii) de la LSDA). Dans ce cas, l’objectif de sécurité de la LSDA est lié causalement à l’atteinte au droit de circuler librement au pays et, par conséquent, les moyens déployés pour atteindre cet objectif peuvent varier.

[131]   Pour ces motifs, je crois que la LSDA entrave la liberté de circulation seulement dans la mesure nécessaire pour atteindre l’objectif de garantir la sécurité du transport aérien. L’objectif d’assurer la sécurité du transport aérien et de limiter le transport aérien à des fins terroristes suppose nécessairement une certaine atteinte à la liberté de circulation.

[132]   Bien que M. Dulai n’en ait pas parlé, il convient de souligner que le texte de la LSDA lui-même ne limite pas la liberté de circulation. Les restrictions à la liberté de circulation découlent plutôt de l’inscription sur la liste prévue à l’article 8 et de l’effet combiné du Règlement sur la sûreté des déplacements aériens [DORS/2015-181] et des directives ministérielles données en vertu du paragraphe 9(1) de la LSDA. Cela dit, le régime de la LSDA n’est pas implacable; il donne au ministre le pouvoir discrétionnaire d’adapter les restrictions à la situation particulière de chaque individu. En effet, le ministre a dressé une liste de [traduction] « directives recommandées » à l’égard des personnes inscrites (voir le dossier d’appel révisé de Dulai, aux pages 36, 53, 64, 84, 275 et 348). Par conséquent, le régime prévoit que l’atteinte aux droits d’une personne doit être proportionnelle à la menace posée par cette personne, de sorte que l’atteinte à ces droits soit minimale.

[133]   Tout comme je l’ai dit ci-dessus, compte tenu de la conclusion à laquelle je suis parvenu dans les décisions sur le caractère raisonnable, j’estime que la mesure étatique qui limite la liberté de circulation de M. Dulai constitue, en l’espèce, une atteinte minimale. Néanmoins, l’examen mené aux 90 jours, suivant la LSDA, de l’inscription des noms de M. Dulai et de M. Brar devra tenir compte du fait que la conclusion du délégué du ministre concernant la sécurité du transport aérien (alinéa 8(1)a) de la LSDA) n’est pas étayée par la preuve et est donc déraisonnable. Le ministre devra décider si l’interdiction complète de se déplacer au Canada et à l’étranger est toujours justifiée, d’autant plus que la preuve présentée en l’espèce porte sur les déplacements par avion dans le but de commettre un acte (ou une omission) lié à une infraction terroriste à l’étranger, et non au pays.

3)    Les effets positifs de la loi ou de la mesure étatique l’emportent-ils sur ses effets négatifs?  [Table des matières]

[134]   Les tribunaux doivent se demander si les limites imposées à un droit donné sont proportionnelles à l’importance de l’objectif de la loi. Ils doivent aussi se demander si les avantages de la loi sont plus grands que les effets négatifs d’une limitation du droit. Bref, les effets positifs l’emportent-ils en l’espèce sur les effets négatifs que la loi a sur une personne inscrite?

[135]   Pour assurer la sécurité du public, il faut des mesures qui soient détaillées et expéditives. Lorsqu’une attaque terroriste mettant en cause le secteur aérien se produit, il est trop tard pour appliquer des mesures plus sévères. Pour prévenir ces infractions, il faut des mesures proactives. Limiter la liberté de circulation a un effet positif parce que cette mesure contribue à assurer la sécurité du transport aérien tout en créant le climat de confiance nécessaire à tous. Je suis conscient que les limites imposées aux déplacements de M. Dulai ont eu des conséquences négatives importantes pour lui et sa famille, et je ne doute pas que ces restrictions sont difficiles à supporter. Le régime de la LSDA prévoit un examen aux 90 jours de chaque personne figurant sur la liste, ce qui peut produire des résultats positifs pour les appelants.

[136]   Lorsque je soupèse les avantages et les inconvénients des mesures imposées et que je fais une distinction entre eux, la protection du transport aérien contre les attaques terroristes et la confiance des Canadiens à l’égard du transport aérien et de leur gouvernement l’emportent sur les conséquences négatives de l’atteinte à la liberté de circulation de l’appelant, que ce soit pour voyager à l’étranger ou pour gagner sa vie au pays. Force m’est de conclure que la question générale de la sécurité aérienne l’emporte sur toute incidence négative que les mesures ont sur les deux appelants.

D.   Conclusion sur l’article 6 de la Charte  [Table des matières]

[137]   La réponse à la question constitutionnelle est la suivante :

L’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA portent-ils atteinte à la liberté de circulation que garantit à l’appelant l’article 6 de la Charte?

La réponse est que ces dispositions à elles seules ne portent pas atteinte à la liberté de circulation de l’appelant, mais que le régime de la LSDA y porte atteinte.

Cette atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

La réponse est oui.

Je souligne que si j’avais appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré, comme l’ont suggéré les avocates du ministre, le raisonnement que j’ai exposé ci-dessus s’appliquerait et mènerait à la conclusion que la restriction imposée à la liberté de circulation de M. Dulai par la décision du ministre était raisonnable.

VIII. Questions constitutionnelles — article 7 de la Charte — vie, liberté et sécurité [Table des matières]

Les articles 15 et 16 de la LSDA portent-ils atteinte aux droits que garantit aux appelants l’article 7 de la Charte, notamment le droit de chacun à la liberté et à la sécurité de sa personne, au motif qu’ils permettent au ministre, et à la Cour, de décider du caractère raisonnable de la désignation des appelants comme personnes inscrites, ainsi que du caractère raisonnable de la décision prise par le ministre sur le fondement de renseignements qui ne leur ont pas été communiqués et auxquels ils n’ont pas la possibilité de répondre?

Les appelants ajoutent que la violation de leurs droits garantis par l’article 7 n’est pas justifiée par l’article premier de la Charte. La question a été formulée différemment dans les deux appels, mais le fond demeure le même.

A.    Résumé des observations des appelants et de l’intimé  [Table des matières]

1)    Observations de M. Brar

[138]   M. Brar a présenté ses observations écrites le 21 mars 2022. Dans ce document, il souligne que, même s’il n’a jamais été déclaré coupable d’avoir commis une infraction au Canada ou ailleurs, et qu’il n’a jamais été accusé de participation à des activités terroristes de quelque nature que ce soit, le 23 avril 2018, son nom a été ajouté à la liste d’interdiction de vol et il lui était interdit de voyager par avion en vertu de la LSDA. Son nom est inscrit sur la liste depuis cette date, ce qui lui a causé des souffrances psychologiques en plus de nuire à sa famille et à son entreprise.

[139]   M. Brar est d’avis qu’il n’a jamais eu l’occasion de répondre utilement à ce qu’il appelle les [traduction] « allégations non fondées sur des sources » qui ont été portées contre lui, parce que l’article 20 de la LSDA interdit de communiquer le fait qu’une personne est inscrite et, implicitement, la raison de son inscription. Il soutient principalement que les renseignements fournis, dans les circonstances de la présente affaire, ne satisfont pas à la norme de la quantité minimale incompressible établie par la C.S.C. dans l’arrêt Harkat, à laquelle il faut répondre pour satisfaire aux exigences d’équité procédurale et de conformité à l’article 7 de la Charte. La non-communication de renseignements, même sous forme de résumé, concernant la source des allégations formulées contre lui, empêche l’appelant d’en contester valablement la crédibilité et la fiabilité.

[140]   M. Brar soutient qu’il est vrai que des renseignements confidentiels ont été communiqués aux amis de la cour, qui sont autorisés à présenter des observations ex parte sur le fond, mais que cela n’est d’aucune consolation parce que, bien qu’ils aient vu les renseignements caviardés, les amis de la cour ne peuvent en fait communiquer avec l’appelant afin d’obtenir des renseignements qui leur permettraient de contester leur fiabilité. M. Brar soutient que la plupart des renseignements sur lesquels le ministre s’est appuyé doivent, conformément à l’arrêt Harkat, être retirés, ou qu’un arrêt des procédures doit être ordonné. Si les renseignements sont retirés, le ministre n’a plus aucune raison de maintenir sa décision. M. Brar croit que, même si les renseignements ne sont pas retirés, la décision d’inscrire son nom sur la liste d’interdiction de vol et de garder son nom sur la liste est déraisonnable.

[141]   M. Brar prétend qu’on ne lui a pas communiqué la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires. Il soutient que, bien que le décaviardage total ou partiel de différents éléments d’information puisse permettre de mieux l’informer de la thèse du ministre, les renseignements communiqués jusqu’à présent ne sont pas suffisants pour qu’il puisse connaître la preuve qui pèse contre lui et, concrètement, y répondre. Il explique que, parce que l’origine ou la source des renseignements se trouvant dans les divers mémoires, sommaires de cas et résumés qui le lient prétendument à des activités terroristes et au financement de ces activités n’est pas divulguée, il ne peut pas vraiment réfuter la thèse du ministre et contester directement la fiabilité des renseignements retenus contre lui. M. Brar croit que ce manque d’information compromet irrémédiablement sa capacité de contester de façon significative la fiabilité des renseignements sur lesquels le ministre s’est appuyé et le prive de la capacité pratique de contester les [traduction] « soupçons raisonnables » invoqués par le ministre pour maintenir son inscription sur la liste établie en vertu de la LSDA.

[142]   M. Brar affirme qu’il n’a reçu aucun renseignement susceptible d’étayer la fiabilité des déclarations concluantes selon lesquelles il serait apparemment impliqué dans des activités terroristes. Il s’appuie sur un passage tiré du paragraphe 57 de l’arrêt Harkat pour affirmer que le droit de connaître la preuve à réfuter englobe le droit de « connaître l’essentiel des renseignements et de la preuve à l’appui des allégations ». M. Brar est d’avis qu’il ne connaît rien de la preuve à l’appui des allégations formulées contre lui et soutient que ce sont des renseignements de sources inconnues qui semblent être la pierre angulaire du dossier constitué par le ministre. Il affirme que l’extrait suivant de la note ministérielle de décembre 2018, sous la rubrique [traduction] « Analyse », le démontre :

[traduction]

1) Une source anonyme a décrit l’appelant comme étant le président de l’aile jeunesse de la Fédération de la jeunesse internationale sikhe (ISYF) au Canada (p 337);

2) Une source anonyme a dit que l’appelant recueillait des fonds auprès des membres de la communauté sikhe pour rénover des gurdwaras et qu’il en détournait une grande partie pour des activités anti-indiennes;

3) Une source anonyme a dit que l’appelant avait participé à une collecte de fonds qu’il avait transférés à son père et à une autre personne en vue de leur distribution à des familles terroristes;

4) Une source anonyme prétend que l’appelant est étroitement lié à un certain nombre d’éléments radicaux sikhs établis au Canada et qu’il a demandé à M. Cheema de prendre des dispositions pour obtenir des armes et des munitions en Inde (p 338);

5) Une source anonyme prétend que l’appelant a planifié un attentat terroriste en Inde avec M. Cheema.

[143]   M. Brar est d’avis que la non-communication de renseignements sur la nature des sources inconnues ou les circonstances entourant leurs déclarations est troublante, puisqu’elle réduit l’appel à une forme d’impasse où l’appelant nie être lié à des organisations terroristes et où le ministre dit que, selon une source inconnue, il y est lié. Compte tenu de cette absence totale de renseignements, M. Brar n’est pas en mesure de contester raisonnablement ces affirmations, qui sont au cœur de la thèse du ministre.

[144]   M. Brar affirme qu’il ne connaît pas la nature des sources censées l’avoir impliqué dans des activités terroristes et qu’il est préoccupé par les faiblesses inhérentes du recours à des organismes de renseignement internationaux ou à des renseignements confidentiels d’informateurs. Il croit qu’il n’est pas possible d’apprécier les facteurs essentiels à l’évaluation de la fiabilité d’une source d’information confidentielle lorsque l’identité de la source est inconnue. Il affirme que les sources d’information inconnues sont complètement dépourvues de renseignements prédictifs et qu’il n’y a aucune indication que la ou les sources ont été [traduction] « suffisamment corroborées ».

[145]   M. Brar soutient que la [traduction] « grande quantité d’éléments de preuve supplémentaires sur la fiabilité et la crédibilité », sur lesquels le témoin du SCRS s’est fondé dans les sommaires de cas, soulève d’autres problèmes parce qu’aucun de ces [traduction] « renseignements n’a été fourni au décideur et que certains d’entre eux étaient inconnus de la Cour avant qu’elle n’entende les témoins ». Mais surtout, M. Brar soutient qu’il n’a reçu aucun de ces renseignements supplémentaires, même pas sous forme de résumé. Tout ce qu’il lui reste, c’est la preuve selon laquelle le SCRS croit subjectivement que les renseignements qui le concernent sont crédibles et fiables. M. Brar soutient que, sans information sur les raisons pour lesquelles le SCRS juge les renseignements crédibles et fiables, il est incapable de contester ou de réfuter valablement cette croyance.

[146]   Dans les circonstances, M. Brar soutient que la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires ne lui a pas été communiquée et qu’il n’a donc pas été raisonnablement informé de la preuve qui pèse contre lui. Il s’ensuit, soutient-il, que son droit constitutionnel à un processus équitable qui est garanti par l’article 7 de la Charte a été violé, et il demande à la Cour d’accueillir l’appel et de radier son nom de la liste de la LSDA.

[147]   M. Brar a présenté un avis de question constitutionnelle modifié, le 31 janvier 2022, dans lequel il déclare que l’alinéa 8(1)b) de la LSDA viole (également) l’article 7 de la Charte parce qu’il a une portée trop large. Cependant, il n’a présenté aucun argument à l’appui de cette thèse dans ses observations et il a informé la Cour lors des audiences publiques tenues à Vancouver, le 21 avril 2022, qu’il ne demanderait pas la résolution de la question constitutionnelle modifiée relative à l’article 7 (portée excessive) et à l’article 6 (liberté de circulation) de la Charte. Par conséquent, la question de la portée excessive n’est pas examinée dans la présente décision, et celle de la libre circulation a été examinée seulement dans le cas de M. Dulai.

2)    Observations de M. Dulai  [Table des matières]

[148]   M. Dulai soutient que la procédure fondée sur la LSDA ne respectait les normes minimales de l’équité procédurale. Il fait valoir que le délégué du ministre a violé son droit à l’équité procédurale au cours du processus administratif en ne lui donnant pas de préavis suffisant de la preuve à réfuter avant d’exiger sa réponse, et en ne lui fournissant pas les motifs de sa décision de maintenir son nom sur la liste d’interdiction de vol.

[149]   M. Dulai affirme que rien dans le résumé non confidentiel ne lui permettait de savoir s’il avait été inscrit en vertu de l’alinéa 8(1)a) ou de l’alinéa 8(1)b) de la LSDA. En effet, le ministre n’a pas précisé s’il soupçonnait qu’il commettrait un acte menaçant la sûreté des transports (alinéa 8(1)a)) ou qu’il se déplacerait en aéronef en vue de commettre une infraction liée au terrorisme (alinéa 8(1)b) avant que le processus d’appel soit bien enclenché. Par conséquent, M. Dulai est d’avis que le fait que le ministre n’a pas précisé sur quel alinéa de l’article 8 de la LSDA il s’appuyait, jusqu’à ce que la Cour lui ordonne de le faire, a porté atteinte à son droit d’être informé des allégations portées contre lui, et il demande à la Cour de rendre un jugement déclaratoire en ce sens.

[150]   M. Dulai soutient également que le ministre a de nouveau porté atteinte à son droit à l’équité procédurale en ne lui fournissant pas les motifs de sa décision de rejeter sa demande de radiation et de maintenir son nom sur la liste établie en vertu de la LSDA. Il prétend que la lettre d’une page signée par le délégué du ministre ne mentionnait ni les éléments requis, ni les raisons pour lesquelles ils étaient requis, pour pouvoir connaître les motifs de la décision prise par le ministre en vertu de l’article 15 de la LSDA. La Cour a examiné cet argument au paragraphe 95 de la décision Dulai sur le caractère raisonnable et sous la rubrique intitulée « La LSDA doit être améliorée », à la page 63. Par ailleurs, le raisonnement du ministre et les renseignements dont il a tenu compte pour arriver à sa décision ne sont toujours pas clairs, malgré la divulgation d’autres renseignements après que M. Dulai ait interjeté appel.

[151]   M. Dulai sollicite un jugement déclarant que, à la réception d’une demande de radiation, le ministre doit informer la personne inscrite des motifs justifiant cette inscription, c’est-à-dire qu’il doit préciser si elle repose sur l’alinéa 8(1)a) ou 8(1)b), ou les deux — en plus de lui fournir une copie de tous les renseignements non confidentiels sur lesquels il s’est appuyé pour inscrire son nom sur la liste. M. Dulai sollicite également une déclaration selon laquelle le ministre doit fournir à la personne inscrite des motifs écrits expliquant et justifiant sa décision sur la demande de radiation. Ces observations sont également examinées dans la décision Dulai sur le caractère raisonnable, sous la rubrique intitulée « La LSDA doit être améliorée », à la page 63.

