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RÉférence :

eBay Canada Ltd. c. M.R.N., 2008 CAF 348, [2010] 1 R.C.F. 145

A-105-08

eBay Canada Limited et eBay CS Vancouver Inc. (appelantes)

c.

Ministre du Revenu national (intimé)

Répertorié : eBay Canada Ltd. c. M.R.N. (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Linden, Evans et Trudel, J.C.A.—Toronto, 8 octobre; Ottawa, 7 novembre 2008.

Impôt sur le revenu — Pratique — Appel de la décision de la Cour fédérale confirmant son ordonnance ex parte autorisant le ministre du Revenu national à exiger des appelantes la fourniture de renseignements identifiant les « PowerSellers » du marché eBay au Canada en application de l’art. 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Les renseignements étaient stockés sur des serveurs à l’étranger — Les appelantes soutenaient que les renseignements demandés constituaient des renseignements étrangers et étaient donc assujettis à l’art. 231.6 de la Loi plutôt qu’à l’art. 231.2 — Comme les appelantes pouvaient facilement accéder aux renseignements partout au Canada, il ne rimait à rien de soutenir sans démordre que les renseignements stockés sur des serveurs situés à l’étranger étaient en droit situés à l’extérieur du Canada pour l’application de l’art. 231.6 parce qu’ils n’ont pas été téléchargés —Le juge saisi de la requête en vertu de l’art. 231.2(3) doit seulement être convaincu que les renseignements sont exigés dans le cadre d’une vérification fiscale faite de bonne foi — La Cour fédérale a rejeté à juste titre le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » — Appel rejeté.

Interprétation des lois — Il s’agissait de savoir si les renseignements stockés sur des serveurs à l’extérieur du Canada constituaient des « renseignements étrangers » et étaient donc assujettis à l’art. 231.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu — Le dispositif de l’art. 231.6 donne à penser que le législateur craignait que l’obligation de produire des documents situés à l’étranger et se trouvant en la possession d’une autre personne soit trop onéreuse — Ces préoccupations étaient dans une large mesure dénuées de pertinence en l’espèce parce que les renseignements étaient d’accès facile partout au Canada.

Juges et Tribunaux — La Cour fédérale s’estimait avec raison liée par l’arrêt M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal — Selon cette décision, le juge saisi de la requête en vertu de l’art. 231.2(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu doit seulement être convaincu que les renseignements sont exigés dans le cadre d’une vérification fiscale faite de bonne foi — Une formation ne devrait refuser de suivre la décision d’une autre formation que dans des cas rares et exceptionnels, notamment lorsque la décision antérieure est manifestement erronée.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a confirmé son ordonnance ex parte autorisant le ministre du Revenu national à exiger des appelantes la fourniture de renseignements identifiant les « PowerSellers » du marché eBay au Canada en application de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le ministre voulait obtenir ces renseignements afin d’établir si les PowerSellers s’étaient conformés à l’obligation de déclaration de leurs revenus sous le régime de la Loi. Les renseignements étaient conservés sous forme d’enregistrements électroniques sur des serveurs situés aux États-Unis, qui appartenaient à eBay Inc. (eBay U.S.) et qui étaient compilés et tenus à jour par eBay International AG (eBay International), une société suisse. Les appelantes ont soutenu que les renseignements exigés constituaient des « renseignements étrangers », et étaient donc assujettis à l’article 231.6 de la Loi, qui n’autorise pas l’imposition d’une mise en demeure de fournir des renseignements étrangers relatifs à des personnes non désignées nommément.

La Cour fédérale a statué que les renseignements n’étaient pas des renseignements étrangers. L’emplacement des serveurs n’avait pas de pertinence parce que les renseignements relatifs aux PowerSellers conservés sur support électronique étaient facilement, licitement et instantanément accessibles à divers endroits, y compris au Canada pour les appelantes. La Cour fédérale a déclaré être liée par la décision rendue dans l’arrêt M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal (CIGM) pour ce qui concerne le critère de la vérification fiscale faite de bonne foi et a statué que le ministre avait rempli ce critère. La Cour fédérale a confirmé son ordonnance ex parte autorisant le ministre à exiger les renseignements, mais l’a modifiée de manière à ne viser que les renseignements concernant l’identité des PowerSellers « inscrit[s] comme ayant une adresse au Canada », plutôt qu’à ceux qui, « selon vos dossiers, possède[nt] une adresse au Canada ».

Les questions litigieuses étaient celles de savoir si la Cour fédérale 1) avait commis une erreur en concluant que les renseignements exigés n’étaient pas des « renseignements étrangers »; 2) devait être convaincue, avant d’autoriser le ministre à exiger la fourniture de renseignements sous le régime de l’article 231.2, que le ministre mène « une enquête sérieuse et véritable » sur le point de savoir si des membres déterminés du groupe défini se conforment à la Loi; et 3) avait manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant d’aviser eBay U.S. et eBay International avant de modifier les termes de son ordonnance ex parte.

Arrêt : l’appel doit être rejeté.

1) Le paragraphe 231.6(1) de la Loi définit l’expression « renseignement ou document étranger » comme s’entendant « d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger ». Pour définir le concept de « situation », il paraît utile de se demander si les principes d’un régime distinct réglant les mises en demeure de produire des « renseignements ou documents étrangers » s’appliquent aux renseignements électroniques accessibles par des ordinateurs situés loin des serveurs sur lesquels ils sont stockés. Le dispositif de l’article 231.6 donne à penser que le législateur craignait que l’obligation de produire des documents situés à l’étranger et se trouvant en la possession d’une autre personne soit trop onéreuse, et que cette disposition ait une incidence extraterritoriale trop lourde. Ces préoccupations étaient dans une large mesure dénuées de pertinence pour ce qui concernait les renseignements visés par la mise en demeure en l’espèce. Les appelantes pouvaient facilement accéder les renseignements partout au Canada; il ne rimait donc à rien de soutenir sans démordre que les renseignements stockés sur des serveurs situés à l’étranger étaient en droit situés à l’extérieur du Canada pour l’application de l’article 231.6 parce qu’ils n’avaient pas été téléchargés. La Cour fédérale a avec raison pris en considération le fait que eBay U.S. et eBay International avaient donné aux appelantes accès aux renseignements sur les PowerSellers canadiens aux fins de leur activité commerciale et que celles-ci les avaient utilisés à ces fins.

2) Dans l’arrêt CIGM, la Cour d’appel fédérale a conclu que le paragraphe 231.2(3) de la Loi n’oblige pas le ministre à produire des éléments tendant à prouver qu’il mène une « enquête sérieuse et véritable ». Il suffit plutôt que le juge saisi de la requête soit convaincu que les renseignements sont exigés dans le cadre d’une vérification fiscale faite de bonne foi. La Cour fédérale s’estimait avec raison liée par l’arrêt CIGM. Une formation de la Cour d’appel fédérale ne devrait refuser de suivre la décision d’une autre de ses formations que dans des cas rares et exceptionnels, notamment lorsque la décision antérieure est manifestement erronée. Les paragraphes 231.2(2) et (3) de la Loi ont introduit la nécessité pour le ministre d’obtenir une autorisation judiciaire ex parte avant de pouvoir exiger la fourniture de renseignements. Le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » dépouillerait ces paragraphes de leur efficacité. Enfin, les principes qu’exprime la législation sur la vie privée ne justifient pas un réexamen de l’arrêt CIGM. L’économie judiciaire aussi bien que la certitude et la stabilité du droit commandent que les tribunaux ne s’écartent de leurs décisions antérieures que si elles sont manifestement erronées. La Cour fédérale a rejeté à juste titre le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » au motif qu’elle était liée par l’arrêt CIGM.

3) Dans la plupart des cas, ne peuvent invoquer un manquement à l’obligation d’équité procédurale comme moyen de révision que les personnes à qui cette obligation est due. Les appelantes n’ont pas demandé la qualité d’intervenants pour mettre en litige la question de l’équité procédurale. Quoi qu’il en soit, la modification apportée par la Cour fédérale ne leur a pas porté préjudice. Cette modification n’a pas donné un contenu sensiblement différent à l’ordonnance et visait vraisemblablement à la clarifier.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 8.

Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5suppl.), ch. 1, art. 231 « document » (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 228; 2001, ch. 17, art. 181), 231.1 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 107), 231.2 (mod. par L.C. 1996, ch. 21, art. 58; 2000, ch. 30, art. 176), 231.3 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 108), 231.4 (mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 168; 2005, ch. 38, art. 138), 231.5 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 229; 1999, ch. 17, art. 168; 2001, ch. 17, art. 182; 2005, ch. 38, art. 138), 231.6 (mod. par L.C. 2000, ch. 30, art. 177), 231.7 (édicté par L.C. 2001, ch. 17, art. 183), 238, 248(1) « registre » (édicté par L.C. 1998, ch. 19, art. 239).

Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63, art. 231.6 (édicté par L.C. 1988, ch. 55, art. 175).

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (Acte de Paris du 24 juillet 1971 modifié le 28 septembre 1979), [1988] R.T. Can. no 18.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal, 2007 CAF 346, [2008] 3 R.C.F. 366, 2007 DTC 5740, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2008] 1 R.C.S. vi; Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370.

décision différenciée :

AGT Ltd. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 878 (C.A.).

décisions examinées :

eBay Canada Ltd. c. M.R.N., 2007 CF 930; Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427; Redeemer Foundation c. Canada (Revenu national), 2008 CSC 46, [2008] 2 R.C.S. 643; R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres, [1984] 1 R.C.S. 614; Phoenix Bulk Carriers Ltd. c. Kremikovtzi Trade, 2007 CSC 13, [2007] 1 R.C.S. 588, infirmant sub nom. Kremikovtzi Trade c. Swift Fortune (Le), 2006 CAF 1, [2006] 3 R.C.F. 475.

décisions citées :

Bernick. v. The Queen, 2002 DTC 7167 (C.S.J. Ont.); Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Cie pétrolière Impériale Ltée c. Canada; Inco Ltée c. Canada, 2006 CSC 46, [2006] 2 R.C.S. 447; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178; Canadian Bank of Commerce v. Attorney General of Canada, [1962] R.C.S. 729, (1962), 35 D.L.R. (2d) 49; 1962 DTC 1236; M.R.N. c. Sand Exploration Ltd., [1995] 3 C.F. 44 (1re inst.).

DOCTRINE CITÉE

Canada. Ministère des finances. Livre blanc : Réforme fiscale 1987. Ottawa : Ministère des finances, 1987.

Nixon, Margaret. « The Minister’s Power to Issue Requirements: Minister of National Revenue v. Greater Montréal Real Estate Board » (2008), 15 Tax Litigation 954.

APPEL de la décision (2008 CF 180) par laquelle la Cour fédérale a confirmé son ordonnance ex parte autorisant le ministre du Revenu national à exiger des appelantes la fourniture de renseignements identifiant les « PowerSellers » canadiens qui ont vendu au-delà d’un chiffre déterminé sur eBay. Appel rejeté.

ONT COMPARU

Salvador M. Borraccia et Matthew J. Latella pour les appelantes.

Henry A. Gluch et Aleksandrs Zemdegs pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Baker & McKenzie LLP, Toronto, pour les appelantes.

Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A. :

A. INTRODUCTION

[1] Il s’agit d’un appel interjeté par eBay Canada Ltd. et eBay CS Vancouver Inc. (ci‐après collectivement désignées eBay Canada ou les appelantes) contre une décision de la Cour fédérale (2008 CF 180), par laquelle le juge Hughes a confirmé son ordonnance ex parte autorisant le ministre du Revenu national à exiger des appelantes la fourniture de renseignements identifiant les « PowerSellers » canadiens qui ont vendu au‐delà d’un chiffre déterminé sur eBay, le marché en ligne mondial le plus important de la planète. Le ministre veut obtenir ces renseignements, ainsi que connaître le chiffre d’affaires brut de ces PowerSellers, afin d’établir s’ils se sont conformés à l’obligation de déclaration de leurs revenus sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 (la Loi).

[2] Le ministre a exigé la fourniture des renseignements susdits en vertu de l’article 231.2 [mod. par L.C. 1996, ch. 21, art. 58; 2000, ch. 30, art. 176] de la Loi, qui lui confère le pouvoir étendu et général d’exiger de quiconque la fourniture de renseignements à toutes fins afférentes à l’application ou à l’exécution de la Loi. Les appelantes soutiennent que cet article ne s’applique pas aux faits de la présente espèce, au motif que les renseignements exigés appartiennent à la catégorie des « renseignements étrangers », laquelle fait l’objet d’un dispositif législatif complet à l’article 231.6 [mod., idem, art. 177]. Il est important ici, font-elles valoir, d’établir lequel de ces articles le ministre peut invoquer, étant donné que l’article 231.6 ne prévoit pas la possibilité de mettre en demeure de fournir des renseignements étrangers relatifs à des personnes non désignées nommément, alors que l’article 231.2, lui, confère expressément au ministre, sous réserve d’autorisation judiciaire, le pouvoir d’exiger la fourniture d’informations concernant de telles personnes.

[3] Les renseignements identifiant les vendeurs canadiens sur eBay sont conservés sous forme d’enregistrements électroniques sur des serveurs situés aux États-Unis, qui appartiennent à eBay Inc. (eBay U.S.). Ces enregistrements sont compilés et tenus à jour par eBay International AG (eBay International), une société suisse constituant une filiale en propriété exclusive de eBay U.S. La question principale à trancher dans le présent appel est celle de savoir si les renseignements dont le ministre exige la fourniture sont « étrangers », c’est‐à-dire s’ils sont « accessible[s], ou [...] situé[s], à l’étranger » pour l’application de l’article 231.6, dans un contexte où les appelantes, qui sont des sociétés canadiennes, y ont accès au Canada pour utilisation dans le cadre de leur activité commerciale, mais ne les téléchargent pas sur leurs ordinateurs.

[4] À mon avis, le juge Hughes n’a pas commis d’erreur justifiant l’infirmation de sa décision en concluant, sur le fondement des faits qui lui étaient présentés, que les renseignements demandés n’étaient pas des « renseignements étrangers » : même s’ils étaient stockés sur des serveurs situés à l’étranger, ils étaient situés au Canada du fait que les appelantes pouvaient facilement les consulter et les utiliser. Par conséquent, il était loisible au ministre d’en exiger la fourniture par les appelantes en vertu de l’article 231.2, sans égard pour la question de savoir si, par ailleurs, les pouvoirs que lui confère ce dernier pourraient être limités par l’article 231.6. Comme le juge Hughes a valablement autorisé la mise en demeure signifiée en vertu de l’article 231.2, je rejetterais l’appel.

B. LE CONTEXTE FACTUEL

[5] eBay U.S. exploite un marché en ligne (eBay) en collaboration avec ses filiales réparties dans le monde. Les utilisateurs inscrits de eBay vendent aux enchères des biens et des services sur l’un ou l’autre de ses sites Web. Les vendeurs paient des droits d’utilisation. Ni eBay U.S. ni aucune de ses filiales ne sont parties aux contrats de vente passés sur eBay.

[6] L’appelante eBay CS Vancouver Inc. appartient en propriété exclusive à eBay U.S. L’autre appelante, eBay Canada Limited, appartient quant à elle en propriété exclusive à eBay International, filiale en propriété exclusive de eBay U.S.

[7] eBay International se charge de la plupart des activités relatives au marché eBay qui sont exercées à l’extérieur des États-Unis, notamment la facturation des droits d’utilisation et des services bancaires afférents à l’utilisation, ainsi que la fourniture d’une plate-forme de site Web pour le marché eBay canadien et d’un site Web portant le nom de domaine « eBay.ca », hébergé sur des serveurs situés à l’extérieur du Canada. eBay Canada utilise le nom de domaine « eBay.ca » et fournit des services administratifs — d’aide à la commercialisation, d’étude de marché et autres — à eBay International, mais ne participe ni à la facturation, ni à la réception des paiements, ni au recouvrement des droits d’utilisation.

