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NOTE DE L’ARRÊTISTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.

T-826-21

2022 CF 281

Le procureur général du Canada (demandeur)

c.

Paulina Gregorio (défenderesse)

Répertorié : Canada (Procureur général) c. Gregorio

Cour fédérale, juge Zinn — Par vidéoconférence, 24 janvier; Ottawa, 2 mars 2022.

Pensions — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a accordé la permission d’en appeler d’une décision de la division générale — La défenderesse avait déposé une demande de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada, demande qui a été examinée par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale  — La division générale a conclu que la défenderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’elle était invalide à la date pertinente; elle avait des réserves à propos de la preuve de la défenderesse — La défenderesse a interjeté appel de la décision de la division générale devant la division d’appel — La division d’appel a accordé la permission d’interjeter appel (décision accordant la permission d’en appeler) — Le demandeur a par la suite sollicité le contrôle judiciaire de la décision accordant la permission d’en appeler — Ni le demandeur ni le ministre de l’Emploi et du Développement social (ministre) n’a demandé à la Cour fédérale un sursis à l’exécution de la décision accordant la permission d’en appeler ou la suspension de l’instance devant le Tribunal — Après l’audience de la division d’appel, le ministre a demandé que l’appel soit suspendu le temps que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée — Plus tard, la division d’appel a rendu sa décision sur le fond de l’appel; elle a rejeté la demande du ministre visant la suspension de l’instance; elle a conclu que le ministre n’avait pas demandé de suspension avant que l’audience soit tenue et a conclu que la division générale avait dépassé les bornes et commis une erreur lorsqu’elle avait évalué la crédibilité globale de la défenderesse — La division d’appel a également jugé que la preuve au dossier était suffisante pour que l’affaire soit tranchée sur le fond et a conclu que la défenderesse était invalide et qu’elle avait droit à des prestations rétroactives à avril 2015 — Il s’agissait pour la Cour de savoir si la demande de contrôle judiciaire était prématurée; si la décision de la division d’appel accordant la permission d’en appeler était raisonnable; et si une réparation en equity devrait être ordonnée — Les seuls moyens d’appel d’une décision de la division générale sont énoncés à l’art. 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social — L’art. 68 de la Loi, suivant lequel une décision du Tribunal de la sécurité sociale à l’égard d’une demande est définitive et sans appel, n’est qu’une clause privative ou limitative — De telles dispositions sont courantes dans les lois qui créent des tribunaux administratifs — Elles ont pour objet de signaler que les décisions administratives commandent la déférence — Elles n’excluent pas le contrôle judiciaire de ces décisions — Il est inapproprié de qualifier de définitive et sans appel une décision accordant la permission d’en appeler — Le refus d’entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler ne va pas nécessairement à l’encontre des principes de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires, car une audience complète sur le fond de l’appel pourrait ne pas être évitée — Lorsque la décision dont elle est saisie n’est pas la décision définitive que le tribunal administratif a rendue sur le fond, la Cour fédérale ne devrait intervenir à l’égard d’une telle décision que dans des circonstances exceptionnelles et lorsque rien ne pourrait donner lieu à des réserves qui devront être traitées — Telle a été la démarche adoptée en l’espèce — La question de savoir si la décision de la division générale comportait une erreur au regard de l’art. 58, le demandeur pouvait la soulever dans le cadre de l’appel sur le fond — On pouvait difficilement considérer que la position du demandeur était une circonstance exceptionnelle — Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire était prématurée — Même si la demande n’était pas prématurée, la décision accordant la permission d’en appeler était raisonnable — La division d’appel a conclu qu’il existait une cause défendable selon laquelle l’appréciation de la crédibilité qu’avait effectuée la division générale était viciée — Dans la présente affaire, la division d’appel a conclu que la division générale avait tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’encontre de la défenderesse — Il était raisonnable de le conclure, car la division générale suggérait fortement dans sa décision que la défenderesse avait tenté de la tromper — Même si la Cour fédérale avait jugé la décision accordant la permission d’en appeler déraisonnable, elle n’aurait accordé aucune réparation en equity — En tentant de faire annuler la décision accordant la permission d’en appeler, le demandeur cherchait à faire indirectement ce qu’il a choisi de ne pas faire directement — La Cour fédérale, à titre de tribunal d’equity, ne pouvait que voir d’un mauvais œil l’adoption d’une telle conduite — Demande rejetée.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — La défenderesse avait déposé une demande de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada — La division générale du Tribunal de la sécurité sociale, qui a entendu la demande, a conclu que la défenderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’elle était invalide à la date pertinente; elle avait des réserves à propos de la preuve de la défenderesse — La défenderesse a interjeté appel de la décision de la division générale devant la division d’appel — La division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a accordé la permission d’interjeter appel (décision accordant la permission d’en appeler) — Le demandeur a par la suite sollicité le contrôle judiciaire de la décision accordant la permission d’en appeler — Il s’agissait de savoir si la demande de contrôle judiciaire était prématurée — À défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés — L’art. 68 de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, suivant lequel une décision du Tribunal de la sécurité sociale à l’égard d’une demande est définitive et sans appel, n’est qu’une clause privative ou limitative — De telles dispositions sont courantes dans les lois qui créent des tribunaux administratifs — Elles ont pour objet de signaler que les décisions administratives commandent la déférence — Toutefois, elles n’excluent pas le contrôle judiciaire de ces décisions — Le refus d’entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler ne va pas à l’encontre des principes de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires, car une audience complète sur le fond de l’appel pourrait ne pas être évitée — Lorsque la décision dont elle est saisie n’est pas la décision définitive que le tribunal administratif a rendue sur le fond, la Cour fédérale ne devrait intervenir à l’égard d’une telle décision que dans des circonstances exceptionnelles et lorsque rien ne pourrait donner lieu à des réserves qui devront être traitées — Telle a été la démarche adoptée en l’espèce — La question de savoir si la décision de la division générale comportait une erreur au regard de l’art. 58, le demandeur pouvait la soulever dans le cadre de l’appel sur le fond — On ne pouvait considérer que la position du demandeur était une circonstance exceptionnelle — Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire était prématurée.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un membre de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a accordé la permission d’en appeler d’une décision de la division générale.