[152]   Tout comme M. Brar, M. Dulai soutient qu’en raison de préoccupations liées à la sécurité nationale, il n’a pas reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires pour qu’il connaisse la thèse du ministre et y réponde. Il affirme que les éléments de preuve et les allégations qui sont au cœur de la décision du ministre lui ont été presque entièrement cachés. Il fait remarquer que la plupart des renseignements contenus dans le résumé non confidentiel ayant servi à justifier son inscription sur la liste d’interdiction de vol proviennent de sources ouvertes. De plus, la note de service dans laquelle le BDRPPP explique la décision du ministre de garder son nom sur la liste d’interdiction de vol reprend le résumé non confidentiel et le mémoire du SCRS et résume les renseignements qu’il a lui-même fournis. Les parties caviardées ne sont pas du tout résumées ou sont résumées à l’aide d’énoncés généraux.

[153]   M. Dulai fait également référence à d’autres renseignements contenus dans le dossier d’appel, comme les affidavits de Mme Soper qui, selon lui, ne fournissent aucun renseignement sur la preuve qui pèse contre lui. Il soutient que les affidavits d’autres représentants du gouvernement ne lui fournissent pas non plus de renseignements susceptibles de l’aider à connaître la preuve qui pèse contre lui.

[154]   En ce qui concerne les communications publiques venant de la Cour, M. Dulai affirme qu’il a reçu des résumés décrivant de façon générale les éléments dont il a été question dans les procédures ex parte et à huis clos, mais non la nature, la crédibilité ou la fiabilité des renseignements caviardés qui le concernent.

[155]   M. Dulai est d’avis que les renseignements qui lui ont été communiqués ne précisent pas les allégations générales dont il fait l’objet et ne lui permettent pas de connaître l’essentiel des renseignements et de la preuve à l’appui de ces allégations. Par conséquent, il n’est pas en mesure de donner des instructions utiles à ses avocates au sujet des renseignements et des éléments de preuve à présenter dans le cadre de sa défense. Il ne peut pas non plus savoir quels éléments de preuve ou indications donner aux amis de la cour afin qu’ils puissent réfuter utilement les renseignements caviardés. M. Dulai affirme que l’équité exige qu’il soit informé des motifs pour lesquels le ministre a rejeté la preuve qu’il a présentée en défense aux graves allégations portées contre lui, mais que les caviardages l’empêchent de l’être. C’est pourquoi il demande au ministre de retirer les renseignements qui ne peuvent pas être communiqués. À défaut de quoi, M. Dulai soutient que la procédure demeurera injuste et violera les principes de justice naturelle et les droits que lui confère l’article 7 de la Charte.

[156]   M. Dulai prétend que rien n’a remplacé pour l’essentiel la divulgation complète des renseignements le concernant ou sa participation pleine et entière à l’appel. Il soutient que le défaut du législateur de prévoir une disposition permettant la nomination d’avocats spéciaux contrevient à l’article 7 de la Charte, car les limites inhérentes au mandat des amis de la cour ont injustement restreint leur capacité de défendre M. Dulai durant les procédures à huis clos. M. Dulai estime que, compte tenu de la communication insuffisante de renseignements, il n’a pas été en mesure de donner des indications et des renseignements utiles aux amis de la cour.

[157]   M. Dulai soutient en outre que l’impossibilité de recourir à des avocats spéciaux dans les instances fondées sur la LSDA fait que le régime établi par cette loi est inconstitutionnel en vertu de l’article 7 parce qu’il n’offre à la personne inscrite aucune solution visant à remplacer pour l’essentiel la divulgation complète des renseignements et la pleine participation à l’appel. Il ajoute que la LSDA permet au gouvernement de qualifier les citoyens canadiens de terroristes et de restreindre leurs droits et libertés en fonction de la norme des soupçons raisonnables (moins exigeante que celle des motifs raisonnables exigée par la LIPR), lesquels peuvent être fondés sur des éléments de preuve que la personne inscrite ne verra jamais. De plus, le gouvernement a la possibilité de convaincre le juge désigné de la fiabilité et de l’exactitude de ces éléments de preuve secrets lors d’audiences auxquelles la personne inscrite ne participe pas.

[158]   Pour les raisons énoncées ci-dessus, M. Dulai demande à la Cour de rendre un jugement déclarant que la LSDA est inconstitutionnelle en ce qu’elle prive le juge désigné de la possibilité de nommer des avocats spéciaux, ainsi qu’une ordonnance autorisant les amis de la cour à agir à titre d’avocats spéciaux pour le reste de l’instance.

[159]   Dans son avis d’appel du 18 avril 2019, M. Dulai soutient également que la décision du ministre de le désigner comme personne inscrite, puis de maintenir cette désignation après un examen administratif, a porté atteinte de manière disproportionnée à ses droits garantis par les alinéas 2a), 2b) et 2d) et par l’article 15 de la Charte. Cependant, M. Dulai n’a aucunement parlé des articles 2 et 15 de la Charte lorsqu’il a présenté son avis de question constitutionnelle à la Cour, le 25 avril 2019, non plus que durant les audiences publiques d’avril 2022. Par conséquent, la présente décision ne traite pas des questions liées aux articles 2 et 15 de la Charte.

3)    Observations de l’intimé  [Table des matières]

[160]   Bien que les deux appelants aient déposé un avis de question constitutionnelle, le ministre affirme qu’ils ne font aucunement valoir dans leurs observations que les dispositions de la LSDA sont inconstitutionnelles. Le ministre soutient que leur argumentation est axée sur le fait que le recours administratif et la procédure d’appel relatifs à leur inscription sur la liste au titre de la LSDA ont porté atteinte à leurs droits garantis par l’article 7 de la Charte. Lorsqu’une mesure administrative prévue par une loi est à l’origine d’une atteinte à un droit, c’est manifestement la mesure qui doit être contestée, et non la loi. L’intimé soutient qu’il convient de s’attarder à ce qui s’est passé dans le cas des appelants, et non au régime lui-même.

[161]   Le ministre soutient que, dans l’appel de M. Dulai, la seule déclaration demandée est une déclaration selon laquelle la LSDA porte atteinte à l’article 7 de la Charte en ce qu’elle ne permet pas la nomination d’un avocat spécial. Toutefois, le ministre ne croit pas que l’article 7 entre en jeu dans l’une ou l’autre des deux affaires.

[162]   Dans le cas de M. Brar, le ministre soutient que le droit à la sécurité ne protège pas contre le stress et l’anxiété ordinaires qu’une personne de sensibilité raisonnable subirait en raison d’une mesure gouvernementale. Le ministre affirme que M. Brar n’a donné aucun renseignement sur les effets psychologiques précis qu’il aurait subis et qu’il qualifie de troublants et profonds. Ses allégations n’ont rien en commun avec les circonstances de l’affaire Charkaoui I, où il était question du « tort irréparable » [au paragraphe 14] qu’une personne visée par un certificat de sécurité subirait en raison de son expulsion du Canada.

[163]   Quant à M. Dulai, le ministre soutient que la description qu’il fait dans son affidavit des répercussions psychologiques qu’il a subies n’atteint pas le niveau « des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique ». Le [traduction] « sentiment d’embarras et de détresse extrêmes » qu’il décrit n’a rien à voir avec les circonstances de l’affaire Charkaoui I.

[164]   Le ministre croit que, même si la Cour devait conclure que les droits que confèrent l’article 7 à M. Brar et à M. Dulai entrent en jeu, les appelants n’ont pas satisfait au deuxième volet du critère applicable à l’article 7 parce que les recours prévus par la LSDA se déroulent selon les principes de justice fondamentale. Le ministre renvoie à l’arrêt Harkat, qui porte sur les certificats de sécurité, pour étayer son argument, et affirme que les principes de justice fondamentale reposent sur deux aspects interreliés du droit à un processus équitable : 1) le droit de connaître la preuve et de la réfuter; 2) le droit à ce que le juge statue sur les faits et le droit. Le ministre souligne que, pour déterminer si un processus est équitable, il faut tenir compte du besoin légitime de protéger les renseignements et éléments de preuve qui sont critiques pour la sécurité nationale.

[165]   Dans l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, la Cour suprême a déclaré ceci : « [e]n pareils cas, l’équité est assurée par d’autres garanties procédurales telles que la communication subséquente de la preuve, le contrôle judiciaire et le droit d’appel » (au paragraphe 40). Le ministre affirme que l’équité procédurale exige une communication suffisante, mais non parfaite, de la preuve à réfuter. Elle n’exige pas la communication de tous les renseignements pris en considération par le décideur. C’est pourquoi le ministre croit qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale lors du recours administratif et que les résumés non confidentiels étaient suffisants pour permettre à M. Brar et à M. Dulai de participer utilement à l’instance. Par exemple, en réponse à la communication du résumé non confidentiel, M. Dulai a fourni des observations détaillées en date du 2 janvier 2019, ainsi que des documents à l’appui. Il a été en mesure de répondre à chacune des allégations contenues dans ce résumé.

[166]   Le ministre affirme que la demande de M. Dulai en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle le ministre doit fournir des motifs écrits de la décision qu’il rend sur une requête en radiation est également inappropriée sous le régime de la LSDA. Le délégué du ministre a donné un avis de la décision, qui comprenait une partie de la justification. M. Dulai se plaint essentiellement du caractère adéquat des motifs. Le ministre soutient que, comme l’a conclu la C.S.C. dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, aux paragraphes 21 et 22, l’insuffisance des motifs ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale, mais est l’un des facteurs à considérer dans l’évaluation du caractère raisonnable du raisonnement du décideur.

[167]   Selon le ministre, si la Cour conclut que l’équité procédurale nécessitait que la décision sur la demande de radiation soit motivée, et que la décision du 30 janvier 2019 était lacunaire, il a alors été satisfait à l’obligation de faire connaître les motifs grâce à la note de service que le BDRPPP a envoyée au délégué du ministre. La Cour suprême a reconnu que l’on pouvait satisfaire à l’obligation de motiver par écrit une décision par la production des notes de l’agent subalterne, et que cela faisait partie de la souplesse nécessaire quand des tribunaux évaluent les exigences de l’obligation d’équité tout en tenant compte de la réalité quotidienne des organismes administratifs et des nombreuses façons d’assurer le respect des valeurs qui fondent les principes de l’équité procédurale (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 44). Cette question a été examinée dans les deux décisions sur le caractère raisonnable, sous la rubrique intitulée « L’ampleur des éléments de preuve publics découlant de la procédure d’appel » (voir Brar 2022, à la page 39 [au paragraphe 99], et Dulai 2022, à la page 37 [au paragraphe 95]).

[168]   Le ministre soutient qu’il n’y a pas de manquement à l’obligation d’équité de fournir des motifs si aucune demande n’a été faite en ce sens. M. Dulai n’a présenté aucune preuve qu’il avait fait une telle demande de motifs avant de déposer son avis d’appel.

[169]   Le ministre soutient que la procédure d’appel a mené à la communication de la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires et que les appelants ont reçu suffisamment de renseignements pour être raisonnablement informés de la preuve qui pesait contre eux et donner des instructions à leurs avocats. L’équité procédurale exige une communication suffisante, mais non parfaite, de la preuve à réfuter. Elle n’exige pas la communication de tous les renseignements considérés par le décideur.

[170]   Le ministre soutient que M. Brar a eu une possibilité réelle de participer au processus puisque les amis de la cour ont participé aux audiences ex parte et à huis clos. M. Brar a également pu présenter des observations sur des questions juridiques préliminaires, déposer des éléments de preuve au moyen de son affidavit (108 pages), présenter des observations écrites sur le fond de l’appel (43 pages), procéder à l’interrogatoire et au contre-interrogatoire des déposants du défendeur, et présenter des observations de vive voix lors des audiences publiques.

[171]   Le ministre croit que, compte tenu de tous les renseignements qui lui ont été communiqués au cours de la présente instance, M. Dulai a reçu suffisamment de renseignements pour être raisonnablement informé de la preuve qui pesait contre lui et donner des instructions à ses avocates. Il a eu une possibilité réelle de participer à l’instance grâce à l’intervention des amis de la cour lors des audiences ex parte et à huis clos, en plus de pouvoir présenter des observations sur les questions juridiques préliminaires, de déposer des éléments de preuve au moyen de son affidavit (471 pages), de présenter des observations écrites sur le bien-fondé de l’appel (91 pages), de procéder à l’interrogatoire et au contre-interrogatoire des déposants de l’intimé, et de présenter des observations de vive voix durant les audiences publiques. En fait, en réponse à la transmission du résumé non confidentiel, M. Dulai a été en mesure de fournir des réponses exhaustives (2 janvier 2019) accompagnées de documents à l’appui de chaque allégation.

[172]   Le ministre est convaincu que la procédure d’appel a été menée conformément aux principes de justice fondamentale.

[173]   Le ministre déclare que, dans sa décision sur les questions juridiques préliminaires, la Cour a conclu que le mécanisme d’appel prévu par la LSDA exige que le juge désigné joue le rôle essentiel de protéger les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et d’assurer un processus judiciaire équitable. Conformément à cette obligation, la Cour a nommé deux amis de la cour afin de remplacer pour l’essentiel la divulgation complète des renseignements et la participation des appelants. Même si les amis de la cour n’avaient pas le mandat d’agir à titre d’avocats de M. Dulai et de M. Brar, ils devaient représenter leurs intérêts.

[174]   Le ministre croit que, contrairement à ce que prétend M. Dulai, la nomination et le mandat des amis de la cour en l’espèce ont assuré le respect du droit à l’équité procédurale des appelants et ont aidé la Cour à s’acquitter des obligations que lui impose la LSDA. Dans les arrêts Charkaoui I et Harkat, la Cour suprême n’a pas dit que les avocats spéciaux remplaçaient pour l’essentiel la divulgation complète et la participation personnelle dans les affaires de sécurité nationale. Comme elle l’a souligné, la nomination d’amis de la cour dans les affaires de sécurité nationale est bien établie. Elle y a régulièrement recours dans le cadre d’instances désignées afin d’assurer une audition complète et équitable des questions qui ne peuvent être débattues publiquement.

IX.   Analyse : article 7 de la Charte  [Table des matières]

A.    Législation  [Table des matières]

1)    Article 7 de la Charte

Vie, liberté et sécurité

7 Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

2)    Articles 15 et 16 de la LSDA  [Table des matières]

Demande de radiation

15 (1) La personne inscrite ayant fait l’objet d’un refus de transport à la suite d’une directive donnée en vertu de l’article 9 peut, dans les soixante jours suivant le refus, demander par écrit au ministre que son nom soit radié de la liste.

Prolongation

(2) Le ministre, s’il est convaincu qu’il existe des circonstances exceptionnelles le justifiant, peut prolonger le délai visé au paragraphe (1).

Observations

(3) Le ministre accorde au demandeur la possibilité de faire des observations.

Décision du ministre

(4) À la réception de la demande, le ministre décide s’il existe encore des motifs raisonnables qui justifient l’inscription du nom du demandeur sur la liste.

Avis de la décision au demandeur

(5) Le ministre donne sans délai au demandeur un avis de la décision qu’il a rendue relativement à la demande.

Présomption

(6) S’il ne rend pas sa décision dans les cent vingt jours suivant la réception de la demande ou dans les cent vingt jours suivant cette période s’il n’a pas suffisamment de renseignements pour rendre sa décision et qu’il en avise le demandeur durant la première période de cent vingt jours, le ministre est réputé avoir décidé de radier de la liste le nom du demandeur.

Appel

Décisions au titre de la présente loi

16 (1) Le présent article s’applique à toute demande d’appel d’une directive donnée en vertu de l’article 9 et d’une décision du ministre prise au titre des articles 8 ou 15.

Demande

(2) La personne inscrite ayant fait l’objet d’un refus de transport à la suite d’une directive donnée en vertu de l’article 9 peut présenter à un juge une demande d’appel de la décision visée à l’article 15 dans les soixante jours suivant la réception de l’avis visé au paragraphe 15(5).

Délai supplémentaire

(3) Malgré le paragraphe (2), une personne peut présenter une demande d’appel dans le délai supplémentaire qu’un juge peut, avant ou après l’expiration de ces soixante jours, fixer ou accorder.

Décision

(4) Dès qu’il est saisi de la demande, le juge décide si la décision est raisonnable compte tenu de l’information dont il dispose.

Radiation de la liste

(5) S’il conclut que la décision visée à l’article 15 n’est pas raisonnable, le juge peut ordonner la radiation du nom de l’appelant de la liste.

Procédure

(6) Les règles ci-après s’appliquent aux appels visés au présent article :

a) à tout moment pendant l’instance et à la demande du ministre, le juge doit tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’appelant et de son conseil dans le cas où la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

b) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

c) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’appelant un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’appelant d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;

d) il donne à l’appelant et au ministre la possibilité d’être entendus;

e) il peut recevoir et admettre en preuve tout élément — même inadmissible en justice — qu’il estime digne de foi et utile et peut fonder sa décision sur celui-ci;

f) il peut fonder sa décision sur des renseignements et autres éléments de preuve même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’appelant;

g) s’il décide que les renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre ne sont pas pertinents ou si le ministre les retire, il ne peut fonder sa décision sur ces renseignements ou ces éléments de preuve et il est tenu de les remettre au ministre;

h) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que le ministre retire de l’instance.