[8] eBay U.S. et eBay International fournissent à eBay Canada un accès en ligne sécurisé à des renseignements confidentiels sur les utilisateurs canadiens du marché eBay, stockés sur les serveurs de eBay U.S. en Californie. Les conventions qui la lient à eBay U.S. et à eBay International obligent eBay Canada à maintenir la confidentialité des renseignements [traduction] « concernant le système eBay » qui lui sont communiqués, sauf dans la mesure où la loi prescrit leur divulgation. eBay Canada affirme que ces clauses de confidentialité s’appliquent aux renseignements qui concernent les PowerSellers opérant au Canada.

[9] Les renseignements que le ministre exige de eBay Canada sont les noms, adresses et autres éléments d’identification, ainsi que les chiffres d’affaires bruts pour 2004 et 2005, des PowerSellers du marché eBay qui sont inscrits comme ayant une adresse au Canada. Les critères d’attribution du titre de PowerSeller aux utilisateurs inscrits du marché eBay sont la valeur de leurs ventes et la durée de leur activité de vente sur ce marché, leurs antécédents financiers, et le point de savoir s’ils ont ou non fait l’objet de plaintes de la part d’autres utilisateurs de eBay.

[10] Les antécédents de vente des PowerSellers varient considérablement. Appartiennent à la catégorie des PowerSellers aussi bien des personnes physiques qui ont vendu en une année, à titre occasionnel, des biens ou des services d’une valeur totale de 3 000 $US, que des personnes morales qui ont vendu pour jusqu’à 450 000 $US sur la même durée.

[11] L’obtention du titre de PowerSeller comporte des avantages notables. Par exemple, les PowerSellers ont droit à un niveau plus élevé de services eBay, et il est probable que les acheteurs éventuels compteront plus sur la fiabilité et l’intégrité des vendeurs portant ce titre. Le programme des PowerSellers constitue un élément important de la promotion du marché eBay et est mis en œuvre dans de nombreux pays. C’est dans un cadre national que les utilisateurs inscrits de eBay peuvent adhérer à ce programme; par exemple, les résidents du Canada peuvent devenir PowerSellers sur eBay.ca. On ne connaît pas le nombre précis de PowerSellers du programme canadien, mais on l’estime à environ 10 000.

[12] Aucun élément de preuve ne tend à établir que eBay Canada ait imprimé, ou téléchargé sur ses ordinateurs au Canada, les renseignements sur les PowerSellers dont le ministre exige la communication. Cependant, les appelantes concèdent que eBay Canada a accès à ces renseignements et les utilise régulièrement dans le cadre de son activité commerciale; voir le paragraphe 12 de la décision [eBay Canada Ltd. c. M.R.N.] 2007 CF 930.

[13] Le ministre ne connaissait pas les noms ni les coordonnées des PowerSellers canadiens, ni la valeur des biens ou des services qu’ils avaient vendus sur eBay. Par conséquent, il a formé devant la Cour fédérale, en vertu du paragraphe 231.2(3), une requête ex parte tendant à obtenir une ordonnance qui l’autoriserait à exiger de eBay Canada qu’elle lui communique des renseignements et des documents à l’aide desquels il pourrait soumettre lesdits PowerSellers à un contrôle fiscal. Le juge Hughes a fait droit à cette requête ex parte le 6 novembre 2006, prononçant une ordonnance qui prescrivait aux appelantes de fournir au ministre [au paragraphe 1] :

[traduction] [...] les renseignements et les documents suivants quant à toute personne qui, selon vos dossiers, possède une adresse au Canada (y compris les particuliers, les sociétés et les coentreprises) et qui a obtenu le statut de PowerSeller en vertu du programme PowerSeller de eBay au Canada à un moment quelconque au cours des deux années civiles 2004 et 2005 :

a) les renseignements sur le compte — le nom au complet, l’identificateur d’utilisateur, l’adresse postale, l’adresse de facturation, le numéro de téléphone, le numéro de télécopieur et l’adresse électronique;

b) les renseignements sur les ventes de marchandises — les ventes brutes annuelles.

Les documents originaux dans leurs formes originales sont exigés. Des photocopies de renseignements ou de documents ne sont pas suffisantes. Lorsque ces dossiers existent sous forme électronique, j’exige qu’ils soient fournis sous une forme électronique intelligible.

[14] Après avoir reçu notification de l’ordonnance ex parte, les appelantes en ont demandé la révision au juge Hughes en vertu du paragraphe 231.2(5).

C. LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[15] Avant de prononcer son jugement définitif, auquel s’applique le présent appel, le juge Hughes a donné le 18 septembre 2007, sous la référence 2007 CF 930, un jugement partiel motivé par lequel il rejetait le moyen principal des appelantes. Celles‐ci avaient soutenu que les renseignements et documents exigés ne pouvaient faire l’objet d’une mise en demeure en vertu du pouvoir général conféré au ministre par le paragraphe 231.2, au motif qu’ils étaient conservés sur des serveurs situés en Californie et constituaient par conséquent des « renseignements étrangers » pour l’application de l’article 231.6. En outre, faisaient-elles valoir, l’article 231.6 n’autorise pas le ministre à mettre en demeure de fournir des renseignements étrangers relatifs à des personnes non désignées nommément. Selon elles, le ministre, en recourant à l’article 231.2, avait essayé abusivement
de contourner ce fait et les autres restrictions que l’article 231.6 impose au pouvoir de mise en demeure de produire des éléments d’information situés hors du Canada.

[16] Le juge Hughes a noté l’étendue du pouvoir d’enquête que confère au ministre l’article 231.2, qui l’autorise notamment à exiger d’une personne la fourniture de renseignements relatifs à une autre personne dont il souhaite examiner la situation fiscale. Il a conclu que l’étendue du pouvoir conféré par l’article 231.2 ne peut, dans la présente affaire, être limitée par l’article 231.6, puisque celui‐ci ne s’applique qu’aux « renseignements étrangers », catégorie qui, selon lui, ne comprend pas les renseignements exigés par le ministre de eBayCanada.

[17] Dans le cadre du raisonnement qui l’a mené à cette conclusion, le juge Hughes a fait observer que, comme les renseignements relatifs aux PowerSellers conservés sur support électronique étaient facilement, licitement et instantanément accessibles à divers endroits pour les entités eBay, y compris au Canada pour les appelantes, l’emplacement des serveurs sur lesquels ils étaient stockés n’avait pas de pertinence (2007 CF 930, au paragraphe 23). Il s’est fondé sur la jurisprudence qui décrit les télécommunications effectuées à partir de l’étranger vers le Canada et inversement comme se situant « à la fois ici et à l’autre endroit » — voir Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, au paragraphe 59 (SOCAN) —, ainsi que sur les faits particuliers de la présente affaire concernant l’utilisation licitement possible pour eBay Canada des renseignements en question et leur utilisation effective par elle.

[18] Le juge Hughes a remis sa décision sur la question restante — soit celle de savoir si la preuve suffisait à établir que le ministre exigeait les renseignements en cause pour vérifier l’observation de la Loi de l’impôt sur le revenu par les PowerSellers canadiens — au moment où notre Cour aurait statué sur l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt M.R.N. c. Chambre immobilière du Grand Montréal, 2007 CAF 346, [2008] 3 R.C.F. 366, autorisation de pourvoi devant la CSC refusée, [2008] 1 R.C.S. vi (CIGM), et où les parties auraient eu la possibilité de présenter des conclusions écrites sur cet arrêt. Dans son jugement définitif (2008 CF 180), en date du 13 février 2008 et motivé par un exposé complémentaire, le juge Hughes a conclu qu’il était lié par CIGM pour ce qui concerne le critère applicable (soit celui de la « vérification fiscale faite de bonne foi ») et que la preuve produite devant lui établissait que le ministre l’avait rempli. Il a ajouté que, dans l’hypothèse de l’applicabilité du critère plus rigoureux que les appelantes avaient invoqué (soit celui de l’« enquête sérieuse et véritable »), la preuve suffisait aussi à établir qu’il avait été rempli.