La défenderesse avait auparavant déposé une demande de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada en 2013. La demande de la défenderesse a été examinée par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale. Le 21 décembre 2020, la division générale a conclu que la défenderesse n’avait pas fourni une preuve suffisante pour démontrer qu’elle était invalide à la date pertinente, le 31 décembre 2011. La division générale avait des réserves à propos de la preuve de la défenderesse. La défenderesse a interjeté appel de la décision de la division générale devant la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale et, le 19 avril 2021, la division d’appel a accordé la permission d’interjeter appel (décision accordant la permission d’en appeler). La division d’appel a souligné que la défenderesse avait allégué la présence de nombreuses erreurs dans la décision de la division générale, mais elle a décidé de ne traiter que l’argument qui avait le plus de chances de succès. Le demandeur a par la suite sollicité le contrôle judiciaire de la décision accordant la permission d’en appeler. Ni le demandeur ni le ministre de l’Emploi et du Développement social (ministre) n’a demandé à la Cour fédérale un sursis à l’exécution de la décision accordant la permission d’en appeler ou la suspension de l’instance devant le Tribunal. La division d’appel a tenu une audience pour entendre l’appel le 22 juin 2021. Le 15 juillet 2021, après l’audience de la division d’appel, le ministre a demandé que l’appel soit suspendu le temps que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée. Plus tard, la division d’appel a rendu sa décision sur le fond de l’appel. Elle a rejeté la demande du ministre visant la suspension de l’instance et a souligné que rien dans la loi n’exigeait que l’instance soit suspendue jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire. La division d’appel a conclu que le ministre savait ou aurait dû savoir que l’audience approchait, et il n’avait pas demandé de suspension avant qu’elle soit tenue. Elle a accueilli l’appel, car elle a conclu que la division générale avait dépassé les bornes et commis une erreur lorsqu’elle avait évalué la crédibilité globale de la défenderesse. La division d’appel a également conclu que la division générale avait mal interprété le témoignage de la défenderesse à propos des raisons pour lesquelles elle avait quitté son emploi. La division d’appel a jugé que la preuve au dossier était suffisante pour que l’affaire soit tranchée sur le fond et a conclu que la défenderesse était invalide et qu’elle avait droit à des prestations rétroactives à avril 2015.

Il s’agissait de savoir si la demande de contrôle judiciaire était prématurée; si la décision de la division d’appel accordant la permission d’en appeler était raisonnable; et si une réparation en equity devrait être ordonnée.

Jugement : la demande doit être rejetée.

En règle générale, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés. Les seuls moyens d’appel d’une décision de la division générale sont énoncés au paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social. L’article 68 de la Loi, suivant lequel une décision du Tribunal de la sécurité sociale à l’égard d’une demande est définitive et sans appel, n’est qu’une clause privative ou limitative. De telles dispositions sont courantes dans les lois qui créent des tribunaux administratifs. Elles ont pour objet de signaler que les décisions administratives commandent la déférence. Toutefois, elles n’excluent pas le contrôle judiciaire de ces décisions. Une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler ne délimite pas les questions en appel qui ont une chance raisonnable de succès. De plus, il est inapproprié de qualifier de définitive et sans appel une décision accordant la permission d’en appeler. Bien qu’une telle décision soit une étape distincte du processus administratif, la décision définitive qui en résulte est celle rendue sur le fond de l’appel. Le refus d’entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler ne va pas nécessairement à l’encontre des principes de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires, car une audience complète sur le fond de l’appel pourrait ne pas être évitée. Dans presque toutes les circonstances, ne pas entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler a pour effet de réduire le nombre et la durée des instances au minimum possible. Qui plus est, il est bien possible que l’audition d’un appel complet devant la division d’appel ait lieu avant que la Cour fédérale ne procède au contrôle judiciaire. Lorsque la décision dont elle est saisie n’est pas la décision définitive que le tribunal administratif a rendue sur le fond, la Cour fédérale ne devrait intervenir à l’égard d’une telle décision que dans des circonstances exceptionnelles et lorsque rien ne pourrait donner lieu à des réserves qui devront être traitées. Telle a été la démarche adoptée en l’espèce. Le seul reproche du demandeur à l’égard de la décision accordant la permission d’en appeler était que la division d’appel avait commis une erreur en accordant la permission d’en appeler pour un motif autre que les moyens d’appel énoncés à l’article 58 de la Loi. La question de savoir si la décision de la division générale comportait une erreur au regard de l’article 58, le demandeur pouvait la soulever dans le cadre de l’appel sur le fond. On pouvait difficilement considérer que la position du demandeur était une circonstance exceptionnelle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire était prématurée.

Même si la demande n’était pas prématurée, la décision accordant la permission d’en appeler était raisonnable. Les parties ne s’entendaient pas sur la question de savoir quelle était la cause défendable à laquelle la division d’appel avait conclu. La division d’appel n’a pas conclu que la cause défendable était que l’appréciation de la preuve était inappropriée. Sa conclusion était qu’il existait une cause défendable selon laquelle l’appréciation de la crédibilité qu’avait effectuée la division générale était viciée. Si un appel à la division d’appel fonctionne selon des principes différents de ceux d’un contrôle judiciaire de la Cour fédérale, la façon dont la Cour fédérale traite les appréciations de la crédibilité donne un éclairage intéressant. À l’instar de la division d’appel, la Cour fédérale, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, n’a pas le droit d’apprécier de nouveau la preuve. Toutefois, elle peut annuler une décision au motif que l’appréciation de la crédibilité était viciée. C’est exactement ce qu’a fait la division d’appel dans la présente affaire. Elle a conclu que la division générale semblait avoir tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’encontre de la défenderesse. Il était raisonnable de le conclure, car la division générale a suggéré fortement dans sa décision que la défenderesse avait tenté de la tromper. La division d’appel a ensuite conclu qu’il existait une cause défendable selon laquelle cette conclusion en matière de crédibilité n’avait pas été tirée de façon appropriée. Bien que s’ensuivait nécessairement la conclusion qu’il était inapproprié de n’attribuer aucun poids au témoignage de la défenderesse, il ne s’agissait pas réellement d’une nouvelle appréciation de la preuve.