Définition de juge

(7) Au présent article, juge s’entend du juge en chef de la Cour fédérale ou du juge de cette juridiction désigné par celui-ci.

B.    Enseignements jurisprudentiels sur l’analyse relative aux questions de sécurité nationale à la lumière de l’article 7  [Table des matières]

[175]   L’article 7 de la Charte garantit à chacun le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et contient une mesure de sauvegarde de ce droit, à savoir qu’il ne peut y être porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. Ce droit s’applique à toutes les personnes au Canada, et pas seulement aux citoyens canadiens. Pour justifier une analyse fondée sur l’article premier, les appelants doivent démontrer ce qui suit :

i.     il y a eu ou pourrait y avoir atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des appelants;

ii.    l’atteinte a-t-elle été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[176]   Si les deux éléments sont prouvés, le ministre a alors le fardeau de démontrer qu’il s’agit d’une atteinte portée dans des limites raisonnables prescrites par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au regard de l’article premier de la Charte (voir Charkaoui I, au paragraphe 12).

[177]   Dans l’arrêt Harkat, la Cour suprême a cité l’arrêt Charkaoui I tout en soulignant que « [l]es lois portant atteinte à ces droits doivent être conformes aux principes de justice fondamentale, à défaut de quoi elles violent l’art. 7 de la Charte et doivent être justifiées au sens de l’article premier de cette dernière » (paragraphe 40).

[178]   Comme l’a expliqué la Cour suprême, les principes de justice fondamentale sont :

[...] les principes fondamentaux qui sous-tendent notre conception de la justice et de l’équité procédurale. Ces principes comprennent une garantie d’équité procédurale, liée aux circonstances et conséquences de l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité […]

(Charkaoui I, au paragraphe 19).

[179]   L’article 7 ne soulève pas la question de savoir si une limite imposée à un droit garanti par la Charte est justifiée; cette analyse relève de l’article premier. L’article 7 soulève plutôt la question de savoir si la limite a été appliquée conformément aux principes de justice naturelle. Les arrêts Charkaoui I et Harkat s’intéressent tous deux à cette notion :

Contrairement à l’article premier, l’art. 7 ne soulève pas la question de savoir si l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne est justifiée, mais plutôt celle de savoir si l’atteinte a été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale. Par conséquent, il a été statué que l’art. 7 n’autorise pas la tenue d’« un examen distinct pour décider si une mesure législative donnée établit un “juste équilibre” entre les droits de l’individu et les intérêts de la société en général » (Malmo-Levine, par. 96). La Cour ne croyait pas non plus que « l’établissement d’un juste équilibre constitue en soi un principe de justice fondamentale dominant » (ibid.). Comme l’a noté la majorité dans Malmo-Levine, le raisonnement contraire « intègre entièrement l’examen que commande l’article premier à l’analyse fondée sur l’art. 7 » (ibid.). Ainsi, l’État se trouverait libéré du fardeau de justifier les mesures attentatoires et la personne qui invoque la Charte aurait l’obligation de démontrer que les mesures contestées ne sont pas justifiées.

(Charkaoui I [au paragraphe 21]).

Il peut s’avérer impossible de communiquer tous les renseignements et éléments de preuve à la personne visée. Par contre, les exigences fondamentales de la justice en matière de procédure doivent être respectées « d’une autre façon adaptée au contexte, compte tenu de l’objectif du gouvernement et des intérêts de la personne touchée » : Charkaoui I, par. 63. L’autre procédure doit remplacer pour l’essentiel la divulgation complète. L’équité procédurale n’exige pas que le processus soit parfait; la conception d’un processus répondant aux préoccupations en matière de sécurité nationale implique nécessairement certains compromis : Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, par. 46.

(Harkat [au paragraphe 43]).

[180]   Ma tâche consiste à définir les limites, le cas échéant, imposées par la LSDA aux droits garantis par l’article 7 aux personnes inscrites, à évaluer l’importance de ces limites et à déterminer si la LSDA offre ou non une procédure équitable, compte tenu des circonstances de l’espèce et des conséquences de l’atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité.

C.   La nécessité de respecter les principes de justice fondamentale  [Table des matières]

[181]   Dans l’arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188 , qui porte sur la liberté d’expression, le juge Fish s’est exprimé sur l’importance de l’exercice de la justice en public afin que les décisions soient comprises et respectées : « [d]ans tout environnement constitutionnel, l’administration de la justice s’épanouit au grand jour — et s’étiole sous le voile du secret » (au paragraphe 1). Dans cette même décision, il a reconnu que ce principe devait être adapté dans certains cas exceptionnels [au paragraphe 3] :

Bien que fondamentales, les libertés que je viens de mentionner ne sont aucunement absolues. Dans certaines circonstances, l’accès du public à des renseignements confidentiels ou de nature délicate se rapportant à des procédures judiciaires compromettra l’intégrité de notre système de justice au lieu de la préserver. Dans certains cas, un bouclier temporaire suffira; dans d’autres, une protection permanente sera justifiée.

[182]   Dans les deux présents appels, certains renseignements doivent demeurer cachés aux appelants et au public afin de protéger la sécurité nationale et le renseignement canadien. Dans ce contexte, la Cour doit recourir à une approche contextuelle afin de respecter les principes de justice naturelle, surtout lorsqu’il s’agit de concepts qui créent une tension, comme c’est le cas avec la sécurité nationale et les droits individuels. Dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui II), les juges Lebel et Fish ont souligné l’importance de l’équité procédurale dans les affaires de droits protégés par l’article 7 de la Charte [aux paragraphes 56 et 57] :

Dans La (par. 20), la Cour a confirmé que l’obligation de divulgation fait partie des droits protégés par l’art. 7. De même, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 39-40, la Cour a souligné l’importance de l’approche contextuelle dans l’évaluation des règles de justice naturelle et du niveau d’équité procédurale auxquelles a droit une personne. À notre avis, la délivrance d’un certificat et ses conséquences comme la détention exigent un grand respect pour l’équité procédurale due à la personne visée. Cette équité procédurale comprend, dans ce contexte, une procédure de vérification de la preuve présentée contre cette personne. Elle inclut également sa communication à la personne visée, selon des modalités et dans des limites qui respectent les intérêts légitimes de la sécurité publique.

L’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1, par. 113, a examiné la nature du droit à l’équité procédurale dans un contexte où des droits protégés par l’art. 7 de la Charte étaient atteints. Notre Cour a insisté alors sur l’importance de la prise en compte du contexte de chaque situation :

[P]our décider des garanties procédurales qui doivent être accordées, nous devons tenir compte, entre autres facteurs, (1) de la nature de la décision recherchée et du processus suivi pour y parvenir, savoir « la mesure dans laquelle le processus administratif se rapproche du processus judiciaire », (2) du rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, (3) de l’importance de la décision pour la personne visée, (4) des attentes légitimes de la personne qui conteste la décision lorsque des engagements ont été pris concernant la procédure à suivre et (5) des choix de procédure que l’organisme fait lui-même … [par. 115]

[183]   Essentiellement, l’analyse d’une situation à la lumière de l’article 7 de la Charte exige non pas une procédure précise ou parfaite, mais une procédure équitable qui tient compte de la nature de l’instance et des intérêts en cause, comme le mentionnent l’arrêt Charkaoui I, aux paragraphes 19 et 20, et l’arrêt Harkat, au paragraphe 43. Le droit d’être pleinement informé de la preuve à réfuter n’est pas absolu, et la conception d’un processus visant à trancher des questions de sécurité nationale implique nécessairement certains compromis.

[184]   En résumé, la question dont la Cour est saisie est celle de savoir si le fait pour les appelants d’être inscrits sur la liste d’interdiction de vol et d’être restreints dans leurs déplacements aériens est atténué par le mécanisme d’examen administratif et d’appel de la LSDA, qui leur offre un processus qui tient compte de l’impératif de protéger les renseignements relatifs à la sécurité nationale. La réponse à cette question nous dira si les deux appelants ont eu droit à un processus qui respecte les principes de justice fondamentale selon lesquels :

1)    L’audience est équitable;

2)    L’audience est présidée par un magistrat indépendant et impartial qui statue sur les faits et le droit;

3)    Les appelants ont le droit de connaître la preuve qui pèse contre eux;

4)    Les appelants ont le droit de répondre à cette preuve de façon à donner des instructions éclairées à leurs avocats (voir Harkat, aux paragraphes 41 à 43).

[185]   Dans les paragraphes qui suivent, j’examinerai toutes ces questions en gardant à l’esprit le processus suivi dans les arrêts Charkaoui I et Harkat.

1)    L’article 7 de la Charte s’applique-t-il?  [Table des matières]

[186]   Lorsqu’un citoyen canadien ou un résident permanent est informé qu’il ne peut pas prendre l’avion en raison de son statut de personne inscrite et qu’il est incidemment soupçonné de représenter une menace pour le transport aérien en raison de ses liens avec des activités terroristes, son droit à la sécurité, au sens de l’article 7 de la Charte, est limité pour les raisons suivantes.

[187]   Le fait d’être une personne inscrite ne projette pas une image positive et peut être un obstacle dans la vie d’une personne. Par exemple, la diffusion de la liste établie au titre la LSDA à tous les transporteurs aériens qui se rendent au Canada, qui en sortent et qui s’y trouvent, et le fait de se voir ensuite refuser l’embarquement peuvent compromettre la réputation et la sécurité de la personne inscrite. Lorsqu’une personne inscrite dépose une demande d’examen administratif ou d’appel, son identité devient publique et la publicité qui en ressort au fur et à mesure que l’affaire progresse la relie inévitablement à la sécurité aérienne et au terrorisme, ce qui a une influence négative sur sa réputation et peut engendre des problèmes de sécurité pour elle et sa famille. Dans les présents appels, les médias ont publié des articles révélant les noms et les renseignements personnels des appelants, qui sont maintenant connus du public (voir les dossiers d’appel révisés, aux pages 341 et 342 (Brar) et aux pages 323 et 324 (Dulai)). Cette publicité négative a eu de graves répercussions sur la vie des appelants et de leur famille.

[188]   Les droits garantis aux appelants par l’article 7 de la Charte ont été touchés, car le fait pour quiconque d’être publiquement associé au statut de terroriste ou lié à des activités terroristes ne peut que contribuer à une « perte directe d’intégrité psychologique », un intérêt reconnu par l’article 7 (voir Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1429, [2004] 2 R.C.F. 427, aux paragraphes 52 à 54). Comme l’a fait remarquer le juge MacKay, « la détresse psychologique que lui a causée la mesure étatique de le détenir et de le qualifier de terroriste porte atteinte à son droit à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 ». De plus, dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême a déclaré que le fait d’accuser une personne d’être un terroriste peut « lui causer un tort irréparable » (au paragraphe 14).

[189]   Il ne fait aucun doute que la vie des appelants a été touchée parce qu’ils ont été associés à des activités terroristes (voir l’affidavit de Brar, aux paragraphes 62 à 64, et l’affidavit de Dulai, aux paragraphes 119 à 133). L’intimé minimise les conséquences que ce fait a pu avoir sur la vie respective des appelants, et qui sont décrites dans la présente décision, lorsqu’il soutient que le simple fait d’être considéré comme étant lié à des activités terroristes ne suffit pas pour déclencher l’application de l’article 7. Je ne souscris pas à ce point de vue. Le fait d’être étiqueté comme terroriste au Canada ou ailleurs dans le monde nuit énormément à la réputation d’une personne, et le fait de vivre avec un tel nuage au-dessus de sa tête ne peut qu’être psychologiquement nuisible et difficile. Contrairement à ce que fait valoir le ministre, il ne faut pas nécessairement un rapport psychologique pour comprendre cela. Je conclus qu’il a été porté atteinte au droit à la sécurité des appelants qui est garanti par l’article 7 de la Charte.

[190]   Nonobstant ce qui précède, la situation particulière des appelants doit être prise en considération. Dans les deux affaires qui nous occupent, l’incidence de la LSDA sur les droits conférés aux appelants par l’article 7 n’est pas la même que si les appelants avaient été emprisonnés et libérés sous réserve de conditions strictes, ou que s’ils risquaient d’être expulsés vers des pays oppressifs (comme c’est le cas dans les procédures relatives aux certificats délivrés en vertu de la LIPR dont il est question dans les arrêts Charkaoui I et Harkat). Les restrictions relatives aux déplacements aériens, la détresse psychologique causée par le fait d’être inscrit sur la liste d’interdiction de vol et les renseignements divulgués publiquement ont eu une incidence sur leur sécurité quotidienne, et les difficultés qu’ils vivent sont réelles; toutefois, ces difficultés ne sont pas aussi graves que celles d’une personne désignée dans une instance relative à un certificat de sécurité. Par conséquent, les droits prévus à l’article 7, en particulier la « sécurité de [la] personne », ont été compromis, quoique dans une mesure moindre que dans l’affaire Harkat.

[191]   La question à laquelle je dois répondre est celle de savoir si le processus établi est tel que les limites imposées aux droits prévus à l’article 7 respectent les principes de justice fondamentale. Afin de bien comprendre ce processus, il importe d’examiner le rôle du juge désigné dans les appels fondés sur la LSDA. Ce rôle, comme en témoignent les motifs publiés dans la décision Brar 2020, aux paragraphes 89 à 127, est analogue à celui du juge désigné dans les instances relatives aux certificats de sécurité relevant de la LIPR. L’ancienne juge en chef McLachlin a parlé ouvertement et avec enthousiasme du poste de juge désigné dans les arrêts Charkaoui I (aux paragraphes 32 à 64) et Harkat (au paragraphe 46). Comme il a été mentionné précédemment, cette fonction est censée être un élément crucial de la garantie d’équité procédurale dans les procédures relatives aux certificats. Il importe également d’examiner le rôle et le mandat des amis de la cour. Enfin, il convient de se pencher sur la procédure d’appel prévue par la LSDA pour voir si le droit à une audience équitable est respecté.

2)    Le rôle du juge désigné  [Table des matières]

[192]   Le juge désigné qui préside l’appel prévu par la LSDA doit jouer un rôle de gardien (Brar 2020, aux paragraphes 89 à 139). La C.S.C. a défini et précisé ce rôle dans les arrêts Charkaoui I et Harkat. Comme la Cour l’a expliqué dans les motifs de la décision Brar 2020, le certificat délivré en vertu de la LIPR et la procédure relevant de la LSDA sont comparables et, dans chacune de ces lois, le rôle du juge désigné est le même. Par conséquent, le rôle que la C.S.C. a attribué au juge désigné au titre de la LIPR est utile pour définir le rôle que joue le juge désigné sous le régime de la LSDA. Dans la décision Brar 2020, j’ai expliqué que le rôle que joue le juge désigné sous le régime de la LIPR était le même que sous le régime de la LSDA lors de la tenue d’audience ex parte et à huis clos (aux paragraphes 95 et 100). La C.S.C. s’est intéressée à ce concept dans les arrêts Charkaoui I et Harkat, et le juge Mosley l’a mentionné dans la décision X (Re), 2017 CF 136, [2017] 4 R.C.F. 391, aux paragraphes 31 et 32, dans le contexte de revendications de privilège faites en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 :

En ce qui a trait aux questions touchant la sécurité nationale, le juge joue un rôle élargi de gardien parce que le caractère confidentiel et fermé des instances accroît l’importance de ses responsabilités. Tant la jurisprudence que la législation établissent les responsabilités du juge désigné, notamment l’arrêt Harkat 2014 et la LIPR. Dans Harkat 2014, au paragraphe 46, la Cour suprême en offre un résumé utile : [Citation omise.]

Comme il en est question ci-dessus, puisqu’elles découlent de la responsabilité prépondérante qui consiste à assurer l’équité et la bonne administration de la justice, les fonctions du juge désigné ne se limitent pas aux instances relatives aux certificats de sécurité. La distinction qui existe entre les responsabilités du juge désigné, des amici curiae et des avocats spéciaux va au-delà des instances relatives aux certificats de sécurité et s’applique à toute situation touchant la sécurité nationale pour laquelle peuvent être soulevées des questions relatives aux informations confidentielles et aux sources humaines du SCRS. […]

[193]   Dans l’arrêt Charkaoui I, la C.S.C. a souligné que le juge désigné est « la seule personne capable de conférer au processus son caractère judiciaire essentiel » (au paragraphe 34), qu’il doit jouer un « rôle actif » (au paragraphe 39) et qu’il « ne se contente pas d’entériner machinalement [la décision des ministres] » (au paragraphe 41), car son rôle « ne l’oblige pas à faire preuve de retenue » (au paragraphe 42). Cette fonction est cruciale en ce qu’elle permet de s’assurer que l’indépendance et l’impartialité d’un juge ne sont pas compromises par l’apparence d’une subordination indue à la position du gouvernement (aux paragraphes 39 à 42). Ainsi, du fait de son rôle interventionniste actif et de sa capacité accrue d’examiner les éléments de preuve avec scepticisme, le juge désigné peut prendre des décisions fondées sur les faits et le droit (aux paragraphes 48 à 52).