[19] Estimant en outre établi que le ministre avait satisfait aux conditions préalables auxquelles les alinéas a) et b) du paragraphe 231.2(3) subordonnent la validité de la mise en demeure signifiée sous le régime de l’article 231.2, le juge Hughes a confirmé son ordonnance ex parte [2007 CF 930, au paragraphe 14] autorisant le ministre à exiger les renseignements en question, mais en la modifiant de manière à ce que ceux‐ci s’appliquent à l’identité des PowerSellers « inscrit[s] comme ayant une adresse au Canada », plutôt qu’à ceux qui, « selon vos dossiers, possède[nt] une adresse au Canada ».

[20] Le présent appel porte sur le jugement définitif du juge Hughes. Cependant, comme ce dernier examine les questions ici en litige dans l’exposé des motifs de son jugement partiel aussi bien que dans celui des motifs de son jugement définitif, nous devrons nous reporter à l’un et l’autre de ces exposés.  

D. LE RÉGIME APPLICABLE

[21] Il importe de situer les questions particulières que le présent appel met en litige dans le contexte plus large des compétences légales dont elles découlent. Les dispositions générales qui suivent confèrent au ministre des pouvoirs étendus pour ce qui est d’exiger la fourniture de renseignements et la production de documents :

231.2 (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l’application ou l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne, dans le délai raisonnable que précise l’avis :

a) qu’elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;

b) qu’elle produise des documents.

[22] Le paragraphe 231.2(1), s’il s’applique « [m]algré les autres dispositions de la présente [L]oi », est expressément subordonné au paragraphe (2) du même article, qui prévoit l’obligation d’obtenir une autorisation judiciaire préalable lorsque, comme dans la présente espèce, l’avis en question exige la fourniture de renseignements relatifs à des personnes non désignées nommément :

231.2 (1) [...]

(2) Le ministre ne peut exiger de quiconque — appelé « tiers » au présent article — la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, sans y être au préalable autorisé par un juge en vertu du paragraphe (3).

(3) Sur requête ex parte du ministre, un juge peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser le ministre à exiger d’un tiers la fourniture de renseignements ou production de documents prévue au paragraphe (1) concernant une personne non désignée nommément ou plus d’une personne non désignée nommément — appelée « groupe » au présent article —, s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit :

a) cette personne ou ce groupe est identifiable;

b) la fourniture ou la production est exigée pour vérifier si cette personne ou les personnes de ce groupe ont respecté quelque devoir ou obligation prévu par la présente loi.

[23] Il ressort à l’évidence de l’alinéa 231.2(3)b) que le paragraphe 231.2(2) est conçu pour permettre au ministre de vérifier si les personnes non désignées nommément, et non pas la personne à qui l’avis est signifié, se conforment aux obligations découlant pour elles de la Loi. Voir, par exemple, Bernick v. The Queen, 2002 DTC 7167 (C.S.J. Ont.), au paragraphe 10.

[24] La personne qui fait l’objet d’une ordonnance ex parte sous le régime du paragraphe 231.2(3) doit recevoir signification, aussi bien que de l’autorisation ainsi prononcée, de l’avis visé au paragraphe 231.2(1) (voir le paragraphe 231.2(4)), et peut demander la révision de cette ordonnance par un juge, qui est normalement celui qui l’a rendue :

231.2 (1) [...]

(5) Le tiers à qui un avis est signifié ou envoyé conformément au paragraphe (1) peut, dans les 15 jours suivant la date de signification ou d’envoi, demander au juge qui a accordé l’autorisation prévue au paragraphe (3) ou, en cas d’incapacité de ce juge, à un autre juge du même tribunal de réviser l’autorisation.

[25] Le juge qui révise l’ordonnance ex parte doit se demander s’il est convaincu que sont remplies les conditions prévues aux alinéas a) et b) du paragraphe 231.2(3). Dans la négative, il peut annuler cette ordonnance; dans le cas contraire, il peut la confirmer ou la modifier; voir le paragraphe 231.2(6). 

[26] Quiconque ne se conforme pas à une ordonnance prononcée sous le régime de l’article 231.2 peut faire l’objet de poursuites au pénal (article 238) ou être reconnu coupable, avec les conséquences qui s’ensuivent, d’outrage au tribunal (paragraphe 231.7(4) [édicté par L.C. 2001, ch. 17, art. 183]).

[27] L’article 231.6, ajouté à la Loi [Loi de l’impôt sur le revenu, S.C. 1970-71-72, ch. 63] en 1988 (en vertu de L.C. 1988, ch. 55, article 175), porte sur les mises en demeure de fournir des « renseignement[s] ou document[s] étranger[s] », expression qui y est définie comme suit :

231.6 (1) Pour l’application du présent article, un renseignement ou document étranger s’entend d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger, qui peut être pris en compte pour l’application ou l’exécution de la présente loi, y compris la perception d’un montant payable par une personne en vertu de la présente loi. [Non souligné dans l’original.]

[28] Le paragraphe 231.6(2) délimite dans les termes suivants le pouvoir d’exiger la fourniture de renseignements ou documents étrangers :

231.6 (1) [...]

(2) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d’une personne résidant au Canada ou d’une personne n’y résidant pas mais y exploitant une entreprise de fournir des renseignements ou documents étrangers.

[29] La personne à qui est signifié ou envoyé l’avis visé au paragraphe 231.6(2) peut demander à un juge de contrôler la mise en demeure, en invoquant notamment son caractère déraisonnable :

231.6 (1) [...]

(4) La personne à qui l’avis est signifié ou envoyé peut, dans les 90 jours suivant la date de signification ou d’envoi, contester, par requête à un juge, la mise en demeure du ministre.

(5) À l’audition de la requête, le juge peut :

a) confirmer la mise en demeure;

b) modifier la mise en demeure de la façon qu’il estime indiquée dans les circonstances;

c) déclarer sans effet la mise en demeure s’il est convaincu que celle-ci est déraisonnable.

(6) Pour l’application de l’alinéa (5)c), le fait que des renseignements ou documents étrangers soient accessibles ou situés chez une personne non-résidente qui n’est pas contrôlée par la personne à qui l’avis est signifié ou envoyé, ou soient sous la garde de cette personne non-résidente, ne rend pas déraisonnable la mise en demeure de fournir ces renseignements ou documents, si ces deux personnes sont liées.

[30] Contrairement à l’article 231.2, l’article 231.6 ne contient pas de dispositions portant expressément sur la mise en demeure de fournir des renseignements relatifs à des personnes non désignées nommément afin de permettre au ministre d’établir si elles se conforment à la Loi. Cependant, selon le paragraphe 231.2(2), la fourniture de tels renseignements ne peut être exigée que moyennant une autorisation judiciaire, laquelle est elle-même assujettie à la révision judiciaire, alors que, sous le régime de l’article 231.6, toute mise en demeure de fournir des renseignements est soumise au contrôle judiciaire.

[31] Par ailleurs, l’article 231.6 prévoit, en plus de la possibilité de poursuites en vertu de l’article 238, une sanction particulière en cas d’inexécution. Cependant, l’inexécution d’une mise en demeure signifiée en vertu de l’article 231.6 n’emporte pas les sanctions afférentes à l’outrage au tribunal que prévoit l’article 231.7 [édicté par L.C. 2001, ch. 17, art. 183] pour le défaut de se conformer à une ordonnance rendue sous le régime de l’article 231.2 :

231.6 (1) [...]

(8) Si une personne ne fournit pas la totalité, ou presque, des renseignements ou documents étrangers visés par la mise en demeure signifiée conformément au paragraphe (2) et si la mise en demeure n’est pas déclarée sans effet par un juge en application du paragraphe (5), tout tribunal saisi d’une affaire civile portant sur l’application ou l’exécution de la présente loi doit, sur requête du ministre, refuser le dépôt en preuve par cette personne de tout renseignement ou document étranger visé par la mise en demeure.