Même si la décision accordant la permission d’en appeler avait été jugée déraisonnable, aucune réparation en equity demandée n’aurait été accordée. L’ordonnance habituelle aurait consisté à annuler la décision déraisonnable et à renvoyer l’affaire pour qu’un décideur différent rende une nouvelle décision. Toutefois, une telle ordonnance aurait eu pour effet d’annuler la décision d’appel et le versement des prestations de pension d’invalidité de la défenderesse. Le demandeur n’a pas contesté la décision d’appel directement, puisqu’il n’a pas déposé de demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour d’appel fédérale. En tentant de faire annuler la décision accordant la permission d’en appeler, il a cherché à faire indirectement ce qu’il avait choisi de ne pas faire directement. Aucune mauvaise foi ne lui a été imputée, mais la Cour fédérale, à titre de tribunal d’equity, ne pouvait que voir d’un mauvais œil l’adoption d’une telle conduite.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34, art. 57(2), 58, 68.

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d), 28(1)g).

Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 302.

JURISPRUDENCE CITÉE

DÉCISION NON SUIVIE :

Canada (Procureur général) c. O’Keefe, 2016 CF 503; Alves c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1100, [2015] 4 R.C.F. 108.

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332; Herbert c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 11; Layden c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2008 CF 619.

DÉCISIONS EXAMINÉES :

PG c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2021 TSS 362; Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44; Canada (Procureur général) c. Hines, 2016 CF 112; Canada (Procureur général) c. Hoffman, 2015 CF 1348; Mrak c. Canada (Ressources humaines et du Développement des compétences), 2007 CF 672, [2007] A.C.F. no 909 (QL).

DÉCISION CITÉE :

Ingram c. Canada (Procureur général), 2017 CF 259.

DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision (PG c. Ministre de l'Emploi et du Développement social, 2020 TSS 1145) par laquelle un membre de la division d'appel du Tribunal de la sécurité sociale a accordé la permission d’en appeler d'une décision de la division générale. Demande rejetée.

ONT COMPARU :

Ian McRobbie pour le demandeur.

Steven R. Yormak pour la défenderesse.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.

Yormak & Associates, London (Ontario) pour la défenderesse.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Zinn : L’espèce ne présente pas de circonstances exceptionnelles qui justifieraient que la Cour intervienne pour contrôler la décision, datée du 19 avril 2021, par laquelle un membre de la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a accordé la permission d’en appeler (la décision accordant la permission d’en appeler) d’une décision de la division générale [PG c. Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2020 TSS 1145] (la décision de la division générale).

[2]        La présente demande est prématurée. Mais, même si la demande avait été présentée en temps opportun, la réparation sollicitée ne serait pas accordée, car la décision visée par la demande de contrôle judiciaire est raisonnable. En outre, au vu des faits présentés à la Cour, une réparation en equity annulant la décision accordant la permission d’en appeler ne serait pas accordée.

Contexte

[3]        En 2013, la défenderesse, Mme Paulina Gregorio, a déposé une demande de prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada. Plusieurs années plus tard, sa demande a été examinée par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale (la division générale).

La décision de la division générale

[4]        Le 21 décembre 2020, la division générale a conclu que la défenderesse n’avait pas fourni une preuve qui suffisait à démontrer qu’elle était invalide à la date pertinente, soit le 31 décembre 2011.

[5]        La division générale avait des réserves à propos de la preuve de Mme Gregorio. Elle a souligné que Mme Gregorio n’était pas parvenue à se souvenir de renseignements importants, alors qu’elle avait pu répondre à des questions très précises de son représentant. La division générale a conclu [au paragraphe 19] que les trous de mémoire de Mme Gregorio faisaient en sorte qu’il était « difficile de se fier à son témoignage » et que, par conséquent, la preuve documentaire était particulièrement importante pour établir les faits. Plus loin dans sa décision, la division générale a conclu qu’elle ne pouvait pas se fier à la preuve de Mme Gregorio concernant son travail ou sa capacité de travail. La division générale [au paragraphe 35] a souligné plusieurs contradictions entre la preuve et les documents médicaux fournis, et elle a jugé que les documents médicaux devaient être privilégiés, parce que « de multiples professionnelles et professionnels de la santé n’auraient aucune raison d’inventer des histoires sur son activité professionnelle ».

La décision accordant la permission d’en appeler

[6]        Mme Gregorio a demandé la permission de porter en appel la décision de la division générale devant la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale (la division d’appel) et, le 19 avril 2021, la division d’appel lui en a accordé la permission. Cette décision est celle qui est à l’examen en l’espèce.

[7]        La division d’appel a souligné que Mme Gregorio avait allégué la présence de nombreuses erreurs dans la décision de la division générale. Toutefois, elle a décidé de ne traiter que de l’argument qui, à son avis, avait le plus de chances de succès. Elle a fait observer que les autres arguments pourraient toujours être soulevés à l’audition de l’appel.

[8]        La division d’appel a conclu qu’il était [traduction] « possible de soutenir que la division générale a mis en doute la crédibilité de la requérante sans raison valable », et elle a mentionné que [traduction] « la division générale sembl[ait] presque dire que la requérante tentait activement de la tromper ». La division d’appel a fait remarquer que plus d’une décennie s’était écoulée depuis la fin de la période de couverture de Mme Gregorio et que la mémoire humaine est imparfaite. Cela pris en compte, elle s’est [traduction] « demand[ée] s’il était équitable de rejeter un élément important de la cause de la requérante seulement parce qu’il y a[vait] des lacunes et les divergences dans ses souvenirs ».

La décision d’appel

[9]        Le 19 mai 2021, le demandeur, qui est le procureur général du Canada, a sollicité le contrôle judiciaire de la décision accordant la permission d’en appeler. Cependant, ni le demandeur ni le ministre de l’Emploi et du Développement social (le ministre) n’a demandé à la Cour un sursis à l’exécution de la décision accordant la permission d’en appeler ou la suspension de l’instance devant le Tribunal de la sécurité sociale. La division d’appel a tenu une audience pour entendre l’appel le 22 juin 2021.