[194]   Ce rôle interventionniste actif qui est attribué aux juges désignés est demeuré important malgré la participation des avocats spéciaux aux audiences ex parte et à huis clos. Dans l’arrêt Harkat, dans lequel la nomination d’avocats spéciaux a été considérée comme remplaçant pour l’essentiel les processus visant à assurer l’équité procédurale, l’ancienne juge en chef McLachlin, au nom de la Cour suprême, a dit ce qui suit au sujet du rôle du juge désigné [au paragraphe 46] :

Premièrement, le juge désigné est censé jouer le rôle de gardien. Il est investi d’un large pouvoir discrétionnaire et doit s’assurer non seulement que le dossier étaie le caractère raisonnable de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par les ministres, mais aussi que l’ensemble du processus est équitable : [traduction] « … dans un système d’avocats spéciaux, le juge se verra encore imposer le fardeau inhabituel de réagir à l’absence de la personne visée en talonnant la partie gouvernementale avec plus de vigueur qu’il ne le ferait en présence de cette personne » (C. Forcese et L. Waldman, « Seeking Justice in an Unfair Process : Lessons from Canada, the United Kingdom, and New Zealand on the Use of “Special Advocates” in National Security Proceedings » (2007) (en ligne), p. 60). D’ailleurs, le régime établi par la LIPR exige expressément du juge qu’il tienne compte des « considérations d’équité et de justice naturelle » dans l’instruction de l’instance : al. 83(1)a) LIPR. Le juge désigné doit adopter une approche interventionniste, sans pour autant jouer un rôle inquisitoire.

[195]   Même avec la participation d’un avocat spécial, la C.S.C. considère que le juge désigné a toujours l’obligation d’assurer l’équité de la procédure. Les juges doivent le faire tout en protégeant la sécurité nationale et en assurant la sécurité d’autrui, même au point de conclure à une violation du droit à un procès équitable au besoin : « [s]i cela [le pouvoir discrétionnaire et la latitude nécessaires pour leur permettre d’établir un processus équitable] s’avère impossible, ces juges ne doivent pas hésiter à conclure à une violation du droit à un processus équitable et à accorder toute réparation jugée appropriée, y compris un arrêt des procédures » (Harkat, au paragraphe 4).

[196]   En ma qualité de gardien, et conformément à la responsabilité qui m’incombe d’assurer l’équité du processus, j’ai nommé deux amis de la cour afin que les intérêts de chacun des deux appelants puissent être adéquatement représentés. Comme la LSDA ne prévoit pas la participation d’un avocat spécial, contrairement à la LIPR, j’ai modifié le mandat initial des amis de la cour après avoir rendu la décision Brar 2020. Pour ce faire, j’ai réexaminé l’arrêt Charkaoui I dans lequel la C.S.C., afin de s’assurer que les principes de justice naturelle soient respectés, a réfléchi aux solutions de remplacement possibles. Par exemple, l’ancienne juge en chef McLachlin a renvoyé à la Commission Arar et attiré l’attention sur le recours à un avocat spécial dans les affaires de renseignement et de sécurité nationale [au paragraphe 79] :

La Commission Arar offre un autre exemple du recours à des avocats spéciaux au Canada. La Commission devait examiner des renseignements confidentiels concernant des enquêtes sur des complots terroristes tout en protégeant les intérêts de M. Arar et du public à ce que ces renseignements soient divulgués. La Commission était régie par la LPC. Pour l’aider à évaluer les allégations de confidentialité, le commissaire bénéficiait de l’assistance d’un conseiller juridique indépendant, ayant une habilitation de sécurité et de l’expérience en matière de renseignement et de sécurité, qui devait agir en qualité d’amicus curiae relativement aux demandes fondées sur la confidentialité. Ce processus visait à garantir que seuls les renseignements qui devaient à bon droit être gardés secrets pour des motifs de sécurité nationale soient soustraits à la connaissance du public. Rien n’indique que cette procédure ait accru le risque de divulgation de renseignements protégés.

[197]   Le processus de modification du mandat des amis de la cour a débordé le cadre de l’examen jurisprudentiel. J’ai également consulté le journal des débats qui ont entouré l’examen de la LSDA. Par la suite, j’ai remarqué que, pour expliquer pourquoi la procédure d’appel établie par la LSDA ne prévoyait pas le recours à un avocat spécial, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et ses fonctionnaires avaient déclaré que le juge présidant l’audience pouvait nommer un amicus curiae si la situation le justifiait :

Sénat – Comité sénatorial permanent de la Sécurité nationale et de la défense – 28 mai 2015

John Davies, directeur général, Politique de sécurité nationale, Direction générale de la cybersécurité nationale, Sécurité publique Canada : […]

[…] Oui, et c’est au juge de décider s’il veut nommer un ami de la cour. Il en arrivera à cette décision s’il juge que c’est important pour le procès, pour l’application régulière de la loi dans l’affaire en question. Dans un contexte d’immigration, il y a une distinction considérable entre, d’une part, les droits et les besoins d’une personne passible de détention, de déportation et d’éventuels mauvais traitements et, d’autre part, l’accès à un passeport ou, dans un cas similaire, la capacité de monter à bord d’un avion dans le cadre du Programme de protection des passagers. Nous avons là une différente gamme de droits.

Ritu Banerjee, directrice, Politiques opérationnelles et examen, Sécurité publique Canada : […]

[…] Le ministre a l’obligation de fournir tous les renseignements. Cela fait partie de l’application régulière de la loi et des obligations en matière de justice naturelle.

Pour ce qui est du deuxième point, le juge peut toujours recourir à un ami de la cour plutôt qu’à un avocat spécial.

Sénat – Comité sénatorial permanent de la Sécurité nationale et de la défense – 10 avril 2019

M. Goodale : […] Si j’ai bien compris, dans ces circonstances, un juge peut demander l’aide d’un ami de la cour au besoin. Je crois que cela est déjà prévu dans la loi.

Il reviendrait au juge président du tribunal de déterminer si l’aide d’un avocat spécial ou autre ami de la cour serait nécessaire pour veiller à ce que tout se déroule de façon juste pour ceux qui se retrouvent devant le juge.

[…]

Doug Breithaupt, directeur et avocat général, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : […]

[…] J’aimerais simplement confirmer que la Cour fédérale a le pouvoir de nommer un amicus curiae ou un ami de la cour pour l’assister dans de telles procédures si le juge de la Cour fédérale estime qu’une telle nomination est justifiée. C’est le genre de décisions qu’ils prennent.

[198]   Le mandat des amis de la cour, tel qu’il a été modifié en juillet 2020, allait jusqu’à représenter les intérêts des appelants au cours des audiences ex parte et à huis clos. J’ai également veillé à ce que toutes les communications entre les amis de la cour et les appelants soient protégées par le secret professionnel de l’avocat. Ce mandat modifié exigeait également que les amis de la cour assument le rôle de contre-examinateurs, ce qu’ils ont fait consciencieusement, et leurs interventions ont parfois suscité des objections de la part de l’avocat du procureur général. D’après mon expérience personnelle, que je tire de deux procédures relatives à des certificats qui m’ont amené à présider plusieurs audiences ex parte et à huis clos, certaines faisant intervenir des amis de la cour, et à assumer mon rôle de gardien et de fiduciaire afin d’assurer l’équité de la procédure, le maintien d’un climat contentieux pendant les audiences ex parte et à huis clos a assuré l’impartialité et l’équité de l’instance, exactement comme je l’avais prévu.

3)    Le rôle et le mandat des amis de la cour  [Table des matières]

[199]   Dans cette section, je me pencherai sur la question de savoir si, en l’espèce, les amis de la cour, de par leur rôle et leur mandat, remplacent pour l’essentiel les processus visant à assurer le respect des principes de justice naturelle.

[200]   Les principes fondamentaux de la justice naturelle exigent que l’audience soit présidée par un juge impartial et indépendant qui rendra une décision fondée sur les faits et le droit, comme le prévoient les arrêts Charkaoui I (aux paragraphes 32 à 52) et Harkat (au paragraphe 46). Ils exigent également la communication d’une quantité suffisante de renseignements pour permettre aux appelants de connaître la preuve qui pèse contre eux, d’y répondre et de donner des directives à leurs avocats. Comme je l’ai mentionné plus tôt, c’est précisément l’approche adoptée par la C.S.C. lorsqu’elle a examiné la validité constitutionnelle du processus de délivrance d’un certificat établi par la LIPR dans l’arrêt Charkaoui I [au paragraphe 29] :

Ce principe de base comporte de nombreuses facettes, y compris le droit à une audition. Il commande que cette audition se déroule devant un magistrat indépendant et impartial, et que la décision du magistrat soit fondée sur les faits et sur le droit. Il emporte le droit de chacun de connaître la preuve produite contre lui et le droit d’y répondre. La façon précise de se conformer à ces exigences variera selon le contexte. Mais pour respecter l’art. 7, il faut satisfaire pour l’essentiel à chacune d’elles. [Italiques dans l’original.]

[201]   L’une des questions auxquelles je dois répondre dans mon analyse de chacune de ces facettes est de savoir si la participation des amis de la cour au processus d’appel est une solution de remplacement valable au respect des normes de justice naturelle. La réponse à cette question m’aidera également à me prononcer sur la question de la divulgation et à déterminer si cette divulgation était suffisante pour connaître la preuve et y répondre. De façon générale, les opinions sur chacun de ces points m’aideront à trancher la question constitutionnelle.

4)    Le droit à une audition  [Table des matières]

[202]   La LSDA exige du ministre qu’il procède systématiquement tous les 90 jours à un examen de la liste d’interdiction de vol afin de déterminer si les « motifs de soupçonner » la personne inscrite justifient le maintien de son nom sur la liste. La liste de la LSDA est mise à jour régulièrement, certains noms étant ajoutés et d’autres supprimés (premier affidavit de Lesley Soper du 12 septembre 2019, aux paragraphes 12 et 23).

[203]   La LSDA permet également à la personne inscrite qui a fait l’objet d’un refus de transport de demander au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile un examen administratif visant à radier son nom de la liste (article 15 de la LSDA). Le ministre peut donner à la personne inscrite une occasion raisonnable de présenter des observations et lui communiquer les faits sous-tendant sa décision afin de lui permettre d’y répondre. C’est ce qui s’est produit dans le cas des deux appelants. Le ministre décide ensuite s’il existe des motifs raisonnables qui justifient l’inscription du nom de la personne sur la liste, et ce, dans un délai de 90 jours (ou plus si le ministre et la personne inscrite sont d’accord) (paragraphe 15(6) de la LSDA).

[204]   La LSDA accorde également à la personne inscrite un droit d’appel. Dans le cadre d’un tel appel, la décision du ministre est examinée et le juge désigné décide si elle était raisonnable compte tenu des renseignements qui lui sont présentés (paragraphe 16(4) de la LSDA).

[205]   Dans les deux affaires qui nous occupent, le processus d’appel a donné lieu à ce qui suit :

•   Les appelants et le ministre se sont vus offrir la possibilité d’être entendus (alinéa 16(6)d) de la LSDA), ce qui a donné lieu à la tenue d’une audience publique d’une durée de quatre jours à Vancouver, où trois témoins ont été entendus et des observations ont été présentées;

•   À la demande du ministre, des audiences ex parte et à huis clos (alinéa 16(6)a) de la LSDA) ont eu lieu, au cours desquelles des témoins et des observations ont été entendus et des questions liées à la gestion de l’instance ont été réglées;

•   Le juge désigné a transmis 22 communications publiques fournissant des résumés des audiences ex parte et à huis clos et divulguant des renseignements, sans compromettre la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui (alinéa 16(6)c) de la LSDA);

•   Dans le cadre des audiences ex parte et à huis clos, il y a eu communication d’un plus grand nombre d’éléments de preuve que ceux présentés au ministre aux fins de ses décisions. Ces éléments de preuve, présentés dans le cadre d’interrogatoires et de contre-interrogatoires menés par le procureur général et les amis de la cour, étaient dignes de foi et utiles (paragraphe 16(4) et alinéa 16(6)e) de la LSDA);

•   La délivrance d’une ordonnance et de motifs en date du 5 octobre 2021, qui ont permis de divulguer plus de renseignements aux appelants grâce aux décaviardages dont ont convenu le procureur général et les amis de la cour, et que le juge désigné a acceptés. Ont également été transmis des résumés publics permettant que les renseignements ainsi divulgués ne compromettent pas la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui. C’est ainsi qu’un dossier d’appel révisé comprenant l’ensemble des communications, des sommaires et des caviardages restants a été envoyé à toutes les personnes concernées le 12 octobre 2021;

•   Des observations publiques et confidentielles ont été déposées.

[206]   Il ressort à l’évidence de la liste qui précède que le processus a permis aux appelants d’être entendus.

5)    Le juge impartial et indépendant  [Table des matières]

[207]   La LSDA exige expressément que le processus d’appel soit présidé par un juge de la Cour fédérale désigné par le juge en chef (paragraphe 16(7) de la LSDA), qui, à son tour, est nommé en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[208]   Cette décision du législateur fait en sorte que le juge chargé des appels fondés sur la LSDA est bien informé des questions de sécurité nationale et que les principes constitutionnels non écrits de l’indépendance judiciaire sont respectés. Le juge doit non seulement être indépendant et impartial en réalité, mais il doit aussi sembler indépendant et impartial. La LSDA donne-t-elle l’impression que l’impartialité du juge désigné est compromise? Les paragraphes 32 à 47 de l’arrêt Charkaoui I traitent de cette question au regard du juge désigné qui préside les instances relatives au processus de délivrance des certificats établi par la LIPR, rôle comparable à celui qu’il joue dans les appels introduits sous le régime de la LSDA.

[209]   Conscient des enseignements de la C.S.C. dans l’arrêt Charkaoui I, j’ai joué un rôle actif et évité de faire preuve de retenue excessive tout au long de l’instance. Lorsque j’ai choisi les amis de la cour et que j’ai réfléchi à leur rôle et l’ai défini, je savais que la LSDA ne permettait pas le recours à des avocats spéciaux, contrairement à la LIPR dans le cas des procédures relatives aux certificats de sécurité. J’ai nommé les amis de la cour parce que le juge désigné doit veiller à ce que la procédure soit équitable, et que je voulais démontrer qu’en tant que juge désigné, je devais non seulement être indépendant et impartial, mais aussi donner l’impression de l’être. Leur présence et leur participation aux séances ex parte et à huis clos ont contribué à en faire en sorte que ce soit le cas.

[210]   C’était important.

[211]   Par conséquent, j’ai attribué aux amis de la cour presque toutes les fonctions attribuées aux avocats spéciaux en vertu de la LIPR. Je leur ai demandé de représenter les intérêts des appelants dans les deux affaires. Ils ont eu des discussions avec les appelants et se sont même vus accorder une prolongation du délai pour le faire. Ils auraient pu communiquer de nouveau avec les appelants après avoir vu les renseignements confidentiels, avec l’autorisation de la Cour, mais aucune demande n’a été faite en ce sens. Je ne sais pas si les appelants ont profité de l’occasion pour communiquer avec les amis de la cour à un moment donné, dans la mesure où il s’agissait d’une communication unidirectionnelle protégée par le secret professionnel de l’avocat et le privilège relatif au litige, mais cette possibilité leur était offerte dans la présente affaire.

[212]   Les amis de la cour ont participé pleinement aux audiences ex parte et à huis clos. Ils ont longuement contre-interrogé les témoins. Des objections ont été soulevées quant à la portée de leurs questions. Ils ont également soulevé des questions de fait et de droit, dont certaines étaient nouvelles, et au cours des audiences confidentielles, ils ont présenté des observations confidentielles qui, de toute évidence, offraient des points de vue différents de ceux de l’avocat du procureur général. Les amis de la cour devaient représenter les intérêts des appelants et ils ont pleinement assumé ce rôle. Par leur participation active, ils ont donné un ton contradictoire aux débats confidentiels, ce qui est exactement ce que l’ancienne juge en chef McLachlin voulait qu’il se passe au cours de séances à huis clos aussi extraordinaires, comme le précise l’arrêt Charkaoui I [au paragraphe 50] :

Il existe deux types de systèmes de justice, qui garantissent de deux manières différentes que le juge dispose d’une preuve complète. Dans un système de type inquisitoire, comme on en retrouve notamment sur le continent européen, le juge dirige la collecte des éléments de preuve de façon impartiale et indépendante. Par contraste, un système contradictoire, qui constitue la norme au Canada, compte sur les parties — qui ont le droit de connaître les allégations formulées contre elles et de participer pleinement à une procédure publique — pour qu’elles produisent les éléments de preuve pertinents. Sous le régime de la LIPR, le juge désigné n’est pas investi de tous les pouvoirs indépendants de colliger les éléments de preuve que lui conférerait le processus inquisitoire. Par contre, la personne désignée ne bénéficie ni de la divulgation de la preuve ni du droit de participer à la procédure qui caractérisent le processus contradictoire. En conséquence, on craint que le juge désigné, en dépit des efforts qu’il déploie pour obtenir toute la preuve pertinente, puisse être obligé — peut-être sans le savoir — de rendre la décision requise sur le fondement d’une partie seulement de la preuve pertinente. Comme l’a noté le juge Hugessen, le système contradictoire [traduction] « garantit réellement que l’issue de notre travail sera équitable et juste » (p. 385); sans lui, le juge pourrait avoir « un peu le sentiment d’être une feuille de vigne » (Actes de la conférence de mars 2002, p. 386).