E. ANALYSE DES QUESTIONS EN LITIGE

Les deux questions préjudicielles

i) l’interprétation des lois

[32] Pour interpréter les lois en harmonie avec l’intention du législateur, les tribunaux doivent en établir le sens en fonction de leur texte, de leur contexte et de leur objet. Ainsi, s’il est vrai que le sens ordinaire et grammatical d’un texte de loi constitue le point de départ de toute opération d’interprétation, il est rare qu’on puisse s’en tenir là. Il faut aussi chercher le sens du texte aussi bien dans l’objet de la disposition en question que dans celui de l’ensemble de la loi qui la contient. De plus, il convient d‘interpréter autant que possible le texte de la loi d’une manière qui serve l’objet de celle-ci.

[33] Pour ce qui concerne le contexte, le tribunal doit interpréter la disposition contestée en fonction des dispositions connexes de manière à attribuer un sens cohérent à l’ensemble; voir Redeemer Foundation c. Canada (Revenu national), 2008 CSC 46, [2008] 2 R.C.S. 643, au paragraphe 15. En outre, le tribunal doit prendre en considération le contexte externe dans l’interprétation des lois. Le juge Binnie fait par exemple observer au paragraphe 43 de SOCAN que les tribunaux « doivent s’efforcer d’appliquer, en cette ère de l’information et à l’égard de technologies que ne pouvaient même pas concevoir les législateurs de l’époque, une loi sur le droit d’auteur visant la mise en œuvre de la Convention de Berne [...] de 1886, révisée [...] en 1908 » [Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (Acte de Paris du 24 juillet 1971 modifié le 28 septembre 1979), [1988] R.T. Can. no 18].

[34] Cette « méthode moderne d’interprétation législative » qui tient compte du texte, du contexte et de l’objet de la loi s’applique aussi à la Loi de l’impôt sur le revenu, encore que, dans le cas de celle‐ci, on puisse être amené à attribuer un poids particulier au sens ordinaire du texte : Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, aux paragraphes 10 et 11; et Cie pétrolière Impériale Ltée c. Canada; Inco Ltée c. Canada, 2006 CSC 46, [2006] 2 R.C.S. 447, au paragraphe 26. La Cour suprême du Canada a donné d’autres indications pertinentes pour l’interprétation des pouvoirs d’exécution conférés par la Loi. Par exemple, à la page 648 de l’arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627, qui statuait sur une thèse contestant en vertu de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11
(R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] le pouvoir du ministre d’exiger la production de documents, la juge Wilson faisait observer que le principal inconvénient d’un régime fiscal fondé sur l’autodéclaration tel que le nôtre est que certains contribuables essaieront de frauder le fisc, par exemple en omettant de déclarer leurs revenus. Par conséquent, écrivait‐elle :

[...] le ministre du Revenu national doit disposer, dans la surveillance de ce régime de réglementation, de larges pouvoirs de vérification des déclarations des contribuables et d’examen de tous les documents qui peuvent être utiles pour préparer ces déclarations. Le Ministre doit être capable d’exercer ces pouvoirs, qu’il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu’un certain contribuable a violé la Loi [...] Les contrôles ponctuels ou un système de vérification au hasard peuvent constituer le seul moyen de préserver l’intégrité du régime fiscal.

ii) les normes de contrôle

[35] Le juge saisi par le ministre d’une requête ex parte sous le régime du paragraphe 231.2(3) a la faculté de l’autoriser à exiger la fourniture de renseignements, aux conditions qu’il estime indiquées, s’il est convaincu que sont remplies les conditions que prévoient les alinéas a) et b). Quant au juge saisi sous le régime du paragraphe 231.2(5) d’une demande en révision de l’autorisation accordée en vertu du paragraphe 231.2(3), il révise une ordonnance judiciaire que, dans la plupart des cas, il a lui-même prononcée. Dans ce contexte, les normes de contrôle applicables par notre Cour dans le cadre de l’appel d’une décision judiciaire rendue sous le régime du paragraphe 231.2(5) sont celles que prévoit l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

[36] Ainsi, les questions de droit, notamment les questions d’interprétation législative et d’équité procédurale tranchées par le juge Hughes dans la présente affaire, commandent en appel l’application de la norme de la décision correcte. Cependant, les conclusions de fait ne sont révisables que sous le rapport de l’erreur manifeste et dominante, tout comme l’application du droit aux faits, à moins que la question à l’étude soit plutôt de droit que de fait ou qu’on puisse facilement inférer de la situation une question générale de droit, auquel cas la norme de contrôle à retenir est celle de la décision correcte.

[37] C’est à la lumière de ces considérations que je vais maintenant examiner les questions en litige dans le présent appel. Les moyens d’appel des appelantes peuvent se résumer en quatre propositions : i) le juge des demandes a commis une erreur en concluant que les renseignements exigés par le ministre ne sont pas des « renseignements étrangers »; ii) comme les renseignements en question dans la présente espèce sont « étrangers », ils ne peuvent être obtenus que conformément à l’article 231.6, qui ne s’applique pas aux informations relatives à des personnes non désignées nommément; iii) dans le cas où, contrairement aux propositions qui précèdent, l’article 231.2 serait d’application, il n’est permis de confirmer la mise en demeure sous le régime du paragraphe 231.2(3) que si la preuve établit que le ministre mène une « enquête sérieuse et véritable » sur le point de savoir si des membres déterminés du groupe de personnes non désignées nommément se conforment à la Loi; enfin, iv) le juge des demandes a manqué à l’obligation d’équité en omettant d’aviser eBay U.S. et eBay Inernational avant de modifier les termes de la mise en demeure d’une manière qui leur portait préjudice.

Question no 1 : Les renseignements dont le ministre exigeait la fourniture par eBay Canada étaient-ils des « renseignements étrangers » pour l’application de l’article 231.6?

[38] L’avocat de eBay Canada soutient que le pouvoir général d’exiger la fourniture de renseignements que l’article 231.2 confère au ministre doit s’interpréter à la lumière de l’article 231.6, qui prévoit expressément les conditions auxquelles le ministre peut mettre en demeure de produire des « renseignements étrangers ». Il invoque à l’appui de cette affirmation la présomption selon laquelle une disposition législative générale ne peut être interprétée comme portant atteinte à une disposition particulière. Cependant, cet argument n’est recevable que si les renseignements que recherche le ministre dans la présente affaire sont en fait « étrangers » pour l’application de l’article 231.6. Or, à mon avis, ils ne le sont pas.

[39] Le paragraphe 231.6(1) définit l’expression « renseignement ou document étranger » comme s’entendant « d’un renseignement accessible, ou d’un document situé, à l’étranger ». Ce dont le ministre exige la production dans le cas qui nous occupe, ce sont des « renseignements », et non des « documents ». Cependant, pour l’application des articles 231.1 à 231.7 [art. 231.1 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 107), 231.3 (mod., idem, art. 108), 231.4 (mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 168; 2005, ch. 38, art. 138), 231.5 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 229; 1999, ch. 17, art. 168; 2001, ch. 17, art. 182; 2005, ch. 38, art. 138)], la définition que donne l’article 231 du terme « document » [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 228; 2001, ch. 17, art. 181] spécifie que « [s]ont compris parmi les documents les registres ». Or la définition du terme « registre » [édicté par L.C. 1998, ch. 19, art. 239] qu’on trouve au paragraphe 248(1) assimile aux registres « toute autre chose renfermant des renseignements, qu’ils soient par écrit ou sous toute autre forme », de sorte que cette définition est assez large pour comprendre les renseignements électroniques stockés sur un serveur.