[10]      Le 15 juillet 2021, après l’audience de la division d’appel, le ministre a demandé que l’appel soit suspendu le temps que la présente demande soit tranchée, disant qu’il avait compris que la division d’appel avait suspendu l’instance jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire.

[11]      Le 22 juillet 2021, la division d’appel a rendu sa décision sur le fond de l’appel [2021 TSS 362 (la décision d’appel)].

[12]      Dans la décision d’appel, la division d’appel a rejeté la demande du ministre visant la suspension de l’instance. Elle a souligné que rien dans la loi n’exigeait que l’instance soit suspendue jusqu’à l’issue du contrôle judiciaire. Elle a conclu que le ministre savait ou aurait dû savoir que l’audience approchait et qu’il n’avait pas demandé de suspension avant qu’elle ne soit tenue. En outre, aux paragraphes 14 et 15 de la décision d’appel, la division d’appel a conclu que la poursuite de l’appel ne causait aucun préjudice au ministre :

De plus, je ne vois pas en quoi la progression de l’appel nuit aux intérêts du ministre. Si l’appel de la requérante va de l’avant et que je le rejette sur le fond, la tentative du ministre d’invalider ma décision relative à la permission de faire appel sera sans objet. Par ailleurs, si l’appel va de l’avant et que je l’accueille, la tentative du ministre ne sera pas en moins bonne position au bout du compte que si je suspends l’instance. Dans les deux cas, il y a un bénéfice pour la requérante parce qu’elle n’a pas à attendre environ un an pour que la Cour fédérale fasse son travail et elle obtient une décision de la division d’appel plus rapidement.

De plus, si le ministre obtient gain de cause à la Cour fédérale, ma décision d’accorder la permission de faire appel sera annulée, tout comme la présente décision sur le fond. Mais si le ministre échoue devant la Cour fédérale, il est libre de contester la présente décision. [Note en bas de page omise.]

[13]      La division d’appel a accueilli l’appel, car elle a conclu que la division générale « a[vait] dépassé les bornes et commis une erreur lorsqu’elle a[vait] évalué la crédibilité globale de la requérante » [au paragraphe 26]. Elle a jugé que la division générale « n’a[vait] pas tenu compte des raisons évidentes expliquant les lacunes et les divergences dans les souvenirs de la requérante » [au paragraphe 67]. Elle a également jugé qu’il était possible de rejeter l’ensemble d’un témoignage seulement « si la personne qui doit rendre la décision est convaincue que la ou le témoin ment ou n’a aucune crédibilité. Dans la présente affaire, la division générale n’a pas formulé une telle conclusion. Même si elle l’avait fait, rien dans le dossier ne l’aurait justifiée » [au paragraphe 27].

[14]      La division d’appel a également conclu qu’en plus de cette erreur, la division générale avait mal interprété le témoignage de la défenderesse à propos des raisons pour lesquelles elle avait quitté son emploi.

[15]      La division d’appel a jugé que la preuve au dossier était suffisante pour que l’affaire soit tranchée sur le fond, et elle a conclu que Mme Gregorio était invalide et qu’elle avait droit à des prestations rétroactives à 2015.

Les questions en litige

[16]      Dans son mémoire, le demandeur a soulevé une seule question : [traduction] « La décision de la division d’appel accordant la permission d’en appeler est-elle raisonnable? »

[17]      Au début de l’audience, j’ai informé les parties que plusieurs choses me troublaient dans la présente affaire.

[18]      Premièrement, selon le mémoire de la défenderesse, le procureur général n’a pas sollicité le contrôle judiciaire de la décision d’appel. L’avocat du procureur général a confirmé que cela était exact.

[19]      Deuxièmement, j’ai demandé si le procureur général était d’avis qu’à supposer qu’il ait gain de cause dans l’affaire dont est actuellement saisie la Cour et que la décision accordant la permission d’en appeler soit annulée, la décision d’appel serait alors frappée de nullité. Il a confirmé que le procureur général était de cet avis.

[20]      Troisièmement, j’ai cité la décision du juge Manson dans l’affaire Canada (Procureur général) c. O’Keefe, 2016 CF 503 (O’Keefe). Dans celle-ci, le procureur général a soulevé la question de savoir si le contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler d’une décision de la division générale était prématuré. Le défendeur dans cette affaire n’a présenté aucune observation à l’égard de la demande (voir O’Keefe, au paragraphe 20).

[21]      Dans la décision O’Keefe, pour plusieurs motifs que je traiterai plus loin, il a été conclu que le contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler d’une décision de la division d’appel n’était pas prématuré. La question de la prématurité ne semble pas avoir été directement traitée par un autre juge de la Cour, et, bien que la décision O’Keefe soit un précédent convaincant, j’ai souligné qu’elle ne me liait pas et j’ai demandé des observations sur la question de savoir si la présente demande était prématurée.

[22]      Enfin, j’ai fait observer que, même si je suivais la décision O’Keefe et que le procureur général me convainquait que la décision accordant la permission d’en appeler est déraisonnable, il resterait que le contrôle judiciaire est un recours discrétionnaire, et j’ai fait part de mes réserves concernant le fait que Mme Gregorio recevait, en conséquence de l’accueil de son appel, des prestations d’invalidité rétroactives à avril 2015. Le procureur général a choisi de ne pas solliciter le contrôle judiciaire de la décision d’appel, mais il est apparemment d’avis qu’elle serait frappée de nullité si la présente demande était accueillie, ce qui aurait pour effet de retirer à Mme Gregorio son droit aux prestations qu’elle reçoit. J’ai demandé des observations sur la question de savoir pourquoi, dans ces circonstances, je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et annuler la décision accordant la permission d’en appeler, comme le demande le procureur général.

Le régime législatif

[23]      Les seuls moyens d’appel d’une décision de la division générale sont énoncés au paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, L.C. 2005, ch. 34) (la LMEDS)  :

Moyens d’appel

58 (1) […]

a) la division générale n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

b) elle a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, que l’erreur ressorte ou non à la lecture du dossier;

c) elle a fondé sa décision sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance.