[213]   Pendant qu’ils défendaient les intérêts des appelants, les amis de la cour auraient pu demander à la Cour d’entendre un témoin ou de convoquer un témoin expert au besoin. J’aurais entendu à la fois les amis de la cour et l’avocat du procureur général si une telle demande avait été faite. La principale différence avec les procédures relatives aux certificats relevant de la LIPR, c’est que, dans les affaires où un ami de la cour est nommé, l’autorisation de la Cour est requise. Dans de tels cas, il peut être dans l’intérêt de la justice que le juge soit le gardien de l’instance.

[214]   Je signale en passant qu’il peut être difficile de traiter avec des avocats spéciaux, comme je l’ai appris au cours des instances relatives à des certificats que j’ai présidées, où des avocats spéciaux avaient été nommés. En effet, les fonctions, les responsabilités et le pouvoir des avocats spéciaux sont déterminés et n’offrent que peu de marge de manœuvre. Il est bon de savoir que les avocats spéciaux qui n’ont aucune restriction en matière de ressources peuvent présenter une foule de requêtes qui peuvent prendre du temps et être parfois inefficaces (pour en savoir plus à ce sujet, voir Brar 2020, aux paragraphes 172 à 179, en particulier le paragraphe 176).

[215]   Pour les motifs énumérés ci-dessus, je crois que mon rôle dans les présents appels ne peut que témoigner de l’impartialité et de l’indépendance dont j’ai fait preuve.

6)    Communication  [Table des matières]

[216]   Il vaut la peine de répéter que la communication complète n’est pas un droit absolu. La protection des renseignements relatifs à la sécurité nationale peut légitimement limiter la portée des renseignements qui seraient révélés à une personne visée par ce type de procédure dans des circonstances normales, comme il en est question au paragraphe 6 des présents motifs.

[217]   L’ordonnance et les motifs publics rendus dans chaque appel (Brar 2021 et Dulai 2021) expliquent pourquoi il importait de protéger les renseignements relatifs à la sécurité nationale dans les deux affaires sans divulguer quoi que ce soit de préjudiciable à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Au paragraphe 90 de la décision Brar 2021, j’ai inclus un résumé des allégations qui ont été divulguées aux deux appelants. Dans le cas de M. Brar, il y avait 16 allégations, alors que dans celui de M. Dulai, il y en avait 10. Les résumés contiennent des références liant chaque allégation aux décisions faisant l’objet d’un appel. Un dossier d’appel révisé a également été présenté dans chaque dossier et contenait notamment les nouveaux renseignements divulgués au moyen des décaviardages ou des résumés d’information. Le travail accompli lors des audiences ex parte et à huis clos a mené à la communication d’autres renseignements importants.

[218]   Même si la quantité de renseignements divulgués était alors limitée, les observations présentées par chacun des appelants en réponse aux résumés de deux pages présentés par le ministre dans le cadre de la procédure d’examen administratif sont tout aussi révélatrices du niveau de connaissance que les appelants avaient de la preuve qui pesait contre eux (voir les dossiers d’appel révisés, aux pages 118 à 136 (Brar) et aux pages 157 à 180 (Dulai)).

[219]   En tant que juge ayant entendu tous les témoignages, j’estime que la plupart des allégations, ainsi que la plupart des éléments de preuve, ont fini par être communiqués aux appelants. Néanmoins, dans chaque cas, certaines allégations n’ont pas été rendues publiques, et certains des éléments de preuve, mais pas tous, présentés à l’appui des allégations divulguées demeurent inconnus des appelants.

[220]   Comme je l’ai expliqué dans les décisions sur le caractère raisonnable, chaque allégation qui n’a pas été divulguée aux appelants est liée à une allégation rendue publique à l’issue des appels. Ainsi, même si les appelants ne sont peut-être pas au courant des détails de ces allégations non divulguées, ils en connaissent l’essentiel, comme en témoignent les allégations rendues publiques. Par conséquent, ils ont pu donner à leurs avocats et aux amis de la cour les indications nécessaires.

[221]   D’ailleurs, les amis de la cour, qui ont été nommés par le soussigné pour représenter les intérêts des appelants, étaient au courant des allégations et des éléments de preuve inconnus, et ils les ont tous contestés. Ils ont présenté des observations factuelles et juridiques qui répondaient aux points de vue contraires exprimés par l’avocat du procureur général. L’avocat spécial désigné au titre de la LIPR n’aurait pas pu en faire plus dans les circonstances particulières des présents appels, parce qu’il n’aurait pas pu obtenir plus de renseignements protégés pour des raisons de sécurité nationale. Par conséquent, je conclus que les amis de la cour chargés de représenter les intérêts des appelants ont remplacé pour l’essentiel la divulgation absolue pour les besoins des appels fondés sur la LSDA, tout comme il a été jugé que les avocats spéciaux remplaçaient pour l’essentiel le respect des principes de justice fondamentale dans les instances relevant de la LIPR.

[222]   Les observations des appelants étaient exhaustives et bien documentées, et je peux inférer de tous les éléments qui ont été divulgués dans les deux appels que les appelants ont une idée suffisante de la preuve qu’ils doivent réfuter.

[223]   Les mesures de protection prévues par la LSDA offrent aux personnes inscrites au titre de cette loi la possibilité de se faire entendre, mais elles ne permettent cependant pas la divulgation de renseignements qui pourraient compromettre la sécurité nationale. Établir un équilibre entre un système judiciaire acceptable qui veille à la sécurité du transport aérien et la possibilité pour les citoyens touchés de bénéficier d’un recours équitable est un exercice délicat. Je crois que cet équilibre a été atteint dans les circonstances.

[224]   À cet égard, j’ajouterai ce qui suit : afin de rendre les dispositions d’appel de la LSDA plus cohérentes dans leur application et que l’équité procédurale de ces appels puisse être assurée, la nomination d’un ami de la cour ou d’un équivalent devrait être prévue par la loi et non pas relever de la discrétion du juge désigné. Cette nomination devrait être automatique et la personne désignée devrait être investie du mandat de représenter les intérêts de l’appelant, tout comme l’ont été les amis de la cour dans les deux présentes instances. Laisser au juge qui préside l’instance le soin de nommer un ami de la cour pourrait donner lieu à des processus d’appel injustes.

7)    La décision doit être rendue en fonction des faits et du droit  [Table des matières]

[225]   À la lumière de ce qui précède, j’estime que je dispose de tous les faits nécessaires pour me prononcer sur le caractère raisonnable des décisions du ministre dans les deux appels. J’ai pris connaissance de tous les éléments de preuve présentés lors des audiences publiques, ex parte et à huis clos, j’ai entendu les témoins dans les deux instances, j’ai vu et entendu les avocats du ministre et des appelants présenter leurs arguments lors des audiences publiques et confidentielles, et j’ai vu et entendu les amis de la cour contester le témoignage du ministre et pris connaissance de leurs observations confidentielles. Je dispose également de tous les arguments juridiques sur les points de droit et les questions constitutionnelles soulevées, ayant entendu les observations présentées par l’avocat du ministre et l’avocat public en audience publique, ainsi que les observations confidentielles du procureur général et des amis de la cour. Les décisions sur le caractère raisonnable et les motifs confidentiels qui les complètent, y compris la présente décision, découlent de ce processus.

D.   Conclusion sur l’analyse fondée sur l’article 7  [Table des matières]

[226]   Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les processus d’examen administratif et d’appel dont les personnes inscrites peuvent se prévaloir en vertu de la LSDA sont équitables et conformes aux principes de justice naturelle, eu égard aux facteurs pertinents (Charkaoui I, au paragraphe 21), il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier.

[227]   Les appelants ont également présenté d’autres arguments, que j’ai en grande partie examinés dans les présents motifs. Comme elles traitent de certaines des questions soulevées dans le présent jugement, mais de façon plus détaillée, les décisions sur le caractère raisonnable devraient également être consultées (voir la section intitulée « Les principes de droit liés à la divulgation de renseignements touchant la sécurité nationale dans des procédures judiciaires civiles et administratives » dans les deux décisions sur le caractère raisonnable, à la page 49 [au paragraphe 110] (Brar 2022) et à la page 48 [au paragraphe 107] (Dulai 2022)).

[228]   La réponse à la question constitutionnelle est la suivante :

Les articles 15 et 16 de la LSDA portent-ils atteinte aux droits que garantit aux appelants l’article 7 de la Charte, notamment le droit de chacun à la liberté et à la sécurité de sa personne, au motif qu’ils permettent au ministre, et à la Cour, de décider du caractère raisonnable de la désignation des appelants comme personnes inscrites sur la liste, ainsi que le caractère raisonnable de la décision prise par le ministre sur le fondement de renseignements qui ne leur ont pas été communiqués et auxquels ils n’ont pas la possibilité de répondre?

Dans l’affirmative, la violation des droits garantis aux appelants par l’article 7 est-elle justifiée au regard de l’article premier de la Charte?

[229]   La réponse est que, bien que la LSDA prive les appelants de leur droit à la sécurité de la personne, cette violation est conforme aux principes de justice fondamentale. En effet, le mécanisme de la LSDA et la participation des amis de la cour remplaçaient pour l’essentiel les processus visant à assurer l’équité procédurale. Par conséquent, aucune analyse fondée sur l’article premier n’est nécessaire.

X.    Conclusions générales sur les articles 6 et 7 de la Charte  [Table des matières]

[230]   Dans la présente décision, j’ai examiné la question de savoir si l’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la LSDA, ainsi que les articles 15 et 16, portaient atteinte aux droits constitutionnels des appelants, et plus précisément s’ils contrevenaient aux articles 6 et 7 de la Charte. En fin de compte, j’ai conclu qu’il avait été porté atteinte à la liberté de circulation internationale (alinéa 6(1)a)) et à la liberté de circulation au pays (alinéa 6(2)b)), mais que ces atteintes étaient justifiées au regard de l’article premier de la Charte. J’ai également conclu que le droit à la sécurité conféré par l’article 7 de la Charte était compromis, mais que cette atteinte à la sécurité était conforme aux principes de justice naturelle, compte tenu du processus d’examen administratif et d’appel de la LSDA qui remplace pour l’essentiel la divulgation complète et l’équité du processus. Par conséquent, aucune analyse fondée sur l’article premier n’était nécessaire.

[231]   En l’espèce, s’il a été porté atteinte à l’article 6 de la Charte, c’est pour deux raisons principales. Premièrement, les appelants auraient beaucoup de difficulté à sortir du continent parce qu’ils ne peuvent pas voyager par avion, ce qui restreint la liberté de « sortir » du pays que leur confère le paragraphe 6(1) de la Charte. Deuxièmement, j’estime que, pour tout citoyen canadien, pouvoir se déplacer par avion à l’intérieur du Canada, à des fins personnelles ou professionnelles, est une nécessité plutôt qu’un privilège, de sorte que la possibilité qu’ont les appelants de travailler est limitée parce qu’ils ne peuvent compter sur le transport aérien en raison de leur statut de personnes inscrites. La capacité de gagner sa vie dans une province est un droit constitutionnel qui est protégé par l’alinéa 6(2)b) de la Charte, et toute restriction à ce droit constitue une violation.

[232]   L’analyse fondée sur l’article premier a démontré que les violations étaient justifiées et nécessaires pour protéger la sécurité nationale et la sécurité d’autrui. En effet, l’analyse a permis de conclure que les restrictions prévues par la LSDA étaient bien définies, non équivoques et prescrites par une règle de droit à des fins de protection de la sécurité nationale.

[233]   De plus, l’objectif de la LSDA, qui est d’assurer la sécurité aérienne des Canadiens et d’offrir une procédure équitable aux personnes inscrites qui veulent présenter des observations ou interjeter appel d’une décision, est clairement énoncé, urgent et réel. L’existence d’une corrélation entre l’objectif de sûreté du transport aérien, les actes terroristes et les restrictions prévues par la LSDA a été établie. La loi vise à protéger le transport aérien contre les menaces terroristes, et l’une des façons de le faire est de restreindre la liberté de circulation internationale. À cet égard, interdire les déplacements aériens est la seule façon infaillible de prévenir et de ne pas faciliter les attaques terroristes à bord d’un avion, que ce soit au Canada ou à l’étranger. Par conséquent, la LSDA est rationnellement liée à son objectif.

[234]   Il existe un lien causal entre l’objectif de sécurité de la LSDA et une atteinte à la liberté de circulation au pays, si bien que les mécanismes utilisés pour atteindre cet objectif sont proportionnels. Tant qu’une personne est soupçonnée de représenter une menace pour le transport aérien au Canada, la décision de l’empêcher de se déplacer par avion au pays peut être justifiée. Il en va de même de la personne soupçonnée de vouloir prendre l’avion au Canada pour se rendre à l’étranger afin de commettre un acte terroriste en violation des lois canadiennes.

[235]   S’agissant de la liberté de circulation internationale et nationale, le régime de la LSDA n’y porte atteinte que dans la mesure où il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l’objectif de sûreté du transport aérien. Limiter la liberté de circulation est le meilleur moyen d’assurer la sûreté du transport aérien, tant que la personne inscrite dispose de recours appropriés pour contester les allégations portées contre elle. Essentiellement, la protection du transport aérien contre les actes terroristes et la confiance des Canadiens à l’égard du transport aérien l’emportent sur les difficultés que l’atteinte à leur liberté de circulation cause aux appelants, qu’il s’agisse de voyager à l’étranger ou de gagner leur vie au Canada. Par conséquent, la contestation constitutionnelle fondée sur l’article 6 est rejetée.

[236]   Bien que les restrictions imposées par la LSDA au droit à la sécurité que garantit aux appelants l’article 7 de la Charte respectaient les principes de justice fondamentale et qu’il n’était donc pas nécessaire de procéder à une analyse fondée sur l’article premier, j’ai néanmoins reconnu que le fait que le nom d’une personne soit inscrit sur la liste d’interdiction de vol a une incidence sur son droit à la sécurité.

[237]   Compte tenu de ce fait et comme j’ai conclu que le droit à la sécurité était en partie violé en l’espèce, il me fallait vérifier que l’incidence de la LSDA sur ce droit respectait les principes de justice fondamentale. J’ai donc dû m’assurer que les processus d’examen administratif et d’appel établis par la LSDA donnaient aux appelants une occasion équitable de se défendre contre les allégations portées contre eux, malgré le fait que le service du renseignement en matière de sécurité nationale les empêchait de consulter l’ensemble du dossier et d’assister en personne aux audiences.

[238]   À cette fin, j’ai effectué un examen approfondi du rôle du juge désigné et des amis de la cour. Cet examen a permis de confirmer que le juge désigné en vertu de la LSDA doit jouer un important rôle de gardien compte tenu de l’aspect sécurité nationale en jeu. Il m’a également donné l’occasion de rappeler que, selon l’arrêt Charkaoui I, le juge désigné est la seule personne capable de conférer au processus son caractère judiciaire essentiel et qu’il doit jouer un rôle actif qui ne l’oblige pas à faire preuve de retenue afin que son indépendance et son impartialité ne soient pas compromises par une apparente adhésion à la thèse du gouvernement. Le rôle interventionniste actif du juge désigné et sa capacité accrue d’évaluer et d’examiner les documents avec scepticisme démontrent qu’il peut faire des choix en fonction des faits et du droit.

[239]   Quant aux amis de la cour, leur mandat a été élargi en juillet 2020 afin d’y ajouter la représentation des intérêts des appelants au cours des audiences ex parte et à huis clos. J’ai également veillé à ce que toutes les conversations que les amis de la cour ont eues avec les appelants soient protégées par le secret professionnel de l’avocat et je les ai obligés, grâce au nouveau mandat, à agir à titre de contre-interrogateurs, ce qu’ils ont fait consciencieusement. Il m’est donc permis de conclure que le mandat et le rôle joué par les amis de la cour en l’espèce ont remplacé utilement le respect des principes de justice naturelle.

[240]   Enfin, compte tenu des résumés des allégations qui ont été mis à leur disposition et grâce auxquels ils ont eu accès à une partie de la preuve à l’appui, les appelants ont pu être informés de l’essentiel de la preuve qui pesait contre eux et ils ont eu une occasion équitable d’y répondre et de donner des directives adéquates à leurs avocats.

[241]   Cela étant, la contestation constitutionnelle fondée sur l’article 7 de la Charte est également rejetée.