[40] L’avocat des appelantes soutient que, en droit, un renseignement électronique stocké sur un serveur est « situé » là où ce serveur est situé et, avant d’être téléchargé ou imprimé, n’est situé nulle part ailleurs. Il fait valoir que le fait que le renseignement soit « accessible » dans un autre pays pour les personnes ayant accès au serveur au moyen de leurs ordinateurs ne suffit pas à le définir comme « situé » dans cet autre pays pour l’application de l’article 231.6.

[41] L’avocat des appelantes n’a pu établir de rapport entre son interprétation du terme « situé » et un objet législatif servi par l’article 231.6. Il a cependant fait remarquer que la jurisprudence où les télécommunications sont décrites comme étant « à la fois ici et à l’autre endroit » (voir en particulier les paragraphes 58 et 59 de SOCAN) n’étaye pas la conclusion que les renseignements stockés sur un serveur seraient « situés » à la fois à l’emplacement de celui‐ci et à l’endroit, quel qu’il soit, d’où on les téléconsulte. Il a rappelé que, par leur nature même, les télécommunications ont deux extrémités : le lieu d’où l’on émet le message et celui où se trouve le récepteur de ce message. Or il n’en va pas de même pour les renseignements.

[42] Je souscris à la thèse que ni SOCAN, ni Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, autre arrêt relatif aux télécommunications, ne portent sur des questions directement analogues à celle qui est ici en litige. Chose plus importante, cependant, SOCAN recommande aux tribunaux d’interpréter les lois en fonction de la technologie contemporaine et, s’il y a lieu, de « s’efforcer d’appliquer » leurs dispositions en les transposant de manière à tenir compte de l’évolution du contexte technologique.

[43] La promulgation de l’article 231.6 date de 1988, c’est‐à‐dire d’une époque où la technologie de l’information était beaucoup moins développée, et moins généralement utilisée, qu’elle ne l’est aujourd’hui. Je suis prêt à admettre qu’un document écrit est « situé » à l’endroit où il se trouve physiquement, et nulle part ailleurs. Bien sûr, une copie de ce document peut être située ailleurs, mais il s’agit d’un document distinct, ayant sa propre situation. Afin de définir le concept de « situation » dans le contexte des faits de la présente espèce, il paraît utile de se demander si les principes d’un régime distinct réglant les mises en demeure de produire des « renseignements ou documents étrangers » s’appliquent aux renseignements électroniques accessibles par des ordinateurs situés loin des serveurs sur lesquels ils sont stockés.

[44] L’article 231.6 a été promulgué à la suite de la publication du Livre blanc : Réforme fiscale 1987 du ministère des Finances (Ottawa: Ministère des Finances, 1987), qui recommandait de modifier la législation de manière à faciliter au ministre l’obtention de renseignements sur l’établissement des prix de cession transfrontières (voir l’annexe 2, aux pages 223 et 224). Cependant, le texte de l’article 231.6 s’applique de manière plus générale aux renseignements étrangers et ne se limite pas à la production de renseignements relatifs aux prix de cession internationaux. Étant donné qu’une mise en demeure de produire des documents situés hors du territoire canadien ne peut être signifiée à l’étranger à la personne qui est en leur possession, le paragraphe 231.6(2) habilite le ministre à en exiger la production d’une personne résidant au Canada.

[45] La personne qui reçoit signification d’un avis sous le régime du paragraphe 231.6(2) peut contester cette mise en demeure devant un juge, sur le fondement, entre autres, de son caractère déraisonnable; voir le paragraphe 231.6(5). Le paragraphe 231.6(6) dispose que la mise en demeure n’est pas « déraisonnable » pour l’application du paragraphe 231.6(5) au motif que les renseignements ou documents en question seraient sous la garde d’une personne non-résidente qui n’est pas contrôlée par la personne à qui l’avis est signifié ou envoyé, mais lui est liée.

[46] Afin d’inciter à l’exécution de la mise en demeure, le paragraphe 231.6(8) dispose qu’un juge peut interdire à la personne qui n’a pas fourni la totalité ou presque des renseignements étrangers visés par cette mise en demeure de déposer en preuve quelque élément que ce soit desdits renseignements dans une affaire civile portant sur l’application ou l’exécution de la Loi.

[47] Le dispositif de l’article 231.6 donne à penser que le législateur craignait que l’obligation de produire des documents situés à l’étranger et se trouvant en la possession d’une autre personne soit trop onéreuse, et que cette disposition ait une incidence extraterritoriale trop lourde. Le juge appelé à répondre à la question de savoir si la mise en demeure est déraisonnable peut prendre ces préoccupations en considération, mais celles‐ci sont dans une large mesure dénuées de pertinence pour ce qui concerne les renseignements visés par la mise en demeure qui nous occupe, si importante qu’en soit la quantité.

[48] Il en va ainsi parce qu’il suffit aux appelantes d’un clic pour faire apparaître ces renseignements sur les écrans de leurs ordinateurs à Toronto, à Vancouver ou n’importe où ailleurs au Canada. Ces renseignements sont d’accès aussi facile que les documents rangés dans les classeurs de leurs bureaux canadiens. Par conséquent, il ne rime à rien, à mon avis, de soutenir sans démordre que les renseignements stockés sur des serveurs situés à l’étranger sont en droit situés à l’extérieur du Canada pour l’application de l’article 231.6 parce qu’ils n’ont pas été téléchargés. Qui, après tout, se rend à l’emplacement des serveurs pour lire les renseignements qui y sont stockés? 

[49] L’application extraterritoriale de la Loi n’est pas non plus une question pertinente dans le contexte des faits de la présente espèce. Je ferai par exemple remarquer que les conventions signées par eBay Canada stipulent expressément que celle‐ci peut divulguer les [traduction] « renseignements relatifs au système eBay » de nature confidentielle (les renseignements sur les PowerSellers appartenant, selon les appelantes, à cette catégorie) [traduction] « dont tout tribunal ordonne la divulgation »; voir le dossier d’appel, vol. II, aux pages 295 et 296. En outre, la mise en demeure n’oblige aucune personne résidant à l’étranger à faire quoi que ce soit.

[50] L’avocat des appelantes admet que les renseignements identifiant les PowerSellers inscrits comme ayant une adresse au Canada seraient situés au Canada si les appelantes les avaient téléchargés sur leurs ordinateurs. Il me paraît au plus haut degré formaliste de la part des appelantes d’affirmer que, jusqu’à ce que cette simple opération soit accomplie, les renseignements qu’ils y extraient licitement des serveurs et y lisent sur leurs écrans ne sont pas situés au Canada.

[51] J’ajouterai que, bien qu’il n’ait pas formulé ses motifs en fonction de la définition que donne le paragraphe 231.6(1) de l’expression « renseignement ou document étranger », le juge Hughes voulait manifestement dire que les renseignements en question peuvent être « situés » à d’autres endroits que l’emplacement des serveurs sur lesquels ils sont stockés. Il écrit par exemple au paragraphe 23 de 2007 CF 930 qu’ « [o]n ne peut pas vraiment prétendre que [les renseignements conservés sous forme électronique à l’extérieur du Canada] “résident” en un seul endroit », et il précise au paragraphe 25 de la même décision que les renseignements exigés par le ministre « ne se trouvent pas à l’étranger, mais au Canada » aux fins qui nous occupent.

[52] Ayant conclu que les renseignements électroniques stockés sur des serveurs situés à l’étranger peuvent en droit être dits situés au Canada pour l’application de l’article 231.6, j’examinerai maintenant le point de savoir si l’application par le juge Hughes du droit aux faits particuliers de la présente affaire est entachée d’une erreur manifeste et dominante. Je donnerais à cette question une réponse négative. Dans la démarche qui l’a amené à conclure que les renseignements en question étaient situés au Canada pour l’application de l’article 231.6, le juge Hughes a avec raison pris en considération le fait que eBay U.S. et eBay International avaient donné aux appelantes accès aux renseignements sur les PowerSellers canadiens aux fins de leur activité commerciale et que celles‐ci les avaient effectivement utilisés à ces fins. Les faits étayent bien la conclusion suivante du juge Hughes (2007 CF 930, au paragraphe 25) :

Peut-être pour des raisons d’efficacité, les renseignements sont conservés ailleurs, mais ils ont trait aux affaires de la société au Canada. Les renseignements ne se trouvent pas à l’étranger, mais au Canada pour l’application de l’article 231.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu.