[24]      La division d’appel doit d’abord accorder à l’appelant la permission d’en appeler d’une décision de la division générale. Pour se voir accorder la permission d’en appeler, l’appelant doit simplement démontrer que sa « cause [est] défendable » en s’appuyant sur l’un des trois moyens d’appel (voir Ingram c. Canada (Procureur général), 2017 CF 259, au paragraphe 16).

La position des parties

[25]      Le demandeur fait valoir que la division d’appel, en accordant la permission d’en appeler, a déraisonnablement apprécié de nouveau la preuve dont disposait la division générale, ce qui n’est pas un moyen d’appel approprié. Il soutient que la division d’appel a accordé la permission d’en appeler pour entendre l’argument selon lequel il n’était pas justifié d’accorder peu ou pas de poids au témoignage de Mme Gregorio.

[26]      Le demandeur soutient également que la conclusion de la division d’appel selon laquelle [traduction] « il est possible de soutenir que la division générale a mis en doute la crédibilité de la requérante sans raison valable » est déraisonnable et qu’elle manque de transparence. La division générale a motivé sa conclusion selon laquelle le témoignage de la défenderesse n’était pas crédible, et la division d’appel n’a pas relevé d’erreur de droit de la part de la division générale dans l’appréciation de ce témoignage, ni de conclusion de fait abusive ou arbitraire.

[27]      La défenderesse soutient que la cause défendable était que la division générale avait commis une erreur en mettant en doute sa crédibilité, et elle souligne qu’il était erroné en droit de fonder une conclusion en matière de crédibilité sur des conclusions de fait erronées, tout comme ce l’était de rejeter un témoignage sans s’appuyer sur un fondement approprié.

[28]      La défenderesse fait valoir que la conclusion de la division d’appel était qu’il était possible de soutenir non pas que la preuve avait été inadéquatement appréciée, mais plutôt qu’en rejetant son témoignage, la division générale n’avait pas tenu compte des éléments portés à sa connaissance, ce qui est le critère visé à l’alinéa 58(1)c) de la LMEDS. La défenderesse ajoute que la division d’appel a conclu que la division générale avait [traduction] « rejeté » son témoignage, et non pas qu’elle y avait simplement attribué moins de poids, comme l’a affirmé le demandeur.

[29]      En dernier lieu, la défenderesse souligne que la position du demandeur s’est révélée erronée, puisqu’elle a eu gain de cause en appel, ce qui démontre que ses arguments à l’appui de la permission d’en appeler avaient une chance raisonnable de succès.

Analyse

La présente demande est-elle prématurée?

[30]      En règle générale, « à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celuici n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 (CB Powell), au paragraphe 31. L’objectif est d’éviter le fractionnement du processus administratif, le morcellement du processus judiciaire et le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que le demandeur est susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus (voir CB Powell, au paragraphe 32).

[31]      La Cour d’appel fédérale a récemment eu l’occasion, dans l’affaire Herbert c. Canada (Procureur général), 2022 FCA 11 (Herbert), d’appliquer cette règle générale et, aux paragraphes 12 et 13, elle a rappelé que les « circonstances exceptionnelles » se présentent rarement :

[traduction]

Ces principes ont été réitérés avec rigueur dans le récent arrêt Dugré c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, [2021] A.C.F. no 50 (QL/Lexis) (Dugré), où notre Cour, soulevant la question de son propre chef, a conclu que la limite à l’exercice de recours interlocutoires était « quasi-absolue » (Dugré, par. 37). Elle a souligné le fait que les circonstances « très rares » dans lesquelles une partie serait autorisée à contourner la procédure administrative « exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point “immédiates et radicales” qu’elles mettent en question la primauté du droit » (Dugré, par. 35, citant l’arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 R.C.F. 467, par. 31 à 33).

La Cour a mis en garde contre l’application d’un « critère amoindri » qui « ne ferait qu’inciter les recours prématurés provoquant ainsi une recrudescence des maux identifiés dans l’arrêt C.B. Powell ». Elle a relevé plus précisément « certaines tentatives récentes de la Cour fédérale de reformuler le test établi en précisant des critères d’exception », notant que ces tentatives étaient « mal venues et ne f[aisaie]nt pas autorité » et qu’elles « ne fai[saien]t que brouiller les cartes et atténue[r] la rigueur du principe de non-ingérence » (Dugré, par. 37). [Souligné dans l’original.]

[32]      Dans la décision O’Keefe, le juge Manson a analysé la question de la prématurité dans le contexte d’une décision de la division d’appel à l’égard d’une demande de permission d’en appeler. Comme dans la présente affaire, la division d’appel avait accordé la permission d’en appeler, et une demande de contrôle judiciaire avait été présentée. Toutefois, l’appel dans l’affaire O’Keefe, contrairement à celui dans la présente affaire, n’avait pas été entendu.

[33]      Le juge Manson a conclu que le contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler n’était pas prématuré. À l’appui de cette conclusion, il a fourni sept motifs que j’analyserai l’un après l’autre.

[34]      Premièrement, il a souligné que, suivant l’article 68 de la LMEDS, la décision du Tribunal de la sécurité sociale à l’égard d’une demande est définitive et sans appel. Par conséquent, « en décidant d’accorder ou de refuser la permission d’en appeler, la [division d’appel] se trouve dessaisie » (O’Keefe, au paragraphe 26).

[35]      Je souligne que l’article 68 de la LMEDS, suivant lequel une décision du Tribunal de la sécurité sociale à l’égard d’une demande est définitive et sans appel, n’est qu’une clause privative ou limitative. De telles dispositions sont courantes dans les lois qui créent des tribunaux administratifs. Elles ont pour objet de signaler que les décisions administratives commandent la déférence. Toutefois, elles n’excluent pas le contrôle judiciaire de ces décisions. En effet, comme il a été souligné dans la décision O’Keefe, les décisions du Tribunal de la sécurité sociale sont susceptibles de contrôle par la Cour d’appel fédérale. À mon avis, l’affirmation qu’une décision est définitive et sans appel ne doit pas être interprétée comme signifiant que toutes les décisions administratives sont définitives et sans appel, sans qu’aucune ne soit considérée comme étant de nature interlocutoire.