XI.   Quelques dernières observations  [Table des matières]

[242]   Les présents appels ont été introduits il y a un peu plus de trois ans (avril 2019). Selon le paragraphe 16(4) de la LSDA, le juge doit rendre sa décision « [d]ès qu’il est saisi de la demande ». Bien que les appels interjetés en vertu de la LSDA soient complexes et que la loi exige certaines mesures, comme des audiences publiques et confidentielles, je ne crois pas qu’un délai de trois ans réponde à l’exigence voulant que le juge rende sa décision « [d]ès qu’il est saisi de la demande ». Toutefois, compte tenu de la pandémie de COVID-19 qui a commencé en mars 2020, ce délai est ce que nous pouvions faire de mieux dans les circonstances.

[243]   Dans les observations préliminaires que j’ai faites lors des audiences publiques tenues à Vancouver en avril 2022, j’ai expliqué en détail les diverses étapes que nous avons suivies. Je crois que les appels qui seront déposés à l’avenir en temps utile (en supposant que ce jour arrive) pourront être réglés dans un délai de 10 à 14 mois. Pour ce faire, les parties, les avocats et le juge désigné devront leur donner la priorité.

[244]   Enfin, j’aimerais exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont participé à la présente instance. En pleine action, vous avez été professionnels. Je tiens notamment à remercier sincèrement le personnel du service des instances désignées de la Cour fédérale, sans qui il aurait été difficile de terminer notre travail.

JUGEMENT dans les dossiers T-669-19 et T-670-19  [Table des matières]

LA COUR STATUE :

Question 1 :

L’article 8 et l’alinéa 9(1)a) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, L.C. 2015, ch. 20, art. 11 (LSDA), portent-ils atteinte à la liberté de circulation que confère aux appelants l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (Charte)?

Réponse :

Ces dispositions à elles seules ne portent pas atteinte à la liberté de circulation des appelants, mais le régime établi par la LSDA y porte atteinte.

Question 2 :

Cette atteinte peut-elle se justifier au regard de l’article premier de la Charte?

Réponse :

Oui. Je souligne que, si j’avais appliqué le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré, comme l’ont suggéré les avocates du ministre, le raisonnement que j’ai exposé ci-dessus s’appliquerait et je conclurais que la restriction imposée à la liberté de circulation de M. Dulai par la décision du ministre était raisonnable.

Question 3 :

Les articles 15 et 16 de la LSDA portent-ils atteinte aux droits que garantit aux appelants l’article 7 de la Charte, notamment le droit de chacun à la liberté et à la sécurité de sa personne, au motif qu’ils permettent au ministre, et à la Cour, de décider du caractère raisonnable de la désignation des appelants comme personnes inscrites, ainsi que du caractère raisonnable de la décision prise par le ministre sur le fondement de renseignements qui ne leur ont pas été communiqués et auxquels ils n’ont pas la possibilité de répondre?

Réponse :

Les droits à la sécurité que garantit aux appelants l’article 7 de la Charte ont été violés, mais j’ai conclu à l’existence d’une solution remplaçant pour l’essentiel l’équité du processus d’appel.

Aucuns dépens ne sont adjugés.

Annexe A  [Table des matières]

Historique des procédures dans les deux appels (M. Brar et M. Dulai)

[1]        À la suite du dépôt des avis d’appel de MM. Brar et Dulai, la Cour a ordonné à l’intimé de signifier et de déposer un dossier d’appel public à l’égard de chaque appel. Les parties ont convenu entre elles du contenu de ces dossiers. Ceux-ci contenaient de nombreux passages caviardés par l’intimé afin de protéger la confidentialité des renseignements ou des éléments de preuve qui, selon lui, pouvaient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués.

[2]        Par la suite, le 7 octobre 2019, la Cour a ordonné que l’intimé dépose auprès du greffe désigné de la Cour un dossier d’appel non caviardé à l’égard de chaque appel. Les dossiers devaient contenir et désigner clairement les renseignements qui, selon l’intimé, pouvaient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui s’ils étaient divulgués. La Cour a également ordonné que l’intimé dépose auprès du greffe désigné des affidavits confidentiels expliquant les motifs des caviardages, et qu’il signifie et dépose des affidavits publics expliquant, sans porter atteinte à la sécurité nationale ou mettre en danger la sécurité d’autrui, la nature des caviardages. Durant le processus de préparation des dossiers d’appel et des affidavits confidentiels non caviardés, un certain nombre de passages ont été décaviardés par l’intimé, de sorte que d’autres renseignements ont été divulgués aux appelants.

[3]        L’intimé a également informé la Cour et les parties que, conformément à l’alinéa 16(6)g) de la LSDA, il retirait certains renseignements confidentiels du dossier d’appel en réponse à l’appel interjeté par M. Dulai en vertu de la loi. La Cour a reconnu que la loi permettait le retrait de renseignements et a rendu une ordonnance autorisant le retrait desdits renseignements et le remplacement des pages pertinentes du dossier d’appel confidentiel non caviardé. Cependant, la Cour a également ordonné, à titre de cour supérieure d’archives, que trois exemplaires du dossier d’appel contenant les renseignements retirés sous scellés soient conservés dans un endroit distinct au greffe désigné, du moins jusqu’à ce qu’elle ait statué sur la question de la conservation des renseignements retirés.

[4]        Par suite de l’inclusion des renseignements caviardés dans les dossiers d’appel, la Cour a, par ordonnance du 7 octobre 2019, nommé deux amis de la cour. La Cour a d’abord ordonné que les amis de la cour aient accès aux renseignements confidentiels à compter du 9 décembre 2019, après quoi ils ne seraient pas autorisés à communiquer avec les appelants et leurs avocats, sauf avec l’autorisation de la Cour. À la demande des amis de la cour, cette période a été prolongée jusqu’au 20 janvier 2020 afin de permettre une communication plus efficace et utile avec les appelants, étant donné que l’intimé avait procédé à certains décaviardages.

[5]        Le 16 janvier 2020, lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue ex parte et à huis clos, il a été question des prochaines étapes concernant les renseignements confidentiels. Un résumé public de la conférence de gestion de l’instance a été fourni aux appelants peu après. Au cours de cette conférence de gestion de l’instance, l’intimé et les amis de la cour ont soulevé plusieurs points de droit concernant les renseignements retirés (dans le dossier de M. Dulai seulement), le rôle des amis de la cour dans les présents appels, la scission de l’appel en deux étapes, « l’étape de la divulgation » et « l’étape du bien-fondé », et le rôle du juge désigné. La Cour a proposé que les amis de la cour et l’intimé se rencontrent pour discuter des questions soulevées et qu’ils écrivent à la Cour pour l’informer des questions juridiques préliminaires à trancher avant d’aller plus loin dans les appels.

[6]        Bien que l’intimé ait fait valoir que la Cour devrait se prononcer, à titre préliminaire, sur la norme de contrôle applicable dans les présents appels, ce que la Cour a jugé prématuré à cette étape, les appelants, l’intimé et les amis de la cour se sont entendus sur une liste de questions de droit préliminaires lors d’une conférence de gestion de gestion de l’instance tenue le 13 février 2020. Cette liste de questions préliminaires a par la suite été approuvée par la Cour au moyen d’une ordonnance rendue le 18 février 2020.

[7]        Le 16 avril 2020, au cours d’une audience publique tenue par téléconférence, les parties et les amis de la cour ont pu présenter des observations orales sur ces questions de droit.

[8]        Le 20 juin 2020, la Cour a rendu des motifs détaillés dans la décision Brar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 729 [Brar 2020], au moyen desquels elle répondait aux questions de droit préliminaires soulevées dans les présents appels. Dans ces motifs, elle a examiné la tâche qui incombe au juge désigné dans un appel interjeté sous le régime de la LSDA, le rôle et les pouvoirs des amis de la cour dans un tel appel, la procédure applicable au retrait de renseignements par le ministre sous le régime de la LSDA, l’objet des audiences ex parte et à huis clos sur le fond tenues en vertu de la LSDA, et la possibilité de tenir de telles audiences. Pour en savoir davantage sur le déroulement des faits jusqu’au prononcé de ces motifs, voir les paragraphes 22 à 28 de la décision Brar 2020.

[9]        Le 15 juillet 2020, au cours d’une conférence de gestion de l’instance publique, les participants ont discuté des prochaines étapes des appels.

[10]      Le 17 juillet 2020, la Cour a rendu une ordonnance remplaçant l’ordonnance du 7 octobre 2019 (par laquelle elle avait désigné les amis de la cour), laquelle reflétait mieux les motifs de la Cour datés du 30 juin 2020 et exposait les prochaines étapes des appels.

[11]      Le 10 septembre 2020, l’intimé a déposé un affidavit ex parte au nom du SCRS afin de remplacer celui du déposant précédent qui n’était pas disponible pour comparaître. De plus, le 25 septembre 2020, à la lumière des motifs rendus dans la décision Brar 2020, l’avocat du procureur général a déposé un autre affidavit ex parte souscrit par le même déposant.

[12]      Le 22 septembre 2020, lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue ex parte et à huis clos, les participants ont discuté de l’état d’avancement des appels. Un résumé public de la discussion a été communiqué aux appelants (communication publique no 5).

[13]      Le 5 octobre 2020, une audience ex parte et à huis clos a eu lieu. L’avocat du procureur général et les amis de la cour ont présenté à la Cour les décaviardages dont ils avaient convenu et les résumés de renseignements caviardés sur lesquels ils s’étaient entendus en prévision de l’audience qui aurait lieu ex parte et à huis clos au sujet des caviardages contestés. La Cour a approuvé les décaviardages et les résumés proposés. Le 7 octobre 2020, un résumé public de l’audience a été communiqué aux appelants (communication publique no 6).

[14]      L’interrogatoire et le contre-interrogatoire ex parte et à huis clos des témoins cités par le procureur général dans l’appel de M. Brar se sont déroulés sur une période de six jours, soit les 14, 15, 16, 19, 20 et 22 octobre 2020. Le procureur général a présenté des éléments de preuve sur l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation des caviardages contestés et des résumés proposés par les amis de la cour ainsi que sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés. Les amis de la cour ont remis en question les raisons justifiant les caviardages et les résumés proposés par le procureur général et ont interrogé les déposants à l’aide d’éléments de preuve documentaire. Le 3 novembre 2020, un résumé public des audiences a été communiqué aux appelants (communication publique no 7) :

[traduction]

Le 14 octobre 2020

L’audience a commencé le 14 octobre 2020, à 10 h. Le ministre a appelé un témoin du SCRS qui a déposé deux (2) affidavits confidentiels dans le cadre de la présente instance, un le 10 septembre 2020 et un autre le 25 septembre 2020. Le premier affidavit traite principalement de l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation des renseignements caviardés, et le deuxième affidavit porte principalement sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés.

Le témoin a témoigné sur divers sujets, dont :

   les aspects des activités du SCRS qui sont pertinents pour l’application de la LSDA et le PPP;

   les politiques et les procédures du SCRS liées au PPP, y compris les politiques et les procédures relatives à la préparation, à l’examen et à la mise à jour des sommaires de cas;

   la menace que pose l’extrémisme khalistanais au Canada;

   les raisons de la désignation de M. Brar en situation d’urgence;

   les occasions ultérieures où le sommaire du cas de M. Brar a été examiné et/ou révisé, et que le nom de M. Brar a été de nouveau inscrit sur la liste, y compris les raisons pour lesquelles des changements ont été apportés au sommaire du cas de M. Brar;

   l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation de chaque caviardage et résumé contesté;

   la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés, y compris l’origine de certains de ces renseignements et la manière dont ils ont été évalués par le SCRS.

Le 15 octobre 2020

L’audience a repris le matin du 15 octobre 2020, à 9 h 30, et l’avocat du procureur général a terminé d’interroger le témoin du SCRS en fin de matinée. Immédiatement après l’interrogatoire principal, les amis de la cour ont commencé leur contre-interrogatoire du témoin du SCRS, qui s’est poursuivi jusqu’à la fin de la journée. Ce jour-là, pendant le contre-interrogatoire, les amis de la cour ont posé des questions sur un éventail de sujets, notamment sur les politiques, les procédures et les pratiques du SCRS relativement au PPP ainsi que sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés.

Durant le contre-interrogatoire, l’avocat du procureur général a rappelé à la Cour et aux amis de la cour que l’avocat public de l’appelant jouerait un rôle important et a objecté que le rôle des amis de la cour ne devrait pas reproduire celui de l’avocat public. La Cour a souscrit à ces commentaires et a donné des directives en ce sens aux amis de la cour. Ces derniers ont produit plusieurs pièces sur divers sujets.

Le 16 octobre 2020

À compter de 9 h 30 le 16 octobre 2020, les amis de la cour ont continué à contre-interroger le témoin du SCRS pendant une partie de la matinée. Après quoi, l’audience a été ajournée jusqu’au lundi.

Le 19 octobre 2020

L’audience a repris le matin du 19 octobre 2020, à 9 h 30, et les amis de la cour ont poursuivi leur contre-interrogatoire du témoin du SCRS jusqu’à la fin de la journée. Le contre-interrogatoire a encore porté sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés.

Le 20 octobre 2020

Le contre-interrogatoire du témoin du SCRS s’est poursuivi le matin du 20 octobre 2020. Les questions ont porté entre autres sur l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation de certains renseignements ou résumés. Après le dîner, l’avocat du procureur général a mené son réinterrogatoire du déposant du SCRS, qui s’est terminé au milieu de l’après-midi.

Le 22 octobre 2020

L’audience a débuté le 22 octobre 2020, à 9 h 30, et le ministre a appelé un témoin de Sécurité publique Canada. Ce dernier a témoigné sur divers sujets, dont :

   le PPP, le GCPP et le BDRPPP;

   les documents préparés relativement à l’inscription du nom de M. Brar sur la liste;

   l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation de certains renseignements.

Au milieu de l’après-midi de cette même journée, les amis de la cour ont terminé de contre-interroger le déposant de Sécurité publique Canada au sujet du PPP, du Groupe consultatif sur la protection des passagers, du Bureau de renseignement du PPP et des documents relatifs à l’inscription du nom de M. Brar sur la liste.

[15]      L’interrogatoire et le contre-interrogatoire ex parte et à huis clos des témoins du ministre dans l’affaire de M. Dulai se sont déroulés les 16, 17 et 23 novembre 2020. Au début de l’audience, le procureur général et les amis de la cour ont consenti à une ordonnance qui rendrait admissible en preuve dans les deux appels le dossier de preuve découlant des audiences tenues dans les affaires Brar et Dulai, sous réserve de tout argument susceptible d’être présenté relativement au poids, à la pertinence et à l’admissibilité de la preuve. L’avocat du procureur général et les amis de la cour se sont entendus au début de l’audience sur une ordonnance qui rendrait admissible en preuve le dossier de la preuve découlant des audiences tenues dans les affaires Brar et Dulai, sous réserve de tout argument susceptible d’être présenté relativement au poids, à la pertinence et à l’admissibilité de la preuve. Ainsi, les interrogatoires et les contre-interrogatoires dans l’affaire Dulai ont été plus efficaces. Le 2 décembre 2020, un résumé public des audiences a été communiqué aux appelants (communication publique no 8) :

[traduction]

Le 16 novembre 2020

L’audience s’est ouverte le 16 novembre 2020, à 9 h 45. Le procureur général a commencé par déposer quatre (4) tableaux : i) un tableau confidentiel énumérant tous les caviardages et résumés contestés, ii) un tableau confidentiel détaillant les caviardages et résumés proposés et non contestés ainsi que les décaviardages consentis par le procureur général, iii) un tableau confidentiel contenant seulement les caviardages et résumés du SCRS qui sont contestés, organisés de manière à orienter l’interrogatoire du témoin du SCRS, et iv) un tableau confidentiel dressant la liste des extraits de la transcription des audiences tenues dans l’affaire Brar qui se rapportent aux présentes audiences.

Le ministre a appelé le même témoin du SCRS qu’il avait appelé dans l’appel Brar. Ce témoin a déposé deux (2) affidavits confidentiels dans la présente instance, un le 10 septembre 2020 et un autre le 25 septembre 2020. Le premier affidavit traite principalement de l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation des renseignements caviardés, et le deuxième affidavit porte principalement sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés.

Compte tenu de l’ordonnance en matière de preuve, l’interrogatoire et le contre-interrogatoire du témoin du SCRS dans le présent appel ont été plus courts que dans l’appel Brar. Cela étant dit, le témoin a témoigné sur divers sujets, dont :

   la menace que pose l’extrémisme khalistanais;

   les raisons de la désignation de M. Dulai en situation d’urgence;

   les occasions ultérieures où le sommaire du cas de M. Dulai a été examiné et/ou révisé, et que le nom de M. Dulai a été de nouveau inscrit sur la liste, y compris les raisons pour lesquelles des changements ont été apportés au sommaire du cas de M. Dulai;

   l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation de chaque caviardage et résumé contesté;

   la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés, y compris l’origine de certains de ces renseignements et la manière dont ils ont été évalués par le SCRS.