[53] Comme les faits de la présente espèce ne déclenchent pas l’application de l’article 231.6, il n’est pas nécessaire d’examiner le point de savoir si la présence de cet article dans le dispositif législatif réduit, s’agissant de la production de « renseignements étrangers », les pouvoirs que l’article 231.2 confère au ministre.

Question no 2 : Avant d’autoriser le ministre à exiger la fourniture de renseignements concernant des personnes non désignées nommément sous le régime du paragraphe 231.2(3), le juge saisi doit‐il être convaincu que le ministre mène une « enquête sérieuse et véritable » sur le point de savoir si des membres déterminés du groupe défini se conforment à la Loi?

[54] Les appelantes ont soulevé pour la première fois cette question devant le juge Hughes à la phase des plaidoiries. Ce dernier a reporté son jugement définitif au moment où notre Cour aurait statué sur l’affaire CIGM, dans laquelle la question en litige était aussi celle de savoir si le ministre devait convaincre le juge qu’il menait une « enquête sérieuse et véritable » sur des membres déterminés du groupe concerné par les renseignements en cause avant d’être autorisé à exiger la fourniture de ceux‐ci sous le régime du paragraphe 231.2(3).

[55] Dans l’exposé des motifs de CIGM rédigé par la juge Trudel, la Cour a conclu que le paragraphe 231.2(3) n’oblige pas le ministre à produire des éléments tendant à prouver qu’il mène une « enquête sérieuse et véritable » sur un ou plusieurs membres déterminés du groupe de personnes non désignées nommément auquel s’applique la mise en demeure de fournir des renseignements. Selon la Cour, il suffit que le juge saisi de la requête du ministre soit convaincu que « les renseignements ou documents concernant une ou plus d’une personne non désignées nommément [...] sont exigés pour vérifier le respect de la Loi » (au paragraphe 21), ou que « la fourniture des renseignements ou la production des documents sont exigées dans le cadre d’une vérification fiscale faite de bonne foi » (au paragraphe 48).

[56] Le juge Hughes s’estimait avec raison lié par l’arrêt CIGM. L’avocat des appelantes a soutenu devant notre Cour que nous ne devrions pas suivre CIGM. Il a fait valoir que cette affaire avait été mal jugée, au motif qu’elle avait donné lieu à une décision incompatible avec un arrêt antérieur de la Cour suprême du Canada : James Richardson & Sons, Ltd. c. Ministre du Revenu national et autres, [1984] 1 R.C.S. 614 (James
Richardson
). Conformément à son arrêt antérieur Canadian Bank of Commerce v. Attorney General of Canada, [1962] R.C.S. 729, la Cour suprême avait appliqué dans James Richardson le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » aux dispositions de la Loi alors en vigueur dont le contenu équivalait à celui de l’article 231.2.

[57] Cependant, notre Cour a statué dans Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, qu’une formation de celle‐ci ne devrait refuser de suivre la décision d’une autre de ses formations que dans des cas rares et exceptionnels. Plus précisément, le juge Rothstein (alors membre de notre Cour) a déclaré que, afin d’assurer au droit un certain degré de certitude et de stabilité, une formation ne devrait pas s’écarter de la décision antérieure d’une autre formation « simplement parce qu’elle considère que l’affaire s’est soldée par une décision erronée » (au paragraphe 8). Cependant, la Cour dit aussi dans Miller (au paragraphe 10) qu’une formation n’est pas tenue de se conformer à une décision antérieure « manifestement erronée » pour l’une ou l’autre de raisons spécifiées — parmi lesquelles, toutefois, ne figure pas l’incompatibilité avec un arrêt antérieur de la Cour suprême du Canada.

[58] L’avocat des appelantes a néanmoins fait valoir qu’il est d’une importance fondamentale pour la bonne administration de la justice au Canada que les tribunaux inférieurs soient liés par les arrêts de la Cour suprême du Canada. Par conséquent, selon lui, il doit toujours rester loisible à notre Cour de refuser de suivre un de ses arrêts antérieurs si cet arrêt se révèle incompatible avec la jurisprudence antérieure de la Cour suprême.

[59] Je ne puis souscrire à ce moyen. À mon sens, les décisions de notre Cour sur l’effet juridique d’un arrêt de la Cour suprême sont soumises au principe général formulé dans Miller tout autant que les décisions de notre Cour sur toute autre question de droit. Il est clair que ce principe général ne dépend pas de l’importance de la règle de droit en question, puisqu’il a été appliqué dans Miller à un arrêt antérieur de la Cour sur une question de droit constitutionnel, et la Constitution est la loi suprême du pays. Cependant, comme il ressort à l’évidence du paragraphe 20 de Miller, il est permis à l’avocat de soutenir que notre Cour devrait s’écarter d’une de ses décisions au motif qu’elle aurait été contredite, expressément ou non, par un arrêt postérieur de la Cour suprême.

[60] Soit dit par parenthèse, la Cour suprême du Canada a noté au paragraphe 3 de Phoenix Bulk Carriers Ltd. c. Kremikovtzi Trade, 2007 CSC 13, [2007] 1 R.C.S. 588, que la Cour d’appel fédérale [sub nom. Kremikovtzi Trade c. Swift Fortune (Le), 2006 CAF 1, [2006] 3 R.C.F. 475] avait accueilli l’appel de la décision de la Cour fédérale dans cette affaire parce qu’elle s’estimait liée par un de ses propres arrêts antérieurs, alors qu’elle aurait statué autrement n’eût été celui-ci. La Cour suprême a fait droit au pourvoi en laissant expressément ouverte la question de savoir si « la Cour d’appel fédérale [était] fondée ou non [à] appliquer la règle qui l’[avait] amenée à accueillir l’appel ».

[61] Même si les juges de notre Cour ne sont pas tenus de suivre  les décisions de collègues qu’ils estiment manifestement erronées pour des motifs non spécifiés dans Miller, je ne suis pas persuadé que CIGM soit une décision de cette nature, même si, selon une analyste, [traduction] « elle a pu surprendre bien des fiscalistes »; voir Margaret Nixon, « The Minister’s Power to Issue Requirements: Minister of National Revenue v. Greater Montréal Real Estate Board » (2008), 15 Tax Litigation 954.

[62] L’article 231.2 a été promulgué pour résoudre les problèmes qu’avait créés au ministre l’arrêt James Richardson : voir les observations du juge Rothstein dans M.R.N. c. Sand Exploration Ltd., [1995] 3 C.F. 44 (1re inst.), aux pages 51 et 52. Il est d’une importance particulière dans ce contexte de noter que les paragraphes (2) et (3) de l’article 231.2 ont introduit la nécessité pour le ministre d’obtenir une autorisation judiciaire ex parte avant de pouvoir exiger d’un contribuable la fourniture de renseignements sur des personnes non désignées nommément, et que le paragraphe 231.2(5) a conféré au mis en demeure le droit de demander la révision de l’ordonnance judiciaire ex parte. En outre, l’abrogation des dispositions des alinéas 231.2(3)c) et d) limitant le pouvoir de mise en demeure du ministre a allégé le fardeau de ce dernier : voir L.C. 1996, ch. 21, paragraphe 58(1).

[63] En obligeant le ministre à prouver qu’il mène une enquête sérieuse et véritable sur des membres déterminés du groupe identifié de contribuables, on dépouillerait les paragraphes 231.2(2) et (3), dans des cas comme le présent, d’une grande partie de leur efficacité. En outre, le refus de la Cour suprême du Canada d’autoriser la formation d’un pourvoi contre l’arrêt CIGM n’étaye pas précisément le moyen des appelantes selon lequel cette affaire aurait été mal jugée.