[36]      Je ne partage pas l’avis que la division d’appel n’a plus de rôle à jouer après qu’elle eut rendu une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler. Une décision refusant la permission d’en appeler est évidemment définitive, et le rôle de la division d’appel prend alors fin, tout comme l’appel. L’appelant à qui la permission d’en appeler est refusée n’a plus d’autre recours que celui de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

[37]      À l’opposé, si la permission est accordée, la demande de permission est assimilée à un avis d’appel (voir le paragraphe 58(5) de la LMEDS) et l’appel est entendu sur le fond. Si la permission est accordée à tort, il est possible de le soutenir à l’audience complète sur le fond et dans le cadre d’un contrôle judiciaire de cette décision. Cela n’est pas différent des affaires de manquement allégué à l’équité procédurale, où le demandeur doit continuer à participer à la procédure administrative et faire part de ses réserves relatives à l’équité procédurale devant le décideur initial (voir CB Powell, au paragraphe 33).

[38]      Deuxièmement, le juge Manson a souligné dans la décision O’Keefe que l’alinéa 28(1)g) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, confère à la Cour d’appel fédérale le pouvoir d’entendre les demandes de contrôle judiciaire de décisions de la division d’appel, mais qu’il exclut expressément les décisions rendues en vertu du paragraphe 57(2) de la LMEDS (qui autorise la prorogation du délai pour présenter une demande de permission d’en appeler) et de l’article 58 de la même loi (qui régit les moyens d’appel et la permission d’en appeler) (voir O’Keefe, au paragraphe 27).

[39]      L’incapacité de demander le contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler n’est pas nécessairement incompatible avec ces dispositions législatives. Tant et aussi longtemps que la Cour entend des demandes de contrôle judiciaire de décisions refusant d’accorder la permission d’en appeler, ces dispositions conservent leur raison d’être.

[40]      Troisièmement, il a été déclaré qu’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler « délimite les questions en appel qui ont une chance raisonnable de succès » (O’Keefe, au paragraphe 28, citant Belo-Alves c. Canada (Procureur général), 2014 CF 1100, [2015] 4 R.C.F. 108 [Belo-Alves], aux paragraphes 71 à 73).

[41]      Une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler ne délimite pas les questions en appel qui ont une chance raisonnable de succès. La décision Belo-Alves, qui est citée à l’appui de cette proposition, ne fait plus jurisprudence. Dans l’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 28, que « [l]es dispositions de l’article 58, mentionnées plus haut, montrent qu’à moins qu’un appel ne soit pas fondé du tout, la Division d’appel devrait accorder la permission d’appel à l’égard de tous les moyens, pourvu que ces moyens appartiennent aux catégories du paragraphe 58(1) ». Contrairement à ce qui a été affirmé dans l’arrêt Belo-Alves et la décision O’Keefe, la décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler n’a pas pour objet de délimiter les questions qui ont une chance de succès.

[42]      Quatrièmement, le paragraphe 58(1) de la LMEDS énonce les trois seuls moyens d’appel à la division d’appel, et il a été déclaré que, parce qu’il n’y a que trois moyens d’appel, il serait erroné d’accorder la permission d’en appeler ou d’accueillir un appel dans d’autres circonstances. Si un contrôle judiciaire était prématuré, il n’y aurait aucun moyen de corriger une telle erreur (voir O’Keefe, aux paragraphes 29 et 34).

[43]      Je ne souscris pas à l’affirmation selon laquelle cette erreur est irréparable. Si, par erreur, la division d’appel accordait la permission d’en appeler pour un motif autre que les moyens d’appel énoncés au paragraphe 58(1) de la LMEDS, il serait possible d’alléguer cette erreur à l’audience complète. Et si l’appel était en fin de compte accueilli pour un motif autre que ceux énoncés au paragraphe 58(1), cela constituerait une erreur qui pourrait être examinée dans le cadre d’un contrôle judiciaire d’une telle décision. Bien que la règle 302 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106] prévoie qu’en temps normal, un contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule décision, la Cour, dans ses motifs concernant une décision définitive rendue en appel, pourrait toujours adresser des indications aux décideurs et faire part de ses réserves à propos de la question de savoir si la permission devait, initialement, être accordée. Pour ces raisons, je ne partage pas l’avis que, lorsque la permission d’en appeler a été accordée dans des circonstances qui ne sont pas celles prévues par la LMEDS, le contrôle judiciaire de cette décision est le seul moyen de corriger une telle erreur.

[44]      Cinquièmement, il a été déclaré que les réserves à l’égard du fractionnement n’avaient pas lieu d’être parce que la permission d’en appeler était une étape distincte aboutissant à une décision définitive (voir O’Keefe, au paragraphe 31).

[45]      À mon avis, comme je l’ai indiqué plus haut, il est inapproprié de qualifier de définitive et sans appel une décision accordant la permission d’en appeler. Bien qu’une telle décision soit une étape distincte du processus administratif, la décision définitive qui en résulte est celle rendue sur le fond de l’appel.

[46]      Sixièmement, il a été déclaré que le refus d’entendre une demande de contrôle judiciaire d’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler irait à l’encontre des principes d’efficacité et d’économie des ressources judiciaires, car une audience complète sur le fond de l’appel pourrait être évitée (voir O’Keefe, au paragraphe 32).

[47]      Le refus d’entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler ne va pas nécessairement à l’encontre des principes de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires, car une audience complète sur le fond de l’appel pourrait ne pas être évitée.

[48]      Dans presque toutes les circonstances, ne pas entendre la demande de contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler a pour effet de réduire le nombre et la durée des instances au minimum possible. Je conviens que, lorsqu’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler est manifestement déraisonnable et jugée telle par la Cour, la demande de contrôle judiciaire permet alors d’éviter un appel inutile. Toutefois, si la demande est rejetée, l’appel aura été retardé (suspendu, on suppose), une audience complète aura lieu malgré tout, et un deuxième contrôle judiciaire pourrait s’ajouter, soit celui de la décision définitive. L’efficacité est moindre que si la demande de contrôle judiciaire est tout simplement présentée à la fin du processus.