L’avocat du procureur général a terminé son interrogatoire du témoin du SCRS vers midi, après quoi les amis de la cour ont commencé leur contre-interrogatoire de ce même témoin jusqu’à la fin de la journée. Ce jour-là, le contre-interrogatoire a porté sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés et a permis d’examiner le processus par lequel M. Dulai a été désigné pour figurer sur la liste de la LSDA et a été maintenu sur cette liste.

Le 17 novembre 2020

L’audience a repris le matin du 17 novembre 2020, à 9 h 30. Les amis de la cour ont poursuivi le contre-interrogatoire du témoin du SCRS, et les questions ont porté sur la fiabilité et la crédibilité des renseignements caviardés et sur l’atteinte à la sécurité nationale que porterait la divulgation de certains renseignements ou résumés. Les amis de la cour ont produit plusieurs pièces sur divers sujets. Le contre-interrogatoire s’est terminé vers la fin de la journée, après quoi l’avocat du procureur général a mené un court réinterrogatoire du témoin du SCRS.

Le 23 novembre 2020

L’audience a repris le 23 novembre 2020, à 10 h. Le ministre a appelé un témoin de Sécurité publique Canada, qui avait également témoigné dans l’appel Brar. Compte tenu de l’ordonnance en matière de preuve, l’interrogatoire et le contre-interrogatoire du témoin de Sécurité publique Canada dans le présent appel ont été plus courts que dans l’appel Brar.

Pendant la première moitié de la matinée, l’avocat du procureur général a mené l’interrogatoire principal, qui a porté principalement sur les documents préparés relativement à l’inscription du nom de M. Dulai sur la liste. Les amis de la cour ont terminé leur contre-interrogatoire du déposant de SPC à midi, qui a porté sur les documents relatifs à l’inscription du nom de M. Dulai sur la liste et le processus d’inscription sur la liste de la LSDA.

[16]      Le 16 décembre 2020, une conférence de gestion de l’instance publique réunissant tous les avocats a eu lieu pour tenir les appelants au courant des prochaines étapes dans les appels. De plus, l’avocat du procureur général a déposé un dossier de requête ex parte visant à radier du dossier certains éléments de preuve découlant des audiences tenues ex parte et à huis clos.

[17]      Le 8 janvier 2021, à la suite des audiences ex parte et à huis clos, l’avocat du procureur général et les amis de la cour ont déposé des observations confidentielles concernant les caviardages.

[18]      Le 14 janvier 2021, la Cour a transmis la communication publique no 9 aux appelants pour les informer de l’état d’avancement des appels compte tenu de la situation liée à la COVID-19 et, surtout, des récents décrets pris par les provinces du Québec et de l’Ontario. L’avocat du procureur général et les amis de la cour ont ensuite informé la Cour que, selon eux, les audiences en personne dans les présentes affaires devraient être reportées jusqu’à la levée du décret ordonnant de rester à domicile.

[19]      Le 4 février 2021, une conférence de gestion de l’instance ex parte a eu lieu en présence de l’avocat du procureur général et des amis de la cour pour discuter de l’état d’avancement des appels. J’ai également soulevé une question de droit, à savoir si les principes énoncés par la CSC dans l’arrêt Harkat relativement à l’obligation de fournir à l’appelant des résumés de renseignements qui lui permettraient de connaître la thèse du ministre s’appliquent au régime d’appel établi par la LSDA. J’ai demandé à l’avocat du procureur général et aux amis de la cour de me présenter leurs commentaires et d’autres observations sur cette question.

[20]      Le 5 février 2021, un résumé public de la discussion a été communiqué aux appelants (communication publique no 10).

[21]      Le 9 février 2021, les avocats des appelants ont demandé l’autorisation de présenter à la Cour des observations sur cette question de droit, ce qu’elle a accepté. Les avocats des appelants, l’avocat du procureur général et les amis de la cour ont déposé leurs observations écrites le 19 février 2021. L’avocat du procureur général a déposé sa réponse le 24 février 2021.

[22]      Toujours le 24 février 2021, les amis de la cour ont déposé des observations écrites ex parte concernant la requête de l’avocat du procureur général visant à radier du dossier certains éléments de preuve.

[23]      Le 3 mars 2021, une conférence de gestion de l’instance ex parte a eu lieu en présence de l’avocat du procureur général et des amis de la cour pour discuter de la possibilité d’ajourner l’audience ex parte et à huis clos prévue le 4 mars 2021. Une communication publique a ensuite été envoyée à toutes les parties pour expliquer la proposition de la Cour, que l’avocat du procureur général et les amis de la cour ont acceptée. La Cour proposait d’ajourner l’audience prévue pour le lendemain pour des raisons liées à la COVID-19 et de tenir une conférence de gestion de l’instance ex parte et à huis clos le 9 mars 2021 pour discuter des questions juridiques précises pour lesquelles la Cour demandait des observations.

[24]      Une audience ex parte et à huis clos a eu lieu les 16 et 17 juin 2021 afin que l’avocat du procureur général et les amis de la cour puissent présenter leurs observations sur la divulgation, la norme de la personne suffisamment informée et la requête en radiation du procureur général. Le 21 juillet 2021, un résumé public de l’audience a été communiqué aux appelants (communication publique no 11) :

[traduction]

Le 16 juin 2021

L’audience a commencé le 16 juin 2021, à 9 h 30, et l’avocat du procureur général et les amis de la cour ont présenté des observations sur la divulgation et l’obligation d’informer suffisamment les appelants.

Observations du procureur général sur la divulgation et la norme de la personne suffisamment informée

Au début de l’instance, l’avocat du procureur général a déposé les documents suivants :

   un tableau mis à jour pour chaque dossier contenant les réclamations de confidentialité et résumés contestés;

   un tableau mis à jour pour chaque dossier contenant les résumés et les caviardages dont l’avocat du procureur général et les amis de la cour ont convenu;

   un tableau mis à jour pour chaque dossier contenant les décaviardages consentis par le procureur général;

   un tableau dressant pour chaque dossier la liste de toutes les allégations portées contre les appelants qui ont été divulguées, partiellement divulguées, résumées ou tenues confidentielles;

   une copie de la décision sur la demande de recours présentée pour chaque dossier, où il est fait état des résumés et caviardages dont il a été convenu ainsi que des décaviardages consentis par le procureur général.

L’avocat du procureur général a présenté des observations sur le critère applicable en matière de divulgation dans les appels interjetés au titre de l’article 16 de la LSDA. Il a soutenu que les renseignements dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ne devraient pas être divulgués. Il a également fait valoir que la LSDA ne permet pas à la Cour de mettre en balance les divers intérêts qui pourraient entrer en jeu lors de l’évaluation de l’opportunité de divulguer des renseignements, notamment la question de savoir si l’appelant est suffisamment informé. L’avocat du procureur général a ensuite passé en revue le tableau dressant la liste des réclamations de confidentialité et des résumés contestés afin de mettre en évidence les raisons pour lesquelles le fait de décaviarder ou de résumer les renseignements visés par ces demandes porterait atteinte à la sécurité nationale.

L’avocat du procureur général a ensuite présenté des observations sur la norme de la personne suffisamment informée et a soutenu qu’à ce stade-ci, les appelants étaient suffisamment informés. Il a souligné que le régime permet de ne pas divulguer ou résumer certains renseignements et que l’évaluation visant à déterminer si les appelants sont suffisamment informés repose sur les faits et doit être effectuée tout au long des appels. Il a insisté sur le fait que le seuil établi au paragraphe 8(1) de la LSDA, soit « des motifs raisonnables de soupçonner », doit guider la Cour lorsqu’elle examine si les appelants sont suffisamment informés.

Les observations des amis de la cour sur la divulgation et la tension irréconciliable

Les amis de la cour ont présenté des observations sur deux questions.

Premièrement, ils ont soutenu que, dans l’arrêt Harkat, la CSC a indiqué que, dans les cas où les renseignements ou les éléments de preuve caviardés ne peuvent pas être décaviardés ou résumés sans porter atteinte à la sécurité nationale, mais qu’ils font tout de même partie de la quantité minimale incompressible de renseignements que l’appelant doit recevoir pour connaître la preuve qui pèse contre lui et y répondre, le ministre doit retirer les renseignements ou les éléments de preuve dont la non-divulgation empêche l’appelant d’être suffisamment informé : arrêt Harkat, au para 59. Les amis de la cour ont fait valoir que cette situation, considérée dans l’arrêt Harkat comme une tension irréconciliable, se présente dans l’appel Brar et dans l’appel Dulai. En outre, ils ont soutenu que, compte tenu du désaccord du ministre avec eux sur la présence de tensions irréconciliables dans ces appels, ce dernier ne retirera pas d’éléments de preuve de son propre chef. Il revient donc à la Cour de décider s’il existe ou non des tensions irréconciliables dans les appels.

À cette fin, les amis de la cour ont présenté un projet d’ordonnance que la Cour devrait rendre si elle convient avec eux que l’un des appels, ou les deux, présente une tension irréconciliable. L’ordonnance indiquerait les renseignements ou les éléments de preuve précis qui donnent lieu à la tension irréconciliable et enjoindrait au ministre de retirer ces renseignements ou ces éléments de preuve dans un délai déterminé (les amis de la cour ont proposé un délai de 60 jours), à défaut de quoi, la Cour sera incapable de décider si l’inscription du nom de l’appelant sur la liste est raisonnable et elle devra accueillir l’appel.

Deuxièmement, les amis de la cour ont examiné les réclamations de confidentialité et résumés contestés dans chaque appel. Dans certains cas, ils ont soutenu que les caviardages du procureur général n’étaient pas nécessaires (car les renseignements ou les éléments de preuve ne portaient pas atteinte à la sécurité nationale). Dans d’autres cas, ils ont convenu que la divulgation des renseignements caviardés porterait atteinte à la sécurité nationale, mais ont proposé un résumé qui éviterait une telle atteinte tout en permettant à l’appelant d’être suffisamment informé de la preuve à laquelle il doit répondre. Dans d’autres cas encore, ils ont fait valoir que les renseignements ou les éléments de preuve ne pouvaient pas être décaviardés ou résumés sans qu’il soit porté atteinte à la sécurité nationale, mais qu’ils devaient être divulgués pour que l’appelant soit suffisamment informé. Dans ces cas, les amis de la cour ont demandé à la Cour de déclarer que la tension irréconciliable décrite précédemment existe.

Les amis de la cour ont souligné que la norme applicable est celle du « risque sérieux d’atteinte » et que, tout au long de l’instance, il incombe au juge de garantir que le ministre ne vise pas trop large lorsqu’il invoque la confidentialité.

Autres questions en litige

Les parties ont discuté d’autres questions procédurales, notamment le format et le délai pour présenter un dossier d’appel révisé après la décision de la Cour sur la divulgation, le délai pour interjeter appel de cette décision et faire surseoir à l’ordonnance s’il est interjeté appel, et d’éventuels caviardages dans la liste des pièces.

Le 17 juin 2021

L’audience a repris le 17 juin 2021, à 9 h 30, et la Cour a entendu les arguments de l’avocat du procureur général et ceux des amis de la cour concernant la requête en radiation du procureur général. Après la pause de mi-journée, le procureur général a retiré sa requête en radiation.

En après-midi, la Cour a discuté avec les amis de la cour et l’avocat du procureur général de la possibilité de préparer un autre résumé des éléments de preuve présentés lors des audiences ex parte et à huis clos en vue d’ajouter aux résumés fournis dans la communication publique no 7 (T-669-19) et la communication publique no 8 (T-670-19) d’une manière qui ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale. L’avocat du procureur général et les amis de la cour ont accepté de préparer un projet de résumé à cet égard.

La Cour a demandé que ce résumé confirme qu’aucun renseignement ou élément de preuve visant l’un ou l’autre appelant ne se rapporte à l’alinéa 8(1)a) de la LSDA et que les deux inscriptions sont liées à des renseignements et à des éléments de preuve se rapportant à l’alinéa 8(1)b).

[25]      Après l’audience de juin 2021, les questions liées à la liste caviardée des pièces et à la divulgation d’autres renseignements au moyen de résumés revenaient constamment. Les appelants en ont été informés dans la communication publique no 12. En ce qui concerne la liste des pièces, il a plus tard été convenu qu’une version caviardée serait communiquée après que l’avocat du procureur général et les amis de la cour auraient pris connaissance des décisions sur les caviardages en litige rendues à l’issue des audiences ex parte et à huis clos. En ce qui a trait au résumé des renseignements supplémentaires, les avocats se sont engagés à le soumettre au plus tard le 31 août 2021. Tout de suite après que la Cour l’eut reçu, examiné, puis approuvé, le résumé a été communiqué à titre de communication publique no 13, le 31 août 2021, à la suite d’une audience ex parte tenue à huis clos le même jour.

[26]      Dès lors, toutes les questions en suspens ont été mises en délibéré en vue de rendre une ordonnance et des motifs le plus rapidement possible, ce qui a été fait le 5 octobre 2021 et ce qui a donné lieu à deux ordonnances (Brar 2021 et Dulai 2021). Les ordonnances rendues ont été annoncées dans la communication publique no 16.

[27]      Le 12 octobre 2021, un dossier d’appel révisé a été déposé et mis à la disposition de toutes les parties, ce qui a élargi la portée de la divulgation et permis de révéler d’autres renseignements aux appelants.

[28]      Le 1er novembre 2021, au cours d’une téléconférence de gestion de l’instance, les participants ont discuté des questions en suspens, y compris la possibilité d’être entendu pour les appelants et le ministre en vertu de l’alinéa 16(6)d) de la LSDA. Puis, le 1er décembre 2021, la Cour a rendu une ordonnance établissant l’échéancier du dépôt des affidavits et des observations, et le calendrier des audiences prévues pour 2022.

[29]      Le 7 décembre 2021, à la demande du juge qui présidait l’audience, une conférence de gestion de l’instance ex parte et à huis clos a eu lieu pour discuter des prochaines étapes et d’autres questions liées à l’établissement du calendrier. La Cour a demandé que des observations ex parte et à huis clos supplémentaires soient déposées à l’égard des éléments de preuve confidentiels et publics au dossier qui appuient les allégations dans chaque appel. Un calendrier a été établi et la Cour a réservé quelques jours en mai 2022 pour tenir une audience ex parte et à huis clos après les audiences publiques, si elle le jugeait nécessaire. Cette information a été confirmée dans la communication publique no 17, transmise le 8 décembre 2021.

[30]      Le 31 janvier 2022, la Cour a reçu d’autres affidavits de M. Dulai, y compris des documents personnels qui, de l’avis de ses avocates, pouvaient compromettre la sécurité de M. Dulai s’ils étaient rendus publics. Par conséquent, dans une lettre datée du 31 janvier 2022, ses avocates ont demandé la possibilité de déposer une version « publique » de l’affidavit dans laquelle des renseignements de nature délicate seraient caviardés.

[31]      Le 2 février 2022, l’avocat du procureur général a déposé ses observations écrites et confidentielles.

[32]      La Cour a formulé une directive verbale le 7 février 2022, en réponse à la lettre de M. Dulai et à la réplique de l’avocat du procureur général du 4 février 2022. La Cour a déclaré qu’elle était satisfaite de la proposition convenue par les parties selon laquelle M. Dulai devait envoyer une liste des caviardages proposés à l’avocat du procureur général pour que les parties en discutent et parviennent à une entente.

[33]      Le 25 février 2022, les amis de la cour ont déposé ses observations écrites et confidentielles.

[34]      Le 1er mars 2022, l’avocat du procureur général a déposé ses affidavits publics pour chaque dossier (M. Brar et M. Dulai).

[35]      Le 9 mars 2022, l’avocat du procureur général a déposé une réplique confidentielle en réponse aux observations confidentielles des amis de la cour.

[36]      Le 17 mars 2022, une téléconférence publique sur la gestion de l’instance a eu lieu afin que les participants puissent discuter des détails des audiences publiques prévues à Vancouver.

[37]      Le 21 mars 2022, les deux appelants ont déposé leurs observations écrites concernant les allégations portées contre eux.

[38]      Le 23 mars 2022, l’avocat du procureur général a présenté une lettre faisant suite à la conférence de gestion de l’instance et à la communication publique no 11 qui confirmait que les deux inscriptions sur la liste (celle de M. Brar et celle de M. Dulai) étaient fondées sur l’alinéa 8(1)b) de la LSDA et non sur l’alinéa 8(1)a).

[39]      Le 5 avril 2022, l’avocat du procureur général a déposé des observations confidentielles dans lesquelles il désignait les éléments de preuve confidentiels, le cas échéant, sur lesquels il s’appuyait pour étayer chacune des allégations publiques formulées contre les appelants et figurant dans l’ordonnance et les motifs publics modifiés du 5 octobre 2021.

[40]      Le 11 avril 2022, les avocates du ministre ont déposé leurs observations publiques.

[41]      Le 14 avril 2022, les amis de la cour ont déposé des observations confidentielles en réponse aux observations confidentielles de l’avocat du procureur général.