[64] À l’appui de son argument que l’arrêt CIGM ne nous contraint pas à exempter le ministre de l’obligation de prouver l’existence d’une enquête sérieuse et véritable avant qu’un juge puisse l’autoriser à exiger la fourniture de renseignements sous le régime du paragraphe 231.2(3), l’avocat des appelantes a aussi attiré notre attention sur un arrêt de notre Cour antérieur à CIGM : AGT Ltd. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 878 (C.A.). Dans cet arrêt, qui n’a apparemment pas été invoqué devant la formation qui a décidé CIGM, la juge Desjardins écrivait ce qui suit au nom de la Cour (au paragraphe 27) :

Le paragraphe 231.2(1) est libellé en des termes larges, mais sa portée a été restreinte, par application des règles d’interprétation, aux situations dans lesquelles les renseignements réclamés par le ministre sont utiles pour établir la dette fiscale d’une ou de plusieurs personnes déterminées, et lorsque la dette fiscale de cette ou ces personnes fait l’objet d’une enquête véritable et sérieuse. Compte tenu de ces critères, je conclus que le juge des requêtes n’a commis aucune erreur. [Non souligné dans l’original; note en bas de page omise.]

[65] Cependant, contrairement à ce qui a été le cas dans CIGM, la question du critère applicable ne semble pas avoir été débattue à fond devant la Cour dans AGT, et la Cour n’y a pas analysé dans le détail les effets des modifications apportées à la Loi de l’impôt sur le revenu en réponse à l’arrêt James Richardson. AGT concernait un avis signifié en vertu du paragraphe 231.2(1) dans un contexte où le ministre n’était pas tenu d’obtenir une autorisation judiciaire parce que les renseignements dont il exigeait la fourniture ne se rapportaient pas à des personnes non désignées nommément, mais à des documents se trouvant en la possession d’un organisme fédéral. Qui plus est, contrairement à son intention dans la présente espèce, le ministre souhaitait soumettre à un contrôle fiscal la personne à qui l’avis avait été signifié.

[66] Enfin, l’avocat des appelantes a invoqué les principes qu’exprime la législation sur la vie privée pour étayer son argument selon lequel il convient d’appliquer le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » aux mises en demeure signifiées sous le régime de l’article 231.2. Il est important, a-t-il expliqué, de protéger les personnes contre les [traduction] « recherches à l’aveuglette » à grande échelle du genre de celle que le ministre a entreprise pour obtenir des renseignements personnels sur les PowerSellers canadiens, alors qu’il n’avait pas la moindre preuve que qui que ce soit d’entre eux aurait omis de déclarer des revenus.

[67] Étant donné l’objet et les termes du dispositif législatif applicable, ce raisonnement ne justifie pas à mon sens que nous réexaminions l’arrêt CIGM. Sous un régime fiscal fondé sur l’autodéclaration, « [l]es attentes des contribuables en matière de protection de la vie privée demeurent très faibles en ce qui a trait à leurs registres commerciaux utiles à la détermination de leur assujettissement à l’impôt » (Redeemer Foundation c. Canada (Revenu national), précité, au paragraphe 25), et la mise en demeure de fournir des renseignements ou de produire des documents est « la méthode la moins envahissante pour contrôler efficacement le respect de la Loi de l’impôt sur le revenu » (R. c. McKinlay Transport Ltd., précité, à la page 649).

[68] Bref, même s’il peut y avoir plus d’un point de vue raisonnable sur la question tranchée par l’arrêt CIGM, cela ne suffit pas à en justifier le réexamen par notre Cour. L’économie judiciaire aussi bien que la certitude et la stabilité du droit commandent que nous ne nous écartions de nos décisions antérieures que si elles sont manifestement erronées.

[69] Ayant avec raison rejeté le critère de l’« enquête sérieuse et véritable » au motif qu’il était lié par l’arrêt CIGM de notre Cour, le juge Hughes a conclu, en grande partie sur le fondement d’un affidavit, que le ministre avait besoin des renseignements dont il exigeait la fourniture pour soumettre à un contrôle de bonne foi les PowerSellers résidant au Canada afin de s’assurer qu’ils s’acquittaient des obligations découlant pour eux du régime fiscal canadien; voir le paragraphe 7 de 2008 CF 180. La preuve suffisait largement à étayer cette conclusion; le juge n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante, ayant appliqué aux faits le droit approprié.

Question no 3 : Le juge Hughes a‐t‐il manqué à son obligation d’équité procédurale en modifiant les termes de son ordonnance ex parte sans en aviser eBay U.S. et eBay International? 

[70] L’ordonnance ex parte rendue par le juge Hughes limitait la portée de l’avis que le ministre projetait de signifier à eBay Canada aux renseignements et documents relatifs à toute personne ayant la qualité de PowerSeller « qui, selon vos dossiers, possède une adresse au Canada » (non souligné dans l’original). Comme l’avocat des appelantes l’a expliqué, ces dernières ont accueilli favorablement cette restriction parce qu’elle leur permettait d’alléguer que, comme elles-mêmes (par opposition à eBay U.S. ou eBay International) ne possédaient pas de dossiers relatifs aux PowerSellers canadiens, l’avis du ministre ne les obligeait pas à produire quoi que ce soit.

[71] À l’audience inter partes, le juge Hughes a retranché de son ordonnance les termes restrictifs « selon vos dossiers, possède une adresse au Canada » pour les remplacer par « est inscrite comme ayant une adresse au Canada ». Du point de vue des appelantes, cette modification a élargi la portée de la mise en demeure en y faisant entrer les dossiers appartenant à eBay International et stockés sur des serveurs appartenant à eBay U.S. Si cette modification n’a pas à proprement parler rendu la mise en demeure contraignante pour ces tiers, soutiennent les appelantes, elle leur a porté préjudice en exposant leurs dossiers à la divulgation. Par conséquent, font-elles valoir, le juge Hughes aurait dû aviser eBay U.S. et eBay International qu’il projetait de modifier son ordonnance ex parte à cet égard et leur donner la possibilité de présenter des observations sur le libellé qui convenait pour définir cet aspect du champ d’application de l’ordonnance.

[72] Je ne puis souscrire à ce raisonnement. Premièrement, il n’est pas permis, en général, à une personne de contester une décision au motif qu’elle a été rendue sans qu’une autre personne ait pu bénéficier d’une audition équitable. Dans la plupart des cas, ne peuvent invoquer un manquement à l’obligation d’équité procédurale comme moyen de révision que les personnes à qui cette obligation est due. Or eBay U.S. et eBay International, que l’avocat des appelantes s’est donné beaucoup de mal pour présenter comme des personnes morales distinctes de ses clients, n’ont pas demandé la qualité d’intervenants dans le présent appel afin d’y mettre en litige la question de l’équité procédurale.

[73] Deuxièmement, on ne m’a pas convaincu que la modification de l’ordonnance ait porté préjudice à eBay U.S. et eBay International. Il me paraît fantaisiste de soutenir, comme le font les appelantes, que les termes restrictifs de la première version de l’ordonnance signifiaient que eBay Canada n’aurait à fournir aucun renseignement, au motif que lesdites appelantes ne
[traduction] « possédaient » pas de « dossiers ».

[74] Je ne vois pas grand chose qui fasse recommander une interprétation d’une ordonnance judiciaire qui la rendrait inopérante. Selon une interprétation à mon sens plus plausible des termes restrictifs, ils visaient à faire en sorte que, quelle que soit l’entité qui « possédait » les renseignements auxquels les appelantes avaient accès, ces dernières n’auraient à produire que les renseignements relatifs aux PowerSellers résidant au Canada. La modification que le juge Hughes a apportée à l’audience inter partes, sans que eBay Canada s’y oppose (2007 CF 930, au paragraphe 14), ne me paraît pas donner à l’ordonnance ex parte un contenu sensiblement différent de celui de sa version antérieure. Il est probable que le juge Hughes ne visait plutôt ainsi qu’à clarifier la disposition en question.

F. CONCLUSION

[75] Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

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