[49]      En outre, si le potentiel auteur d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler a gain de cause en appel, il obtient une décision définitive qui met un terme à l’appel. À l’opposé, une demande de contrôle judiciaire d’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler qui est accueillie a généralement pour effet de renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Il demeure possible que la permission d’en appeler soit accordée plus tard, et que l’appel soit entendu.

[50]      Qui plus est, comme l’a démontré cette affaire, il est bien possible que l’audition d’un appel complet devant la division d’appel ait lieu avant que la Cour ne procède au contrôle judiciaire. La suspension de l’instance en raison du contrôle judiciaire d’une décision à l’égard d’une demande de permission d’en appeler cause un retard probablement plus grand que celui qui est occasionné si la demande de contrôle judiciaire n’est présentée qu’une fois l’appel tranché.

[51]      En dernier lieu, le juge Manson a fait observer que les mêmes arguments pouvaient être avancés à la fois contre le contrôle judiciaire de décisions accordant la permission d’en appeler et contre le contrôle de décisions refusant la permission d’en appeler, qui sont susceptibles de contrôle (voir O’Keefe, au paragraphe 33).

[52]      Je ne suis tout simplement pas d’accord pour dire que les arguments contre le contrôle de décisions accordant la permission d’en appeler s’appliquent automatiquement aux décisions la refusant. Puisque ces dernières mettent un terme à l’appel, le risque de fractionnement ou d’inefficacité, ainsi que le risque que l’instance soit sans objet, est nul.

[53]      Dans la décision O’Keefe, le juge Manson a fait observer que la Cour avait précédemment contrôlé des décisions accordant la permission d’en appeler. Il a cité les affaires Canada (Procureur général) c. Hines, 2016 CF 112 et Canada (Procureur général) c. Hoffman, 2015 CF 1348. Bien que, dans chacune, il s’agisse en effet du contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler, ni l’une ni l’autre n’est utile, car la Cour n’était pas saisie de la question de savoir si l’affaire était prématurée.

[54]      La décision Layden c. Canada (Ressources humaines et Développement social), 2008 CF 619 (Layden), de la juge Mactavish, maintenant juge de la Cour d’appel fédérale, est plus pertinente. Mme Layden a sollicité le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un membre de la Commission d’appel des pensions avait donné au ministre l’autorisation de faire appel d’une décision du tribunal de révision lui accordant une pension d’invalidité en vertu du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8). Bien que la décision ne s’appuie pas sur les mêmes dispositions législatives que celles qui s’appliquent en l’espèce, elle éclaire la façon dont la Cour devrait traiter des demandes de contrôle de décisions accordant la permission d’en appeler d’une décision administrative.

[55]      La question de la prématurité n’a pas été soulevée par les parties, mais elle l’a été par la juge Mactavish, qui s’est demandée si la Cour devait intervenir « étant donné que tous les arguments de fond avancés par la demanderesse concernant la pertinence de la décision du tribunal de révision pouvaient être soumis à l’appréciation de la Commission d’appel des pensions » [au paragraphe 20]. Le seul précédent portant sur un contrôle judiciaire d’une décision accordant la permission d’en appeler d’une décision du tribunal de révision était la décision du juge Lemieux dans l’affaire Mrak c. Canada (Ressources humaines et du Développement des compétences), 2007 CF 672, [2007] A.C.F. no 909 (QL).

[56]      Le juge Lemieux a rappelé la règle générale que j’ai mentionnée plus haut, selon laquelle une décision administrative interlocutoire ne devrait pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire immédiat, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient. La juge Mactavish, aux paragraphes 25 et 26, a conclu que des circonstances particulières se présentaient dans l’affaire dont elle était saisie concernant des questions d’équité procédurale :

Dans le cas présent […], le doute de la demanderesse concernant l’équité de la procédure d’octroi de l’autorisation d’interjeter appel n’est pas un aspect qui serait étudié par la Commission d’appel des pensions, dont le mandat, une fois l’autorisation accordée, consiste à reprendre l’audience sur le fond de la demande de pension d’invalidité, et non à réexaminer la procédure d’octroi de l’autorisation. Le dossier soulève aussi, s’agissant de l’intégrité de cette procédure, des aspects qui autrement pourraient ne pas être considérés.

Je suis donc d’avis qu’il existe ici des circonstances spéciales qui font que la Cour devrait statuer sur la demande de contrôle judiciaire, bien qu’elle concerne une décision interlocutoire.

[57]      Je souligne que ce ne serait probablement pas la décision rendue aujourd’hui. Au paragraphe 11 de l’arrêt Herbert, la Cour d’appel fédérale a indiqué que de telles circonstances ne justifient pas une audience anticipée :

[traduction]

En conséquence, les réserves en matière d’équité procédurale, que le demandeur soulève à l’égard de la décision interlocutoire contestée, ne satisfont pas au critère élevé du caractère exceptionnel; il en va de même de celles concernant l’existence d’importantes questions juridiques ou constitutionnelles ou questions de compétence.

[58]      En tout état de cause, je suis d’avis que, lorsque la décision dont elle est saisie n’est pas la décision définitive que le tribunal administratif a rendue sur le fond, la Cour devrait suivre la démarche de la juge Mactavish. Elle ne devrait intervenir à l’égard d’une telle décision que dans des circonstances exceptionnelles et lorsque rien ne pourrait donner lieu à des réserves qui devront être traitées. Telle est la démarche adoptée en l’espèce.

[59]      Le seul reproche du procureur général à l’égard de la décision accordant la permission d’en appeler est que la division d’appel a commis une erreur en accordant la permission d’en appeler pour un motif autre que les moyens d’appel énoncés à l’article 58 de la LMEDS. La question de savoir si la décision de la division générale comporte une erreur au regard de l’article 58, le procureur général pourrait la soulever dans le cadre de l’appel sur le fond. On peut difficilement considérer que la position du procureur général est une circonstance exceptionnelle. Ce serait, je le crains, la position du requérant dans n’importe quel appel.