[42]      Les audiences publiques se sont déroulées sur quatre jours (du 19 au 22 avril 2022) à Vancouver, en Colombie-Britannique. MM. Brar et Dulai étaient présents et ont témoigné, en plus de Mme Lesley Soper du ministère de la Sécurité publique du Canada. Les avocats des appelants et de l’intimé étaient présents. Les deux amis de la cour étaient également présents. Ces audiences visaient à donner aux appelants et au ministre la possibilité de se faire entendre. Ces audiences peuvent être résumées de la façon suivante :

[traduction]

Le 19 avril 2022

L’audience s’est ouverte le 19 avril 2022, à 9 h 30 (heure du Pacifique). Les deux appelants étaient présents et ont été interrogés par leurs avocats respectifs. Les avocates du ministre ont également interrogé M. Dulai.

L’interrogatoire comprenait un examen des antécédents de chaque appelant et des questions liées aux allégations précises portées contre chacun d’eux.

Dans les deux cas, les appelants ont répondu à toutes les questions et ont témoigné de l’incidence que leur inscription sur la liste a eue sur eux, leur famille et leurs entreprises.

Ils ont tous deux catégoriquement nié avoir participé à des activités liées au terrorisme, que ce soit au pays ou à l’étranger.

Le 20 avril 2022

L’audience s’est ouverte le 20 avril 2022, à 9 h 30 (heure du Pacifique).

Les avocates du ministre ont présenté leur témoin, Mme Lesley Soper, de Sécurité publique Canada.

Les avocats des deux appelants ont interrogé Mme Soper. Plusieurs questions ont été posées au sujet de ses quatre affidavits. Elles portaient essentiellement sur son travail et son rôle.

Dans le cas de M. Dulai, des questions ont été posées au sujet de la mise à jour administrative et de la modification des directives qui ont eu lieu en avril 2018, de reportages médiatiques et de renseignements obtenus à la suite de mauvais traitements allégués.

Dans le cas de M. Brar, des questions ont été posées sur la nature des conclusions du groupe consultatif, le processus décisionnel et l’organisme de nomination. De plus, les avocats de M. Brar ont soulevé des préoccupations au sujet de la crédibilité et de la fiabilité des sources utilisées pour justifier l’inscription du nom de M. Brar sur la liste.

Les avocates de M. Dulai ont présenté des observations sur le droit à l’équité procédurale reconnu par la common law et protégé par l’article 7 de la Charte. Les avocates ont déclaré que le délégué du ministre avait porté atteinte aux droits à l’équité procédurale de M. Dulai pendant le processus de recours administratif en ne l’informant pas suffisamment de la preuve à réfuter avant d’exiger sa réponse, et en omettant de fournir les motifs de sa décision de maintenir son nom sur la liste d’interdiction de vol. Par conséquent, M. Dulai demande à la Cour un jugement déclaratoire à cet effet.

Les avocates de M. Dulai ont également soutenu qu’il subsiste une tension irréconciliable entre le droit qu’a M. Dulai de recevoir une quantité minimale incompressible de renseignements et les préoccupations en matière de sécurité nationale à l’étape de l’appel. Les avocates ont expliqué que certains renseignements ne pouvaient pas être divulgués à M. Dulai pour des raisons de sécurité nationale. Par conséquent, M. Dulai ne peut pas connaître la preuve à réfuter et se défendre en conséquence. Les avocates soutiennent que la seule solution à cette tension irréconciliable consiste à ordonner au ministre de retirer les renseignements impossibles à communiquer. Si cette mesure n’est pas accordée, la procédure demeurera injuste, ce qui porterait atteinte à la justice naturelle et aux droits de M. Dulai garantis par l’article 7 de la Charte.

Les avocates de M. Dulai ont également soulevé des préoccupations au sujet du choix du témoin en vue des audiences publiques. Même si Mme Soper n’a joué aucun rôle dans l’inscription du nom de M. Dulai sur la liste, elle a été retenue comme témoin à l’audience, tandis que tout ce qui concerne le témoin du SCRS est demeuré inaccessible à l’appelant. Par conséquent, l’appelant ne peut pas être convaincu que l’allégation d’ingérence étrangère n’est pas liée à l’inscription de son nom sur la liste et que la décision n’était pas politique. Des droits importants sont en cause lorsqu’une personne est étiquetée comme terroriste, ce qui crée un problème.

Les avocates de M. Dulai ont déclaré que celui-ci avait peur de parler librement et qu’il s’inquiétait de la possibilité qu’un pays contre lequel il milite [l’Inde] tire les ficelles. M. Dulai a dû exposer toute sa vie devant la Cour en partie parce qu’il n’a pas ce dont il a besoin pour répondre à la preuve qui pèse contre lui. Dans ces circonstances, M. Dulai a droit à un degré élevé d’équité procédurale.

Le 21 avril 2022

L’audience s’est ouverte le 20 avril 2022, à 9 h 30 (heure du Pacifique).

Les avocates de M. Dulai ont poursuivi en faisant valoir que la preuve contre M. Dulai était fondée à un degré décisif sur des renseignements non divulgués et que, selon le paragraphe 59 de l’arrêt Harkat, « le ministre doit retirer les renseignements ou les éléments de preuve dont la non-divulgation empêche la personne visée d’être raisonnablement informée ».

Les avocates ont également déclaré que M. Dulai n’était pas en mesure de leur donner des directives utiles et que, par conséquent, les amis de la cour ne pouvaient pas représenter ses intérêts.

Les avocates ont déclaré que la norme de contrôle applicable en l’espèce était celle de la décision correcte, et le juge était d’accord sur ce point.

Les avocates ont examiné la plupart des allégations portées contre M. Dulai et fourni des explications visant à semer le doute sur la crédibilité des sources ou l’authenticité de l’intention sous-tendant ces allégations.

En résumé, les avocates de M. Dulai estiment que le gouvernement de l’Inde l’a sur son radar et tente de le discréditer parce qu’il est un personnage important qui pourrait représenter une menace pour lui.

Les avocats de M. Brar ont indiqué, au début de leurs observations, qu’ils renonçaient à la question constitutionnelle modifiée de la portée excessive et à celle liée à l’article 6 de la Charte. Ils ont fait valoir que, si la Cour concluait que M. Brar n’avait pas reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires, elle devait rejeter le caractère raisonnable de la décision.

Les avocats de M. Brar ont fait valoir que l’article 7 de la Charte s’applique au cas de M. Brar parce que le fait d’être étiqueté comme terroriste met en jeu la sécurité de la personne. Le fait que le gouvernement canadien a qualifié M. Brar de terroriste impose un stress psychologique. M. Brar a l’impression d’être suivi. Les allégations et les accusations sont de nature criminelle. Elles sont parmi les plus graves dans notre société actuelle. Le simple fait d’accuser quelqu’un de ces crimes est différent du stress ordinaire de vivre dans une société.

Les avocats de M. Brar ont fait valoir que, lorsque l’article 7 est en jeu, et ils croient que c’est le cas, la personne doit connaître la preuve qui pèse contre elle et avoir la possibilité d’y répondre. Bien que M. Brar ne conteste pas le rôle des amis de la cour dans la présente instance, leur participation n’est valable que si M. Brar reçoit suffisamment d’information pour donner des directives à la fois à l’avocat public et aux amis de la cour. Il faut vérifier les sources confidentielles pour s’assurer qu’elles sont dignes de foi.

Les avocats de M. Brar étaient d’accord avec la norme de contrôle établie par la Cour, c.-à-d. la décision correcte, sans déférence. Cependant, ils ne souscrivent pas à l’allégation selon laquelle M. Brar a reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires. Ils soutiennent que les observations écrites de l’intimé ne tiennent pas compte des nouveaux renseignements soumis à la Cour. Que la question du bien-fondé ne puisse être examinée qu’au cours d’une séance ex parte et à huis clos vient confirmer que M. Brar n’a pas reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires. Les avocats affirment que la communication publique no 13 mentionne des éléments de preuve supplémentaires (au sujet de la crédibilité et de la fiabilité des renseignements) qui ont été ajoutés et dont l’appelant n’est pas au courant. La raison pour laquelle les éléments de preuve du SCRS sont retenus plutôt que ceux de M. Brar demeure préoccupante.

Les avocats de M. Brar ont passé en revue les allégations portées contre lui et ont souligné que le récit semble avoir changé au fil du temps, certains renseignements ayant été retirés. Par exemple, l’allégation relative à la formation de jeunes figure dans les deux premiers sommaires de cas, mais n’est pas incluse dans le dossier subséquent. Ces actions ont finalement été attribuées à M. Cheema. L’appelant ne connaît pas les sources de ces allégations, mais il remet en question les raisons du retrait de certaines allégations. Les avocats soutiennent que si les sources ont été jugées non fiables, la crédibilité des autres éléments de preuve fournis par ces sources est douteuse.

Les avocats de M. Brar ont déclaré qu’en soi, il n’y a rien de mal à ce que quelqu’un se livre à des activités anti-Inde ou soit un contact opérationnel pour quelqu’un, par opposition à ce qui est soutenu dans les allégations. Il y a d’autres facteurs à prendre en considération dans le cas de M. Brar, comme le fait que son père pourrait en faire une cible pour le gouvernement de l’Inde, en plus de sa défense des enjeux sociaux dans la communauté. L’interdiction du consulat, qui a été déclarée en décembre 2017 et qui incluait le nom de M. Brar comme contact, pourrait aussi jouer contre lui.

Enfin, les avocats de M. Brar ont présenté l’idée selon laquelle la chronologie du voyage du premier ministre Trudeau en Inde et l’inscription sur la liste de M. Brar pourraient être liées, ce qui serait le signe d’une ingérence étrangère.

Le 22 avril 2022

L’audience s’est ouverte le 22 avril 2022, à 9 h 30 (heure du Pacifique).

Les avocates du ministre de la Sécurité publique du Canada ont informé la Cour qu’elles se fonderaient sur leurs observations écrites et que trois aspects seraient abordés, à savoir la norme de contrôle, l’article 7 et l’article 6 de la Charte.

Ils ont commencé par dire que ni l’un ni l’autre des appelants n’avaient présenté d’arguments concernant leur droit à la liberté et que le ministre était d’avis que l’article 7 (liberté) n’était pas en jeu et n’avait pas été interprété comme le droit de choisir un moyen de transport.

En ce qui concerne la sécurité de la personne, les avocates du ministre ont soutenu que la jurisprudence récente (Moretto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 261) avait déterminé que la stigmatisation à elle seule ne mettait pas en cause l’article 7 de la Charte. Le ministre est d’avis que le témoignage des appelants selon lequel ils sont attristés, effrayés et contrariés doit être examiné d’un point de vue plus général et qu’il n’est pas suffisant pour atteindre le seuil requis pour déclencher l’application l’article 7 .

Les avocates du ministre soutiennent que les appelants ont reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires pendant la procédure d’appel. Les appelants ont démontré qu’ils connaissaient la preuve qui pesait contre eux par la précision avec laquelle ils ont traité de différentes questions. Les avocats ajoutent que les deux amis de la cour ont également servi pour l’essentiel de solutions de remplacement.

Les avocates du ministre soutiennent que la norme de contrôle applicable dans les deux présentes affaires devrait être celle de la décision raisonnable et non celle de la décision correcte, comme il avait été convenu avec la Cour la veille. Les avocats soutiennent que, dans le contexte de la LSDA, un tribunal qui reçoit de nouveaux renseignements concernant la crédibilité doit réexaminer la décision et décider si elle est raisonnable. Dans le cas d’un appel prévu par la loi, le tribunal doit utiliser la norme prévue. Le fait que le juge dispose d’une plus grande quantité de renseignements l’oblige tout de même à déterminer si la décision est toujours défendable.

Les avocats ont fait valoir que, si la décision est raisonnable, mais que ce n’est pas celle que le juge aurait rendue, elle demeure raisonnable, puisqu’il ne s’agit pas d’une décision de novo. Si l’on examine l’ensemble du dossier, la question est de savoir si la décision est raisonnable et défendable. Il s’agit du caractère raisonnable.

Les avocates du ministre ont déclaré qu’il n’était pas nécessaire de faire la distinction entre l’alinéa 8(1)a) ou 8(1)b) dans un appel fondé sur la LSDA, car l’issue demeure la même, soit l’inscription sur la liste. Le juge s’est dit en désaccord.

En ce qui concerne l’article 6 de la Charte, les avocates du ministre ont fait valoir que le régime de la LSDA ne portait pas atteinte au paragraphe 6(2) (circulation interprovinciale) parce que la loi ne crée pas une différence de traitement entre les personnes. Les avocates ont soutenu que les appelants pouvaient se rendre dans d’autres provinces, mais pas par avion. Cela ne crée pas une différence de traitement. La Charte ne protège pas le type de transport. De plus, les appelants ont déclaré qu’ils avaient effectué des déplacements. Bien que le temps de déplacement ait été plus long, ils ont quand même effectué des déplacements.

Lorsque le juge leur a demandé si une violation de l’article 6 de la Charte pouvait être justifiée au regard de l’article premier en l’espèce, les avocates du ministre ont répondu que l’analyse requise était celle de l’arrêt Doré, et non celle de l’article premier (Oakes). Elles ont ajouté que toute violation des droits garantis par l’article 6 était proportionnelle et équilibrée, eu égard aux considérations liées à la sécurité nationale, et que l’absence de motifs ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale. Le ministre s’est fondé sur la recommandation pour justifier sa décision.

L’avocat du procureur général était présent à l’audience et a affirmé que les appelants avaient été raisonnablement informés et qu’ils avaient reçu la quantité minimale incompressible de renseignements nécessaires. Il a ajouté que, même si les appelants pourraient ne jamais tout savoir, ils en savent certainement assez compte tenu des observations qu’ils ont présentées et de celles des amis de la cour. Le paragraphe 16(6) ne serait pas nécessaire s’ils savaient tout. L’arrêt Harkat doit être appliqué au cas par cas.

L’avocat du procureur général a précisé qu’il soutiendrait, dans ses observations ex parte, que le seuil des motifs raisonnables de soupçonner a été atteint. Cette déclaration repose sur des renseignements confidentiels, mais aussi sur certaines réponses que les appelants ont données publiquement.

Pour leur part, les amis de la cour ont soutenu qu’ils avaient expressément identifié des allégations non divulguées qui ne font pas partie de la quantité minimale incompressible de renseignements. Ils soutiennent qu’il reste des allégations auxquelles les appelants sont incapables de répondre et que les appelants ne peuvent pas donc donner de directives à leurs avocats et aux amis de la cour. Ils font valoir que la Cour devrait rendre un jugement déclaratoire fondé sur l’arrêt Harkat quant à ces allégations – qui invite le ministre à trouver un moyen de divulguer d’autres renseignements ou, à défaut, à retirer les allégations en cause.

[43]      Une conférence de gestion de l’instance ex parte et à huis clos a eu lieu le 27 avril 2022, à la Cour fédérale, à Ottawa. Les amis de la cour et l’avocat du procureur général étaient présents. La conférence de gestion de l’instance visait à discuter de différents sujets liés aux dernières étapes des appels prévus par la loi.

[44]      La communication publique no 19 a été transmise le 28 avril 2022. Elle visait à donner des directives faisant suite à la conférence de gestion de l’instance ex parte et à huis clos tenue la veille.

[45]      Le 29 avril 2022, Sadaf Kashfi, un avocate d’Edelmann & Co. Law Corporation spécialisée dans les questions d’immigration complexes touchant les États-Unis et le Canada, a présenté des observations sur les circonstances dans lesquelles une personne pourrait se voir refuser l’admission aux États-Unis et sur la façon dont cela explique les conclusions qui peuvent être tirées à partir du refus d’admission de M. Dulai le 27 mai 2017.

[46]      Le 6 mai 2022, la Cour a publié la communication publique no 20 dans laquelle elle disait qu’elle avait reçu le rapport non caviardé du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) sur le voyage du premier ministre en Inde en février 2018, lequel allait être ouvert et examiné uniquement par le juge à ce moment-là. De nouvelles consultations devaient avoir lieu si la Cour déterminait qu’une divulgation supplémentaire était nécessaire.

[47]      Le 16 mai 2022, la Cour a publié la communication publique no 21 dans laquelle elle disait qu’elle avait examiné le rapport du CPSNR et que les parties du rapport qui portaient sur les questions liées aux appels seraient mises à la disposition de l’avocat du procureur général et des amis de la cour pour obtenir leurs commentaires, le cas échéant.

[48]      Les amis de la cour ont déposé des observations écrites confidentielles, le 18 mai 2022.

[49]      Le ministre a déposé des observations écrites classifiées concernant le rapport du CPSNR, le 18 mai 2022.

[50]      Le 24 mai 2022, les amis de la cour et le ministre ont déposé des observations écrites confidentielles en réplique.

[51]      Le 25 mai 2022, la Cour a publié la communication publique no 22 dans laquelle elle disait qu’elle avait lu les observations confidentielles finales et les répliques du ministre et des amis de la cour, et qu’elle avait décidé de mettre les deux appels en délibéré sans tenir d’autres audiences ex parte et à huis clos.



[1] Voir : Brar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1163, [2022] 2 R.C.F. 60 et Dulai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 1164, [2022] 2 R.C.F. F-11.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.