[60]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est prématurée et elle sera rejetée.

La décision accordant la permission d’en appeler est-elle raisonnable?

[61]      Même si la demande n’était pas prématurée, la décision accordant la permission d’en appeler est, à mon avis, raisonnable.

[62]      Comme je l’ai indiqué plus haut, la division d’appel a conclu qu’il existait une cause défendable, mais les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir quelle est cette cause. Le demandeur soutient que la division d’appel a conclu qu’il existait une cause défendable selon laquelle l’appréciation de la preuve était inappropriée, ce qui n’est pas un moyen d’appel. La défenderesse soutient que la cause défendable était que la division générale avait tiré une conclusion inappropriée en matière de crédibilité et qu’elle n’avait donc pas tenu compte des documents dont elle disposait.

[63]      Je conviens avec la défenderesse que la division d’appel n’a pas conclu que la cause défendable était que l’appréciation de la preuve était inappropriée. Sa conclusion était qu’il existait une cause défendable selon laquelle l’appréciation de la crédibilité qu’avait effectuée la division générale était viciée.

[64]      Tout en étant conscient qu’un appel à la division d’appel fonctionne sur principes différents de ceux d’un contrôle judiciaire de la Cour, je crois que la façon dont la Cour traite les appréciations de la crédibilité donne un éclairage intéressant. L’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour peut accorder une réparation si une décision est fondée sur « une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose », soit la même norme en ce qui a trait aux erreurs de fait qu’à l’alinéa 58(1)c) de la LMEDS.

[65]      À l’instar de la division d’appel, la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, n’a pas le droit d’apprécier de nouveau la preuve. Toutefois, elle peut annuler une décision au motif que l’appréciation de la crédibilité était viciée. Ce faisant, la Cour n’apprécie pas de nouveau la preuve; elle juge que la conclusion en matière de crédibilité est déraisonnable, et qu’il était donc également déraisonnable de n’attribuer aucun poids à la preuve en question.

[66]      C’est exactement ce qu’a fait la division d’appel. Elle a conclu que la division générale semblait avoir tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’encontre de la défenderesse. Il était raisonnable de le conclure, car, à mon avis, la division générale suggère fortement dans sa décision que la défenderesse avait tenté de la tromper.

[67]      La division d’appel a ensuite conclu qu’il existait une cause défendable selon laquelle cette conclusion en matière de crédibilité n’avait pas été tirée de façon appropriée. Bien que s’ensuive nécessairement la conclusion qu’il était inapproprié de n’attribuer aucun poids au témoignage de la défenderesse, il ne s’agit pas réellement d’une nouvelle appréciation de la preuve. La division d’appel n’a pas simplement estimé que, si elle avait eu à rendre la décision, son appréciation aurait été différente. Elle a conclu qu’il existait une cause défendable selon laquelle la démarche adoptée pour apprécier la preuve et lui attribuer un poids était fondamentalement viciée.

La Cour devrait-elle ordonner une réparation en equity?

[68]      Même si la Cour jugeait la décision accordant la permission d’en appeler déraisonnable, compte tenu des faits en l’espèce, je n’accorderais aucune réparation en equity.

[69]      L’ordonnance habituelle consiste à annuler la décision déraisonnable et à renvoyer l’affaire pour qu’un décideur différent rende une nouvelle décision. Toutefois, une telle ordonnance aurait pour effet d’annuler la décision d’appel et le versement des prestations de pension d’invalidité de la défenderesse.

[70]      Le procureur général n’a pas contesté la décision d’appel directement, puisqu’il n’a pas déposé de demande de contrôle judiciaire auprès de la Cour d’appel fédérale. À mon avis, en tentant de faire annuler la décision accordant la permission d’en appeler, il cherche à faire indirectement ce qu’il a choisi de ne pas faire directement. Je ne lui imputerais aucunement de la mauvaise foi; toutefois, la Cour fédérale, à titre de tribunal d’equity, ne peut que voir d’un mauvais œil l’adoption d’une telle conduite dans ses instances.

[71]      Le procureur général n’a pas sollicité les dépens de la présente demande, mais Mme Gregorio si. Elle demande les dépens sur la base d’une [traduction] « indemnisation complète », soit 17 700 $.

[72]      Elle souligne, à l’appui de cette demande, que la division d’appel lui a accordé les prestations sollicitées, ce qui [traduction] « répond manifestement à la question de savoir s’il existait une “cause défendable” à l’appui de la décision accordant la permission d’en appeler, de sorte que l’intégralité du contrôle judiciaire de la décision à l’égard de la demande de permission est sans objet, et que sont gaspillées non seulement les précieuses ressources de la Cour fédérale, mais aussi celles de la défenderesse, qui peut difficilement payer les frais juridiques supplémentaires inhérents à une procédure comme celle-ci ».

[73]      En outre, elle fait remarquer que [traduction] « le ministre, pour des raisons inconnues, n’a pas demandé à la cour de contrôler la décision [de la division d’appel] sur le fond », et que la documentation déposée dans le cadre de la présente demande était abondante.

[74]      La Cour est consciente que la défenderesse pourrait avoir de la difficulté à s’acquitter entièrement des frais que lui occasionne ce litige. La Cour est également consciente qu’il aurait été à l’avantage de tous que le demandeur examine sa position en ce qui a trait au dépôt ou au maintien de la présente demande après qu’il eut reçu la décision de la division d’appel sur le fond.

[75]      Néanmoins, il est rare que la Cour juge que la somme réclamée par la partie défenderesse au titre des dépens est justifiée, et tel n’est pas le cas en l’espèce.

[76]      Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire et compte tenu de tous les faits pertinents, y compris que trois heures avaient été prévues pour l’instruction de la demande, que le dossier du demandeur comportait plus de 650 pages et que la défenderesse a eu entièrement gain de cause, j’adjugerai à cette dernière la somme de 7 500 $ au titre des dépens.

JUGEMENT dans le dossier T-826-21

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et que la somme de 7 500 $ est adjugée à la défenderesse au titre des dépens.

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